Quand les Samaritains eurent entendu le
récit de la femme qui, disait-elle, avait
rencontré le Messie près du puits de
Jacob, ils vinrent vers Jésus et le
prièrent de s'arrêter quelque temps au
milieu d'eux. Il demeura là pendant deux
jours. Deux jours avec Jésus! c'est bien
peu, et c'est beaucoup.
Vous savez quelle profonde impression,
quelle trace inoubliable peut laisser la visite
d'un ami sous votre toit pendant deux jours. Il y a
des moments où nous sommes angoissés
par quelque grave résolution à
prendre ; affectés par quelque douloureuse
épreuve ; en proie à quelque
dépression physique ou morale. Nous nous
sentons seuls ; nous manquons de ressort pour la
lutte ou pour l'action; en un mot, nous aurions
besoin de conseils, de directives, de
réconfort, et nous finissons par nous
écrier : « Ah ! si un tel était
la! s'il pouvait venir me voir, ne fût-ce que
pendant un jour ou deux! » Et nous prenons la
plume, nous écrivons un mot à cet ami
et... il vient.
Sa visite est courte, mais il est
entré dans notre maison, ou mieux dans notre
âme Alors, tout s'est illuminé, s'est
simplifié, s'est transfiguré. Et,
quand il part, nous avons changé totalement
de mentalité, de manière de voir,
nous nous sentons remis sur pied et
d'aplomb.
Petite expérience souvent faite.
Tantôt nous avons éprouvé les
bienfaits de cette influence d'un hôte de
passage, dans notre vie ; tantôt nous avons
été, nous-mêmes, les agents
plus ou moins conscients de cette heureuse
intervention dans la vie des autres. Que de
miracles on peut faire en descendant, pendant deux
jours, chez un ami! Que de
bénédictions on peut retirer d'une
rapide visite qu'on reçoit!
Alors, je pense tout naturellement,
à ce petit mot de l'Évangile : Ils le
prièrent d'entrer chez eux et il y demeura
pendant deux jours.
Oui, Pendant deux jours, supposez que
vous ayez donné accès en vous, au
divin Maître. Voici le soleil qui se
lève ; au moment du réveil il va
établir avec vous le plan de la
journée et vous donner le mot d'ordre. Vous
partez au travail avec lui ; il vous aide à
accomplir votre tâche en vous insufflant
courage et bonne humeur, confiance et
fidélité dans les moindres choses. Avec vous,
il
revient s'asseoir à la table de famille. Sa
présence en chasse les conversations
oiseuses ou médisantes, l'esprit de critique
ou de discorde. Il est le compagnon de vos
promenades ou de vos songeries solitaires ; Il
préside à vos lectures, aux
entretiens de la veillée ; Il
pénètre de son inspiration, vos
pensées et vos actes ; Il devient le
conseiller de toutes vos décisions, le
mystérieux témoin de vos insomnies ;
Il pose sa main calmante sur votre front
chargé de soucis ou sur le mal qui vous
torture. Et supposez que, comme envers un visiteur
ami, vous n'ayez d'autre préoccupation que
de satisfaire à tous ses désirs, de
rester en communion avec toutes ses pensées,
vous sentirez bientôt les effets salutaires
d'une pareille présence.
Votre caractère, vos habitudes en
seront profondément modifiés. Que de
douceur, de bonté, de patience,
d'indulgence, de foi sereine, de bonne
volonté envers tous, d'initiatives heureuses
et généreuses, vous aurez à
inscrire à votre actif pendant ces deux
jours passés avec « Lui ».
Vous comprendrez alors ce que signifient
ces mots : vivre en chrétien. Être
chrétien, dans toute
l'acception du terme, c'est bien difficile,
impossible même, serions-nous enclins
à dire! Et nous aurions raison ; car, au
fond, cette expression n'a guère de sens
pour nous : notre vie spirituelle est si
incohérente et intermittente! Pour lui
donner un peu de cohésion et de
continuité, il faut commencer par de courts
et faciles essais. On ne joue pas la symphonie d'un
grand Maître sans avoir assoupli ses doigts
par des gammes ; en tout, il faut un apprentissage
et d'humbles débuts.
