En cette année 1859, il eut deux grandes joies : en avril, son fidèle
ami et adjoint, M. Joseph Fuller, fut consacré pasteur, et en juin, sa
femme lui revint d'Angleterre.
En 1862, M. Saker, accompagné de plusieurs amis,
fit l'ascension du pic volcanique qui domine tout le sud du Cameroun,
et nota de précieuses observations sur la nature et la richesse du
sol, la végétation, le climat, les habitants, les possibilités
d'irrigation, en vue du développement futur de la mission.
Les quelques années qui suivent sont marquées par
le progrès régulier et continu des postes de Bethel et de Victoria,
grâce au labeur incessant, dont chaque jour ramène au zélé serviteur
de Dieu plus qu'une part d'homme ; mais il fait face à toutes les
besognes ; aucune tâche ne le rebute. Aussi son oeuvre est-elle
prospère. Et puis des renforts sont enfin venus et le secondent dans
toutes ses activités. C'est d'abord M. Robert Smith, puis M. Q. W.
Thomson, fiancé de la deuxième fille de M. Saker, et Miss Goodson, le
bras droit de Mme Saker, et qui deviendra bientôt Mme Smith.
La station de Bethel en particulier prospère à un
tel point qu'en quelques années elle a complètement changé d'aspect.
De grands bâtiments en briques remplacent les anciennes constructions
fragiles de bois et de paille. Le coteau sur lequel s'élèvent ces
bâtiments est entouré d'une solide palissade. L'enclos est disposé en
jardins où abondent fleurs et fruits : une large avenue de manguiers
ombreux conduit jusqu'à la plage où s'élèvent des hangars pour les
canots et une scierie. En face de ces hangars, sur l'eau placide, se
dandine mollement sur son ancre une petite chaloupe construite par M.
Saker lui-même, aide de ses jeunes apprentis.
Dans la vallée subsiste la précieuse briqueterie
avec son four et, plus loin, sur le bord d'un ruisseau côtier, une
plage est réservée pour les bains et une buanderie.
Dans le village indigène, les changements sont plus
remarquables encore, parce qu'ils témoignent d'un travail spirituel
très profond. La répugnante maison du sorcier a disparu. Le bosquet du
diable résonne aux bruits d'un labeur honnête, et non plus aux cris
d'agonie et de terreur de victimes torturées, auxquelles souvent il
avait fallu porter secours ; d'autres antres maudits sont désormais
déserts et les grossiers fétiches, naguère encore tant redoutés, sont
devenus les jouets des enfants. Des moeurs plus douces, et surtout
plus pures, inculquées un peu à la fois par l'exemple et l'influence
de l'Évangile, remplacent l'inexorable loi de la vengeance du sang et
rachètent la femme indigène de son esclavage. Les mariages monogames
chrétiens se multiplient, des foyers chrétiens se fondent. Tout cela
est la plus belle floraison de semailles opérées dans le dénûment et
le danger.
Sur le plan matériel, les chrétiens indigènes ont
appris de M. Saker à manier la truelle et se sont construit des
maisons en briques. Ils ont fait, sous sa direction, des portes, des
fenêtres, des meubles pour les maisons missionnaires et ont ensuite
mis à profit pour eux-mêmes leur dextérité nouvellement acquise. Les
rois et les chefs, et même leurs humbles sujets, ont aussi voulu
moderniser leurs habitations, et ont fait appel à ces nouveaux
ouvriers qui, pour faire face à toute cette besogne, ont dû, à leur
tour, embaucher et former leurs propres apprentis. Ainsi l'impulsion
créatrice donnée par M. Saker se propage et s'intensifie.
L'imprimerie est une véritable ruche. La plus jeune
des Saker y aide son père en qualité de prote, de typographe, exerçant
en même temps d'autres multiples attributions. La scierie, la
briqueterie et le chantier réclament encore l'attention de M. Saker
qui, ayant créé lui-même ces diverses activités, en demeure
l'animateur et le pouvoir dirigeant.
