Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Nous essaierons, dans les pages qui vont suivre, de faire connaître, par de courts extraits de leurs lettres, la vie intérieure, l'âme des pieux forçats qui, selon l'expression de Jules Bonnet, « purifièrent les bancs des galères de France », par leurs vertus.
Ce que nous avons vu de leurs souffrances, dans une précédente étude (1), nous a pénétré d'admiration pour ces hommes que Louis XIV envoyait aux galères pour le seul crime d'être fidèles à leur foi. Mais il convient de compléter ces détails par le témoignage écrit de ceux qui savaient tenir une plume et dont les lettres sont parvenues jusqu'à nous.

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Louis de Marolles


L'année qui suivit la Révocation de l'Édit de Nantes vit arriver aux galères 190 protestants (2),coupables de s'être trouvés à une assemblée surprise, ou d'avoir tenté de fuir à l'étranger, ou même simplement d'avoir refusé d'abjurer. L'un des plus distingués par sa situation sociale et par ses talents était Louis de Marolles, receveur des consignations à Sainte Menehould, en Champagne, avec le titre de conseiller du Roi. Ayant essayé de fuir à l'étranger pour y pratiquer librement la religion réformée, il fut arrêté, le 7 décembre 1685, près de Strasbourg et condamné « à servir le Roi à perpétuité comme forçat dans ses galères ».

Les magistrats de la Chambre de la Tournelle, à Paris, auxquels il en appela de cette sentence, essayèrent en vain d'obtenir de lui, sinon une abjuration immédiate, au moins la promesse de se laisser instruire par l'illustre évêque de Meaux, Bossuet. Son refus d'écouter les convertisseurs lui attira, outre la confirmation de sa sentence, la colère de Louis XIV, qui donna ordre au gouverneur de la prison de lui mettre la chaîne au cou.

Ses lettres, datées de la prison de la Tournelle, où il dut attendre le départ de la Chaîne, respirent une fermeté et une sérénité admirables. Dans une lettre au ministre Jurieu, après avoir décrit, en quelques traits, l'horreur de sa situation, au milieu de cinquante-trois forçats entassés dans une salle de la prison, il ajoute :

« Voilà, monsieur, l'abrégé de ma misère, et, pour parler plus sainement, de ma gloire, car je rends tous les jours grâces à Dieu de l'honneur qu'il me fait de ne pas m'estimer indigne de souffrir pour son nom. »

Il écrivit encore au même:

« Quand je fais réflexion sur la miséricordieuse conduite du Seigneur envers moi, je suis ravi en admiration et ne trouve point d'expressions suffisantes pour lui témoigner la reconnaissance que j'en ai. Il se trouve peu de mes prières, lorsque en viens là, qui ne soient accompagnées de larmes de joie. »

Dans cette même lettre, il parle encore de « la joie inénarrable et glorieuse qui surpasse tout entendement, dont Dieu comble son âme ». Et pourtant ce chrétien joyeux se trouvait dans ce qu'il appelle un « lieu infâme », ayant pour compagnons de captivité le rebut de la Société, où il n'entendait pas une parole honnête, mais « des paroles impures et des blasphèmes exécrables ».

Il écrivait à un autre pasteur :

« Je puis vous dire avec sincérité que les prisons et les cachots noirs que j'ai soufferts depuis plus de six mois et la chaîne que porte présentement au cou, bien loin d'ébranler la sainte résolution que Dieu m'a mise au coeur, n'ont fait que l'affermir. J'ai cherché Dieu dans mes souffrances d'une toute autre manière que je n'ai fait dans une prospérité mondaine, et je puis dire qu'il s'est laissé trouver. »

Cette sérénité d'âme n'abandonne pas Louis de Marolles pendant le rude voyage de Paris à Marseille avec la Chaîne des galériens, ni sur les galères et les cachots de Marseille. Pendant une année, il ne fut pas assujetti aux rudes travaux des forçats. L'évêque le manda dans son palais, et lui promit l'élargissement s'il consentait à se convertir. Sa fidélité à sa foi lui attira de nouvelles rigueurs. Un ordre de la Cour le fit enfermer dans un cachot de la citadelle, où, après cinq ans de dure captivité, il finit ses jours. Sa première impression fut un sentiment de soulagement.

