Lecture : Luc, II, 1-20.
CHERS AUDITEURS,
CHERS CORELIGIONNAIRES,
En ce jour où toute la
Chrétienté, dans ses
différentes Églises,
célèbre la douce fête de la
naissance du Christ, nous avons pensé qu'il
serait bienfaisant, qu'il serait
réconfortant, pour tant d'âmes
disséminées, loin de tout groupement
religieux, retenues par l'âge, la maladie,
l'infirmité, dans la solitude du foyer
désert ou assombri par le deuil, dans le
silence des salles d'hôpitaux, d'entendre
quelque chose du divin message de Noël ; et
nous exprimons ici notre gratitude au poste de
Radio-Lyon qui, si obligeamment, a mis son
microphone à notre service pour nous
permettre de réaliser cette bonne
intention.
La fête de Noël revient. Une
fois de plus, pour en méditer le
mystérieux charme, nous avons relu le
récit de saint Luc et de saint Matthieu, ces pages
initiales
des
Évangiles, aux enluminures de vieux
manuscrit, aux grâces naïves de portail
gothique ; et nous voudrions noter ici
quelques-unes des impressions ressenties à
cette lecture.
Une première remarque à
faire, c'est que, suivant l'état d'âme
où l'on se trouve, certaines parties de ces
récits semblent se mouvoir, se
déplacer, passer du dernier au premier plan,
s'illuminer ou s'évanouir dans l'ombre.
Ainsi, cette voix d'allégresse des anges,
traversant le ciel en chantant : « Paix sur la
terre aux hommes de bonne volonté! »,
ne nous fait pas tressaillir aujourd'hui comme
naguère, comme elle le fera peut-être
encore demain. Involontairement, nous songeons
à cette nuit de Noël, terrible sur
notre vieux continent, et qui ne peut être
douce qu'aux privilégiés de la
fortune ; à cette nuit d'hiver où les
anges ne descendent plus, où toutes les
étoiles sont fixes, n'ont que des
palpitations glaciales, d'impitoyables sourires
à tant de pauvres êtres qui meurent de
froid et de faim.
« Paix sur la terre » ... La
paix, ah! certes, nous en souhaitons
l'avènement sur notre pauvre planète,
ravagée par l'horreur incessante des guerres
et surtout de cette dernière plus effroyable que
toutes les
autres.
Mais, malgré tant de généreux
efforts et de laborieux concours de bonnes
volontés entre les nations, nous restons
quelque peu sceptiques sur l'intronisation
définitive de cette divine hôtesse
parmi les hommes.
Les Mages, aux silhouettes bizarres,
chargés d'étoffes de prix et
d'encensoirs d'or, qui nous semblaient jadis comme
l'emblème souhaitable d'une soumission de la
science à la foi, ne nous rappellent plus
guère en ce jour que l'agenouillement d'une
ignorance cabalistique aux pieds d'un Messie
incompris.
Hérode même, dont la
cruauté met à mort les innocents de
Bethléem, ne nous inspire plus d'indignation
; car il n'est ni du passé, ni du
présent : il n'est qu'un
représentant, peut-être un peu plus
farouche et sournois que les autres d'une tyrannie
qui se met en garde contre l'empiétement et
la suprématie d'une puissance
spirituelle.
Ce n'est pas non plus le vieillard
Siméon, saluant le consolateur
d'Israël, qui nous émeut. Et pourtant,
que de fois nous avons relu, en pareille
circonstance, ses prophétiques paroles sur
l'opposition et la contradiction que rencontrera le
Messie au cours des âges ! Ce qui nous
touche, ce n'est pas enfin le mot poignant qu'il
jette à la
jeune mère : « Une épée
te percera l'âme », glaive de souffrance
enfoncé au coeur par l'enfant qu'on a
chéri ; épée des rêves
déçus dont la blessure finit par
donner la mort! Non, ce qui nous frappe et nous
arrête aujourd'hui, dans la mystique
histoire, c'est la crèche, c'est le
berceau.
Qui dira ce que l'humanité a
tiré et tire encore d'idéal, de
consolation, du pauvre berceau de Jésus
?
