Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LIVRE 3

LE III ème SIÈCLE

CHAPITRE I

L'École chrétienne d'Alexandrie

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Le IIIe siècle fut, pour l'Église, une période de formidables combats d'idées et de progrès surprenants. Elle dut tenir tête à la malveillance impériale, qui finit par céder. Elle dut lutter contre la philosophie hellénistique, les religions orientales, le Gnosticisme, et elle réussit à formuler sa foi et à se donner une solide organisation.

Elle s'illustre d'abord par l'entrée en scène de l' École d'Alexandrie, avec trois docteurs dont le génie égale les vertus, et de l'Église latine d'Afrique, avec Tertullien que suivra bientôt Cyprien. Les premiers, Origène surtout, vont développer l'homélie, l'exégèse et la philologie sacrées, la spéculation dogmatique. Tertullien va écrire son éloquente Apologétique, et Cyprien va fortifier l'ordre et l'autorité dans l'Église, avec la collaboration des conciles. Ce IIIe siècle marquera la prospérité des grands centres chrétiens, Alexandrie, Carthage, Rome surtout, essor d'autant plus surprenant qu'il fut contrarié par des persécutions systématiques, celles de Septime-Sévère en 202, de Décius (250), de Valérien (258) et de Dioclétien (303), ainsi que par les convulsions politiques et les invasions des Barbares. Pour l'intelligence de notre histoire, rappelons les grands traits de cette période si tourmentée.

Le meurtre de Commode (31 décembre 192) fut suivi de violentes compétitions, qui se terminèrent par le triomphe de la dynastie des Sévères. Septime-Sévère, originaire de Tripolitaine, établit fortement sa domination après la défaite et la mort de deux rivaux, en particulier d'Albinus, chef de l'armée de Gaule, battu près de Lyon le 19 février 197. Il affaiblit l'autorité du Sénat, accrut l'importance administrative des chevaliers et prodigua ses faveurs à l'armée, dont il tirait sa force. Aidé par de grands jurisconsultes, tels que Papinien, préfet du prétoire, et Ulpien, il fit des lois protectrices des enfants et des femmes. Il pourvut au ravitaillement de Rome et l'orna d'un Arc de Triomphe sur le Forum et d'un vaste palais sur le Palatin. Il dut lutter contre les Parthes et put fortifier contre eux la Mésopotamie. Caracalla, son fils (211-217), continuateur de sa politique, fit d'énormes constructions (les Thermes de Rome). Il périt au cours d'une guerre contre les Parthes. Après le règne très court (217-218) de Macrin et celui d'Elagabal, Levantin dissolu (218-222), un cousin de ce dernier, Alexandre Sévère, fut porté à l'empire. Doux et de moeurs pures, d'une piété large qui l'avait poussé à réunir dans son oratoire les bustes d'Abraham, d'Orphée et de Jésus, il accomplit d'utiles réformes avec le concours d'Ulpien, préfet du prétoire. Il réussit à conserver la Mésopotamie envahie, mais il fut tué à Mayence, en 235, par ses soldats, irrités de sa faiblesse à l'égard des Germains. A la suite de divers règnes troublés, Décius, originaire de l'Illyricum, fut proclamé en 248, mais il périt en 251 dans une expédition contre les Goths.

Valérien, porté au trône par les légions du Rhin (253), confia l'Occident à son fils Gallien et se réserva l'Orient. Leur règne fut désolé par de terribles invasions. Valérien marcha contre le roi perse Sapor, qui avait repris la Mésopotamie et envahi la Syrie, mais il fut vaincu et Antioche dévastée (260). Il y eut ensuite plusieurs empereurs simultanés. Quant à Gallien, impuissant à, repousser les Goths et les Hérules des Balkans, il fut assassiné par ses soldats (268). Claude II, originaire de Dalmatie, élu à sa place, réussit à battre les Goths et à pacifier le Bas-Danube. Malheureusement, il périt de la peste (270).