Commencez donc par vivre avec Lui
pendant deux jours ; mais pleinement,
sincèrement. Peu à peu, le contact se
fera plus intime et plus continu. Vous ne pourrez
plus vous passer de cette présence et de
cette puissance inspiratrices. L'hôte de
passage des deux jours vous deviendra
indispensable. C'est vous-mêmes qui le
retiendrez, comme les disciples d'Emmaüs, en
lui disant : « Reste avec nous!... ». Et
il restera ; il restera définitivement, car
il l'a promis. N'a-t-il pas fait cette
déclaration : « Demeurez en moi et je
demeurerai en vous? ».
Nous avons pris l'habitude, depuis
quelques années, de consacrer une
journée à une oeuvre ou à un
souvenir ; que ne prenons-nous la ferme
résolution de consacrer, de temps à autre, dans
notre vie
intime,
une journée au Christ? L'expérience
vaut d'être tentée: essayons.
O notre Dieu, nous avons bien souvent,
dans notre vie, si pleine de soucis, d'angoisses,
d'épreuves, de souffrances morales ou
physiques; le sentiment d'être seuls pour
lutter et rester debout ; nous avons si souvent
l'impression de notre impuissance à
traverser les heures difficiles sans perdre
courage, parce que personne n'est auprès de
nous pour nous tendre les mains ou nous aider
à marcher sur la route aride de l'existence!
Et cependant, il nous suffirait de regarder vers
Celui qui a dit : « Venez à moi, vous
tous, les travaillés et les chargés
et je vous soulagerai ; je ne vous abandonnerai
pas, je donnerai du repos à vos âmes;
je serai avec vous tous les jours, jusqu'à
la fin ». Cette présence invisible du
Christ, il suffit de l'invoquer pour qu'elle vienne
et nous rende force, courage et espoir. Pourquoi
nous privons-nous de son secours? Apprends-nous
à chercher cet ami, cet inspirateur de notre
âme, à lui dire dans les moments
obscurs, comme les disciples d'Emmaüs : «
Reste avec nous, car voici la nuit » et ayant
fait l'expérience du réconfort que
nous pouvons tirer de cet
hôte divin dans nos coeurs, nous t'en
bénirons en nous écriant comme il le
faisait lui-même alors qu'il sentait peser
sur lui l'abandon de ses disciples et le lourd
fardeau de la vie : « je ne suis pas seul ;
quelqu'un de plus grand que moi est en moi et avec
moi ».
ROMAINS,
XII,
15.
Il y a certains préceptes du
Christ et de ses apôtres qui constituent ce
que l'on pourrait appeler un filon de
stoïcisme chrétien.
Choisissons, aujourd'hui, ce mot de
saint Paul aux Romains : Soyez dans la joie avec
ceux qui sont dans la joie. Il s'agit de prendre
part au bonheur des autres, de communier pleinement
dans leur joie. Simple petit devoir de morale
vulgaire et courante, allez-vous dire! Maxime
élémentaire de civilité
puérile! Est-ce que la joie n'est pas
instinctivement communicative? Qui donc aurait le
mauvais goût de passer, comme un
trouble-fête, dans un milieu où
éclate, où rayonne l'expression d'une
saine allégresse? Et si nous ne sommes pas
tout à fait dans la note vraie, au moment
même, si nous ne vibrons pas franchement,
naturellement, à l'unisson des âmes
que nous coudoyons, rien n'est plus facile que de
donner le change! Avec un peu de tact et d'à
propos, avec un peu de ce qu'on appelle du vernis
de politesse, avec
ce
petit répertoire d'expressions
élégantes, avec cette monnaie
d'hypocrites formules, sur le bon aloi de laquelle
nul ne se trompe, mais qui a cependant cours admis
dans la meilleure société, il est
toujours possible de faire bonne figure et de se
tirer d'embarras. Nous aurons donc, le plus
aisément du monde, des accueils
prévenants et des sourires aimables pour
toutes les joies d'autrui.
Vous le croyez? Méfiez-vous. Vous
allez voir s'agrandir et se compliquer ce
prétendu petit devoir comme la goutte d'eau
qui devient un monde sous la lentille du
microscope. Élevons-nous par degré,
dans cette courte étude morale.
Soyez dans la joie avec ceux qui sont
dans la joie.
Autour de vous, voici des êtres
aimés un essaim : bruyant d'enfants ou de
jeunesse la vie déborde en eux ; ils ont des
chants sur les lèvres, des sonorités
de rires et de propos insouciants ; vous, au
contraire, vous êtes, par tempérament
ou par circonstance, d'humeur chagrine et
solitaire. Vous jetez alors avec impatience une de
ces paroles sévères qui ont le funeste secret de
ramener
immédiatement le calme, c'est-à-dire
de figer l'entrain et de tarir la gaieté.