Et, comme toujours, la journée de travail débute au
lever du jour sous le regard de Dieu. À six heures du matin, une
cloche rassemble les ouvriers dans la chapelle pour la prière
matinale; louange et adoration sont les thèmes dominants du service.
Qui peut calculer l'influence exercée sur ces âmes en formation par
l'habitude ainsi inculquée de se tourner vers Dieu avant de commencer
la journée ? C'est probablement une des raisons, et non la moindre, du
succès de M. Saker.
En plus de cette assemblée quotidienne, véritable
culte de famille matinal, les réunions de semaine consistaient en une
prédication le lundi et le jeudi, une réunion de prières les mardis et
vendredis et, le mercredi, des cours d'études bibliques où tous
étaient admis, véritable pépinière où se préparaient les conversions,
les vocations, où chacun apportait son fardeau et en recevait
l'allégement - oeuvre féconde pour l'accroissement de l'Église, la
préparation d'évangélistes et de moniteurs de l'école du dimanche.
Le jour du Seigneur est marqué par une intense
activité spirituelle; les hommes de la communauté chrétienne indigène
se rassemblent dès l'aube à la mission. Là, ils se partagent en
groupes qui, sous la direction de frères plus anciens, plus
expérimentés, s'en vont tenir des réunions dans les postes avancés des
environs. Georges Nkwe, ancien esclave affranchi, avait assumé les
fonctions de pasteur de l'important quartier général qu'était devenu
Bethel. C'était lui qui présidait les cultes si M. Saker se trouvait
empêché.
À sept heures a lieu le premier service. À onze
heures, l'école du dimanche réunit jeunes et vieux et les évangélistes
revenus de leur tournée du matin. L'une des classes les plus
intéressantes est celle des femmes non converties, qui se distinguent
par leur accoutrement rudimentaire. C'est une jeune mère douala,
chrétienne éprouvée, qui leur fait la classe.
Le service de l'après-midi, à trois heures, se
tenait en anglais et on y voyait souvent quelques capitaines de
vaisseau ou des marins européens en cabotage sur la rivière.
L'assemblée se composait en majorité de familles doualas, père, mère
et enfants, proprement vêtus, respectueux et recueillis, d'indigènes
encore sauvages, en pagne, curieux mais à moitié convaincus seulement
et que leur indécision rendait silencieux et attentifs.
Au service en anglais succédait un service en
douala. Tous les indigènes y restaient et d'autres inconvertis se
joignaient à eux.
Après cette réunion, toute la jeunesse se
rassemblait dans l'enclos de la mission et, sous l'ombre généreuse
d'un gros manguier, chantait des cantiques accompagnés sur
l'harmonium. Le soir venu et les lampes allumées, tout ce petit monde
remplissait la maison de M. Saker. Aux enfants, on expliquait le bon
berger des grandes images bibliques ; pour les plus grands, c'était la
lecture et l'application de la Bible, avec chants et prières. Comme
ils l'aimaient, les enfants, cette heure intime, toute à eux, dans la
maison du missionnaire ! Quel crève-coeur lorsqu'il fallait quand
même, mais le plus tard possible, s'acheminer vers le retour !
En mars 1866, la sourde rivalité qui avait toujours
existé à l'état endémique entre les deux chefs Akwa et Bell,
s'envenima en conflit déclaré et comme l'enclos de la station se
trouvait à l'extrémité du territoire d'Akwa et n'était séparé de celui
de Bell que par une vallée encaissée, il se trouvait enclavé entre les
belligérants, exposé aux rafales de mitraille que ceux-ci s'envoyaient
à l'envi. Les sujets d'Akwa et même parfois ses guerriers, venaient
pourtant s'y réfugier. Bell s'en irrita et résolut d'en déloger et les
indigènes et les missionnaires. Il fit donc hisser un canon au sommet
de la colline et le braqua sur la station dans l'intention de la
détruire. Dans sa fureur, il força la dose de poudre, si bien que le
canon fit explosion et que Bell épouvanté résolut de laisser
dorénavant les missionnaires vivre en paix.
