Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Noël 1930

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Lecture : Luc, II, 1-20.

 

CHERS AUDITEURS,
CHERS CORELIGIONNAIRES,

En ce jour où toute la Chrétienté, dans ses différentes Églises, célèbre la douce fête de la naissance du Christ, nous avons pensé qu'il serait bienfaisant, qu'il serait réconfortant, pour tant d'âmes disséminées, loin de tout groupement religieux, retenues par l'âge, la maladie, l'infirmité, dans la solitude du foyer désert ou assombri par le deuil, dans le silence des salles d'hôpitaux, d'entendre quelque chose du divin message de Noël ; et nous exprimons ici notre gratitude au poste de Radio-Lyon qui, si obligeamment, a mis son microphone à notre service pour nous permettre de réaliser cette bonne intention.

La fête de Noël revient. Une fois de plus, pour en méditer le mystérieux charme, nous avons relu le récit de saint Luc et de saint Matthieu, ces pages initiales des Évangiles, aux enluminures de vieux manuscrit, aux grâces naïves de portail gothique ; et nous voudrions noter ici quelques-unes des impressions ressenties à cette lecture.

Une première remarque à faire, c'est que, suivant l'état d'âme où l'on se trouve, certaines parties de ces récits semblent se mouvoir, se déplacer, passer du dernier au premier plan, s'illuminer ou s'évanouir dans l'ombre. Ainsi, cette voix d'allégresse des anges, traversant le ciel en chantant : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! », ne nous fait pas tressaillir aujourd'hui comme naguère, comme elle le fera peut-être encore demain. Involontairement, nous songeons à cette nuit de Noël, terrible sur notre vieux continent, et qui ne peut être douce qu'aux privilégiés de la fortune ; à cette nuit d'hiver où les anges ne descendent plus, où toutes les étoiles sont fixes, n'ont que des palpitations glaciales, d'impitoyables sourires à tant de pauvres êtres qui meurent de froid et de faim.

« Paix sur la terre » ... La paix, ah! certes, nous en souhaitons l'avènement sur notre pauvre planète, ravagée par l'horreur incessante des guerres et surtout de cette dernière plus effroyable que toutes les autres. Mais, malgré tant de généreux efforts et de laborieux concours de bonnes volontés entre les nations, nous restons quelque peu sceptiques sur l'intronisation définitive de cette divine hôtesse parmi les hommes.

Les Mages, aux silhouettes bizarres, chargés d'étoffes de prix et d'encensoirs d'or, qui nous semblaient jadis comme l'emblème souhaitable d'une soumission de la science à la foi, ne nous rappellent plus guère en ce jour que l'agenouillement d'une ignorance cabalistique aux pieds d'un Messie incompris.

Hérode même, dont la cruauté met à mort les innocents de Bethléem, ne nous inspire plus d'indignation ; car il n'est ni du passé, ni du présent : il n'est qu'un représentant, peut-être un peu plus farouche et sournois que les autres d'une tyrannie qui se met en garde contre l'empiétement et la suprématie d'une puissance spirituelle.

Ce n'est pas non plus le vieillard Siméon, saluant le consolateur d'Israël, qui nous émeut. Et pourtant, que de fois nous avons relu, en pareille circonstance, ses prophétiques paroles sur l'opposition et la contradiction que rencontrera le Messie au cours des âges ! Ce qui nous touche, ce n'est pas enfin le mot poignant qu'il jette à la jeune mère : « Une épée te percera l'âme », glaive de souffrance enfoncé au coeur par l'enfant qu'on a chéri ; épée des rêves déçus dont la blessure finit par donner la mort! Non, ce qui nous frappe et nous arrête aujourd'hui, dans la mystique histoire, c'est la crèche, c'est le berceau.
Qui dira ce que l'humanité a tiré et tire encore d'idéal, de consolation, du pauvre berceau de Jésus ?
Un berceau! c'est toujours un nid d'espérances : on peut, autour d'un berceau, recréer un monde, reconcevoir l'histoire et la transfigurer pour l'avenir ; car, dans chaque berceau, nous mettons toujours un Messie.

