Pendant le cours de
l'été de 1535 les prédications
se multiplièrent dans tous les quartiers de
Genève. Les Eidguenots faisaient
prêcher Farel tantôt dans une
église tantôt dans l'autre et enfin
dans la cathédrale. Le signal de la
destruction des images fut donné par des
enfants qui étaient entrés dans la
cathédrale pendant que les prêtres
chantaient le cent quatorzième psaume. Le
psaume suivant, paraît-il, était connu
de plusieurs, car une voix s'éleva de
l'assistance en s'écriant : « Ils
chantent des malédictions contre ceux qui
font des idoles et qui s'y confient, pourquoi donc
laisse-t-on subsister celles qui sont ici ? »
Alors les enfants se précipitèrent
sur les images et les mirent en pièces. Les
laïques leur aidèrent et
détruisirent toutes les statues des
églises et des couvents. « C'est Dieu
qui l'a commandé, disaient-ils, et nous
devons le faire. » Les prêtres
effrayés s'enfuirent sans chercher à
défendre leurs images.
Bientôt
vint le
tour de l'église de Saint-Gervais, où
la veille de Noël on entendait chanter les
trépassés sous le pavé de
l'édifice. Les iconoclastes genevois
enlevèrent les dalles et trouvèrent
des vases de terre unis par un tuyau qui, allant de
l'un à l'autre, avait des trous pareils
à ceux qu'on fait aux flûtes des
orgues. Son extrémité aboutissait
à une ouverture dans le mur ; une personne
parlant ou chantant, «produisait l'effet de
gens qui chantent ou qui gémissent dans le
lointain.
Le Conseil
de
Genève n'était pour rien dans la
destruction des images ; il avait même
défendu aux évangélistes de
prêcher dans les églises, craignant
l'emportement des Eidguenots. Les magistrats
auraient désiré que la
révolution religieuse se fît lentement
et sans précipitation. Mais voyant toute la
ville prendre le parti de la réforme, le
Conseil se décida à citer les
prêtres devant lui. « Parlez donc,
Messieurs, leur dit-il, et prouvez-nous par la
Bible que la messe et les images sont d'ordre
divin. Si vous le faites, nous ferons
célébrer la messe et rétablir
toutes les images. Mais si vous ne trouvez pas ces
choses dans la Bible, nous serons obligés de
convenir que nos concitoyens ont raison. » Les
prêtres répondirent qu'ils
étaient de pauvres gens simples et
incapables de raisonner, mais qu'ils demandaient
à vivre comme leurs pères avaient
vécu. Le Conseil trouvant cette
réponse insuffisante fit cesser au mois
d'août la messe à Genève
jusqu'à nouvel ordre. Pauvre soeur Jeanne !
Elle avait eu déjà bien des
calamités à noter dans son journal,
mais celle dont vous allez lire le récit
dépasse toutes les autres : « Le
dimanche dans les octaves de la Visitation de
Notre-Dame, vinrent les syndics avec le
chétif prédicant Farel, Pierre Viret
et un misérable cordelier qui ressemblait
plus à un diable qu'à un homme, puis
une dizaine des principaux citoyens de la ville,
tous hérétiques. Ils
arrivèrent à dix heures comme les
pauvres soeurs allaient se mettre à
dîner et demandèrent à entrer
pour notre bien et consolation, disant qu'ils
étaient nos bons frères et amis.