C'est pendant cette période d'épreuves et de
dangers que le Seigneur reprit à Lui le premier converti de M. Saker,
Johnson, son fidèle ami et collaborateur pendant vingt-deux années de
labeur ardu et encore inachevé. Ce fut une lourde perte pour la
mission, étant donné la haute valeur morale et spirituelle de cet
éminent chrétien. Son influence parmi ceux de sa race lui avait valu
leur respect et même celui des officiers de marine britanniques et
américains qui visitaient la mission de temps à autre et avaient
reconnu le caractère élevé et l'oeuvre efficace de Johnson.
Pendant toutes ces années, M. Saker avait continué
assidûment sa traduction de la Bible. Il ne se passait pas de jour
qu'il n'y consacrât plusieurs heures, remaniant constamment ses
premières versions, les recommençant même au fur et à mesure que sa
connaissance du douala se complétait et se perfectionnait. Enfin, au
début de 1872, il pousse ce cri de triomphe: 'La dernière page du
Livre Sacré vient de sortir de presse. je l'ai devant moi, imprimée en
caractères faciles à lire. Ainsi, le grand oeuvre de toutes ces
longues années est terminé et je me sens comme un oiseau longtemps en
cage, qui vient de recouvrer sa liberté et peut enfin prendre son
essor à travers l'espace. J'en ai tant de joie que les mots me
manquent pour l'exprimer ! »
L'impression sur place de ces versions successives,
d'autres livres de classe et de cantiques à l'usage de la mission, lui
avait fourni l'occasion d'initier de jeunes indigènes aux secrets de
l'imprimerie et ceux-ci, à leur tour, auraient dû le décharger de bien
des travaux secondaires, de même que les charpentiers auxquels il
avait enseigné le travail du bois. Mais il arrivait trop souvent
qu'aussitôt en possession du métier, ces jeunes gens allaient louer
leurs services dans les villes de la côte et une bonne partie du
travail matériel retombait sur M. Saker qui devait sans cesse
recommencer à former des apprentis. Par contre, les ouvriers qui
restaient auprès de lui étaient sa joie et sa gloire. Leurs enfants,
vêtus et élevés par leurs mères sous la direction de Mme Saker,
remplissaient l'école. Chaque foyer chrétien était un centre de
rayonnement de l'influence de l'Évangile. Les mères avaient, avant
leur mariage, appris à la maison missionnaire à faire le ménage et à
soigner les malades, et, non contentes de tenir leurs maisons comme
des modèles d'ordre et de propreté, suivaient encore l'exemple de Mme
Johnson et de Mme Saker quand il y avait des orphelins ou des
abandonnés à recueillir et à élever, précieuses recrues pour le
Royaume de Dieu.
Cette belle oeuvre aurait dû exciter l'admiration unanime, éveiller l'émulation de beaucoup ; eh bien, il se trouvait, parmi ceux qui l'observaient de loin, de trop loin sans doute, des esprits étroits qui la critiquaient sans comprendre qu'elle était l'aboutissement d'une vie entière d'abnégation totale et de pur désintéressement, que M. Saker était de ces absolus qui pratiquent le précepte apostolique : Ce n'est pas moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi; et qu'ayant dépouillé tout égoïsme et recherche de soi, il s'était fait l'instrument docile par quoi l'intelligence, la puissance créatrice de l'Esprit divin avaient pu se manifester au-delà des possibilités humaines.
