Cette biographie très abrégée d'Alfred Saker a été
écrite en hommage au fondateur de la Mission du Cameroun, à
l'occasion du centenaire de son débarquement sur ce territoire en
juin 1845, sous les auspices de la Baptist Missionary Society.
C'est un geste d'amitié que
j'apprécie de la part de Mlle Armand-Hugon d'avoir voulu m'associer
à son travail en me proposant de le préfacer. je le fais d'autant
plus volontiers que j'ai encore connu Miss Emily Saker, la dernière
fille de M. Saker, retirée en Angleterre après avoir aidé son père
pendant tant d'années laborieuses et qui, jusqu'à un âge très
avancé, garda pour nos missions le plus vif intérêt.
Certains lecteurs auront
conservé au fond de leur coeur l'image vivante d'Alfred Saker. À
ceux qui n'ont glané sur cette attachante personnalité que quelques
ouï-dire et qui voudront. faire plus ample connaissance, je
recommande ce petit livre; puisse-t-il être comme un prolongement de
son rayonnement et créer l'émulation qu'Alfred Saker lui-même aurait
aimé susciter.
M. Eleanor Bowser.
Londres, Octobre, 1944. B.M.S.
ALFRED SAKER ! Qui ne connaît ce nom, du moins au
Cameroun ? C'est celui d'un grand missionnaire qui, le premier,
apporta l'Évangile aux peuplades du Cameroun il y a exactement cent
ans. jusqu'alors, jamais le nom de Jésus-Christ n'avait retenti à
leurs oreilles. Ils vivaient dans les ténèbres du paganisme avec
toutes ses superstitions, son ignorance et sa cruauté.
Or, voici qu'un jour, un homme
blanc, venu d'au-delà des mers, leur apporta la Bonne Nouvelle de
l'amour de Dieu. Au premier moment, ils ne purent comprendre, tant
leurs yeux étaient obscurcis, le sens exact du don ineffable que
Dieu leur faisait dans la personne de son serviteur. Mais bientôt la
bonne semence pénétrait dans les coeurs de quelques-uns de ces
enfants de l'Afrique et, depuis lors, des multitudes de Cameroniens
se sont donnés à Jésus-Christ.
C'est pour célébrer cette grande
date que ce petit livre a été écrit avec amour par une grande amie
des missions. Nos remerciements sont aussi dûs à la Baptist
Missionary Society et à la United Society for Christian Literature
pour la permission de reproduire les gravures et la carte. Certes
Alfred Saker aurait mérité un volume plus considérable, car il fut
un éminent serviteur de Dieu. Mais les temps sont difficiles et le
papier est rare.
Telle quelle, la brochure de
Mlle Armand-Hugon résume d'une façon vivante la personnalité
d'Alfred Saker, dont le nom subsistera à travers les âges comme
celui du premier missionnaire dont Dieu se servit pour apporter
l'Évangile sur les côtes du Cameroun. À Dieu en soit la gloire, aux
siècles des siècles.
F. Christol.
Londres, Octobre, 1944. Missionnaire en Afrique.
Allez donc, enseignez toutes les nations en les
baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Matthieu,
XXVIII : 19).
Si le grain de froment ne meurt,
il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit (Jean,
XII : 24).
Celui qui voudra sauver sa vie
la perdra mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la sauvera
(Luc, IX 24).
Il est des êtres de haute qualité spirituelle dont
la vie est si féconde en triomphes de la foi qu'elle constitue, à
elle seule, une épopée au sens le plus vrai du mot. Alfred Saker
était un de ceux-là. Il appartient à l'héroïque lignée des
missionnaires grands pionniers de la civilisation chrétienne dans
des pays longtemps inexplorés.
Qui aurait pu lui prédire cette
destinée au temps où il n'était encore qu'un chétif enfant blond, si
timide qu'il s'occupait à part ou rêvait devant la belle nature
anglaise, au lieu de s'adonner aux jeux violents des garçons de son
âge ? Qui aurait soupçonné, sous ce physique fragile, le lutteur
intrépide qui, un jour, fraierait un chemin de lumière dans les
denses ténèbres du Continent Noir ? Lui-même grandit dans
l'inconscience de ce qui l'attendait; mais Dieu savait, et se
préparait en lui un témoin hors de pair. Poussé par l'insatiable
soif de savoir qui révèle de bonne heure une intelligence
supérieure, le jeune Alfred eut bientôt absorbé toute la science que
l'école du village pouvait lui dispenser et, dès l'âge de dix ans,
il se mit à apprendre tout seul, à la maison, au hasard de livres
qu'un de ses frères lui procurait, des matières réservées en général
aux programmes des hautes écoles. Géologie, astronomie, mensuration,
géométrie, dessin, etc., étaient ses sciences d'élection.