À vous la victoire! Vous avez rétabli
impérieusement, tyranniquement, la
quiétude nécessaire à votre
isolement morose, à votre songerie
égoïste ou simplement à votre
sieste.
Voici de pauvres vieux, aïeuls
respectables du foyer qui, d'une voix chevrotante,
avec un pâle sourire d'extase pour des choses
lointaines et disparues, entament, pour la
centième fois, la monotone antienne de leurs
antiques souvenirs. Et vous, d'un mot tranchant,
vous imposez le silence avec un ton moqueur ou
autoritaire! Sans avoir la charité patiente
d'écouter, comme de l'inédit, les
répétitions de la caducité,
vous soufflez brutalement sur cette pauvre petite
flamme qui remontait joyeuse des profondeurs d'une
mémoire assoupie!
Oh ! ne sentez-vous pas que c'est un
crime de projeter ainsi son ombre sur du bonheur?
d'éteindre un éclair de joie dans
l'oeil candide d'un enfant ou dans l'oeil obscur
d'un vieillard ?
Soyez dans la joie avec ceux qui sont
dans la joie!
Devoir de mansuétude encore et de
tact indulgent quand on se trouve dans certains
milieux ou la gaieté se traduit et se trahit
en formules un peu massives, en
réjouissances un peu pesantes. Nous
affichons alors un dédain de
supériorité d'esprit, un affinement
exagéré de manières,
d'éducation, vis-à-vis de pauvres
gens, de braves gens qui ont fait tout leur
possible pour nous prouver leur cordialité
et leur désir de se dévouer pour
nous.
Ah! le froissement cruel qu'on inflige
souvent aux simples en leur faisant sentir, par des
airs de réserve, d'ennui apparent, qu'on est
d'un autre monde, que leur société
nous offre peu d'attrait! Combien de tristesse on
peut verser dans des coeurs d'humbles par le
dédain avec lequel on reçoit une
hospitalité, une prévenance, une
surprise préparées par eux avec
l'attente d'un émerveillement de notre part
!
Non, n'attristons pas ces joies
naïves en posant à la
supériorité de l'intellectuel sur
l'ignorant, du citadin sur le paysan, du
civilisé sur le barbare.
Savoir se faire tout à tous comme
dit saint Paul, c'est savoir - pourvu qu'elle soit
saine et honnête - communier sans
mépris, sans orgueil, sans attitude
distante, avec la joie du vulgaire, alors même
qu'elle manque d'atticisme ; c'est accomplir une
obligation sociale, parfois difficile, mais
pourtant bien douce, quand on y met toute sa
conscience et tout son coeur.
Soyez dans la joie avec ceux qui sont
dans la joie!
Devoir plus pénible encore et qui
devient même un petit supplice dans le for
intérieur de certains être incapables
de se soustraire à la morsure de jalousie.
Il s'agit d'aller porter, par exemple, ses
félicitations à un voisin, à
un ami, à un collègue, un
confrère, un concurrent. L'un d'eux vient
d'être l'objet d'un avancement, d'une
distinction honorifique, d'un coup de la chance ou,
de la fortune. Ah! les mots de mensonge qu'il faut
balbutier avec un sourire!
L'arrière-goût d'amertume que
laisseront à la gorge ces charmantes insincérités ! Ah ! les
petites cartes d'éloges hypocrites, de
compliments forcés qu'il faut écrire
avec bonne grâce, mais qu'on formule avec
rancoeur!
Certes, on ne se confesse pas
aisément de ces petits états
d'âme infâmes ; volontiers on enfouit
la bassesse de tels sentiments dans les cryptes de
l'inavouable ;
et
pourtant cela est vrai, cela existe et même
chez nous. Car, si on ne laisse pas monter au plein
jour l'âpreté de ces jalousies
méchantes, on la transpose, consciemment ou
inconsciemment, en apitoiement sur soi-même ;
et on se soulage en l'enfermant dans des phrases
comme celle-ci : « Ce n'est pas moi qui aurais
cette chance ; ce n'est pas à moi qu'un
pareil bonheur est réservé !
»
Qu'il est donc difficile de se
réjouir à plein coeur, sans jalousie,
sans arrière-pensées
mélancoliques, de la joie des autres !