» La soeur Jeanne raconte ensuite comment la
mère vicaire, soupçonnant une ruse,
refusa pendant quelques instants de leur ouvrir,
mais que le père confesseur, craignant qu'on
n'enfonçât les portes, lui donna le
conseil de céder. « Alors,
écrit-elle, ils entrèrent tout droit
au chapitre et le syndic dit : Mère abbesse,
faites venir ici toutes vos soeurs ensemble,
sans contredit ni
délai, autrement nous-mêmes les irons
quérir par le couvent. Lors la mère
vicaire dit :
Ha,
Messieurs, vous
nous avez trahies, je ne veux point entendre vos
sermons de perdition, et chercha toutes les excuses
possibles. Mais la mère abbesse et le
père confesseur (qui semblent avoir
été intimidés) firent venir
par sainte obéissance toutes les soeurs
jeunes ou vieilles, malades ou non. Toutes
étant assemblées, on les fit asseoir
en face de ce maudit Farel pour entendre ses
flatteries et ses tromperies. Il prit pour texte :
Marie se leva et s'en alla en diligence dans les
montagnes. Puis il nous dit que la vierge Marie ne
vivait pas dans un cloître, mais qu'elle
était zélée à secourir
sa vieille cousine, et il se mit à
mépriser la sainte réclusion et
l'état de religieuse de façon
à briser le coeur des pauvres soeurs. Adonc
la mère vicaire, voyant que les
hérétiques parlementaient avec les
jeunes, quitta les vieilles et dit : Monsieur le
syndic, puisque vos gens ne gardent le silence, je
ne le garderai non plus et j'irai voir ce qu'ils
disent à mes Soeurs ; puis elle s'alla
mettre avec les jeunes et dit aux prédicants
: Vous êtes de mauvais séducteurs,
mais vous ne gagnerez rien ici. » Le magistrat
commanda en vain à la vicaire de retourner
à sa place ou tout au moins de se taire. A
la fin, perdant patience, les syndics la firent
mettre hors de la chambre, à quoi elle
répondit : Vous me faites grande
grâce, car je ne désire autre chose
que d'être hors de votre compagnie et de ne
plus ouïr vos maudites traditions. » Le
sermon continua après un essai inutile
tenté par les nonnes pour sortir en
même temps que la mère vicaire. «
Les paroles de Farel leur déplaisant, elles
se mirent, dit Jeanne, à crier : C'est une
menterie, et à cracher contre lui en disant
: Nous ne pouvons plus ouïr ces erreurs. Alors
le prédicant fut fort indigné et dit
au père confesseur : « Vous qui tenez
les pauvres âmes en
captivité, que ne les faites-vous taire pour
ouïr la Parole de Dieu, mais elles ne la
peuvent pas ouïr car elles ne sont pas de Dieu
et leurs coeurs sont corrompus... Cependant, nous
savons bien que plusieurs de ces pauvres jeunes
filles viendraient volontiers à la
vérité de l'Évangile. »
Le père confesseur tout effrayé
commanda le silence en disant que St-Paul ordonne
à la femme dé se taire. Mais la
mère vicaire étant dehors ne se tut
pas, au contraire, s'allant mettre droit
derrière le prédicant, elle frappait
de ses deux poings contre la boiserie et en faisant
grand bruit et criant Hé, maudit
chétif, tu perds bien tes feintes paroles tu
n'y gagneras rien. Elle criait et tapait si fort
que le prédicant en perdait la
mémoire et les idées. Les syndics
dirent qu'ils mèneraient la mère
vicaire en prison, mais elle était si ferme
dans son bon vouloir qu'elle ne craignait pas
même la mort pour l'amour de Dieu.
Quelques-unes des soeurs avaient mis de la cire
dans leurs oreilles pour ne pas entendre le
prédicant et voyant qu'on ne faisait nulle
estime de lui, il finit par s arrêter.
J'étais présente et j'examinais
curieusement sa contenance et j'aperçus
très bien que le diable et tous ses
adhérents ne peuvent endurer la compagnie
des vraies épouses de Jésus-Christ ni
le signe de la croix que les soeurs faisaient
continuellement en dépit de lui et de tous
ses semblables. »
La soeur
Jeanne nous
dit encore qu'au moment où les
hérétiques s'en allaient, une des
soeurs courut après le cordelier qui avait
l'air d'un diable plutôt que d'un homme, et
qu'elle lui donna des coups de poing dans le dos en
criant : Chétif apostat, hâte-toi de
t'ôter de devant mes yeux ; mais il ne lui
répondit rien. « je crois, dit-elle,
que sa langue était liée. »
La soeur
Jeanne
prétend que Farel ne voulut plus revenir,
mais qu'il ne se passait pas de jour que quelqu'un
de cette secte ne vint épier les pauvres
nonnes et leur tenir des propos
détestables, Jeanne ne le dit pas, sauf dans
une occasion, lorsque notre amie Claudine Levet
vint voir sa soeur Blaisine qui était une
des plus jeunes religieuses. « Avec une fausse
langue de serpent, dit Jeanne, prêchant par
douces paroles et croyant mieux réussir que
les prédicants, elle va commencer à
parler de l'Évangile en disant : Pauvres
dames, vous êtes bien obstinées et
aveuglées. Ne savez-vous pas que Dieu dit
que Son joug est léger ; venez à moi,
dit-Il, vous tous qui labourez et qui êtes
lassés, je vous déchargerai. Il n'a
point dit qu'on s'emprisonnât et
tourmentât par d'austères
pénitences comme vous le faites. Mais les
nonnes coupèrent court aux propos
détestables de Claudine en lui fermant la
porte au nez.