L'unité de l'Empire fut rétablie par Aurélien (270-275), natif de Sirmium, en Pannonie (près du Danube), vaillant général et bon administrateur. il vainquit Zénobie, la belliqueuse reine de Palmyre, qui s'était emparée de l'Égypte et de presque toute l'Asie-Mineure, et il détruisit sa capitale, puis il retira les positions romaines sur la rive droite du Danube, en Mésie. En Italie, il construisit un mur d'enceinte pour protéger Rome. À l'intérieur, il rétablit l'ordre et les finances. Sa mort violente (275) fut le signal d'une, terrible invasion des Germains en Gaule. L'empereur Probus les rejeta, en 277, au delà du Rhin, mais il fut tué (282). À la suite de plusieurs règnes éphémères, le Dalmate Dioclétien fut proclamé (17 septembre 284).

Persuadé que le meilleur moyen de sauver l'Empire était de partager l'autorité suprême, Il nomma César, puis Auguste (286) un Pannonien d'origine obscure mais bon général, Maximien, et Il s'établit à Nicodémie, en Bithynie, d'où il pouvait surveiller le Danube et l'Euphrate, tandis que son associé se fixait à Milan, près des Alpes et du Rhin. En 293, il créa une tétrarchie. Constance Chlore (le p^le), proclamé César et adopté par Maximien, gouverna l'Espagne, la Gaule et la Bretagne, avec Trèves pour capitale. Galère, choisi par Dioclétien, régit la péninsule des Balkans avec Sirmium pour résidence. L'empereur Principal diminua les pouvoirs des préfets du prétoire et des gouverneurs de provinces, et il hérissa la Gaule de forteresses destinées à arrêter les Barbares, dont il enrôla d'ailleurs un certain nombre. Cette période fut attristée par des guerres contre les paysans révoltés de la Gaule septentrionale, contre divers usurpateurs qui furent vaincus, contre les Perses qui durent reconnaître la domination romaine jusque sur la haute vallée du Tigre. Le 1er mai 305, Dioclétien abdiqua par principe, suivi par Maximien. Galère et Constance Chlore, devenus empereurs, nommèrent deux Césars, Sévère et Maximin Daïa.

Le troisième siècle de l'Église s'ouvre brillamment par le rayonnement du phare théologique que fut l'École chrétienne d'Alexandrie (1).

D'après Eusèbe (H. E. V, 10), il y eut d'assez bonne heure dans cette ville un Institut (chrétien) des Saintes Lettres (Didascaléion tôn iérôn Logôn), dans le genre sans doute des écoles juives qui s'y étaient ouvertes. Le premier directeur qu'il nomme est Pantène, ancien stoïcien, « homme des plus illustres par sa culture». Tout ce qu'on sait de précis à son sujet, c'est qu'il fut le maître de Clément, dit « d'Alexandrie », qui lui rend un bel hommage dans son premier Stromate (ch. 11). « C'était, dit-il, une véritable abeille de Sicile ; il cueillait les fleurs de la prairie prophétique et apostolique ». D'après Jérôme (De Viris, 36), il composa quelques écrits, mais aucun d'eux n'a subsisté. Il fut remplacé, dès le début du IIIe siècle, par Clément, qui semble avoir été pendant quelque temps son collègue dans l'enseignement. Clément (2), d'origine païenne, selon Eusèbe, après avoir beaucoup voyagé, vint s'attacher à Pantène. Devenu son successeur, il dut interrompre son activité en 202, lors de la persécution de Septime-Sévère. Il se retira en Cappadoce, auprès d'un de ses anciens élèves, Alexandre, le futur évêque de Jérusalem. D'après une lettre de cet évêque (211), il y « réconforta et agrandit l'église du Seigneur». Il mourut avant 215 ou 216, date d'une lettre où le même correspondant, écrivant à Origène, parle de lui comme d'un défunt.