À la lumière de la réflexion
morale, voilà que ce devoir se
révèle comme immense, comme supposant
une haute maîtrise de soi-même ; et
l'on ne peut prétendre, à le
réaliser, dans toute sa plénitude,
qu'avec l'aide de Celui qui nous promet les secours
de son esprit.
O notre Dieu, apprends-nous à ne
pas nous enfermer, nous complaire dans nos
tristesses, mais à savoir faire un effort
courageux sur nous-mêmes pour ne pas en
imposer l'impression démoralisante aux
autres par nos plaintes et nos doléances
continuelles ; pour ne pas assombrir et troubler
leur
joie.
Ah 1 certes, il est difficile, il est parfois bien
dur de refouler dans nos coeurs les sanglots qui
les oppressent. Mais souvenons-nous que c'est un
devoir chrétien que nous devons nous
efforcer d'accomplir, et que la plus belle victoire
qu'on puisse remporter sur soi-même, c'est
d'oublier sa peine pour s'associer au bonheur des
autres.
PSAUME
42.
J'aime cette singulière
apostrophe du Psalmiste à lui-même ;
ce reproche plein d'affectueuse compassion
adressé à cette mystérieuse
compagne qui loge en son organisme physique :
« Mon âme ! ma pauvre âme,
pourquoi t'abats-tu? ».
Il est donc vrai, qu'au fond de
nous-mêmes, l'Inspirée, la Divine,
cette puissance aux ardeurs enthousiastes, aux
emballements d'idéal, dont les ailes de
flamme nous emportent si souvent vers les cimes et
nous font planer en plein azur, peut se fatiguer,
s'alourdir, trébucher, s'effondrer dans une
chute lamentable? Il est donc vrai qu'à
certaines heures, l'être de volonté et
de raison, dont elle était le soutien et
l'entraîneuse, peut se trouver, comme un
voyageur désarçonné dans le
désert, et qui se penche sur sa pauvre
monture exténuée, gisante, essayant
de la ranimer, de la remettre debout par un mot
d'encouragement? Mon âme! ma pauvre
âme! pourquoi t'abats-tu
?...
Ah! s'il fut jamais une époque
caractérisée par des
défaillances de l'âme, ou plus
simplement du moral - suivant une expression qui a
pris cours - c'est bien la nôtre. Soumis
à d'effroyables épreuves, nous
marchons dans un chemin d'angoisses et
d'espérances où nous faisons des
prodiges d'efforts pour nous maintenir dans la
confiance et nous remettre sur pied quand nous
glissons dans du découragement.
Qui pourra dénombrer les
âmes abattues?
Pensez à tant de braves gens
appauvris ou ruinés, que les
difficultés de la vie, avec les
enchérissements incessants, les menaces de
restrictions, les privations déjà
subies, anémient, déconcertent,
affolent ! Pensez à tant de foyers en
détresse où l'initiative,
l'énergie de la mère de famille
s'épuisent dans un travail excessif, dans la
gêne et la souffrance quotidiennes, tandis
que la vaillance, l'endurance de l'homme
s'exaspèrent dans la recherche du travail
introuvable! Pensez à tant de malades qui
constatent, chaque jour un peu plus, les
conséquences navrantes de leurs souffrances
; à tant de veuves ou d'orphelins, tant
d'intérieurs, pour qui la vie n'est que le
supplice d'un souvenir de
bonheur ; à tant de vieux parents qui n'ont
plus d'autres perspectives que de maintenir une vie
qui s'éteint!
Âmes abattues, quelles
réponses et que de réponses vous
pourriez faire à ceux qui vous poseraient
l'interrogation du Psalmiste!
Et pourtant, l'heure n'est pas aux
affaissements, aux apitoiements des âmes sur
elles-mêmes, si respectables, si dignes
d'intérêt soient-ils.
S'il est un cri de ralliement qu'il
faille faire retentir, c'est celui-ci : DEBOUT, LES
ÂMES! Une pensée doit dominer tous les
sentiments d'égoïste douleur et de
découragement trop personnel : c'est celle
de l'Apôtre : Nul de vous ne vit pour
soi-même! et il faut la faire sienne aussi
bravement, aussi clairement que nos héros
d'hier se répétant, dans la
mêlée, la contre-partie de ce
même passage de saint Paul : Nul de nous ne
meurt pour soi-même.