Après
cela,
les pauvres soeurs, conseillées par notre
Seigneur, s'assemblèrent un jour au
chapitre, invoquant l'aide de notre Sauveur et du
St-Esprit, de la Sainte-Vierge Marie et de toute
l'armée céleste avec telle abondance
de larmes que l'une n'entendait point l'autre, puis
les jeunes soeurs furent interrogées pour
savoir si elles voulaient persévérer
ou s'échapper par tel bon moyen qu'il
plairait à Dieu de leur fournir. Car
certaines bonnes dames avaient offert de les
retirer secrètement. et de leur aider
à se sauver sous un déguisement. Les
jeunes nonnes répondirent qu'elles se
feraient mettre en pièces plutôt que
de céder aux hérétiques.
»
Seule, la
soeur
Blaisine ne fit point de réponse, elle avait
l'air pensif ; les vieilles religieuses, voyant
cela, conçurent des craintes à son
sujet et envoyèrent chercher deux des tantes
de la jeune fille, lesquelles étaient bonnes
catholiques et qui furent priées de venir
lui parler. D'abord elle ne voulut pas les aller
recevoir ; alors les nonnes se crurent permis de
dire un mensonge et lui annoncèrent que sa
soeur hérétique là demandait.
Blaisine courut toute joyeuse au parloir et son désappointement
fut grand
de n'y trouver que ses tantes bigotes. Celles-ci,
raconte la soeur Jeanne, lui parlèrent avec
affection et l'une d'elles lui dit tout doucement
Ha ! soeur Blaisine, je vois bien quelle est votre
folie Vous voulez vous marier. Alors Blaisine se
mit à rire et s'en retourna sans dire adieu
à ses tantes. Depuis ce moment la pauvre
Blaisine fut regardée comme une brebis
galeuse, mais cela ne devait pas durer longtemps.
« Le jour
de
Saint-Barthélemy apôtre, continue la
soeur Jeanne, une nombreuse compagnie d'hommes
armés vinrent heurter à la grande
porte du couvent et le pauvre frère convers,
ne croyant pas mal faire, leur ouvrit la porte.
»
Il s'en
suivit une
scène terrible aux yeux des pauvres
religieuses. Sous la direction de Baudichon, les
images, les croix et les crucifix furent mis en
pièces, les livres de messe
Ôtés et finalement avis fut
donné aux nonnes que s'il y en avait parmi
elles qui désirassent quitter la vie du
couvent, elles n'avaient qu'à le dire.
Qu'elles étaient libres de rester si bon
leur semblait, mais que celles qui, voudraient s'en
aller seraient protégées et conduites
où elles le désireraient.
Les
religieuses qui
s'étaient épuisées en vain
à crier et à pleurer, se
groupèrent autour de la mère abbesse.
Les réformés savaient que la soeur
Blaisine soupirait après la liberté,
mais elle n'osa pas tout de suite se montrer. Alors
on demanda à chacune des nonnes
voilées : Etes-vous la soeur Blaisine ? A
quoi l'une après l'autre répondait :
« Non certes, et je ne voudrais pas
l'être. »
Enfin la
soeur
Blaisine se hasarda à faire quelques pas du
côté de ses libérateurs; la
mère vicaire, toujours sur le qui vive,
s'élança pour la retenir, mais
Baudichon et ses amis continrent la dame furieuse
et Blaisine s'en alla, poursuivie par les cris et
les malédictions de ses
compagnes. La soeur Jeanne dit qu'on la conduisit
chez un savetier où elle changea ses
vêtements de religieuse contre le costume
ordinaire que la nonne appelle une robe mondaine,
qui donnait à Blaisine l'air plus, vulgaire
qu'une pauvre femme dissolue et abandonnée.