Clément doit sa célébrité à trois grands ouvrages (qui nous sont parvenus) : le Convertisseur, le Pédagogue et les Stromates. Les deux premiers réalisent une partie de son plan général, qui était (voir la Préface du Pédagogue) de mettre en lumière le triple rôle du Logos : missionnaire, venu pour gagner les âmes ; éducateur qui, en les purifiant, les rend aptes à recevoir la vérité ; maître, l'enseignant dans son intégralité.

Le Convertisseur, appelé aussi Protreptique (racine protrepeïn, convertir), est une belle Apologie, en douze chapitres, à la gloire du Logos, célébré spécialement dans le préambule (ch. I) et la conclusion (XI et XII). Clément y étudie, avec une grande érudition et une ironie parfois teintée de rhétorique, les rites - ceux des mystères en particulier - les sacrifices et les idoles (II-IV), puis, examinant les opinions des philosophes sur Dieu, il concède qu'ils ont entrevu - Platon surtout - la vérité, pénétrée par les seuls prophètes d'Israël (V-IX). Il conteste, en terminant, le devoir, revendiqué par les païens, de rester fidèle à sa tradition cultuelle nationale.

Dans le Pédagogue, ouvrage en trois livres, sous ce nom qui désignait, à Athènes, l'esclave chargé de surveiller un enfant jusqu'à l'adolescence, Clément dépeint le rôle pédagogique, purificateur, du Logos. On y sent un mélange de pensée morale stoïcienne et d'esprit biblique, tourné contre les gnostiques, surtout Marcion, qui voyaient trop dans les chrétiens des «enfants» (nepioï) incapables de s'élever à la perfection. Il déclare que le baptême est une « illumination » qui leur permet de voir Dieu et de se sanctifier. Les livres II et III sont des aperçus de morale pratique. En une revue détaillée et assez décousue, Clément, s'inspirant à la fois des écrits évangéliques et pauliniens et des préceptes stoïciens (3), guide les fidèles dans tous les détails de leur existence : nourriture, vêtements, toilette (4), ameublement, gymnastique, vie de famille et vie sociale. Il s'y montre énergique contre les vices de son temps, et pourtant modéré, conciliant, apôtre d'un christianisme aimable, qui ne maudit ni le plaisir ni l'argent pourvu que l'on en fasse un bon usage. Son style est clair mais assez chargé de citations profanes.

Les Stromates (5), ou Variétés, ne doivent pas être confondus avec le livre du « maître » annoncé par Clément, et l'on peut tout au plus, avec E. de Faye, les regarder comme une série d'essais destinés à le préparer. Pourtant, ils le remplacent quelque peu, par le tableau qu'ils tracent du « parfait gnostique », c'est-à-dire du chrétien accompli. C'est là, en effet, ce qui fait l'intérêt profond des Stromates, avec la question, également capitale, de l'utilisation de la philosophie Profane par l'Église. Le livre I établit qu'il est permis et utile au fidèle d'étudier la pensée grecque ainsi que les sciences. Le second insiste sur la sublimité de la foi chrétienne, source de la vraie gnose. Dans les deux livres suivants, Clément met en lumière les deux traits qui distinguent la gnose évangélique de celle des gnostiques : la recherche de la sainteté et l'amour pour Dieu s'exprimant par le martyre. Le livre V traite des symboles et allégories et montre les emprunts des Grecs à la philosophie juive et chrétienne. Le sixième et le septième décrivent la figure et la vie du véritable gnostique. Le huitième est l'ébauche d'un traité de logique, d'inspiration hellénistique (6).

On le voit, Clément, apologète à l'esprit large, influencé par les méthodes grecques qui l'avaient formé, reconnaissait dans la philosophie une part de vérité, due à la fois à des emprunts que Platon aurait faits aux Écritures et à une inspiration directe du Logos. Il faisait entrer cette pensée - surtout celle des stoïciens - dans la gnose supérieure, qu'il résumait dans le terme (platonicien et philonien) de la « connaissance de Dieu », cause première au-dessus du lieu, du temps, même de la pensée (7). Quant à la valeur littéraire des Stromates, elle est inégale ; le style y est tantôt élégant, tantôt négligé et même obscur, et la composition souffre de l'abus des digressions et d'une érudition parfois inutile.