L'astronomie l'aiguilla sur les arcanes de la navigation et des
instruments indispensables dans les voyages au long cours. En outre,
il était né musicien et apprit à jouer de plusieurs instruments, ce
dont sa famille tirait quelque fierté.
Parallèlement à ce développement
intellectuel, sa sensibilité s'éveillait en prenant contact avec la
souffrance d'autrui et il décida d'entreprendre l'étude de la
médecine ; malheureusement, les finances de la famille ne
favorisèrent pas cette ambition où s'annonçait déjà l'élan de son
âme, marquée pour le don total de soi. Il dut donc s'employer dans
le bureau de son père, ce qui ne l'empêcha pas de continuer à
s'instruire, consacrant à cela tous ses loisirs et désertant les
fêtes et réjouissances dont ses frères étaient souvent les
animateurs recherchés. Il s'en allait seul dans les champs, avec ses
chers livres, ouvrant son esprit aux connaissances scientifiques et
son coeur aux beautés de la nature.
Vers sa quinzième année, il dut
faire un séjour à Sevenoaks, dans le joli comté de Kent. Un dimanche
soir, en se promenant dans la campagne, il passa devant une petite
chapelle baptiste. Captivé par le chant d'un cantique, il s'arrêta
un instant, puis entra, poussé par une impulsion irraisonnée. En
l'absence du pasteur, un suppléant présidait le service et
s'adressait à tous « car tous ont péché et se sont privés de la
gloire de Dieu » ; son message trouva un terrain propice dans le
coeur du jeune homme et changea le cours de sa vie. Dorénavant, il
était une nouvelle créature en Jésus-Christ.
À son retour dans sa ville natale, il se met à fréquenter les cultes d'une petite église baptiste locale. Le pasteur, M. Bolton, lui fit accueil et lui confia un groupe à l'école du dimanche, dont plus tard il le nomma directeur. Mais la question du baptême des croyants ne s'était pas encore posée à son esprit. Lorsqu'elle lui fut présentée, il la rejeta, et ce n'est qu'en septembre 1833, à la suite de la mort d'un membre respecté de cette église qu'il fut amené à considérer comme son devoir de s'y rattacher et de recevoir le baptême par immersion. À ce propos, il écrit dans son journal en date du 15 septembre : « Permets que ton jeune serviteur se joigne à eux pour le remplacer parmi les membres de l'Église . . . » Toutefois son esprit restait rebelle à l'idée de confession publique et, le lendemain, il confiait à son journal un écho de ce débat intime:. « 0 Dieu, ranime mon âme languissante et rends-moi capable de te servir. je suis prêt à dépenser et même à me dévouer pour ton service. » Suivirent des jours de dépression, presque de désespoir. Les cultes du premier dimanche de décembre apportèrent quelque apaisement à son coeur inquiet, et le jeudi suivant, une allocution de M. Fremlin sur Job, XXIII : 3, 4, acheva de le décider. Il eut une entrevue avec M. Bolton, lequel posa aussitôt sa candidature devant l'Église. Il fut baptisé le dimanche, 5 janvier 1834. Cet acte de soumission et de témoignage donna une impulsion nouvelle à son service pour le Seigneur. Dans les maisons et les villages qu'il visitait, dans sa vie privée et publique, son activité était de plus en plus bénie et il devint manifeste à tous ses amis qu'il était destiné au saint ministère.
Le 25 Février 1840, il épousa Miss Helen Jessup,
qu'il connaissait depuis l'enfance et qui, née dans l'Église
Anglicane avait, de son propre choix, adopté les doctrines
baptistes. Elle partageait donc les convictions de son mari et
possédait, grâce à son éducation et à sa consécration, les qualités
requises pour être sa compagne et sa collaboratrice. Quelques mois
avant ses fiançailles, elle avait offert ses services à la Church
Missionary Society pour être envoyée en terre païenne. À cette
époque, cela constituait un geste de foi car la société n'avait
jamais encore accepté de dame célibataire pour ses champs de
missions et, fidèle a sa politique, mais ne voulant pas décourager
l'initiative de Miss Jessup, elle la prévint qu'il faudrait attendre
que Dieu lui ouvre une voie.
Entre-temps, Alfred Saker en fit
sa compagne et l'emmena à Devonport, où il travaillait comme
dessinateur dans un chantier naval.
Deux enfants vinrent combler le
bonheur de ce jeune ménage chrétien qui prospérait et avait gagné la
haute estime de tout son entourage.