Cependant,
Blaisine
devait être mise convenablement, si elle
avait suivi les conseils de sa soeur. Mais tout ce
qui n'était pas habit de couvent
était mondain aux yeux de la soeur Jeanne.
Les Juifs accusaient Jean-Baptiste d'être
possédé du démon à
cause de sa vie austère, tandis que l'es
pharisiens appelaient le Seigneur un mangeur et un
buveur parce qu'il mangeait et buvait comme tout le
monde. « Un homme sage contestant, avec un
homme insensé, soit qu'il se fâche,
soit qu'il rie, n'aura point de repos. »
(Proverbes XXIX, 9.) Il en a été et
il en sera toujours ainsi
Les dames
de
Sainte-Claire se décidèrent enfin
à quitter la ville. Le duc et la duchesse de
Savoie leur ayant offert un couvent à
Annecy, elles demandèrent au premier syndic
l'autorisation de partir. Ce magistrat se rendit
immédiatement au couvent et leur dit :
« Eh bien, belles dames, avisez le jour
où voulez partir et dites comment vous
pensez le faire. » « Certes,
répondit là mère vicaire, nous
vous supplions que ce soit demain à la
pointe du jour et qu'il vous plaise de nous
octroyer seulement nos cottes et manteaux pour
nous' garder du froid et à chacune un
couvre-chef pour nous blanchir (La mère
vicaire veut dire ici : un bonnetou coiffe de
rechange) « Belles dames, répliqua le
syndic, faites vos paquets, chacune de ce que vous
voudrez, et nous vous préparerons huit
charrettes pour emporter vos effets. Nous vous
donnons notre parole de vous faire conduire
sûrement jusqu'au pont d'Arve, notre
frontière.» Les nonnes
passèrent la nuit à faire leurs
paquets; à cinq heures du matin elles se
mirent en route deux à deux, faisant le signe de
la
croix et gardant le silence le plus complet. Les
magistrats envoyèrent. une forte escorte
afin de les protéger au milieu de la foule
qui s'était rassemblée pour assister
à leur départ. Au pont d'Arve, un
aubergiste demeurant sur l'autre rive vint les
rencontrer ; il donna à chacune d'elles une
miche de pain blanc et une tasse du meilleur vin
qu'il put trouver.
Pendant ce
temps, le
frère convers se procurait une charrette
pour y placer les infirmes et les
âgées. Puis le convoi se remit en
route. «C'était chose piteuse,
écrit Jeanne, de voir cette sainte compagnie
dans un pareil état. Le temps était
pluvieux, le chemin fangeux, et nous ne pouvions
avancer, car toutes allaient à pied,
excepté quatre malades qui étaient
sur le chariot. Il y avait de pauvres vieilles qui
avaient passé leur vie en. religion, sans
rien voir du monde. Elles s'évanouissaient
à chaque instant, ne pouvant supporter le
grand air. Quand elles virent des vaches, elles
crurent que c'étaient des ours et prirent
les brebis laineuses pour des loups ravissants. La
mère vicaire avait fait donner à
toutes de bons souliers, mais la plupart d'entre
elles ne savaient marcher avec et les portaient
attachés à leurs ceintures. »
C'est ainsi qu'elles voyagèrent de
Genève à Saint-Julien, qu'elles
n'atteignirent qu'à la nuit, bien qu'elles
fussent parties à cinq heures du matin.
Elles trouvèrent un accueil chaleureux ; le
clergé et les paroissiens vinrent au-devant
d'elles avec grande dévotion, portant une
croix, et on les logea toutes pour la nuit. Le jour
suivant, elles allèrent coucher dans un
château appartenant au baron de Viry ; elles
y furent très bien reçues. « Il
y avait, dit Jeanne, trente-six chambres
excellentes, où l'on pouvait faire du feu,
garnies de beaux lits à rideaux de satin
blanc et rouge, et belles couvertures. » Avant
de partir, on permit aux soeurs de voir une fort
précieuse relique. « Le bon sieur alla ouvrir un
coffre où
il y avait une belle pièce de chair du
précieux corps de saint Romain, qui
était fraîche et odoriférante.