Les dates des trois grands écrits de Clément sont incertaines. Il a probablement composé les deux premiers avant son départ d'Alexandrie et le troisième en Cappadoce.

Signalons encore son homélie très connue, pleine de mesure et d'onction sur ce sujet : Quel est le riche qui peut être sauvé ? (sur le texte Marc, 10, 17-31). Pour lui, la fortune n'est pas un obstacle au salut si l'on voit dans son possesseur un simple usufruitier. De plus, si l'on en fait un sage emploi, elle est un bien pour le pauvre et même pour le riche. À la fin de ce discours on peut lire l'histoire du jeune brigand converti par l'apôtre Jean (reproduite par Eusèbe, H. E. III, 23).

Parmi les ouvrages perdus, dont il ne reste que des fragments, 'le plus important est celui des Esquisses ou Hypotyposes (grec hypotyposeïs), brefs commentaires, au dire d'Eusèbe, selon l'exégèse allégorique, de passages difficiles des livres sacrés, surtout des épîtres pauliniennes (8).

Les vues dogmatiques et ecclésiastiques de Clément ne sont pas son intérêt. Il a été, il est vrai, plutôt moraliste que dogmaticien (de Faye). « Il n'a pas approfondi le mystère divin, écrit J. Pédézert, on est tenté de l'en féliciter. Il fait mieux que de définir laborieusement le Logos ; il l'aime, il le loue, il l'exalte, il l'adore partout, il en fait la source de tous les biens ». Il a eu pourtant quelques idées théologiques, pas très orthodoxes d'ailleurs. D'après le patriarche Photius, qui avait en mains les Hypotyposes, il affirmait l'éternité de la matière, le docétisme et une pluralité de mondes antérieurs à Adam. Ses écrits connus le montrent moins hétérodoxe. Il disait en substance : le Fils est divin mais subordonné au Père, sa substance ressemble à la sienne sans lui être identique. En ce qui touche la rédemption, sous l'influence de la pensée grecque, il voyait dans la souffrance moins un châtiment qu'un moyen d'amender. Pourtant, il parlait parfois en vrai disciple de saint Paul.

Les vues ecclésiastiques de Clément ont été l'objet d'interprétations contradictoires. Certains savants (9) ont souligné, non sans l'exagérer parfois, son indépendance à l'égard de l'église hiérarchique et l'Importance qu'il assignait au parfait gnostique. Par contre, les docteurs catholiques, par exemple Batiffol (L'Église, ch. V), Bardy (Clément d'Al.), insistent sur l'hommage qu'il rendait à la tradition ainsi qu'à l'autorité ecclésiastique, seule digue capable d'arrêter les marées de l'hérésie.

Il est certain que Clément avait le respect de la tradition (paradosis). Dans ses Hypotyposes, il accepte le témoignage des « presbytres d'autrefois ».

Il avait aussi le sentiment profond de l'unité de l'Église. Il l'appelle souvent « l'Église totale » (sympasé ecclésia). Il déclare qu'elle a « comme une unique respiration » (Strom. VII, 6). Il se plaît à l'opposer à la multiplicité des hérésies (Pédag. I, 4). En face de leurs « opinions », elle, représente le « savoir » (épistémé). Pour Clément - Harnack le reconnaît - l'Église est l'Institut de la vraie doctrine. « Celui-là, disait-il, cesse d'être homme de Dieu et fidèle au Seigneur, qui rejette la tradition ecclésiastique » (Strom. VII, 6). Elle se condense dans le « canon », c'est-à-dire la foi transmise par « les prophètes, les évangiles et les discours apostoliques » (Homélie sur la Richesse, 42). Il dit qu'il ne faut pas le « frauder » (Kleptein). Il reproche à certains hérétiques de célébrer l'eucharistie en désaccord avec lui (Strom. 1, 10).