Un berceau! c'est toujours un nid
d'espérances : on peut, autour d'un berceau,
recréer un monde, reconcevoir l'histoire et
la transfigurer pour l'avenir ; car, dans chaque
berceau, nous mettons toujours un Messie.
L'antique humanité, juive ou
païenne, qui marchait dans l'ombre de la mort,
a cru voir se lever une grande lumière en se
penchant sur la crèche du petit enfant. Elle
s'est sentie couverte de souillures, en proie
à une infinie détresse,
décrépite et toujours ignorante ;
mais c'est auprès de ce berceau qu'elle a
trouvé l'idéal du rajeunissement, la
foi au progrès dans la vie heureuse,
découlant de la justice et de la
pureté. Et ce vieux monde s'est remis en
marche comme les mages, avec une étoile de
plus dans son ciel - mais quelle étoile! Il
est retourné courageusement à sa
misère, comme les bergers,
mais avec un souvenir d'extase en son coeur.
Dès lors, sa confiance dans le divin enfant
fut sans bornes ; malgré l'ombre qui le
suit, le mystère de souffrance qui
l'enserre, il répète le mot naïf
de la Samaritaine « Le Messie nous annoncera
toutes choses ».
Pour nous aussi, le berceau de Noël
garde un attrait sans égal. Le retour
périodique de cette fête, proclamant
la joie d'une naissance, nous incline aux
réconfortantes pensées. Le
christianisme, disons-nous, est bien vieux,; dans
sa pérégrination de dix-neuf
siècles à travers les systèmes
des théologiens et l'âme pesante des
foules, il a subi le sort de tout ce qui dure : il
a contracté des rides, il porte des
callosités de vieillard. On voudrait refaire
son histoire ; lui enlever la trace des ans et des
milieux qu'il traversa. Oh! le retrouver tout
nouveau, tout jeune, n'étant encore qu'un
trésor de promesses, n'étant que le
petit enfant emmailloté, dont les pieds ne
se sont ni endurcis, ni souillés aux boues
sanglantes de notre terre!...
Or, cette pieuse ambition, nous pouvons
la réaliser chaque année en
méditant la scène de la
Nativité. Oui, nous revenons à toi
avec un grand frisson d'espérance, ô
crèche de Bethléem!
car tu nous apprends à nous agenouiller avec
prière et confiance près de tout ce
qui éclôt, palpite, doit
prospérer et conquérir! Que ce soit
le berceau du Sauveur ou celui d'un enfant de notre
chair ; que ce soit le début d'un
siècle, l'aurore d'une idée, le
projet d'une grande oeuvre, le plan d'une
réorganisation sociale, l'entrée en
scène d'une personnalité
d'élite ou d'une génération
nouvelle, nous saluons en tout cela le germe
mystérieux qui s'éveille,
l'apparition de la vie, preuve perpétuelle
et consolante de l'immense labeur de Dieu qui
réalise progressivement l'incarnation de son
Messie.
Et c'est pourquoi nous terminons cette
courte méditation du jour de Noël par
cette prière qui monte aujourd'hui
spontanément de nos coeurs de
chrétiens :
« 0 toi qui guides les
destinées du monde, Dieu de la Vie, Dieu de
l'Esprit, ne nous abandonne pas aux emprises
exclusives de l'existence égoïste,
vulgaire, jouisseuse et matérielle ; ne nous
laisse pas succomber en proie aux fatalités
du mal, du malheur, de la mort sans
espérance. Montre-nous ton intervention
incessante dans nos efforts, nos luttes, nos
souffrances, nos larmes et nos sacrifices.
Viens à notre aide quand nous
cherchons sincèrement le règne de la
justice et de la Paix ici-bas. Et rappelle-nous
qu'un jour, dans la trame obscure de l'histoire, tu
as fait naître parmi les humains, comme une
apparition lumineuse, Celui qui reste à tout
jamais le Sauveur parce qu'il a proclamé en
ton nom le triomphe de la pitié, de la
douceur, de la solidarité
généreuse et de la sympathie
fraternelle, en répétant, sans se
lasser, comme il continue a le faire à
travers les siècles, depuis l'humble
crèche de Bethléem, jusqu'à
son dernier soupir sur la croix sanglante du
Calvaire :
« 0 Hommes, vous êtes tous
frères, aimez-vous les uns les autres. je
vous donne ma paix. Que la paix règne parmi
vous ».