L'antique humanité, juive ou païenne, qui marchait dans l'ombre de la mort, a cru voir se lever une grande lumière en se penchant sur la crèche du petit enfant. Elle s'est sentie couverte de souillures, en proie à une infinie détresse, décrépite et toujours ignorante ; mais c'est auprès de ce berceau qu'elle a trouvé l'idéal du rajeunissement, la foi au progrès dans la vie heureuse, découlant de la justice et de la pureté. Et ce vieux monde s'est remis en marche comme les mages, avec une étoile de plus dans son ciel - mais quelle étoile! Il est retourné courageusement à sa misère, comme les bergers, mais avec un souvenir d'extase en son coeur. Dès lors, sa confiance dans le divin enfant fut sans bornes ; malgré l'ombre qui le suit, le mystère de souffrance qui l'enserre, il répète le mot naïf de la Samaritaine « Le Messie nous annoncera toutes choses ».

Pour nous aussi, le berceau de Noël garde un attrait sans égal. Le retour périodique de cette fête, proclamant la joie d'une naissance, nous incline aux réconfortantes pensées. Le christianisme, disons-nous, est bien vieux,; dans sa pérégrination de dix-neuf siècles à travers les systèmes des théologiens et l'âme pesante des foules, il a subi le sort de tout ce qui dure : il a contracté des rides, il porte des callosités de vieillard. On voudrait refaire son histoire ; lui enlever la trace des ans et des milieux qu'il traversa. Oh! le retrouver tout nouveau, tout jeune, n'étant encore qu'un trésor de promesses, n'étant que le petit enfant emmailloté, dont les pieds ne se sont ni endurcis, ni souillés aux boues sanglantes de notre terre!...
Or, cette pieuse ambition, nous pouvons la réaliser chaque année en méditant la scène de la Nativité. Oui, nous revenons à toi avec un grand frisson d'espérance, ô crèche de Bethléem! car tu nous apprends à nous agenouiller avec prière et confiance près de tout ce qui éclôt, palpite, doit prospérer et conquérir! Que ce soit le berceau du Sauveur ou celui d'un enfant de notre chair ; que ce soit le début d'un siècle, l'aurore d'une idée, le projet d'une grande oeuvre, le plan d'une réorganisation sociale, l'entrée en scène d'une personnalité d'élite ou d'une génération nouvelle, nous saluons en tout cela le germe mystérieux qui s'éveille, l'apparition de la vie, preuve perpétuelle et consolante de l'immense labeur de Dieu qui réalise progressivement l'incarnation de son Messie.

Et c'est pourquoi nous terminons cette courte méditation du jour de Noël par cette prière qui monte aujourd'hui spontanément de nos coeurs de chrétiens :

« 0 toi qui guides les destinées du monde, Dieu de la Vie, Dieu de l'Esprit, ne nous abandonne pas aux emprises exclusives de l'existence égoïste, vulgaire, jouisseuse et matérielle ; ne nous laisse pas succomber en proie aux fatalités du mal, du malheur, de la mort sans espérance. Montre-nous ton intervention incessante dans nos efforts, nos luttes, nos souffrances, nos larmes et nos sacrifices.

Viens à notre aide quand nous cherchons sincèrement le règne de la justice et de la Paix ici-bas. Et rappelle-nous qu'un jour, dans la trame obscure de l'histoire, tu as fait naître parmi les humains, comme une apparition lumineuse, Celui qui reste à tout jamais le Sauveur parce qu'il a proclamé en ton nom le triomphe de la pitié, de la douceur, de la solidarité généreuse et de la sympathie fraternelle, en répétant, sans se lasser, comme il continue a le faire à travers les siècles, depuis l'humble crèche de Bethléem, jusqu'à son dernier soupir sur la croix sanglante du Calvaire :

« 0 Hommes, vous êtes tous frères, aimez-vous les uns les autres. je vous donne ma paix. Que la paix règne parmi vous ».

 


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L'hôte invisible de notre âme

 

Lecture: JEAN XV, 1 à 11.

CHERS AUDITEURS,

La Présence du Christ en nous est un fait d'expérience dont nul chrétien ne peut douter. Chaque jour, à chaque heure, nous constatons que l'esprit de Jésus tient une place de premier ordre dans les plus hautes manifestations de notre vie intérieure.

Nous ne pouvons nous soustraire à cette présence invisible ; l'emprise du Christianisme est indubitable chez tous ceux qui s'appliquent à gravir les hauts sommets de la spiritualité. Jésus reste pour ceux-là l'inspirateur par excellence ; il demeure positivement en eux ; il est la conscience vivante de leur conscience morale la plus pure.