C'est sur cette foi que doit s'appuyer « la gnose ecclésiastique » (Strom. VII, 16). Il ajoute : « Celui-là seul est gnostique pour nous, qui aura vieilli dans l'étude des saintes Écritures, sauvant la rectitude apostolique et ecclésiastique des dogmes » (10). On peut noter aussi chez Clément l'idée sacramentelle. Pour lui, le baptême procure la rémission des péchés et la connaissance de Dieu. Il avait aussi l'idée de la, « succession (diadokhé) apostolique». Il croyait que les apôtres avaient ordonné leurs successeurs "dans la direction des églises, en particulier que Pierre, Jacques et Jean « choisirent Jacques le juste pour évêque de Jérusalem » (Hypotyposes, L. X).

Pourtant, une certaine indépendance venait tempérer, chez Clément, ce respect du canon et de la hiérarchie. Il prenait quelques libertés avec la foi reçue, comme nous l'avons vu plus haut, et son Inspiration personnelle jouait un certain rôle dans sa gnose, en particulier - selon la remarque d'E. de Faye - « dans le choix qu'il faisait des éléments mêmes qu'ils empruntait à la philosophie ». De plus, la suprématie qu'il reconnaissait à l'évêque était bien moins grande que celle qui était déjà admise à Rome et dans les églises d'Occident. Comme le dit Harnack, « la théorie qui attribue aux évêques le contrôle de la vérité du christianisme lui était complètement étrangère » (livre et passage cités).

Origène (11), disciple de Clément, qu'il surpassa en savoir et en renommée, était né en Égypte vers l'an 185 (12). A Alexandrie, il reçut de son père, Léonide, une forte éducation chrétienne. À la mort de ce dernier, victime de la persécution de Septime-Sévère (202), il gagna courageusement sa vie, et celle des siens, en donnant des leçons. En dépit de sa jeunesse, il remplaça, au Didascalée, Clément qui s'était enfui, et il recruta de nombreux disciples. Dans l'exubérance de sa ferveur, il rompit avec la culture profane et vendit ses manuscrits grecs, et il poussa même l'ascétisme jusqu'à s'infliger la mutilation à laquelle un texte biblique (Matth. 19, 12) fait allusion. Revenu à plus de modération, il fit retour à l'hellénisme, pour voir, selon son expression, « ce que les philosophes font profession de dire sur la vérité ». Il suivit les leçons du platonicien Ammonius Saccas, et il apprit de deux stoïciens l'art d'employer l'allégorie.

Son séjour à Alexandrie fut coupé par quelques voyages. Il se rend à Rome, sous le pontificat de Zéphyrin (198-218), « pour voir cette très ancienne église », et en Arabie où l'appelait le gouverneur, désireux de connaître ses doctrines. Il vint aussi en Palestine, à la suite d'une sévère répression par Caracalla de troubles locaux à Alexandrie. Rappelé par Démétrius, évêque de cette ville, il reprit la direction de l'École et son énorme labeur d'écrivain, aidé par un de ses convertis, Ambroise, qui mit à: sa disposition sept tachygraphes et d'assez nombreux copistes.

En 230, Origène, de passage à Césarée, y fut consacré prêtre par les évêques de la région. Démétrius, froissé de cette ordination faite en dehors de lui, obtint d'un synode son annulation et bannit le catéchiste, trop indépendant à ses yeux. Origène vint se fixer à Césarée, dont le rayonnement intellectuel s'étendit sur l'Orient. D'après Eusèbe, il fit deux voyages en Arabie, où il réussit à ramener divers hérétiques à l'Église. En 250, dans la persécution de Décius, il fut arrêté et torturé pendant plusieurs jours. Rendu à la liberté, il ne put survivre à cette cruelle épreuve, vaillamment supportée, et il ne tarda pas à mourir, sans doute à Césarée.