En répondant à ces critiques, il expose sa méthode : « Quant au
travail matériel, ce que j'en fais, je le considère comme tout à mon
plus grand honneur. Et ce n'est pas du temps perdu, étant donné que je
me trouve dans un pays où n'existe aucune industrie, parmi une
population totalement ignorante de 'tous les métiers élémentaires. je
n'ai du reste qu'à montrer aux apprentis comment travailler, donner
ici un conseil, là manier les outils pendant quelques minutes pour
leur apprendre à s'en servir. Quant aux bâtiments construits pour la
mission, où serions-nous tous si nous n'avions jamais eu pour nous
loger que les misérables et malsaines paillottes indigènes ? La
mortalité parmi nous a diminué au fur et à mesure que ces maisons plus
solides et plus salubres ont été construites, et comment nous les
procurer, si ce n'est en les construisant nous-mêmes avec patience et
persévérance et dans le double but d'inciter les indigènes à en faire
autant pour eux-mêmes et de leur enseigner comment s'y prendre ?
D'aucuns prétendent que ces occupations matérielles
ont nui à notre travail spirituel et que j'aurais dû aller de lieu en
lieu, Bible en main, prêcher l'Évangile au peuple sur les routes. Mon
système à moi est différent. J'estime qu'il faut aller trouver chaque
individu chez lui, sympathiser avec ses épreuves et ses souris, faire
naître en lui l'idée d'une existence meilleure et des moyens de la
réaliser. Puis, lorsque son attention est éveillée, lui parler de la
vie supérieure dont nous sommes déchus, mais que l'amour de Dieu veut
restaurer pour nous si nous voulons l'écouter et lui obéir.
Qui mesurera la valeur d'une leçon si simple,
donnée de coeur à coeur par une âme éclairée à une âme encore
enténébrée ? Et si cette leçon est inculquée d'une façon pratique en
faisant la démonstration d'une meilleure manière de cultiver et de
construire, qu'importe ? Cette méthode manque d'éclat, de
sensationnel, agit sans bruit, mais fait une oeuvre solide et
profonde, d'une portée considérable. Partout où Dieu nous a permis de
travailler pour Lui, les premières difficultés ont été surmontées et
nous avons désormais un groupe permanent de chrétiens fidèles.
Cependant, tant que nous serons entourés de païens, l'oeuvre doit
progresser de la même manière, c'est-à-dire de maison en maison, de
coeur en coeur, si l'on veut réussir. Pour moi, le travail spirituel
consiste à atteindre le coeur de chaque créature humaine
individuellement. Peu importe comment j'y parviens. C'est ainsi
qu'opéraient jésus et, après lui, les apôtres dans la diversité de
leurs moyens, profitant aussi des rassemblements publics chaque fois
qu'ils en avaient l'occasion, comme sur la Montagne du Sermon, au bord
du lac où se fit le repas miraculeux.
Le succès de la méthode d'évangélisation préconisée
et employée par M. Saker éclatait surtout dans la qualité des
chrétiens de Bethel. C'étaient des gens de toute confiance; il avait
ainsi groupé autour de lui une phalange d'hommes sur lesquels il
pouvait compter en cas de besoin; à n'importe quel moment il pouvait
en dépêcher un ou plusieurs, du bureau ou de l'atelier, pour présider
une réunion de prières, conduire à Dieu une âme inquiète ou assister à
un débat du Conseil des Chefs de la région, pour leur donner, comme
ces derniers le disaient eux-mêmes « l'opinion de Dieu sur la palabre.
» C'est surtout dans ces occasions-là que Georges Nkwe, l'ancien
esclave affranchi, était précieux. Si pressée que fût sa besogne à la
forge ou à l'établi, il répondait à l'appel péremptoire du roi:
'Envoyez-nous Nkwe nous donner l'avis de Dieu,' et quittait tout pour
aller siéger au conseil, écouter des heures entières les interminables
harangues des chefs, entendre les pour et les contre et résumer pour
eux ce que devait être l'opinion de Dieu sur la question en litige.