Devant Jésus, nous ne pouvons nous empêcher de ressentir le frisson du Beau moral, l'attrait d'une personnalité sans égale. Vous pouvez trouver à critiquer, à blâmer dans tout autre modèle et chez tout autre maître ; en Jésus, rien à reprendre. Au contraire, vous serez enthousiasmés plus vous le connaîtrez ; vous éprouverez de plus en plus, des satisfactions profondes, de délicieux ravissements, quand vous le rencontrerez sur les routes de votre vie, et j'entends par là dans vos sentiments, dans vos actes, dans vos instants de graves décisions, dans les mille détails, en apparence insignifiants, du labeur quotidien. Oui, partout et toujours, l'exemple de Jésus vous poursuivra, vous stimulera ou vous aiguillonnera de remords.

À force de contempler le Maître et d'écouter sa voix, vous l'avez introduit en vous-mêmes. Par vos yeux qui l'ont vu, par vos oreilles qui l'ont entendu, il a fait son entrée dans vos âmes ; il en est devenu l'hôte assidu et invisible ; et, retenez bien ceci, désormais, il n'en sortira plus, alors même que vous voudriez l'en chasser.

De toutes façons, en vous, il restera quelque chose de Lui. Que vous gardiez fidèlement les principes reçus jadis, au cours d'une instruction religieuse, ou que vous les abandonniez, il vous sera impossible de vous soustraire à la présence de Celui qui a dit : « je demeurerai en vous. Voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin ».
De cette impression, qu'un témoin, un juge siège au centre même de votre être moral, vous tirerez vos plus exquises jouissances intimes comme vos plus angoissants supplices de conscience. En voulez-vous la preuve?

Quand vous serez bons envers ceux qui vous aiment, vous aurez la joie de sentir que vous êtes en harmonie avec celui qui a dit : "Aimez-vous les uns les autres, c'est à ce signe qu'on vous reconnaîtra pour mes disciples ». Quand vous accomplirez scrupuleusement un grand devoir ou la dernière des humbles tâches, il vous répétera : « Cela va bien, bon et fidèle serviteur , sois fidèle dans les petites choses ». Quand vous romprez délibérément, héroïquement, avec une mauvaise habitude, un instinct pervers, une amitié malsaine, vous l'entendrez vous approuver, pour cet acte de vaillance morale et d'amputation courageuse : « Si ton oeil te fait tomber dans le mal, arrache-le ; si ton bras est pour toi une occasion de chute, coupe-le et jette-le loin de toi! ». Quand vous serez sincères, loyaux dans vos paroles, c'est lui qui vous soutiendra par ce précepte : « Que votre oui soit oui, que votre non soit non ». Et dût-il vous en coûter les plus grands ennuis, les plus cruels dommages, vous serez fiers de vous-mêmes à cause de son approbation. Si vous pardonnez une offense, vous serez en accord avec lui. Si vous entreprenez de nettoyer vos souillures, il vous aidera en vous redisant : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu ! ». Si vous cherchez le chemin de la Foi, il vous stimulera par ces mots de confiance en Dieu et en la vie : « Cherchez et vous trouverez ». Quand vous prierez, il vous livrera le secret de la prière, qui ne doit pas être une vaine redite ou une formule creuse, mais un élan de l'âme, un cri sincère du coeur. Et, dans le mystère de votre être, comme dans la chambre close où le Père vous voit seul, seul aussi il pénétrera pour vous apprendre à prier.

Vous retrouverez donc cet hôte invisible, ce suprême ami, ce noble conseiller, ce divin compagnon, partout sur votre route ou mieux sur les chemins de votre pensée. Quand vous marcherez dans le sentier de vérité, il se tiendra à vos côtés pour vous dire : « je suis la Vérité ». Quand vous vous avancerez dans le royaume de la Bonté et du Dévouement, son regard vous encouragera. Quand vous traverserez un passage difficile, une tentation, une crise décisive, sa main puissante saisira la vôtre. Quand vous marcherez dans la lumière, il vous semblera lui-même plus resplendissant de sereine clarté ; et à l'heure obscure de l'épreuve, des définitifs adieux d'ici-bas, c'est lui qui vous enseignera comment on accepte l'Inévitable en l'entrevoyant sous l'aspect d'une volonté paternellement divine qui conduit de Gethsémané au Calvaire, mais de la Croix à la Résurrection.