Lecture: JEAN
XV, 1 à 11.
CHERS AUDITEURS,
La Présence du Christ en nous est
un fait d'expérience dont nul
chrétien ne peut douter. Chaque jour,
à chaque heure, nous constatons que l'esprit
de Jésus tient une place de premier ordre
dans les plus hautes manifestations de notre vie
intérieure.
Nous ne pouvons nous soustraire à
cette présence invisible ; l'emprise du
Christianisme est indubitable chez tous ceux qui
s'appliquent à gravir les hauts sommets de
la spiritualité. Jésus reste pour
ceux-là l'inspirateur par excellence ; il
demeure positivement en eux ; il est la conscience
vivante de leur conscience morale la plus
pure.
Devant Jésus, nous ne pouvons
nous empêcher de ressentir le frisson du Beau
moral, l'attrait d'une personnalité sans
égale. Vous pouvez trouver
à critiquer, à blâmer dans tout
autre modèle et chez tout autre maître
; en Jésus, rien à reprendre. Au
contraire, vous serez enthousiasmés plus
vous le connaîtrez ; vous éprouverez
de plus en plus, des satisfactions profondes, de
délicieux ravissements, quand vous le
rencontrerez sur les routes de votre vie, et
j'entends par là dans vos sentiments, dans
vos actes, dans vos instants de graves
décisions, dans les mille détails, en
apparence insignifiants, du labeur quotidien. Oui,
partout et toujours, l'exemple de Jésus vous
poursuivra, vous stimulera ou vous aiguillonnera de
remords.
À force de contempler le
Maître et d'écouter sa voix, vous
l'avez introduit en vous-mêmes. Par vos yeux
qui l'ont vu, par vos oreilles qui l'ont entendu,
il a fait son entrée dans vos âmes ;
il en est devenu l'hôte assidu et invisible ;
et, retenez bien ceci, désormais, il n'en
sortira plus, alors même que vous voudriez
l'en chasser.
De toutes façons, en vous, il
restera quelque chose de Lui. Que vous gardiez
fidèlement les principes reçus jadis,
au cours d'une instruction religieuse, ou que vous
les abandonniez, il vous sera impossible de vous
soustraire à la présence de Celui qui
a dit : « je demeurerai en
vous. Voici, je suis avec vous tous les jours,
jusqu'à la fin ».
De cette impression, qu'un
témoin, un juge siège au centre
même de votre être moral, vous tirerez
vos plus exquises jouissances intimes comme vos
plus angoissants supplices de conscience. En
voulez-vous la preuve?
Quand vous serez bons envers ceux qui
vous aiment, vous aurez la joie de sentir que vous
êtes en harmonie avec celui qui a dit :
"Aimez-vous les uns les autres, c'est à ce
signe qu'on vous reconnaîtra pour mes
disciples ». Quand vous accomplirez
scrupuleusement un grand devoir ou la
dernière des humbles tâches, il vous
répétera : « Cela va bien, bon
et fidèle serviteur , sois fidèle
dans les petites choses ». Quand vous romprez
délibérément,
héroïquement, avec une mauvaise
habitude, un instinct pervers, une amitié
malsaine, vous l'entendrez vous approuver, pour cet
acte de vaillance morale et d'amputation courageuse
: « Si ton oeil te fait tomber dans le mal,
arrache-le ; si ton bras est pour toi une occasion
de chute, coupe-le et jette-le loin de toi! ».