Le bon père Antoine Carin le bailla à
baiser à chacune des soeurs, puis donna la
bénédiction à toute la
compagnie. » Cette merveilleuse relique
guérit la soeur Jeanne d'une mauvaise
fièvre dont elle était atteinte
depuis longtemps. Un ou deux jours plus tard, les
dames de Sainte-Claire atteignirent Annecy,
où nous leur dirons adieu.
Le couvent
de
Sainte-Claire étant resté au pouvoir
des Genevois, les syndics firent faire l'inventaire
de ce qu'il contenait. On fut très
étonné d'y trouver dix-sept cents
oeufs, trois gros barils de fleur de farine et
d'huile, et les soeurs assuraient toujours qu'elles
vivaient d'aumônes au jour le jour. Et,
ajoute la chronique, il fut prouvé qu'elles
couchaient bien sur des sarments, comme on le
disait, mais que ces sarments étaient
recouverts de bons lits de plumes. En outre, nous
ne savons d'où proviennent les ballades et
romances que nous avons trouvées en grand
nombre dans leurs chambres. Les oeufs et la farine
étaient une précieuse trouvaille pour
des gens affamés ; on les distribua aux plus
nécessiteux.
Et
maintenant que
nous avons fait le récit de l'étrange
accueil que reçut l'Évangile de
Christ dans le couvent de Sainte-Claire,
demandons-nous si ce même Évangile a
trouvé une meilleure réception dans
nos coeurs. Les scènes du couvent de
Sainte-Claire sont une image fidèle de ce
qui se passe dans le coeur de tout homme
jusqu'à ce que Dieu, dans sa grâce,
l'ait amené à son Fils. Nous sommes
trop bien élevés pour imiter le
langage et les actes grossiers de ces pauvres
nonnes, mais n'avons-nous jamais fui devant ceux
qui voulaient nous parler de Christ ? Et si l'on
nous a pressé contre notre gré
d'entendre quelque « chétif
prédicateur », n'avons-nous jamais
fermé l'oreille pour ne pas entendre le message
d'amour dont
Christ
l'avait chargé ? Ne nous sommes-nous jamais
sentis fiers de notre zèle pour
l'Église, pour notre religion et nos
nombreuses oeuvres de piété ? Si nous
n'avons jamais adoré les images, ni
porté un chapelet ou un crucifix, si nous
n'avons pas invoqué les morts, ni
confessé nos fautes à un
prêtre, n'avons-nous pas trop oublié
que Dieu a dit: « Il vous faut être
nés de nouveau » ?
Les nonnes
de
Sainte-Claire, nées dans le
péché comme nous, ressemblaient
à « l'aspic sourd qui bouche son
oreille ». (Ps., LVIII, 4). « Le
méprisé des hommes », tel est le
nom que Dieu a donné à son Fils
bien-aimé. Il est vraiment le
méprisé et le rejeté des
hommes, non pas de quelques-uns, mais de toute la
race d'Adam, dont les coeurs sont tous «
inimitié contre Dieu ». Si la
lumière de Christ n'a pas lui dans nos
coeurs ; si, étant morts, nous n'avons
jamais entendu la voix de Dieu, l'histoire des
nonnes de Sainte-Claire est la nôtre; nous
sommes encore les ennemis de Dieu. Et Dieu, dans
son amour infini, nous supplie de nous
réconcilier avec Lui en nous confiant en son
Fils, le méprisé des hommes. L'amour
insondable de Dieu pour nous pécheurs
paraît extraordinaire ; ce qui l'est
davantage encore, c'est l'aversion des hommes pour
ce don inestimable. Ni hommes, ni femmes, ni
enfants ne se soucient d'être sauvés
à titre de pécheur perdu et
méchant. On accepte encore d'être
amélioré, corrigé,
revêtu d'une religion pompeuse ; mais
être mis de côté, soi et sa
religion, comme trop mauvais pour être
amélioré, c'est une tout autre
affaire. Heureux sont ceux qui peuvent dire : Il
m'a mis de côté pour toujours, je ne
vis plus, c'est Christ. qui vit à ma place
dans la gloire où il fait les délices
de Dieu.