S'écrouler dans son
désespoir, c'est entraîner souvent, du
même coup, ceux qui s'appuient sur vous, soit
du bras, soit du regard. Nous ne songeons pas assez
que nous nous soutenons les uns
les autres. Une âme qui s'abat, c'est un trou
qui se creuse dans un rang où l'on marche de
front ; la ligne tout entière est compromise
et peut être enfoncée par cette seule
défaillance. Et voilà pourquoi, aux
heures graves, chacun doit réagir, se raidir
pour rester debout.
Je dirai donc à ceux qui,
grâce à Dieu, n'ont pas encore
été touchés d'une façon
trop directe ou trop cruelle dans leurs
intérêts ou leurs affections, et qui,
malgré cela, chancellent, par manque de
patience et de confiance, démoralisant les
autres : donnez l'exemple de la fermeté, de
l'entrain, par votre accomplissement du devoir
journalier. Le devoir envisagé comme un
service obligatoire de chacun au profit de tous et
de tous au profit de chacun, voilà le mot
d'ordre. S'il en est qui ne comprennent pas encore
cette consigne, qu'ils s'inspirent de cette belle
parole de Kant, applicable, à plus d'un
égard, à la génération
actuelle mieux qu'à toute autre : « je
dormais, je rêvais, je croyais que la vie
n'était que beauté ; je me suis
éveillé et j'ai vu qu'elle est DEVOIR
».
Et je dirai ensuite à ceux qui
portent dans leur coeur la cicatrice toujours
saignante d'une grande épreuve : n'allez pas
répétant : « je ne suis plus rien, je ne
puis
plus rien. Votre devoir, c'est le plus
impérieux et le plus noble : debout, pour le
devoir de Sympathie! Dans ce domaine, personne
mieux que vous ne peut réussir. Quelle
autorité et quelle influence, quand on peut
aller vers les souffrances des autres en leur
criant : « J'ai souffert comme vous et c'est
pourquoi je puis souffrir avec vous! » Quel
gage de sincérité dans la compassion,
quand on peut ajouter, comme Jésus à
Thomas : « Tu doutes? mets ta main dans mon
côté et, en retirant tes doigts
tachés de sang, tu verras bien que j'y porte
une plaie ».
Ne t'abats donc pas, ô pauvre
âme! Qui que tu sois, redresse-toi, reste
debout et marche dans le Devoir et la Sympathie. Au
front qui s'abaisse dans la tristesse, l'ombre de
la terre; au front qui se relève dans la
foi, la lumière du ciel. Il y a deux hommes
qui doivent rester debout afin de rayonner sur les
autres : c'est l'homme de la conscience et l'homme
de la douleur, car ils portent tous deux une
auréole divine.
O notre Dieu, tu es la source du
courage, de la vaillance et du relèvement,
car tu es la force qui redresse, la puissance de
salut qui nous remet debout
à l'heure des défaillances et du
désespoir. Descends donc dans notre coeur,
souvent las de la vie et qui ne sait plus trouver
la source de la patience, de la confiance, de
l'idéal. Penche-toi sur nous ; tends-nous la
main, relève-nous, dis à notre
âme : « Relève-toi, ne crains
rien ! » Toi qui nous donnes et qui nous
continues la vie, accorde-nous à la fois le
pain quotidien du corps et le pain spirituel de
notre âme. Et apprends-nous à prier
pour les autres, car c'est en pensant à
autrui qu'on trouve le meilleur moyen de s'oublier
soi-même.
2
COR. IV.
L'oubli et le souvenir. Avez-vous
parfois songé aux rôles contraires et
pourtant complémentaires de ce défaut
et de cette qualité qui caractérisent
la mémoire?
L'oubli est une défaillance de
notre cerveau, c'est entendu. Pourtant qui sait si,
en fin de compte, il ne faudrait pas le
bénir comme une grâce du ciel, au lieu
de le déplorer comme une lacune de notre
organisation psychique ?
Supposez l'effroyable supplice de notre
être physique et moral, si tout ce qui vient
le frapper de l'extérieur, émotions,
sensations, s'y fixait pour toujours avec
l'acuité du premier choc, l'intensité
de la première minute. Nous ne pourrions pas
supporter bien longtemps cet état de
surexcitation et de sursaturation. Dans une
existence où tout notre passé
resterait pour ainsi dire présent,
s'accumulerait, jour
après jour, heure après heure,
à la façon d'une neige tombant sans
répit et sans jamais fondre, nous
succomberions bien vite sous le faix
écrasant!
Mais, doucement, le temps accomplit son
oeuvre; il élague, il estompe, il efface
dans les souvenirs. Il ne laisse qu'une ligne d'un
paysage, un trait d'une lettre, un mot d'une
phrase, un peu de cendre d'une fournaise, un regard
d'une vie, un soupir d'une bouche
aimée...