Mais, voici l'autre preuve de cette présence en vous du Christ : Si vous méconnaissez son exemple, si vous reniez ses paroles, vous retrouverez encore Jésus sur les routes lamentables de votre vie et dans les profondeurs dépravées de votre âme. Il va entrer dans toutes vos tristesses et dans tous vos remords, comme il avait pénétré dans toutes vos exaltations et vos joies.
Jugez plutôt : Est-il possible que vous descendiez les degrés du vice sans que la vision du Sauveur vous réapparaisse dans toute sa pureté ? sans que certains mots de l'Évangile éveillent de douloureux souvenirs en vos coeurs ? Si vous avez vu Jésus, est-il possible que vous puissiez haïr un frère, une soeur, sans entendre sa voix murmurer : « Celui qui se met en colère contre son frère sera passible de la Géhenne » ? Est-ce que vous pourrez calomnier, médire ou simplement critiquer, sans que tout à coup vous revienne en mémoire le mot fameux - « Hypocrite, ôte premièrement la poutre qui est dans ton oeil, après quoi tu retireras la paille qui est dans l'oeil de ton frère ? ». Pouvez-vous vous laisser glisser dans le mensonge, dans la dissimulation, sans percevoir cette invective : « Insensés! vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais au dedans vous êtes pleins de rapine et d'iniquités! » Est-ce que vous pouvez retomber dans la dévotion hypocrite ou le culte formaliste et orgueilleux, sans que retentisse à vos oreilles, comme une clameur de tonnerre, l'apostrophe aux Pharisiens et aux Scribes : « Malheur à vous, sépulcres blanchis! ». Est-ce que vous pourrez redescendre dans la vie matérielle, égoïste et vulgaire de basse jouissance, sans vous rappeler cette apologie de l'idéalisme : « Que servirait-il à un homme de gagner le monde s'il perdait son âme? ». Est-ce que vous pourrez trahir la Vérité, la justice ou l'Amour, sans rien sentir, sur vous, de ce douloureux regard qui fit éclater Pierre en sanglots dans la nuit du reniement?

Le devoir du chrétien est donc de faire tous ses efforts pour garder le contact avec l'esprit du divin Maître ; de s'attacher à lui par tous les moyens pour rester sous l'influence de sa présence bienfaisante. Suivre Jésus, c'est convier sa propre âme à l'épanouissement d'une mentalité supérieure dans l'air pur des hautes cimes de l'idéal. S'éloigner de lui, c'est s'exposer à redescendre dans la nuit et les miasmes mortels des bas-fonds. Puisqu'il nous promet sa présence, restons avec lui et disons-lui, comme ses premiers disciples : A qui irions-nous, Seigneur, toi seul as les paroles de la vie éternelle ».
Et nous conclurons par cette prière :

O Père qui nous as révélé en Jésus ta volonté, qui nous as donné en lui la source d'un esprit capable de féconder nos âmes, ne permets pas que nous laissions se dessécher et se tarir cette source bénie. Apprends-nous à aller y puiser le rafraîchissement pour nos pensées, nos sentiments et toute notre vie morale. Nous avons à chaque instant, tu le sais, besoin d'une force spirituelle qui se renouvelle en nous, d'une conscience qui ne se corrompe pas par les apports des eaux troubles venant des souillures quotidiennes. Apprends-nous à garder la pureté de notre âme, la limpidité de notre coeur qui doit refléter ton image. Apprends-nous à vivre dans cet esprit lumineux du Christ, toujours imprégné de bonté, de dévouement, de pardon, de confiance en toi, en la vie, en l'humanité fraternelle ; et qu'avec lui, par lui, en lui, nous réalisions ici-bas, toujours plus fidèlement, l'oeuvre de vérité, de justice et d'amour qu'il a confiée à ceux dans le coeur desquels il a réellement fait sa demeure.

 


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Les intimes du Maître

 

Lecture : Les Béatitudes.

« Il en choisit douze pour être avec lui ». (Luc 6: 13)

Dans notre dernière méditation, nous avons parlé de la personnalité du Christ qui, par son esprit, devient comme l'hôte invisible et toujours présent de notre âme. Aujourd'hui, nous voudrions parler des disciples, de ces douze qu'il a choisis et qui l'ont accompagné pendant tout le cours de son ministère, qui ont vécu dans son intimité ; de là ce titre : les Intimes du Maître.

La religion de Jésus travaille sur les foules, mais l'esprit de Jésus façonne surtout des individualités. Le Christianisme crée des Églises, le Maître seul crée des disciples ; si bien que le mot de saint Marc est toujours vrai:
Il en choisit douze pour être avec lui.