Pendant l'hiver de 1842-43, une campagne intense
fut menée dans toute l'Angleterre afin d'éveiller l'intérêt des
églises baptistes pour l'oeuvre des missions que la, Baptist
Missionary Society avait rétablie en Afrique deux ou trois ans
auparavant. Des esclaves chrétiens, émancipés en Jamaïque, avaient
été recueillis sur des croiseurs britanniques et le comité
missionnaire avait dépêché, de la Jamaïque, le pasteur John Clarke
et le Dr Prince pour rechercher sur la côte ouest africaine, un
emplacement où donner asile aux réfugiés afin de leur permettre de
refaire leur vie sous la protection de l'Angleterre. Le choix
s'était fixé sur l'île de Fernando Po. Ils y avaient établi un poste
missionnaire que le comité avait confié à M. et Mme. Sturgeon. Ces
derniers avaient besoin de renforts en vue de l'importance que
commençait à prendre cette station nouvelle, et la campagne
organisée en Angleterre avait pour but de recruter des volontaires
au sein des églises de la métropole.
Une tournée de conférences amena
M. Clarke et le Dr Prince à Devonport et, un soir, Alfred Saker se
joignit à leurs auditeurs dans cette ville : sa femme était retenue
au foyer par la maladie d'un enfant. Aussitôt rentré, il l'aborda
sans ambages : - Serais-tu disposée à aller en Afrique ?
demanda-t-il à brûle-pourpoint.
- Et les enfants ? Tu n'y penses
pas ? répliqua-t-elle, oubliant toutes ses ambitions de jeune fille.
Mais lui, conciliant :
- Ne décide rien maintenant,
reprit-il : songes-y pendant huit jours.
Ce fut pour eux une semaine de
graves réflexions, car tous deux, dans leur première jeunesse,
s'étaient offerts au Seigneur pour les missions. Maintenant l'appel
avait enfin retenti et les trouvait prêts à y répondre.
Le 18 avril 1843, il
s'embarquèrent à bord du Chilmark à Portsea, avec l'aînée de leurs
enfants, laissant derrière eux, dans une petite tombe toute fraîche,
le corps aimé de leur deuxième fillette, morte en bas-âge. À propos
de ce premier deuil, Alfred Saker confie à son journal : « Toutes
les sources de la vie sont en Lui, et si mon bonheur terrestre
devait tarir, je serais encore quand même heureux. »
Le voyage fut long et pénible
parce que le bateau, affrété par la société des missions, devait
d'abord aller à la Jamaïque chercher un groupe de chrétiens
indigènes chargés d'aider au développement de la mission parmi leurs
compatriotes à Fernando Po. Retardé par d'es vents contraires ou des
calmes plats, le voilier fut huit semaines en route.
En Jamaïque, nos voyageurs
s'arrêtèrent quelque temps pour visiter les stations de l'île et se
remettre des fatigues de cette première étape. Rembarqués le 16
novembre 1843, ils n'arrivèrent à destination que le 16 février
1844, après trois mois de haute mer, pendant lesquels ils furent en
butte à la malveillance du capitaine, qui leur fit subir des
désagréments et des privations incroyables. Ainsi commençait la vie
d'épreuves et d'abnégation qui est celle du missionnaire pionnier de
l'Évangile en terre païenne.
Enfin, le voilà à pied d'oeuvre.
Le chantier, c'est Clarence Cove, sur la côte de Fernando Po. Ce
n'est même pas une île anglaise : l'Espagne en revendique la
possession.
Par suite d'un malentendu fort regrettable, les
gros bagages des Saker, y compris leur literie, n'avaient pas été
expédiés à temps ; en sorte que, pour tout matelas, pendant ces
premières semaines d'installation, ils durent se contenter de
planches, même au plus fort des fièvres par lesquelles chaque
Européen, en arrivant, paie son tribut au climat africain.
Le premier dimanche après son
débarquement, M. Saker, qui présidait le service du matin, prêcha
sur Jean III, 16. Le coeur débordant d'enthousiasme à la vue de la
salle bondée d'auditeurs attentifs et recueillis, il s'écria :
'Voyez quelles merveilles Dieu accomplit ! Songez qu'il y a trois
ans, tous ces gens-là s'adonnaient sans frein à une vie de péché !
Oh, je suis prêt à vivre et à mourir pour une oeuvre aussi
magnifique !