Quand vous serez sincères, loyaux dans vos
paroles, c'est lui qui vous soutiendra par ce
précepte : « Que votre oui soit oui,
que votre non soit non ». Et dût-il vous
en coûter les plus grands ennuis, les plus cruels
dommages,
vous serez fiers de vous-mêmes à cause
de son approbation. Si vous pardonnez une offense,
vous serez en accord avec lui. Si vous entreprenez
de nettoyer vos souillures, il vous aidera en vous
redisant : « Heureux ceux qui ont le coeur
pur, car ils verront Dieu ! ». Si vous
cherchez le chemin de la Foi, il vous stimulera par
ces mots de confiance en Dieu et en la vie : «
Cherchez et vous trouverez ». Quand vous
prierez, il vous livrera le secret de la
prière, qui ne doit pas être une vaine
redite ou une formule creuse, mais un élan
de l'âme, un cri sincère du coeur. Et,
dans le mystère de votre être, comme
dans la chambre close où le Père vous
voit seul, seul aussi il pénétrera
pour vous apprendre à prier.
Vous retrouverez donc cet hôte
invisible, ce suprême ami, ce noble
conseiller, ce divin compagnon, partout sur votre
route ou mieux sur les chemins de votre
pensée. Quand vous marcherez dans le sentier
de vérité, il se tiendra à vos
côtés pour vous dire : « je suis
la Vérité ». Quand vous vous
avancerez dans le royaume de la Bonté et du
Dévouement, son regard vous encouragera.
Quand vous traverserez un passage difficile, une
tentation, une crise décisive, sa main
puissante saisira la vôtre.
Quand vous marcherez dans la lumière, il
vous semblera lui-même plus resplendissant de
sereine clarté ; et à l'heure obscure
de l'épreuve, des définitifs adieux
d'ici-bas, c'est lui qui vous enseignera comment on
accepte l'Inévitable en l'entrevoyant sous
l'aspect d'une volonté paternellement divine
qui conduit de Gethsémané au
Calvaire, mais de la Croix à la
Résurrection.
Mais, voici l'autre preuve de cette
présence en vous du Christ : Si vous
méconnaissez son exemple, si vous reniez ses
paroles, vous retrouverez encore Jésus sur
les routes lamentables de votre vie et dans les
profondeurs dépravées de votre
âme. Il va entrer dans toutes vos tristesses
et dans tous vos remords, comme il avait
pénétré dans toutes vos
exaltations et vos joies.
Jugez plutôt : Est-il possible que
vous descendiez les degrés du vice sans que
la vision du Sauveur vous réapparaisse dans
toute sa pureté ? sans que certains mots de
l'Évangile éveillent de douloureux
souvenirs en vos coeurs ? Si vous avez vu
Jésus, est-il possible que vous puissiez
haïr un frère, une soeur, sans entendre
sa voix murmurer : « Celui qui se met en
colère contre son frère sera passible
de la Géhenne » ? Est-ce que vous
pourrez calomnier, médire
ou simplement critiquer, sans que tout à
coup vous revienne en mémoire le mot fameux
- « Hypocrite, ôte premièrement
la poutre qui est dans ton oeil, après quoi
tu retireras la paille qui est dans l'oeil de ton
frère ? ». Pouvez-vous vous laisser
glisser dans le mensonge, dans la dissimulation,
sans percevoir cette invective : «
Insensés! vous nettoyez le dehors de la
coupe et du plat, mais au dedans vous êtes
pleins de rapine et d'iniquités! »
Est-ce que vous pouvez retomber dans la
dévotion hypocrite ou le culte formaliste et
orgueilleux, sans que retentisse à vos
oreilles, comme une clameur de tonnerre,
l'apostrophe aux Pharisiens et aux Scribes : «
Malheur à vous, sépulcres blanchis!
». Est-ce que vous pourrez redescendre dans la
vie matérielle, égoïste et
vulgaire de basse jouissance, sans vous rappeler
cette apologie de l'idéalisme : « Que
servirait-il à un homme de gagner le monde
s'il perdait son âme? ». Est-ce que vous
pourrez trahir la Vérité, la justice
ou l'Amour, sans rien sentir, sur vous, de ce
douloureux regard qui fit éclater Pierre en
sanglots dans la nuit du reniement?