« Ici, écrivait-il à sa femme, mes oreilles n'étaient plus souillées des horreurs qui retentissent toujours dans ces infâmes lieux. J'étais en liberté de chanter à toute heure les louanges de mon Dieu. Je pouvais me prosterner en sa présence aussi souvent que je le voulais. De plus, j'étais déchargé de cette douloureuse chaîne qui m'était incomparablement plus sensible que celle que vous m'avez vu porter. »

Il faisait allusion à, la chaîne qu'il portait, pendant le trajet de Paris à Marseille.
Mais à cette première impression en succéda une autre bien différente, celle que l'emprisonnement cellulaire produit à la longue chez les condamnés et qui aboutit parfois à la folie. Son cachot ténébreux, souterrain et infect, était bien fait pour jeter le trouble dans l'esprit d'un homme affaibli par la maladie et les privations, et qu'on laissait souvent plusieurs jours sans nourriture. Pendant cette crise, de Marolles ne cessa pas de chercher dans la prière la délivrance, et le doux sentiment de la présence de son Dieu vint bientôt dissiper la mélancolie qui avait envahi son âme.

« Depuis ces tristes jours, - écrivait-il à sa femme, - Dieu m'a toujours rempli le coeur de joie. Je possède mon âme en patience ; il fait couler vite les jours de mon affliction. Je ne les ai pas plus tôt commencés que j'en vois la fin. Avec le pain de misère, il me fait faire des repas très délicieux. »

Peu de temps avant sa mort, il écrivait à Butaud de Lensonnière, l'un de ses compagnons de galère, les lignes suivantes, qui montrent la sérénité de son âme :

«Quand j'ai appris, mon cher ami, que Dieu avait pourvu à ma famille, et que j'ai pris cette action pour une suite de l'abandon entier que j'ai fait de ma personne entre ses mains sacrées, je vous avoue que je n'ai plus senti ni chaînes ni douleurs. En un mot, je me suis trouvé en cet état que j'ai cru n'avoir plus rien à demander à Dieu, et, si je meurs sous la croix, je partirai de ce monde content et sans inquiétude. »

La mort, que Louis de Marolles attendait avec tant de confiance, arriva le 7 juin 1692.

« Il a passé, écrivait à sa femme l'un de ses amis, par les plus cruels tourments qu'on puisse faire éprouver dans toute l'étendue de l'inhumanité ; mais cependant Dieu n'a jamais souffert qu'on ait eu prise sur son innocence... Depuis qu'on voyait ce cher martyr s'affaiblir, il était visité souvent des docteurs de la communion contraire ; mais ce ferme et inébranlable serviteur n'a point été étonné de leurs visites. Il a écouté sans trouble ce qu'il rejetait et n'a pas rendu outrage pour outrage. Il a béni ses ennemis jusqu'à la fin ; jamais sa gloire ne sera éteinte' ni en la terre ni au ciel. »

Son fils ajoute son témoignage, dans la notice qu'il lui a consacrée (3).

« On peut dire sans exagération que Louis de Marolles est un des plus illustres martyrs que l'Église ait jamais eus. Il a enduré tout ce que le monde, tout ce que la fureur Île la persécution peut inventer de plus affreux. Il a soutenu tout ce qui peut ébranler la nature humaine ; mais il l'a soutenu comme cet édifice bâti sur le roc, dont Jésus-Christ parle dans l'Évangile, que les orages les plus violents ne peuvent ébranler. »

Jules Bonnet dit, de son côté :

« Entre tous les confesseurs, Louis de Marolles se distingue par des traits particuliers : mathématicien profond, philosophe distingué, il aurait figuré dignement dans une académie, si l'inique législation du temps n'avait fait de lui un forçat, pour le seul crime d'avoir voulu se dérober à une insupportable tyrannie, celle qui s'interpose entre l'âme et Dieu. »
 

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Isaac Le Fèvre


Le nom d'Isaac Le Fèvre est étroitement associé à celui de Louis de Marolles ; semblables par l'éducation et par la piété, ils le furent aussi par leurs souffrances. Appartenant à une famille réformée, membre de l'Église de Corbigny, en Nivernais, l'avocat Isaac Le Fèvre, lors de la Révocation, n'hésite pas à demeurer fidèle à sa foi. Une dame de l'aristocratie protestante qui, comme tant d'autres, avait abjuré, l'engagea à en faire autant, en lui disant : « Vous n'êtes pas propre aux galères, et vous sentez-vous des dispositions au martyre ? Quinze jours de prison vous tueront. Allons, soyez raisonnable, et faites comme nous ».