Origène a été un écrivain extrêmement fécond, dans le genre de Calvin. Le catalogue de ses ouvrages a été fait par Eusèbe (13) dans sa biographie de Pamphile, qui les avait tous réunis dans sa bibliothèque de Césarée. L'exemplaire original et unique de sa grande oeuvre de philologie sacrée, Les Hexaples, a disparu avec cette bibliothèque lors de la prise de la ville par les Sarrasins, en 638. D'autres livres d'Origène ont pu être détruits au fort des controverses suscitées par la hardiesse de quelques-unes de ses doctrines, et terminées par leur condamnation solennelle. Il reste heureusement quelques traductions latines, celles de Jérôme et de Rufin (14).

Dans la ville d'Alexandrie, où la philologie classique avait pris naissance au IIIe siècle avant J.-C., sous l'impulsion des savants qui avaient dirigé et enrichi la célèbre bibliothèque du Musée, le goût pour l'étude critique des textes s'était éveillé. Origène, pour sa part, ressentit le besoin d'un bon texte de l'Ancien Testament. Il avait à sa disposition des manuscrits de la Version des Septante pleins de variantes, très différents, d'ailleurs, du texte hébreu Il avait aussi trois traductions grecques, celle d'Aquila (la plus littérale), celle de Symmaque (révision de la précédente) et celle de Théodotion (révision des Septante). Il entreprit un énorme travail comparatif, d'où sortit le monument des Hexaples, qui ne fut achevé qu'à Césarée. Qu'on se figure un manuscrit, dont chaque page était divisée en six colonnes (15). assez étroites. La première et la deuxième donnaient lé texte hébreu, l'une en caractères hébraïques, la seconde en caractères grecs ; la cinquième, celle des Septante, soigneusement revue par Origène. Les trois autres contenaient les trois traductions grecques mentionnées plus haut.

Si les Hexaples sont perdus, on a pu reconstituer la cinquième colonne avec des fragments et surtout avec une bonne partie, de la traduction, très littérale, qu'en a faite, au VIIe siècle, l'évêque Paul de Tella, en Mésopotamie. La reconstitution des Hexaples, entreprise au XVIe siècle, a été continuée de nos jours (16).

Origène n'a pas entrepris la recension du texte grec du Nouveau Testament, mais, en recueillant dans ses écrits les versets qu'ils contiennent, Pamphile et Eusèbe ont pu - comme on devait le faire plus tard pour Calvin'- publier un texte qui, à certains égards, vient de lui.

On lui doit aussi de nombreux ouvrages d'exégèse biblique, des scholies (courtes notes), dont il ne reste presque rien, des homélies, pleines d'érudition mais assez familières, dont beaucoup nous sont parvenues dans les versions latines de Jérôme et de Rufin, et surtout de vastes commentaires, presque entièrement perdus (17). Une bonne partie de ses travaux sur le Cantique des Cantiques et l'épître aux Romains a survécu, grâce à des traductions de Rufin. Il reste aussi de nombreux éléments de son ouvrage sur Matthieu (texte grec complété par une. traduction latine) et la moitié à peine de son gros commentaire sur jean. Ce qui caractérise ces productions considérables, c'est la préoccupation scientifique. Origène s'appliquait à fixer minutieusement le texte après examen des variantes, et à donner des indications chronologiques et géographiques. On doit noter aussi son recours à l'allégorie. Ce qui l'y a poussé, ce n'est pas seulement le goût de son époque pour cette méthode, c'est la nécessité de tenir tête aux hérétiques, prompts à critiquer surtout l'Ancien Testament, avec ses anthropomorphismes, ses passages réalistes ou les sentiments cruels qu'il prête parfois à Dieu. C'est ainsi qu'il présente la fiancée, du Cantique comme un symbole de l'Église et même de l'âme humaine.

