La pleine liberté laissée aux
prédicateurs et aux chrétiens pour
répandre l'Évangile, tout en
réjouissant Farel, ne le satisfaisait pas
complètement. Faber était plein de
joie et d'espérance. « Que mon coeur se
réjouit, disait-il, quand je vois la pure
connaissance de Christ se répandre ainsi !
Je puis espérer que notre chère
France comprendra enfin la grâce de Dieu, car
notre gracieux roi lui-même n'a-t-il pas
consenti à ce que son peuple
possédât la Parole de Dieu en langue
vulgaire ? Dans ce diocèse-ci
l'Évangile est lu le dimanche et les jours
de fêtes; il est expliqué
journellement au peuple et les âmes simples
font leurs délices de la Parole
bénie. »
Farel partageait la joie de son vieux
maître, car l'Évangile était
prêché et des âmes
étaient sauvées. Mais, pouvait-il
consentir à ce que la messe continuât
à être célébrée,
les images à remplir les églises et
l'évêque à revêtir les
habits sacerdotaux? Tout ce que Farel voyait autour
de lui, montrait combien les hommes avaient ajouté
à la
Bible, et leurs inventions le remplissaient
d'indignation. Ils faisaient bien de
reconnaître Christ comme leur Sauveur, mais
était-il leur seul Maître ? Ils
avaient raison de lire l'Évangile les jours
de saints, mais pourquoi y avait-il encore des
jours de saints ? Tandis que les pécheurs
acceptaient avec joie le salut gratuit que Christ
leur offre, refuseraient-ils après l'avoir
reçu d'obéir à leur seul
Sauveur ?
Ces inconséquences des
réformés de Meaux affligeaient Farel,
d'autant plus que personne, parmi les
prédicateurs, ne pensait comme lui.
Peut-être parmi les humbles et les croyants
inconnus, y en avait-il qui étaient de son
avis; on peut le supposer. Mais faudrait-il que
Farel se brouillât avec l'évêque
et son cher Faber, avec Gérard et Arnold
Roussel ? Serait-il obligé de
reconnaître que même son vieux
maître ne suivait pas complètement le
Seigneur ? Les écrits de Farel nous
apprennent quels étaient ses sentiments
à ce sujet. Ne nous séduisons pas,
dit-il, en pensant bien faire comme si nous ne
pouvions faillir, il faut suivre, non point notre
jugement, ni ce qui est en nous qui n'est pas
encore parfait, mais regarder à la loi
parfaite et pure de Dieu et demander le secours de
notre bon Père pour lui obéir. Et
gardons-nous bien de croire qu'il nous soit permis
de suivre notre propre jugement, de nous conformer
à la manière de vivre de ceux qui
nous entourent, même extérieurement.
Gardons-nous de croire que dans le
service de Dieu les choses qu'Il a défendues
soient sans importance, et que nous puissions faire
comme les autres... par exemple, nous incliner
devant les images, pourvu que ce ne soit pas de
coeur, répéter les paroles d'autrui
quoiqu'elles déshonorent Dieu, faire
semblant de garder les fêtes
instituées par Satan, etc. Dieu demande la
vraie obéissance du coeur, mais Il veut que
cette obéissance se manifeste dans nos
oeuvres et en faisant ce qu'il commande, voire
même si tout le monde
faisait le contraire..., par exemple je ne dois
pour aucun motif renoncer à ouïr la
Parole de Dieu, à recevoir la
Sainte-Cène, ni à prier en la sainte
assemblée de Jésus; Si je suis ainsi
tenu de faire ces choses sans craindre l'homme, je
dois aussi fuir tout ce que Dieu a défendu.
Je dois non seulement confesser ouvertement
Jésus-Christ et son Évangile, mais
aussi renoncer ouvertement à l'Antichrist et
à sa doctrine diabolique. Et si je ne l'ai
pas fait promptement et publiquement, j'ai à
m'humilier devant Dieu comme ayant
péché et à crier merci en
demandant Son concours pour pouvoir suivre Ses
saints commandements avec mon âme, mon esprit
et mon corps. »
Mais, objectaient Faber et les Roussel,
n'est-il pas juste que les hommes organisent le
culte qu'ils rendent à Dieu de
manière à ce qu'Il soit servi avec
plus d'honneur et de révérence
?
« La chair, répondait Farel,
blasphème quelquefois contre Dieu et
d'autrefois par un faux semblant de zèle,
comme voulant exalter le saint nom de Dieu et faire
qu'Il soit mieux révéré,
invente toutes sortes de choses qui ne sont pas
dans la Parole de Dieu. C'est de la chair que
viennent les sectes, les organisations, les
institutions elle ment dans tout ce qu'elle fait et
donne à croire qu'elle agit par
sainteté et amour de Dieu. Aussi devons-nous
nous garder soigneusement de suivre les
inclinations de nos coeurs, mais éprouver
diligemment tout esprit, car l'ange de
ténèbres peut se déguiser en
ange de lumière ainsi que ses ministres.