Il répondit que, sans vouloir se poser en martyr, il comptait sur Dieu pour supporter les souffrances auxquelles il serait exposé, et que quant à renier sa foi, il se croirait damné, s'il le faisait. Lorsqu'il comparut devant la cour de Besançon, un conseiller, remarquant qu'il portait ses fers « de mauvaise grâce », lui dit, sur un ton de mépris, que « lorsqu'on était convaincu d'être dans la vraie religion, il fallait tout souffrir, même la mort ». Le Fèvre le remercia pour ce bon conseil et se déclara prêt à le suivre.

Condamné aux galères pour avoir tenté de sortir de France, il écrivait du fond de sa prison :

« Mes armes sont les larmes et les prières. Ma foi est faible et je suis un grand pécheur ; mais ce Dieu de bonté, l'asile des affligés, l'unique refuge des misérables, qui n'éteint pas le lumignon qui fume, qui ne brise pas le roseau cassé, aura pitié de moi et de mes grandes faiblesses ; il ne permettra pas que je sois confondu, parce que j'espère en lui ; avec la tentation, il m'en donnera l'issue. Je ne le quitterai point qu'il ne m'ait béni. »

À Dijon, Le Fèvre attendit deux mois le passage de la Chaîne des galériens, qu'il rejoignit à Chalon-sur-Saône. Il y trouva Louis de Marolles, et ils firent ensemble le voyage jusqu'à Marseille. Ils y arrivèrent dans un état de santé si déplorable qu'on dut les envoyer à l'hôpital des forçats. Dès qu'ils furent en état d'être admis sur les galères, les deux amis furent enchaînés l'un sur la Grande Réale et l'autre sur la Saint-Jean. On eut soin de les prévenir qu'en leur qualité de forçats protestants, ils ne pouvaient s'attendre à aucun des adoucissements accordés aux criminels de droit commun. Parmi les premières impressions que nous recueillons dans les lettres de Le Fèvre, relevons ces quelques lignes :

« À toutes mes souffrances, j'oppose la volonté de Dieu. Si la pauvreté, les maladies et la captivité sont les moyens dont il se veut servir pour me faire parvenir à mon salut, pourquoi me plaindrais-je ? Ce sont de rudes extrémités ; mais quand Dieu me tuerait, j'espérerais toujours en lui, et je le louerais tous les jours de ma vie. Je suis réduit à coucher sur une planche étroite ; je n'ai rien pour me couvrir, sauf que les forçats mes voisins se découvrent pour moi. Je dormirais assez bien, si ce n'était la vermine. »

Pour préserver les autres forçats de l'influence que pouvaient exercer sur eux des hommes de haute culture et de conviction religieuse intense, on les condamna à subir leur peine dans des. cachots, l'un, Louis de Marolles, dans la forteresse de Marseille, et l'autre, Isaac Le lièvre, au fort Saint-Jean. Ce dernier subit quinze ans ce régime, qui tua son ami en cinq années. Il était comme enseveli dans une sorte de cave, à peine éclairée par un soupirail et où l'humidité faisait tomber les vêtements en lambeaux. La nourriture qu'on lui donnait était gâtée et l'eau corrompue. Mais il supportait ses maux avec une patience inlassable.