Cet homme simple de coeur et humble d'esprit fut souvent l'instrument
de Dieu pour le bien dans ces étranges conclaves, et c'était le
témoignage le plus éclatant qui pût être rendu à l'élévation de
caractère de cette communauté chrétienne que la déférence des chefs
indigènes encore sauvages pour le jugement des anciens et notables de
l'Église.
Bethel n'était pas le seul centre de rayonnement de
l'Évangile. M. Thomson, le gendre de M. Saker, s'occupait du poste
créé dans le village de Bell, M. Joseph Fuller, de celui de Hickory
Town, et M. Robert Smith, de ceux échelonnés le long de la rivière
vers le nord. En outre, un jeune indigène gagné à l'Évangile à Bethel
s'en était allé fonder, dans une province éloignée, un poste
d'évangélisation qui prospérait au-delà de toute espérance.
Avant ainsi établi solidement un Quartier Général à
Bethel, doté le Cameroun d'une langue écrite et d'une traduction de
toute la Bible en cette langue, formé des collaborateurs capables de
le décharger de bien des routines, M. Saker entrevit enfin la
possibilité de réaliser un autre de ses rêves de pionnier, rêve
relégué jusque-là à l'arrière-plan de ses préoccupations, mais qu'il
n'avait cessé de garder vivant en lui comme une vision d'avenir; celui
de pénétrer plus avant dans l'intérieur de l'Afrique et d'évangéliser
à outrance. Il remonta dans ce but jusqu'aux sources des rivières
tributaires du Cameroun, visitant les villages égrenés en chapelet le
long de leurs rives. Pour cette nouvelle entreprise, il n'eut au début
que le bateau rudimentaire qu'il avait construit lui-même; mais, en
1875, M. Thomas Coats, de Paisley en Écosse, lui fit cadeau d'une
chaloupe à moteur qu'il avait baptisée Helen Saker en témoignage
d'admiration pour la vaillante compagne du vaillant pionnier. Ce fut
une grande joie pour eux.
En 1876, les provinces nord du Cameroun furent
affreusement ravagées par une terrible épidémie de vérole. Des
villages entiers furent anéantis. M. Saker se rendit sur les lieux et
eut la douleur de constater les effroyables dégâts subis par des
populations qu'il avait depuis peu commencé d'évangéliser. Par
bonheur, le fléau ne s'étendit pas jusqu'aux territoires du bas
Cameroun et le poste de Bethel fut épargné. Dieu veillait sur cet
établissement et, plus d'une fois, comme nous l'avons vu, en détourna
les dangers qui le menaçaient.
On pourrait se demander quel est le secret de cette vie triomphante,
de ces magnifiques réalisations, de ces délivrances miraculeuses ?
Comment M. Saker pouvait-il tenir toute une horde de guerriers
frénétiques en respect rien qu'en levant le bras ? Comment a-t-il
résisté aux privations, au dénûment, survécu aux jours et aux nuits
d'intempéries, exposé en pleine mer sur un canot ? Comment a-t-il
réussi à fixer une langue dont il ne savait pas le premier mot en
arrivant et à traduire toute la Bible en cette langue ? Comment a-t-il
pu à ce point transformer la mentalité et les moeurs des Africains
avec lesquels il a pris contact, qu'il en a fait des hommes dignes de
ce nom, au caractère intègre, respectés et heureux? Comment a-t-il pu
tenir malgré les défaillances de son Comité, fournir un si constant
effort, triompher de tant de difficultés ? D'où lui venaient cette
endurance à toute épreuve, cette patience jamais lassée, cette force
de rayonnement qui inculquait l'idéal chrétien à ceux qui
l'approchaient, ce pouvoir créateur qui lui fit réaliser Bethel,
Victoria, tous les autres postes disséminés dans la brousse,
véritables têtes de ponts de la civilisation chrétienne la plus
authentique et la plus solide et dont les notabilités anglaises
vinrent parfois s'émerveiller.