Gardons-nous surtout de la sagesse de la chair ! Il
faut donc éprouver par la Parole de Dieu
tout propos, toute règle et institution,
pour savoir si cela vient de Dieu ou de la chair.
"
Guillaume eut bientôt à
faire lui-même l'expérience de ce
qu'est le sentier solitaire de l'obéissance.
Il avait été dur pour lui de se
détourner premièrement de ses
parents, des prêtres et des professeurs qui
lui avaient enseigné le
chemin de l'idolâtrie. Mais c'était
bien plus difficile de se séparer de Faber,
qui avait été un des instruments
employés par le Seigneur pour faire
pénétrer la lumière et la paix
dans son âme. Néanmoins, si Dieu avait
parlé, il fallait lui obéir à
tout prix. Il est écrit: « Le fondement
de Dieu demeure ferme ayant ce sceau: Le Seigneur
connaît ceux qui sont siens » Faber
admettait volontiers la vérité
jusque-là: Ne puis-je pas être dans
Rome, pensait-il, sans être de Rome? le
Seigneur sait distinguer les siens au milieu du
mal. Mais Farel se rappelait que sur le revers du
sceau dont ce verset fait mention, il y avait une
autre inscription qui est celle-ci: «
Quiconque invoque le nom du Seigneur, qu'il se
retire de l'iniquité.» Il ne s'agit pas
seulement d'abandonner une vie de
péché, mais il nous est
commandé outre cela, et d'une manière
spéciale, de nous séparer de tous
ceux qui sont des vaisseaux à
déshonneur dans la maison de Dieu, de rompre
toute association avec ce qui déshonore son
saint Nom. Si Faber n'avait pas la foi et le
courage d'agir ainsi; il devenait évident
que lui et Farel ne pourraient plus marcher dans le
même chemin: Guillaume devra parcourir seul,
sans son maître vénéré,
une voie sainte et séparée du mal.
Pendant ce temps, un orage se préparait.
Les Franciscains commençaient à se
plaindre hautement de la nouvelle doctrine; cela ne
faisait point leur affaire qu'on
dépensât en Évangiles l'argent
qui prenait autrefois le chemin de leurs poches.
Ils supplièrent donc l'évêque
de mettre fin aux prédications
hérétiques. Mais
l'évêque tint bon il prêcha
lui-même du haut de la chaire contre
l'hypocrisie des moines et des pharisiens et il
loua les nouveaux docteurs qui, disait-il,
parlaient selon Dieu. Malheureusement, si
l'évêque refusait son concours aux
moines, ceux-ci savaient où s'adresser. Ils
se rendirent à Paris et racontèrent
à Noël Bédier ce qui se passait
à Meaux Celui-ci tressaillit de joie en
apprenant que Briçonnet, son ancien
antagoniste, pouvait attirer une sentence terrible
sur sa tête. Le syndic de la Sorbonne
s'empressa de porter la chose devant le Parlement
de Paris; il était d'autant plus satisfait
d'entraver l'Évangile qu'il venait d'essuyer
un échec à propos de Louis de
Berquin. Ce jeune gentilhomme avait
été réellement converti par
l'étude de la Bible, non seulement au
protestantisme, mais à Dieu. Depuis lors, il
s'était employé avec zèle
à écrire, traduire et faire imprimer
une foule de traités et de livres
évangéliques. Le Parlement,
excité par Bédier avait saisi les
livres et les papiers de Berquin, puis l'avait fait
mettre en prison.
Il fut décidé qu'il
comparaîtrait comme hérétique
devant l'archevêque de Paris, et en
conséquence on le transféra de la
prison d'État dans celle du palais
archiépiscopal. Mais à ce moment
parut la garde du roi, avec une lettre du
souverain, commandant qu'on lui remît
Berquin; la princesse Marguerite avait probablement
intercédé pour lui. Le Parlement
lâcha à regret son prisonnier et se
consola en brûlant ses livres sur la place
Notre-Dame, tandis que le roi rendait la
liberté à Berquin, lequel se retira
dans ses terres de Picardie. Bédier
brûlait du désir de s'emparer d'un
luthérien et de se venger sur
Briçonnet de ce que Berquin lui avait
échappé. Soutenu par la Sorbonne tout
entière, le syndic réussit à
obtenir du Parlement l'ordre de faire une enquête
sur les choses
étranges qui se passaient à Meaux.
Bientôt le pauvre évêque fut
appelé à rendre compte de ses
méfaits. On l'accusait d'avoir
prêché des hérésies. On
disait que c'était lui qui les avait fait
venir à Meaux et les avait aidés de
son argent, qu'il avait même permis à
Guillaume Farel, un laïque empoisonné
d'hérésie, de prêcher
publiquement dans la ville, quoiqu'il ne fût
pas consacré.