Le devoir du chrétien est donc de
faire tous ses efforts pour garder le contact avec
l'esprit du divin Maître ; de s'attacher
à lui par tous les moyens
pour rester sous l'influence de sa présence
bienfaisante. Suivre Jésus, c'est convier sa
propre âme à l'épanouissement
d'une mentalité supérieure dans l'air
pur des hautes cimes de l'idéal.
S'éloigner de lui, c'est s'exposer à
redescendre dans la nuit et les miasmes mortels des
bas-fonds. Puisqu'il nous promet sa
présence, restons avec lui et disons-lui,
comme ses premiers disciples : A qui irions-nous,
Seigneur, toi seul as les paroles de la vie
éternelle ».
Et nous conclurons par cette
prière :
O Père qui nous as
révélé en Jésus ta
volonté, qui nous as donné en lui la
source d'un esprit capable de féconder nos
âmes, ne permets pas que nous laissions se
dessécher et se tarir cette source
bénie. Apprends-nous à aller y puiser
le rafraîchissement pour nos pensées,
nos sentiments et toute notre vie morale. Nous
avons à chaque instant, tu le sais, besoin
d'une force spirituelle qui se renouvelle en nous,
d'une conscience qui ne se corrompe pas par les
apports des eaux troubles venant des souillures
quotidiennes. Apprends-nous à garder la
pureté de notre âme, la
limpidité de notre coeur qui doit
refléter ton image. Apprends-nous à
vivre dans cet esprit lumineux du Christ, toujours
imprégné
de bonté, de dévouement, de pardon,
de confiance en toi, en la vie, en
l'humanité fraternelle ; et qu'avec lui, par
lui, en lui, nous réalisions ici-bas,
toujours plus fidèlement, l'oeuvre de
vérité, de justice et d'amour qu'il a
confiée à ceux dans le coeur desquels
il a réellement fait sa demeure.
Lecture : Les Béatitudes.
« Il en choisit douze pour
être avec lui ».
(Luc
6: 13)
Dans notre dernière
méditation, nous avons parlé de la
personnalité du Christ qui, par son esprit,
devient comme l'hôte invisible et toujours
présent de notre âme. Aujourd'hui,
nous voudrions parler des disciples, de ces douze
qu'il a choisis et qui l'ont accompagné
pendant tout le cours de son ministère, qui
ont vécu dans son intimité ; de
là ce titre : les Intimes du
Maître.
La religion de Jésus travaille
sur les foules, mais l'esprit de Jésus
façonne surtout des individualités.
Le Christianisme crée des Églises, le
Maître seul crée des disciples ; si
bien que le mot de saint Marc est toujours
vrai:
Il en choisit douze pour être avec
lui.
Pourquoi ces douze? Pourquoi cette mise
à part d'un groupe privilégié?
Jésus a-t-il le dédain des
multitudes? Non ; il est le berger des foules ; il
en a souci et pitié ; mais, à
l'encontre de tant de nos contemporains, il n'est
pas un flatteur du peuple et ne s'illusionne pas
sur sa
valeur.
Qu'est donc la foule pour Jésus?
Rappelez-vous quelques-unes des images qu'il
emploie : la foule, c'est la terre où l'on
sème à pleines mains, mais où
une partie de la semence ne trouve jamais de sol
propice ; que de ronces ! que d'endroits pierreux 1
que de grandes routes où le pied du vulgaire
écrase la pauvre petite graine
d'idéal! La foule, c'est quelque chose
d'obscur, de profond comme la mer, où l'on
peut faire de merveilleuses captures, mais
d'où le filet ramène d'innombrables,
d'inutilisables impuretés. La foule, c'est
la moisson mêlée d'ivraie, c'est
l'immense troupeau qui erre à l'aventure,
auquel il faudrait des bergers. Donc, si
Jésus parle à la foule, s'il a en
vue, au milieu d'elle, l'élaboration d'un
royaume de justice et d'amour, il sait que l'oeuvre
sera longue et difficile ; il entrevoit des
mécomptes, des triages, des
éliminations nécessaires.
Et c'est pourquoi, tout en poursuivant
avec patience son ingrate mission de
prédicateur populaire, il cherche à
produire, par son influence directe et son
intimité quotidienne, des
individualités ; il en prend douze pour
être avec lui.