Pourquoi ces douze? Pourquoi cette mise à part d'un groupe privilégié? Jésus a-t-il le dédain des multitudes? Non ; il est le berger des foules ; il en a souci et pitié ; mais, à l'encontre de tant de nos contemporains, il n'est pas un flatteur du peuple et ne s'illusionne pas sur sa valeur. Qu'est donc la foule pour Jésus? Rappelez-vous quelques-unes des images qu'il emploie : la foule, c'est la terre où l'on sème à pleines mains, mais où une partie de la semence ne trouve jamais de sol propice ; que de ronces ! que d'endroits pierreux 1 que de grandes routes où le pied du vulgaire écrase la pauvre petite graine d'idéal! La foule, c'est quelque chose d'obscur, de profond comme la mer, où l'on peut faire de merveilleuses captures, mais d'où le filet ramène d'innombrables, d'inutilisables impuretés. La foule, c'est la moisson mêlée d'ivraie, c'est l'immense troupeau qui erre à l'aventure, auquel il faudrait des bergers. Donc, si Jésus parle à la foule, s'il a en vue, au milieu d'elle, l'élaboration d'un royaume de justice et d'amour, il sait que l'oeuvre sera longue et difficile ; il entrevoit des mécomptes, des triages, des éliminations nécessaires.
Et c'est pourquoi, tout en poursuivant avec patience son ingrate mission de prédicateur populaire, il cherche à produire, par son influence directe et son intimité quotidienne, des individualités ; il en prend douze pour être avec lui.

Sur la valeur et l'oeuvre des individualités, Jésus fonde la plus haute espérance. Ici encore les comparaisons qu'il emploie sont autant de révélations ; il a vu des villes situées sur des montagnes, aperçues de loin par la caravane comme un lieu de refuge et d'hospitalité ; voilà le rôle attractif et réconfortant du disciple sur les fatigués et chargés. Il a vu la femme pétrir la farine en y mêlant un peu de levain : voilà l'action du disciple qui s'exercera de proche en proche dans l'inertie des multitudes. Il a vu le mélange salutaire du sel qui assaisonne et arrête la corruption : voilà l'intervention conservatrice et assainissante du disciple dans tous les milieux qui fermentent, dans tous les bas-fonds d'infamie.
Il en choisira donc douze pour être avec lui.

Et quels procédés emploiera-t-il pour transformer ces hommes? Nous ne le saurons jamais complètement ; il les aimera, il les comprendra surtout. Dans le bloc informe de l'individualité première, il voit de suite l'être spirituel qu'on peut dégager ; et onze fois sur douze - car il y eut une lugubre exception, - il réussit à changer ou mieux à utiliser ce qui n'était qu'un produit de l'hérédité et de l'éducation, ce qu'on appelait alors : « La chair et le sang ».

Que leur disait-il? Que leur expliquait-il DANS cette intimité de tous les instants? Nous l'ignorons également. Il y a l'évangile de l'évangile qui nous manquera toujours, que nulle découverte de manuscrit ne nous rendra, texte que nul savant ne saura reconstituer. Le soir, sur la terrasse de quelque maison galiléenne, ou dans les crépuscules du lac, ou les prières à l'aube, sur les collines, ils étaient là, les douze ; et le Maître parlait, sondant leurs âmes, découvrant la sienne, leur apparaissant tour à tour humain et divin...

Dès lors, ces pauvres êtres se sont différenciés d'eux-mêmes, de leur milieu ; et ce changement s'explique par ce fait qu'il les avait choisis pour être avec lui.

Sans doute, vous objecterez qu'ils avaient quelque prédisposition à ce changement radical. C'est probable. Il est même certain que le Christ ne les a choisis qu'après un de ces regards scrutateurs qui faisaient dire à saint Jean : « Il savait ce qu'il y a dans le coeur de l'homme ». D'ailleurs, les êtres susceptibles d'entrer dans le Royaume portent toujours une marque d'élection. Il faut avoir un fond de pureté native pour voir le divin ; une bonté indulgente pour conquérir le monde ; il faut avoir souffert la faim et la soif de justice pour chercher des rassasiements ; il faut avoir pleuré pour apprécier la douceur des consolations ; bref, on ne pénètre dans l'intimité du Maître qu'en étant accessible aux grandes aspirations et aux profondes détresses.

Ceux que Jésus excelle à façonner, à redresser sont donc déjà des êtres de nature délicate et affinée par la souffrance ou par l'usure de la vie ; mais à ceux-là, par exemple, il a quelque chose à dire et on les reconnaît toujours par la frappe nouvelle qu'il leur donne, par un singulier relief d'effigie.