Et il faut qu'il en soit ainsi parce que
l'actualité nous réclame sans cesse.
Au mystérieux tableau noir qu'est notre
âme, des choses nouvelles doivent s'inscrire.
Demain est là qui attend ; hier et
aujourd'hui doivent lui laisser la place, parce que
la vie est une perpétuelle
révélation. De là, la
nécessité, par une main invisible,
d'effacer pour qu'une autre main, invisible aussi,
inscrive encore du nouveau.
Le rôle de l'oubli est donc plus
providentiel peut-être, en tout cas plus
bienfaisant que nous ne nous l'étions
figuré jusqu'ici. Qui dira son action
salutaire dans les fortunes adverses et les
douloureuses épreuves! Les grands malheurs
de l'humanité prise en masse ou les grands
malheurs de chacun de nous pris individuellement
subissent ce bienfaisant effacement par l'oubli et
c'est
pour cela que nous pouvons durer.
Depuis que les hommes luttent contre les
forces de la nature, que d'abîmes se sont
entrouverts sous leurs pas! Que de frôles
esquifs chargés de rêves et d'amour
ont fait naufrage! Mais oublieux des agonies d'hier
et des désastres du passé, de
nouvelles barques sortent toujours des
ports...
Cependant voici le miracle : l'oubli
n'est jamais total en nous; il a pour frère
inséparable le souvenir.
Le souvenir! Vous êtes-vous
parfois arrêté à la
beauté de composition, d'étymologie
de certains mots? Souvent les mots sont des oeuvres
d'art auxquelles ont collaboré, avec amour,
les pauvres imaginations du passé. Ils sont
parfois d'une expression saisissante et d'une
plénitude de sens qui fait qu'on tombe en
extase devant eux au moment de les employer. Ainsi
en est-il de ce mot souvenir. Le souvenir ! Quelque
chose qui vient 'd'en dessous. D'où cela ?
On ne sait pas ; de ces mystérieuses
profondeurs, de ces réserves
insoupçonnées, enfouies dans les
arcanes de l'inconscient! Et
cela remonte soudain comme une source, comme une de
ces belles fleurs aquatiques qu'on voit tout
à coup s'épanouir à la surface
d'un lac.
Ils étaient en nous, les
souvenirs, et nous ignorions leur présence.
Qui les a éveillés, remués,
appelés à la lumière? Personne
; il suffit d'un rien et le souvenir jaillit,
activant le battement joyeux de notre coeur ou
mouillant de larmes nos yeux.
Or, le souvenir, c'est presque toujours
de la réalité qui s'épure, de
la vulgarité qui s'idéalise. Il y a
en nous un merveilleux artiste en retouches : nous
lui fournissons des éléments
quelconques, il les transmue en matière
précieuse ; nous lui livrons des portraits
humains, il en dégage des lignes
divines.
Nous en avons fait maintes fois
l'expérience. Le souvenir d'un bonheur ou
d'une peine se nuance et s'auréole de
teintes qui n'existaient pas dans les circonstances
et les événements d'où
naissent ces réminiscences. Le souvenir de
ceux qui nous quittent ne correspond plus à
leur image exacte ; dans la résurrection qui
s'opère, apparaît un être
spirituel que nous n'avions pas su voir du temps
où il vivait près de nous.
Le souvenir est donc l'associé de
l'oubli ; à eux deux ils
font un triage : le premier collectionne pour
l'éternité, tandis que le second
jette au néant pour toujours. Et quand on y
regarde de près, on constate ceci : de notre
mémoire sort la vision des choses
matérielles, alors qu'y subsiste et s'y
précise la vision des choses
spirituelles.
Ainsi se confirme le mot de
l'apôtre : Ce qui est visible n'est que pour
un temps, mais l'invisible est
éternel.
Et ce travail inconscient du souvenir
qui, lentement, fait remonter en nous des
beautés spirituelles, tandis que s'effacent
les laideurs des réalités d'ordre
matériel, nous prouve qu'en dernière
analyse, l'être humain est une âme,
avant même que d'être un corps et qu'il
travaille toujours, par l'esprit et pour l'esprit,
dans le domaine des choses invisibles, à
créer des réalités qui ne
passent pas, qui vivent autant que nous et qui
subsisteront toujours.