Farel dut probablement quitter Meaux
à peu près à cette
époque, ayant sans doute beaucoup de peine
à se séparer de Faber et du petit
troupeau de croyants auquel il était
attaché; mais le temps était venu
pour lui de renoncer à Rome et à tous
ceux qui, comme son cher vieux maître, se
refusaient encore à tout abandonner pour
suivre Christ seul. Mais où se rendra-t-il ?
Nous lisons dans l'histoire des serviteurs de Dieu
que Bénaja, fils de Jéhojadah,
poursuivit un lion sur la neige et le tua dans une
fosse. Comme lui, Farel se rendra dans I antre
même du lion, il ira à Paris au moment
où il s en est fallu de si peu que Berquin
ne fût brûlé et où Bedier
a réussi à soulever une tempête
contre Briçonnet. Alors même Farel
arrive à Paris et parle hardiment et
ouvertement de Christ et de son Évangile,
tout en signalant la corruption et
l'idolâtrie de l'Église romaine.
Hélas I la porte était fermée;
personne ne voulut recevoir son message; il est
même extraordinaire que nul n ait mis la main
sur lui. Nous ignorons comment cela se fit; du
reste, nous verrons souvent cette espèce de
miracle se reproduire dans le cours de sa
remarquable histoire. Farel annonçait pour
la dernière fois la vérité
à Paris, mais, ne trouvant que des sourds
qui refusaient d'entendre, il secoua pour toujours
la poussière de ses pieds contre la grande
cité, et se dirigea par Metz vers son
village natal, les Farelles.
Pendant ce temps, que devenait
l'évêque de Meaux? Les accusations du
Parlement et des moines le remplirent de terreur;
il savait que Faber n'avait échappé
qu'à grand'peine au bûcher, il pouvait
deviner le sort probable de Louis de Berquin s'il
venait à retomber entre les mains de
Bédier. Que faire ? D'un côté
la disgrâce et le bûcher, de l'autre la
mitre et le pouvoir épiscopal, la faveur de
la cour et du Parlement, le respect de tous ceux
qui reconnaissaient le pape pour leur maître.
Mais faudrait-il renier Christ? Satan lui insinua
qu'il y avait un juste milieu, à savoir ne
pas abandonner l'Évangile, mais pourtant
faire semblant de satisfaire l'Église
romaine. Il pourrait servir deux maîtres.
C'est ce que Briçonnet se décida
à faire. Il promit de renoncer aux
écrits de Luther et d'autoriser l'adoration
de la Vierge. «Je puis toujours expliquer que
c'est par Christ seul qu'elle a le pouvoir de
secourir », se disait-il. Mais que
deviendraient ses chers amis, Faber et les Roussel
; Satan vint de nouveau à son aide, en lui
suggérant cette lâche excuse que s'il
les bannissait de Meaux, ils iraient porter
l'Évangile ailleurs, de sorte que lui,
Briçonnet, se trouverait encore servir la
cause de la vérité. C'est ainsi que
ce malheureux abandonna le droit chemin,
séduit par les artifices de son propre
coeur.
Le 15 octobre 1523,
l'évêque publia un mandement par
lequel il ordonnait de prier pour les morts,
d'adorer la Vierge et les saints, d'enseigner la
doctrine du purgatoire, et défendait aux
prêtres de laisser prêcher les
luthériens dans son diocèse. On
donnait alors le nom de luthériens à
tous les réformés, bien que Farel ait
connu et compris l'Évangile plus exactement
que Luther, contre les erreurs duquel il a
même prêché. Au mois de janvier
suivant, l'évêque ordonna de
vénérer les images; le premier
président du Parlement et un conseiller
nommé Verjus se rendirent à Meaux
pour surveiller la conduite de
Briçonnet, qui fut obligé de
prêcher en leur présence contre les
nouvelles hérésies. Ils
retournèrent à Paris satisfaits de
l'évêque, qui obtint de n'être
condamné qu'à une forte amende pour
ses fautes passées. Les ennemis de la
vérité attaquèrent ensuite
Faber, mais le roi intervint une seconde fois en sa
faveur; il respectait la science du vieux martre,
tandis qu'il méprisait les moines et les
docteurs à cause de l'ignorance dont ils
avaient fait preuve dans leurs débats avec
Faber. Le savant vieillard fut donc laissé
en paix; il n'osait prêcher publiquement
à Meaux, mais il enseignait en particulier
et il tâchait de se consoler en voyant que
beaucoup d'âmes se tournaient vers le
Seigneur. Mais il avait souvent des remords
lorsqu'il pensait au courage de Louis de Berquin
dans sa prison, et à la
fidélité de Farel qui avait hardiment
rompu toute relation avec Rome. Néanmoins
Faber ne renia pas sa foi comme
I'évêque, et nous pouvons nous
souvenir de lui comme d'un serviteur fidèle
quoique timide du Sauveur, qu'il aimait
véritablement.
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