« Soyez sensible à ma misère, - écrivait-il à sa cousine, - mais soyez-le beaucoup plus à la gloire et au bonheur où cette misère aboutit. La mort n'est rien, Jésus-Christ l'a vaincue pour moi, et quand il sera temps, il me donnera les forces nécessaires pour arracher le masque qu'elle porte dans les grandes afflictions. La crainte de vivre longtemps plus grande que celle de mourir tôt ; cependant, est plus expédient de souffrir sa vie que de désirer la mort. »
« Dieu, - disait-il, - me console et me soutient d'une manière sensible, et il me donne la force de souffrir mes afflictions avec une patience et une persévérance invincibles ; et quand je vous dirais que quelquefois je suis si content et si heureux que je ne me souviens pas d'avoir été triste, je vous dirais la vérité. »

Sa sérénité se montrait par le chant des Psaumes, surtout les Psaumes 25 et 130, qu'il trouvait fort adaptés à son état.
Des nombreux fragments des écrits d'Isaac Le Fèvre, qui nous ont été conservés par son biographe (4), nous devons nous borner à citer l'émouvante Prière à Jésus-Christ qu'il composa pour lui et pour ses compagnons, auxquels il réussit à en faire tenir des copies.

« Coupe, brûle, frappe, ô mon Dieu ; mais guéris-moi, mais console-moi, mais demeure avec moi, et soutiens-moi par ton Esprit. Que ta voix intérieure et secrète console mon coeur affligé, et que tes regards dissipent mes ennuis, et il ne se passera point de jour dans ma vie, que je n'adore ton incompréhensible bonté, et que je n'en témoigne mon ressentiment avec de très humbles actions de grâces. Je ne compte point sur mes résolutions, sur mes soins ni sur mes efforts. J'attends tout de ta grâce, ô mon Dieu, et de ta bonté miséricordieuse et gratuite. Je te supplie, avec toute l'ardeur et l'humilité dont je suis capable, qu'il te plaise de bannir absolument de mon esprit tout autre objet que toi-même, et de ne pas souffrir que je pense à quoi que ce soit qu'à ta majesté pour te craindre, qu'à ta volonté pour m'y soumettre, qu'à ta vérité pour la croire, qu'à ta bonté pour l'aimer.

« Et afin, mon Dieu, que je puisse me promettre que tu recevras avec plaisir mes hommages mes adorations et mes reconnaissances, et que tu écouteras mes prières avec bonté, purifie ma bouche, mes mains et mon coeur, par la vertu salutaire de ton précieux sang et par l'efficace puissance de ton Esprit. Je sais qu'il n'y a point d'impureté, point d'ordures que le mérite de l'un et les influences de l'autre ne puissent ôter. Donne-moi ce double secours, Sauveur adorable ; efface mes péchés passés par le mérite de tes souffrances, et réforme mes défauts présents par la grâce de ton Esprit. Que le feu sacré de cet Esprit embrase mon coeur, pour en faire un holocauste qui te puisse plaire, dans la destitution où je suis de toute sorte de secours. »

Pendant la dernière année de sa vie, Isaac Le Fèvre ne put ni écrire ni recevoir de lettres. Son corps était usé par quinze années de séjour dans un caveau humide et par une nourriture malsaine et insuffisante. Une dame suisse, qui put le visiter, « le trouvait toujours, dit son biographe, à peu près dans les mètres dispositions où l'on vit saint Étienne, dans le moment où on allait le lapider, c'est-à-dire plein de foi et du Saint-Esprit, et tout ardent de charité même envers ses persécuteurs. La dernière fois qu'elle le vit, ce fut deux jours avant sa mort, il lui parut extrêmement faible et maigre... Elle en sortit extrêmement édifiée, en le recommandant à la grâce de son Dieu ». Il mourut dans la nuit du 13 au 14 juin 1702, n'ayant personne auprès de lui' que la présence du Dieu qu'il avait fidèlement servi et aimé.

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1. Voyez le traité intitulé: Sur les galères de Louis XIV. 
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2. Voyez la liste donnée dans La France protestante des frères HAAG, 1re édition, tome X, P. 407, complétée par H. BORDIER (France Protestante, 21 édition, tome VI, Col. 213). 
 
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3. Histoire des souffrances du bienheureux martyr Louis de Marolles. Réimpression sur la 2e édition, par Jules BONNET. Paris, 1883. 
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4. Histoire des souffrances et de la mort du fidèle confesseur et martyr, M. Isaac Le Febvre, avocat au Parlement, Rotterdam, 1703. 
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