Il y a là un grand enseignement
à retenir c'est que dès maintenant
nous créons des choses invisibles et
éternelles ; c'est que dès ici-bas,
c'est déjà au triomphe de la partie
divine de nous-mêmes que nous assistons ; et
il faut bénir l'oubli comme il faut
bénir le souvenir, puisque le premier
désencombre la vie des visions
matérielles trop inférieures, tandis
que l'autre dresse, toujours
plus haut dans la lumière, les vraies
réalités du monde de
l'esprit.
O notre Dieu, dans notre pauvre
existence éphémère où
tant de souvenirs s'accumulent et nous
obsèdent, dont nous ne tirons le plus
souvent que des impressions de tristesse et de
découragement en songeant à tout ce
qu'ils représentent de ruines
d'espérances, de rêves morts,
d'affections disparues, de choses et d'êtres
évanouis pour jamais, apprends-nous à
découvrir ce qui peut et doit subsister.
Apprends-nous à chercher la trace lumineuse
et bienfaisante des heures de bonheur, ce que nous
pouvons en extraire pour notre âme, de valeur
morale et spirituelle. Apprends-nous à nous
souvenir de nos bénédictions d'hier
pour avoir des coeurs reconnaissants et
apprends-nous à nous souvenir aussi de nos
erreurs, de nos fautes, de nos ingratitudes, pour
en acquérir de l'expérience, du
repentir et pour en faire surgir de bonnes
résolutions qui transformeront notre
volonté, notre caractère pour
l'avenir que tu nous réserves encore. Que de
nos malheurs, de nos épreuves, nous sachions
retirer également des leçons de
confiance et de résignation
chrétiennes.
Tous nos jours ne sombreront pas alors dans
l'abîme du
passé mort ; nous saurons en extraire de la
force et de la lumière pour mieux comprendre
notre vie d'aujourd'hui et pour mieux la consacrer
à ton service dans l'esprit de notre divin
Maître.
- Je le vois, mais dans l'avenir ;
- Je le contemple, mais dans le lointain
- Un Sceptre sortira de Jacob ;
- Une étoile montera d'Israël.
- (NOMBRES XXIV, 17)
Noël! Il y a, dans cette charmante et
paisible scène de la crèche,
l'histoire d'une grande espérance, les
accumulations d'une expérience
millénaire : c'est le point d'aboutissement
de l'idéal messianique en
Israël.
Sceptre ou Étoile, entre ces deux
mots oscille la notion de Messie. Le peuple de Dieu
croit à l'avenir, croît à la
vie. Il attend, du mystérieux effort
combiné des formes vivantes à
naître et de l'Esprit qui les
pénétrera, la
révélation suprême des
postulats de sa conscience et de sa foi. Une
personnalité inconnue surgira un jour ; elle
incarnera en elle le Messie. Mais que de retouches
successives dans l'ébauche de cette vision!
Car Israël la voit, mais
vaguement ; il la contemple, mais dans les
lointains. Ce Messie, sera-t-il Sceptre ou
Étoile? c'est-à-dire puissance
dominatrice montant de la terre, ou rayonnante
splendeur descendant du ciel ? Tout est
là.
Trois étapes bien marquées
se retrouvent dans l'évolution de
l'idée messianique ; on peut les
résumer en trois mots : Force, justice,
Bonté.
Voici d'abord l'idéal de la Force
: le Messie sera le guerrier porte-glaive, le
conquérant rouge de sang devant lequel nulle
puissance ne pourra subsister. Puis, on incline
vers l'idéal de justice. La force
régnera, mais grâce au terrible
justicier qui, tenant ses assises, fera'
comparaître tous les ouvriers
d'iniquités pour les anéantir du seul
souffle de sa bouche. Enfin l'esquisse se
précise ; et voici le grand prophète
qui trace le portrait définitif : Le Messie,
ce sera l'homme de douceur et de douleur ; le
Sauveur d'âmes, plein de pitié, qui
prendra sur lui nos infirmités, qui
n'écrasera point le roseau froissé,
qui n'éteindra pas le lumignon fumant
encore.
Quelle distance parcourue dans le
domaine spirituel! Que de progrès
réalisés dans l'état de ces
grands inspirés!...
Dirai-je que le même processus
dans l'idéal se répète
toujours à travers l'histoire? Les Nations,
les Églises, les Individus passent par les
mêmes phases.