Les ennemis
de
Genève se préparaient à
frapper un grand coup. L'empereur Charles-Quint
avait pris les armes il avait invité les
cantons papistes de la Suisse orientale à
secourir son beau-frère, le duc de Savoie.
Son neveu, le roi de France, lui avait aussi promis
assistance. La petite cité était
entourée de Savoyards prêts à
tomber sur elle au premier signal et à
régler le débat par le feu, le
massacre et le pillage. Le duc de Savoie
régnait sur les deux rives du Léman.
Genève se trouvait donc complètement
entourée d'ennemis. Claude Savoye,
l'ambassadeur genevois à Berne, redoublait
d'efforts auprès du Conseil bernois, mais
celui-ci ne paraissait pas disposé à
vouloir faire quelque chose en faveur de
Genève. Claude Savoye eut enfin
l'idée de s'adresser à Wildermuth,
l'officier bernois qui avait si bien accueilli
Guillaume Farel à Neuchâtel. Il
écouta avec chagrin et indignation le
récit des malheurs de Genève. «
Si personne ne veut aller au secours de nos
frères persécutés, moi j'irai,
s'écria-t-il. Je prendrai avec moi mon
cousin Ehrard de Nidau, et avec une poignée
de braves nous irons au moins donner nos vies, si.
nous ne pouvons faire autre chose. » Jacob
Wildermuth partit donc pour recruter des hommes de
bonne volonté à Neuchâtel et
dans les alentours. Environ neuf cents hommes et
quelques femmes répondirent à son
appel. L'une des femmes saisit une
épée à deux mains et, se
tournant vers son mari et ses trois fils, elle
s'écria : « Si vous n'allez pas,
avec cette épée j'irai, moi,
batailler contre les Savoisiens. » Un encouragement
était
superflu, car son mari et ses fils étaient
tout disposés à partir.
Bientôt la
petite armée se mit en marche, ayant
à sa tête Jacob Wildermuth, son cousin
Ehrard et Claude Savoye. Jésus n'a
certainement pas prescrit à ses disciples de
défendre l'Évangile avec
l'épée. Cependant, il nous serait
difficile de blâmer ces braves gens,
disposés à donner leur vie pour des
frères malheureux. N'oublions pas, tout en
parlant de la paille qui était dans l'oeil
de Jacob Wildermuth, qu'il pourrait y avoir une
poutre dans le nôtre. Leur erreur n'excuse en
rien notre égoïsme.
Il faut
aussi ne pas
oublier que les choses de Dieu ,étaient peu
connues des chrétiens de la Suisse, il y a
quatre siècles, et beaucoup de protestants
de nos jours ne les connaissent guère mieux.
La petite
armée choisit les sentiers les moins
fréquentés des montagnes pour
échapper à la vigilance des
armées savoyardes campées autour de
Genève. Bien qu'on fût au commencement
d'octobre, la neige tombait déjà en
abondance sur les hauteurs. Des cavaliers
envoyés par le gouvernement de
Neuchâtel ordonnèrent à la
petite armée de se dissoudre au plus
tôt et de rentrer dans ses foyers. La
princesse Jeanne était une amie de la maison
de Savoie, le gouverneur de ses États ne
pouvait donc permettre à ses sujets de
prendre les armes contre le duc. Ces braves gens
n'y avaient pas songé ; quelques-uns furent
un peu troublés en entendant le message du
gouverneur, mais ils ne quittèrent pas les
rangs.
«Camarades,
dit
enfin Wildermuth, si le courage vous manque,
retournez chez vous. » Alors tous les soldats
s'agenouillèrent avec recueillement pour
demander à Dieu de leur faire
connaître sa volonté. Quand ils eurent
prié, la moitié d'entre eux crurent
devoir rentrer dans leurs foyers
pour ne pas désobéir au gouverneur.