Le bruit s'était vite répandu,
dans toute la colonie des esclaves libérés, installée à Clarence,
qu'un 'jeune garçon'. prédicateur (ainsi leur apparaissait M. Saker
tant il semblait fragile) venait d'arriver d'Angleterre sur le
Chilmark et prêcherait ce dimanche-là. Un certain Thomas Horton
Johnson alla l'entendre et Jean III, 16 fut le message de Dieu à son
âme. Dès lors, il s'attacha comme une ombre à M. Saker dont il
devint l'ami et l'aide inséparable ; cette conversion consacra comme
date mémorable le premier dimanche des Saker en Afrique.
Le 25 février, Mme. Saker mit au
monde une troisième fille qui, hélas, ne vécut que cinq mois. Toute
la maisonnée avait contracté la malaria et les soins manquèrent au
bébé, qui succomba.
Ces épreuves n'avaient pas abattu la belle énergie
de M. Saker qui, quelques semaines après, écrivait : « J'ai rien
moins que cinq maisons en construction pour les missionnaires et les
instituteurs. » Construire était alors la première nécessité. Mais
le jeune missionnaire avait la tête et le coeur pleins de projets,
et la science qu'il avait acquise avec acharnement pendant son
adolescence allait maintenant lui être d'une grande utilité.
Les maisons achevées, il se mit
à fondre des caractères pour l'imprimerie de la station, en
utilisant des déchets de plomb. En deux jours, il en avait fondu un
millier à sa propre satisfaction. Ce travail inusité l'avait fort
éprouvé et, avant qu'il eût pu le terminer, la fièvre dont il
relevait le reprit avec plus de virulence. À partir de ce moment, la
souffrance physique ne le quitta plus. Ce fut son 'écharde dans la
chair' qui le faisait à tout moment dépendre étroitement de la
présence divine, et il devint une preuve vivante de l'efficacité de
la grâce et de la puissance de Dieu. Ses collègues missionnaires
écrivirent au comité de Londres qu'ils craignaient que Mme. Saker
n'eût bientôt à pleurer sa mort; mais lui, conscient de l'oeuvre
qu'il était venu accomplir et de tout ce qui lui restait à faire,
protesta:
« Non ! je ne mourrai pas de si
tôt ! »
Son séjour à la station de
Clarence fut pour lui une sorte d'apprentissage et, tandis qu'il
s'acclimatait en collaborant avec ses collègues, ses yeux et son
coeur se tournaient souvent vers la côte du continent africain où il
voyait se dresser le pic volcanique du Cameroun, et il caressait
l'ambition d'aborder là quelque jour et de traverser tout le pays
pour l'évangéliser jusqu'en Éthiopie. Un collègue de M. Saker, M.
Merrick, avait déjà pénétré dans Bimbia, sur l'un des promontoires,
et s'occupait à fixer le langage de la tribu qu'il y avait trouvée.
M. Saker alla lui rendre visite en éclaireur, dans le but de
reconnaître les alentours et de chercher une voie par où
s'introduire dans le grand pays à l'âme enténébrée. Tout autour de
Bimbia, le territoire était occupé par des peuplades encore sauvages
auxquelles jamais personne n'avait parlé du Sauveur. Où fallait-il
faire brèche ? À cette question portée en prière devant le Seigneur,
la réponse fut: « Au Cameroun ». On décida donc d'y aller en
exploration; mais il fallait s'y faire transporter par les
indigènes. Or, ceux-ci n'avaient pas la notion du temps qui s'écoule
et il fallut attendre avec une patience obstinée le bon plaisir des
passeurs. Un nouvel accès de fièvre terrassant M. Saker entrava
aussi ce projet et nécessita d'urgence son retour à Clarence.
Pendant que sa femme le
soignait, on apprit un beau matin que the Dove (La Colombe), le
bateau envoyé d'Angleterre avec des renforts pour le service des
missionnaires, était en vue.
Pour ménager son malade dans
l'état d'extrême faiblesse où il se trouvait, Mme Saker voulait lui
laisser ignorer l'événement ; mais il le pressentit à l'agitation
insolite de son entourage et en devina la cause : « Il faudra nous
préparer à recevoir nos hôtes » , conclut-il. Sur quoi, Mme Saker
s'en fut vaquer aux arrangements nécessaires. Quand elle revint dans
la chambre, le malade avait disparu et bientôt on le vit, assis dans
un canot, qui, sous l'effort de vigoureux rameurs, approchait
rapidement à la rencontre du bateau. C'est ainsi que Saker, tout
rongé de fièvre qu'il était, fut le premier à souhaiter la bienvenue
aux nouveaux arrivants.
The Dove devait rester au
service de la mission et M. et Mme Saker ne tardèrent pas à s'en
servir pour se transporter sur le territoire du Cameroun de l'autre
côté de la baie, en tournée de reconnaissance. Il s'agissait de
savoir si l'on pouvait y établir une station missionnaire.
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