Son secret, il nous le révèle lui-même dans son
journal intime. « Mon coeur, écrit-il, semble dire à tout instant du
jour : "Père Céleste, garde ma main dans la tienne" ». Voilà la source
de sa vie, l'inspiration de son oeuvre ; c'est cette étroite
dépendance du Dieu immanent, cette position acceptée et maintenue
d'instrument docile par lequel Dieu peut accomplir ses desseins conçus
de toute éternité pour sa créature, l'homme, noir ou blanc. C'est
cette abnégation totale de soi qui veut n'être rien afin que Dieu
puisse être tout, le vouloir et le faire selon son bon plaisir. C'est
cela qui avait permis à M. Saker d'oeuvrer sans trêve pendant
trente-deux ans, dans un climat redoutable, au milieu d'épreuves et de
dangers qui auraient d'emblée abattu sans retour une constitution plus
robuste.
Mais maintenant, il a soixante-deux ans. Il commence à sentir la
fatigue. Ses forces physiques menacent de le trahir, réclament des
ménagements et, en 1876, il se décide à se rendre en Angleterre pour
prendre quelque repos. Hélas, il ne pourra plus revenir en Afrique !
Pourtant, il en garde l'espoir et, en attendant que lui reviennent
assez de forces, il conserve pour les missions un intérêt passionné
qu'il veut communiquer à des successeurs possibles. Aussi visite-t-il
les églises d'Angleterre pour parler des Africains, les faire aimer,
susciter des vocations missionnaires. Ainsi trois années se passent à
continuer le bon combat dans le déclin de sa vitalité.
Pendant l'automne de 1879, il se rendit à Glasgow
pour assister à une conférence des délégués des églises baptistes, et,
au cours d'une réunion dans la salle St. Andrew, il eut une fois
encore l'occasion de rendre témoignage à la merveilleuse grâce divine
qui l'avait aidé à mener à bien son oeuvre pour le Seigneur en
Afrique. Ses dernières paroles furent un appel et un testament ; il
léguait à d'autres la tâche qu'il ne pouvait plus achever.
« Si l'Africain est notre frère, plaidait-il,
n'allons-nous pas lui donner de notre substance ? Oh ! conclut-il
d'une voix vibrante d'enthousiasme et de regret qui émut toute
l'assemblée, si j'avais seulement encore une vie à dépenser là-bas !
Voyez les champs qui blanchissent pour la moisson ; il y a des
multitudes qui vivent toujours dans les ténèbres. C'est le Fils de
Dieu qui nous appelle pour aller annoncer Son Évangile à toute
créature, et nous avons sa promesse qu'Il sera avec nous jusqu'à la
fin. Que Sa bénédiction repose sur vous et sur les âmes à sauver!»
M. Saker rentra malade de Glasgow et dut s'aliter. Il fut souffrant
tout l'hiver et dut renoncer à visiter les églises qui réclamaient sa
présence.
Le 8 mars 1880, son état s'aggrava soudain; sa
femme, pieusement, veillait sur lui avec des soins délicats ; mais
lui, intrépide jusqu'à la témérité, et ne voulant pas faiblir,
s'habilla et descendit de sa chambre au salon. Il déclinait
visiblement, et cependant, il voulait vivre encore et parlait à son
docteur d'un retour prochain au Cameroun où l'attendait la tâche
inachevée. Mais dans la nuit du 12 mars, il s'éteignit doucement, et
Dieu, le tenant toujours par la main, le conduisit cette fois dans Sa
demeure céleste et lui dit : « Cela va bien, bon et zélé serviteur. Tu
as été fidèle en toutes choses . . . viens maintenant prendre part à
la joie de ton Seigneur. »
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, ce sont
Ceux dont un dessein noble emplit l'âme et le front,
Ceux qui, péniblement, gravissent l'âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime,
Ayant devant les yeux, sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur, ou quelque grand amour.
Londres, Octobre, 1944.
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