Le reste de l'armée continua sa route, ayant
dans ses rangs la femme dont nous avons
parlé, accompagnée de son mari et de
ses trois fils.
Pendant
deux jours,
Wildermuth et sa troupe longèrent la
crête du Jura, traversant de hautes
vallées couvertes de neige et de glace; les
rares habitants s'enfuyant à leur approche,
il était impossible de se procurer des
vivres ; les pauvres soldats arrachaient dans les
jardins abandonnés des racines de choux et
de raves pour apaiser leur faim.
Le samedi
au soir, on
vit paraître trois jeunes hommes qui venaient
au-devant de la troupe harassée de fatigue
et de faim. « Nous venons de Genève,
dirent les étrangers, pour vous conduire par
les chemins les plus sûrs, L'armée
ducale est sur ses gardes, il n'y a qu'un seul
passage par où vous puissiez lui
échapper. »
Wildermuth,
reconnaissant de l'aide inattendue qui lui
arrivait, passa encore la nuit sur la montagne, et
le dimanche matin se remit en route. Sa vaillante
troupe poussa des hourras lorsque, descendant des
hauteurs, elle aperçut dans la plaine les
tours et les clochers de Genève. Au pied de
la montagne, la troupe se trouva au fond d'un ravin
étroit et profond où deux hommes
pouvaient à peine passer de front. Ce ravin
est bordé d'un côté par les
flancs escarpés de la montagne, et de
l'autre par une pente couverte de bois épais
qui cachent le village de Gingins.
Les guides
firent
faire une halte. « Attendez-nous ici,
dirent-ils aux soldats, nous irons vous chercher
des vivres à Gingins ; ne vous montrez pas,
à cause. des Savoyards. » Les
misérables avaient amenés les Suisses
dans un guet-apens, et au lieu d'aller leur
chercher des vivres, ils coururent au camp savoyard
annoncer le succès de leur ruse.
Aussitôt, le général se mit en
marche avec quatre ou cinq mille
hommes, et bientôt un premier
détachement, composé de prêtres
et de soldats aguerris, parut à
l'entrée du ravin.
Wildermuth
comprit
alors dans quelles mains il était
tombé ; il se précipita sur l'ennemi,
suivi par ses braves qui frappaient à droite
et à gauche, se servant de leurs mousquets
comme d'assommoirs, car ils n'avaient pas le temps
de charger leurs armes. En voyant les prêtres
au premier rang, Wildermuth se souvint d'Elie et
des prêtres de Baal.
Les
Savoyards ne
s'attendaient pas à une résistance
aussi désespérée : même
la femme avec son épée se battait
courageusement. On entendit au loin le bruit. des
armes à feu et les cris des Suisses. Pendant
quelques instants, les Savoyards tinrent bon, puis
ils lâchèrent pied et s'enfuirent en
désordre. Une centaine de prêtres
furent laissés morts sur le champ de
bataille. Une autre troupe de Savoyards qui
arrivait au secours de la première fut aussi
repoussée ; plusieurs centaines. d'hommes
furent tués ; quelques auteurs portent ce
nombre à deux mille. Les Suisses n'avaient
perdu que sept hommes et une femme.
L'héroïne de Nidau perdit son mari et
eut ses trois fils blessés.
Claude
Savoye ne fut
pas présent à la bataille. Le samedi
au soir, un de ses amis, séjournant au
château de Coppet, lui avait fait dire que
deux officiers bernois venaient d'arriver à
Coppet pour conférer avec le gouverneur du
pays de Vaud. Le Conseil de Berne avait appris
l'expédition de Wildermuth et il envoyait
des délégués afin de
tâcher d'éviter un engagement.
Claude
Savoye,
pensant que sa présence à Coppet
pourrait empêcher toute entreprise contre
Wildermuth, se mit immédiatement en route
dans la neige et au milieu des
ténèbres. Mais le gouverneur,
enchanté de mettre la main sur un Eidguenot,
le fit arrêter aussitôt après
son arrivée. Le lendemain matin, les
délégués bernois entendirent le son
de la
mousqueterie ; la bataille avait commencé.