De là, cette élite des douze, cette poignée d'individualités qui va se perpétuant et même se multipliant avec les âges, et qu'il ne faut pas confondre avec l'Église. L'Église peut compter des millions d'adeptes, eux restent les douze, n'ayant de raison d'être que dans leur infime minorité ; c'est leur petit nombre qui mène la masse, qui se distingue d'elle par sa valeur d'aristocratie morale et religieuse, par la délicatesse d'une race de sélection, qu'on reconnaît toujours comme ayant été avec lui.

Regardez-les, ces intimes du Maître ; vous les retrouverez à chaque pas dans l'histoire. Ils sont là au début de toute généreuse revendication, de tout mouvement émancipateur, dans le recueillement de toutes les prières fécondes.

Chaque fois qu'il s'agit de poser un problème de conscience, d'allumer une vérité, de poursuivre une oeuvre de pitié, ils sont là. Et, par leur manière de concevoir l'action, de prêcher l'espérance, on les reconnaît toujours, ceux qui ont été avec lui.

Et ces intimes peuvent être des humbles parmi les humbles ; on dit de suite : les voilà. Ce n'est pas à leurs prières, à leurs citations bibliques, à leurs airs de dévotion qu'on les distingue ; c'est à je ne sais quelle exquise saveur d'âme, indépendante du rang, de la culture et de la race. Cette distinction perce sans forcer le regard, s'empare de vous sans réclame, mais vous ne vous trompez pas : Ceux-là ont été avec lui.

Qu'il s'agisse, en effet, de rapports extérieurs ou mondains, qu'il s'agisse de relations sociales ou commerciales, il y a une vision des choses qui est spécifiquement chrétienne ; qu'il s'agisse d'un obstacle à briser, d'une tentation à vaincre, il y a une vaillance morale qui est spécifiquement chrétienne ; qu'il s'agisse d'un droit à défendre, d'un devoir à comprendre, d'une honte à stigmatiser, il y a une loyauté de conscience qui est spécifiquement chrétienne ; qu'il s'agisse d'une épreuve à subir, d'une souffrance à endurer, d'un sacrifice à accepter, d'une offense à pardonner, d'une de ces passes d'angoisse où la chair frémit, il y a des états d'âmes qui sont spécifiquement chrétiens! Et n'aurait-on vécu qu'une heure dans l'intimité dont je parle, on sent bien que le Maître est là et qu'on a été avec lui.
En revanche, essayez d'enlever du cercle de vos connaissances ou du cadre de l'histoire une de ces individualités d'élite, et vous supprimerez un levain puissant, vous éteindrez une lumière, vous affadirez une saveur. Vous comprendrez trop tard qu'il y avait là une force inexplicable, mais rayonnante.

Travaillons donc à devenir des intimes du Maître, à lui amener des âmes de frères, comme André conduisant Simon. Si nous restons le petit nombre, si nous devons voir, comme on nous l'annonce, les foules se détacher de nous dans un monde qui se déchristianise, demandons au Maître d'être parmi les douze qu'il appelle de génération en génération. Il n'y aura rien de perdu pour l'avenir si, dans cette société incrédule et matérialiste, se disséminent, avec intelligence et fidélité, ceux qu'il a choisis pour être avec lui.

0 Dieu, Père de Jésus-Christ, et notre Père, nous voudrions, nous aussi, devenir de ces intimes du divin Maître. Dans le tumulte des voix discordantes qui nous sollicitent, qui nous crient d'un ton impératif ou séducteur : Suivez-nous ; apprends-nous à distinguer et à choisir celles qui sont conformes à la grande voix du vrai conducteur d'âmes, du Bon Berger.

Assez de faux bergers, de guides trompeurs, d'accapareurs de foules ou d'individualités qui nous imposent leur volonté, leur idéal d'ambition personnelle, ou d'avilissante moralité! Apprends-nous à suivre le doux Maître, le Directeur spirituel par excellence qui offre à notre âme la plus haute notion du devoir, la plus généreuse et féconde inspiration de la volonté divine en respectant la liberté de chacun, en rapprochant tous les coeurs dans un ardent désir de fraternité. Et, restant dans les remous des multitudes immenses comme une infime minorité de petits groupes actifs et fidèles, comme la phalange d'élite des douze, des vrais intimes du Maître, nous continuerons l'oeuvre des premiers disciples, et nous forcerons l'attention par notre exemple qui fera dire de nous, comme on disait des compagnons du Christ : On voit bien qu'ils ont été avec lui.

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