Sur la valeur et l'oeuvre des
individualités, Jésus fonde la plus
haute espérance. Ici encore les comparaisons qu'il
emploie
sont autant de révélations ; il a vu
des villes situées sur des montagnes,
aperçues de loin par la caravane comme un
lieu de refuge et d'hospitalité ;
voilà le rôle attractif et
réconfortant du disciple sur les
fatigués et chargés. Il a vu la femme
pétrir la farine en y mêlant un peu de
levain : voilà l'action du disciple qui
s'exercera de proche en proche dans l'inertie des
multitudes. Il a vu le mélange salutaire du
sel qui assaisonne et arrête la corruption :
voilà l'intervention conservatrice et
assainissante du disciple dans tous les milieux qui
fermentent, dans tous les bas-fonds
d'infamie.
Il en choisira donc douze pour
être avec lui.
Et quels procédés
emploiera-t-il pour transformer ces hommes? Nous ne
le saurons jamais complètement ; il les
aimera, il les comprendra surtout. Dans le bloc
informe de l'individualité première,
il voit de suite l'être spirituel qu'on peut
dégager ; et onze fois sur douze - car il y
eut une lugubre exception, - il réussit
à changer ou mieux à utiliser ce qui
n'était qu'un produit de
l'hérédité et de
l'éducation, ce qu'on appelait alors :
« La chair et le sang ».
Que leur disait-il? Que leur
expliquait-il DANS cette intimité de tous
les instants? Nous l'ignorons
également. Il y a l'évangile de
l'évangile qui nous manquera toujours, que
nulle découverte de manuscrit ne nous
rendra, texte que nul savant ne saura reconstituer.
Le soir, sur la terrasse de quelque maison
galiléenne, ou dans les crépuscules
du lac, ou les prières à l'aube, sur
les collines, ils étaient là, les
douze ; et le Maître parlait, sondant leurs
âmes, découvrant la sienne, leur
apparaissant tour à tour humain et
divin...
Dès lors, ces pauvres êtres
se sont différenciés
d'eux-mêmes, de leur milieu ; et ce
changement s'explique par ce fait qu'il les avait
choisis pour être avec lui.
Sans doute, vous objecterez qu'ils
avaient quelque prédisposition à ce
changement radical. C'est probable. Il est
même certain que le Christ ne les a choisis
qu'après un de ces regards scrutateurs qui
faisaient dire à saint Jean : « Il
savait ce qu'il y a dans le coeur de l'homme
». D'ailleurs, les êtres susceptibles
d'entrer dans le Royaume portent toujours une
marque d'élection. Il faut avoir un fond de
pureté native pour voir le divin ; une
bonté indulgente pour conquérir le
monde ; il faut avoir souffert la faim et la soif
de justice pour chercher des rassasiements ; il
faut avoir pleuré pour apprécier la
douceur des consolations ; bref,
on ne pénètre dans l'intimité
du Maître qu'en étant accessible aux
grandes aspirations et aux profondes
détresses.
Ceux que Jésus excelle à
façonner, à redresser sont donc
déjà des êtres de nature
délicate et affinée par la souffrance
ou par l'usure de la vie ; mais à
ceux-là, par exemple, il a quelque chose
à dire et on les reconnaît toujours
par la frappe nouvelle qu'il leur donne, par un
singulier relief d'effigie.
De là, cette élite des
douze, cette poignée d'individualités
qui va se perpétuant et même se
multipliant avec les âges, et qu'il ne faut
pas confondre avec l'Église. L'Église
peut compter des millions d'adeptes, eux restent
les douze, n'ayant de raison d'être que dans
leur infime minorité ; c'est leur petit
nombre qui mène la masse, qui se distingue
d'elle par sa valeur d'aristocratie morale et
religieuse, par la délicatesse d'une race de
sélection, qu'on reconnaît toujours
comme ayant été avec lui.
Regardez-les, ces intimes du
Maître ; vous les retrouverez à chaque
pas dans l'histoire. Ils sont là au
début de toute généreuse
revendication, de tout mouvement
émancipateur, dans le recueillement de
toutes les prières fécondes.