Sceptre ou Étoile, toutes les
aspirations, chez les peuples modernes, comme chez
les âmes d'aujourd'hui, s'expliquent par la
dualité de cette vision qui apparaît,
sur l'écran de l'actualité,
tantôt avec sa première forme, et
tantôt avec sa seconde.
Les peuples ont cru à la force et
y croient encore. Armements formidables, sous
prétexte de défense, mais non
toujours sans arrière-pensée
d'agression ! Hélas ! nous savons ce que
cela coûte et ce qu'il en coûte quand
se déchaîne le fléau de la
guerre. Aussi, instruits par le spectacle des
effroyables hécatombes, arrivons-nous au
second stade des expériences d'Israël :
la justice. Les nations s'organisent en
société, sous l'égide de cette
austère protectrice. Mais la justice,
malgré les balances qui sont l'attribut de
son prestige plus que de son autorité, est
obligée de garder un glaive à son
flanc pour faire respecter ses arrêts. Et
l'on pense alors, avec mélancolie, à
ce que pourrait faire un peu plus de Christianisme
dans ce concert des grandes
nations civilisées. Malheureusement
l'étoile du Christ est encore trop bas sur
leur horizon.
Les Églises, elles aussi, ont
parcouru ou parcourent la même voie dans la
poursuite de leur rêve messianique. Le
Christianisme a caressé l'espérance
d'imposer, par la force, le joug d'une domination
temporelle ou d'une tyrannie dogmatique en
s'appuyant sur le bras séculier.
Après la faillite d'un pareil idéal,
révoltant les consciences asservies, il a
renoncé à la manière forte des
inquisitions et des dragonnades. Les Églises
essaient maintenant de s'installer sur le second
plan, plus élevé, de la justice, en
entrant généreusement en
collaboration avec les porte-paroles des grandes
revendications sociales. Mais qu'elles prennent
garde! Elles ne doivent pas oublier qu'il faut
aller plus haut, jusqu'au divin Maître, car
elles risqueraient de se compromettre avec des
partis outranciers qui soufflent la haine de
classes, Les Églises ne doivent pas perdre
de vue la vision du Crucifié qui, dans son
rêve de solidarité et de
fraternité universelle, nous invite à
la paix par la fusion de toutes les distinctions
sociales
autour de
sa table sainte et de sa croix d'amour.
Et quant à chacun de nous, ne la
refaisons-nous pas individuellement, cette
expérience d'Israël ? Nous
commençons tous par mettre notre confiance
dans la force. Dominer, imposer son « moi
» par l'intransigeance de ses idées ou
l'ascendant d'une volonté inflexible ;
écraser, s'il le faut, tous les obstacles
pour affirmer sa personnalité et atteindre
les buts de son ambition, c'est le premier
idéal qu'on ait, en entrant dans la vie. Et
puis, après les déceptions et les
défaites de l'égoïsme
autoritaire, on se replie sur l'idée de
justice, on parle de. son droit méconnu ; on
en appelle à la conscience des
honnêtes gens et l'on sort de la vie active
avec amertume et rancoeur. C'est la crise où
sombrent souvent le sens moral et le sentiment
religieux. Et pourtant, c'est l'heure du Christ ;
les sceptres sur lesquels on s'appuyait se brisent,
mais l'étoile du Fils de l'Homme se
lève. À ses rayons s'éclaire
un nouvel aspect de la vie fait de renoncement
à soi-même, de bonté
compatissante, de persévérance
joyeuse dans le sacrifice pour des rédemptions
collectives.
Et quand nous en arrivons à comprendre ce
qu'a de fécond cet idéal, nous sommes
bien près de pouvoir dire, comme
André à son frère Simon-Pierre
: « Nous avons trouvé le Messie
».
O notre Dieu, tu connais notre
destinée et nous, nous l'ignorons. Entre tes
mains repose le secret de notre avenir.
Délivre-nous des préoccupations, des
angoisses inutiles pour en percer l'insondable
mystère.
Apprends-nous à regarder au jour
présent que tu nous donnes de voir et de
vivre. Là sont des joies, des
espérances, des obligations, des
tâches immédiates.
S'acquitter en fidèle serviteur,
en chrétien confiant et courageux, de notre
devoir, de tous nos devoirs, tel est le mot d'ordre
que tu nous donnes au matin de chaque
journée. Et nous te remercions, ô
notre Père, d'avoir su ménager pour
nous, dans ta sagesse infinie, les
révélations successives de ta
volonté au cours des jours, plus ou moins
nombreux, que tu nous donnes de passer ici-bas.
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