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(1) Bibliographie. - Bigg, The Christian Platonists of Alexandria, 2e éd. Oxford 1913 ; Scott-Moncrieff Paganism and Christianity in Egypt, Cambridge 1913 ; Bousset, Jüdisch-chrislicher Schulbetrieb in Alexandria und Rom, Goettingue 1915 ; Heckel, Die Kirche von Egypten, Strasbourg 1918. 
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(2) La meilleure édition de ses oeuvres est celle de Staehlin (série Les Écrivains grecs chrétiens, Leipzig 1905-1909). À consulter : Freppel, Clément d'Al., Paris 1865 ; Deiber, Clément d'Al. et l'Égypte, Le Caire 1904 ; de Faye Clément d'Al. Étude sur les rapports du Christianisme et de la Philosophie grecque au lIle siècle. 2e éd. 1906 ; Meyboom, Clemens Al., Leyde 1912 ; Tollington, Clement of Al., Londres 1914 ; Patrick, Clement of Al., Édimbourg 1914 ; Bardy, Clément d'Al. (coll. Les Moralistes chrétiens, Paris 1926). 
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(3) Comme l'a montré Paul Wendland (1886), il a transcrit dans ces deux livres la substance d'un ouvrage (perdu) du stoïcien Musonius. 
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(4) Signalons le passage très connu (L. III, 2) sur la coquetterie des femmes, dont l'âme reste laide sous leurs belles parures. Il les compare aux temples égyptiens, dont le sanctuaire contient un crocodile ou un serpent. 
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(5) Terme tiré du grec stromata qui signifie « tapisseries ». Le titre complet est : Tapisseries de mémoires gnostiques sur la vraie philosophie. 
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(6) A la suite de ce livre. les manuscrits, donnent deux séries de fragments, intitulées l'une Extraits abrégés de Thédote l'autre Morceaux choisis tirés des écrits prophétiques, - notes Prises par Clément pour ses cours. 
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(7) Voir Puech, L. Ill grecque, T. II, p. 348-349.
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(8) On possède, en latin, les commentaires sur 1 Pierre, 1 et 2 Jean et Jude, sous le titre de Adumbrationes. Ils proviennent de Cassiodore. 
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(9) Harnack, Manuel, T. 1, 4e éd., p. 403 ; Loofs, Leitfaden, p. 167. Bardenhewer pense que, en pratique, Clément n'était pas « un homme de tradition » (T. II, p. 59). 
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(10) En grec : tèn apostolikén kat ecclesiastikén sôzôn orthotomian tôn dogmatôn. 
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(11) Bibliographie. - Freppel, Origène, Paris 1968 ; Denis, De la philosophie d'Origène, Paris 1884 ; Prat, Origène, le théologien et l'interprète, Paris 1907 ; Eug. de Faye, Origène, T. I (Sa biographie et ses écrits), Paris 1927 ; T. II (L'Ambiance philosophique), Paris 1927 ; T. II (La Doctrine), Paris 1928 ; Puech, Littér. grecque, II, 357-439.
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(12) Sa vie nous est connue par les détails d'Eusèbe (H. E., VI), son grand admirateur, qui composa son Apologie, avec le concours de Pamphile, de Césarée.
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(13) Il nous est connu par une lettre de Jérôme à Paula (n° 33), qui le reproduit. 
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(14) on peut consulter aussi la Philocalie, recueil des eus beaux morceaux d'Origène, dû aux évêques Basile et Grégoire de Nazianze (IVe siècle). Rééditée par Robinson, Cambridge 1893. 
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(15) Cette division a donné à l'ouvrage son nom (Hexaples, en grec, signifie « sextuples »). 
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(16) Édition Field (Oxford, 1867-1875), complétée par dom Germain Morin, Mercati et Taylor. 
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(17) Des commentaires sur la Genèse (12 livres), sur 41 Psaumes (46 livres), Ezéchiel (25 livres), il ne reste que quelques fragments. Celui sur les douze petits prophètes (25 livres) a disparu. 
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