Chaque fois qu'il s'agit de poser un problème
de conscience,
d'allumer une vérité, de poursuivre
une oeuvre de pitié, ils sont là. Et,
par leur manière de concevoir l'action, de
prêcher l'espérance, on les
reconnaît toujours, ceux qui ont
été avec lui.
Et ces intimes peuvent être des
humbles parmi les humbles ; on dit de suite : les
voilà. Ce n'est pas à leurs
prières, à leurs citations bibliques,
à leurs airs de dévotion qu'on les
distingue ; c'est à je ne sais quelle
exquise saveur d'âme, indépendante du
rang, de la culture et de la race. Cette
distinction perce sans forcer le regard, s'empare
de vous sans réclame, mais vous ne vous
trompez pas : Ceux-là ont été
avec lui.
Qu'il s'agisse, en effet, de rapports
extérieurs ou mondains, qu'il s'agisse de
relations sociales ou commerciales, il y a une
vision des choses qui est spécifiquement
chrétienne ; qu'il s'agisse d'un obstacle
à briser, d'une tentation à vaincre,
il y a une vaillance morale qui est
spécifiquement chrétienne ; qu'il
s'agisse d'un droit à défendre, d'un
devoir à comprendre, d'une honte à
stigmatiser, il y a une loyauté de
conscience qui est spécifiquement
chrétienne ; qu'il s'agisse d'une
épreuve à subir, d'une souffrance
à endurer, d'un sacrifice à accepter,
d'une offense à pardonner, d'une de ces passes
d'angoisse où
la chair frémit, il y a des états
d'âmes qui sont spécifiquement
chrétiens! Et n'aurait-on vécu qu'une
heure dans l'intimité dont je parle, on sent
bien que le Maître est là et qu'on a
été avec lui.
En revanche, essayez d'enlever du cercle
de vos connaissances ou du cadre de l'histoire une
de ces individualités d'élite, et
vous supprimerez un levain puissant, vous
éteindrez une lumière, vous affadirez
une saveur. Vous comprendrez trop tard qu'il y
avait là une force inexplicable, mais
rayonnante.
Travaillons donc à devenir des
intimes du Maître, à lui amener des
âmes de frères, comme André
conduisant Simon. Si nous restons le petit nombre,
si nous devons voir, comme on nous l'annonce, les
foules se détacher de nous dans un monde qui
se déchristianise, demandons au Maître
d'être parmi les douze qu'il appelle de
génération en
génération. Il n'y aura rien de perdu
pour l'avenir si, dans cette société
incrédule et matérialiste, se
disséminent, avec intelligence et
fidélité, ceux qu'il a choisis pour
être avec lui.
0 Dieu, Père de
Jésus-Christ, et notre Père, nous
voudrions, nous aussi, devenir de ces intimes du
divin Maître. Dans le tumulte des voix discordantes
qui nous
sollicitent, qui nous crient d'un ton
impératif ou séducteur : Suivez-nous
; apprends-nous à distinguer et à
choisir celles qui sont conformes à la
grande voix du vrai conducteur d'âmes, du Bon
Berger.
Assez de faux bergers, de guides
trompeurs, d'accapareurs de foules ou
d'individualités qui nous imposent leur
volonté, leur idéal d'ambition
personnelle, ou d'avilissante moralité!
Apprends-nous à suivre le doux Maître,
le Directeur spirituel par excellence qui offre
à notre âme la plus haute notion du
devoir, la plus généreuse et
féconde inspiration de la volonté
divine en respectant la liberté de chacun,
en rapprochant tous les coeurs dans un ardent
désir de fraternité. Et, restant dans
les remous des multitudes immenses comme une infime
minorité de petits groupes actifs et
fidèles, comme la phalange d'élite
des douze, des vrais intimes du Maître, nous
continuerons l'oeuvre des premiers disciples, et
nous forcerons l'attention par notre exemple qui
fera dire de nous, comme on disait des compagnons
du Christ : On voit bien qu'ils ont
été avec lui.
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