Lullin, le
gouverneur, savait fort bien que les Suisses
n'étaient qu'une poignée d'hommes ;
il chercha donc à traîner les affaires
en longueur, afin de donner le temps à ses
troupes de les écraser. Les Bernois auraient
voulu partir pour le champ de bataille, mais Lullin
les retint par mille préparatifs ; il
fallait aller à la messe, déjeuner,
etc. Enfin, pensant que les Suisses devaient
être tous massacrés, il se mit en
route avec les Bernois, monté sur le beau
cheval de Claude Savoye, tandis qu'il avait fait
monter celui-ci sur un âne. Son but
était d'humilier plus complètement
les Suisses par cette dérision. Mais,
à sa grande consternation, il ne tarda pas
à rencontrer les Savoyards en déroute
qui fuyaient de toutes parts. Tout ce qu'ils surent
lui dire, c'est que les Suisses les poursuivaient
et que nul ne pouvait leur résister. Le
gouverneur tourna bride en toute hâte, tandis
que Wildermuth et ses soldats s'agenouillaient sur
le champ de bataille pour rendre grâces au
Dieu qui les avait délivrés.
Pendant ce
temps, on
avait appris à Genève ce qui se
passait, et l'on disait que la petite armée
suisse, environnée de Savoyards, serait mise
en pièces.
A la tête
d'un
millier d'hommes, Baudichon prit
immédiatement la route de Gingins.
Les
délégués bernois
s'étaient rendus sur le champ de bataille et
ordonnèrent aux Suisses de retourner chez
eux. Ils étaient chargés,
disaient-ils, de faire la paix entre les deux
partis. « Il ne faut plus se battre,
ajoutèrent-ils, ce serait d'ailleurs
inutile; vous êtes si peu nombreux
qu'à la fin les Savoyards auront le dessus.
»
« Quant
aux
Savoyards, répondirent
dédaigneusement les Suisses, ils sont trop
effarés pour être dangereux ; cela ne
vaut pas la peine d'en parler. »
Pour
gagner du temps,
les délégués bernois, ne sachant que faire,
proposèrent aux Suisses affamés
d'aller chercher des vivres à Founex,
village voisin. En effet, on leur donna des vivres
abondamment et les ambassadeurs retournèrent
« banqueter » chez le gouverneur à
Coppet. Claude Savoye et son âne avaient
disparu ; comment, nous l'ignorons ; la chronique
dit seulement qu'il fut délivré
miraculeusement de ses ennemis.
Les
Bernois, qui
faisaient bonne chère au château du
gouverneur, furent bientôt troublés
par la nouvelle que Baudichon et les troupes de
Genève étaient presque aux portes de
Coppet. S'il parvenait à rejoindre les
Suisses, les Savoyards étaient perdus. Le
gouverneur de Vaud comprit, le danger ; il envoya
quelques gentilshommes à la rencontre de
Baudichon pour lui demander d'envoyer trois
officiers au château, afin qu'on pût
leur soumettre les conditions d'une.paix
très honorable pour Genève. Les
Bernois en avaient arrêté les termes
avec le gouverneur, il n'y avait plus qu'à
signer le traité. Baudichon, brave et loyal,
ne soupçonnant pas la trahison,
s'arrêta et envoya les trois
délégués demandés.
Lullin leur fit lier pieds et mains et les envoya
en bateau à Chillon.
Le chef
des
Eidguenots attendit assez longtemps le retour de
ses envoyés ; enfin arriva un message disant
que, la paix étant conclue et les trois
citoyens allant revenir dès qu'ils
l'auraient signée, il pouvait s'en retourner
à Genève sans inquiétude.
Baudichon eut le tort d'ajouter foi à ce
message et de repartir avec ses troupes. La
même tromperie réussit auprès
de Wildermuth, qui reprit le chemin de Berne.
Le 1er
novembre,
Genève fut complètement
bloquée par les armées de Savoie ;
les villages d'alentour furent pillés et
brûlés. La détresse.
était terrible dans la ville, on trouvait
à peine de quoi se nourrir et se chauffer ;
les vêtements sacerdotaux et les draperies
d'autels servirent à vêtir les
pauvres.
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