Le IIIe
siècle fut, pour l'Église, une période de formidables combats d'idées
et de progrès surprenants. Elle dut tenir tête à la malveillance
impériale, qui finit par céder. Elle dut lutter contre la philosophie
hellénistique, les religions orientales, le Gnosticisme, et elle
réussit à formuler sa foi et à se donner une solide organisation.
Elle s'illustre d'abord par l'entrée
en scène de l' École d'Alexandrie, avec trois docteurs dont le génie
égale les vertus, et de l'Église latine d'Afrique, avec Tertullien que
suivra bientôt Cyprien. Les premiers, Origène surtout, vont développer
l'homélie, l'exégèse et la philologie sacrées, la spéculation
dogmatique. Tertullien va écrire son éloquente Apologétique, et
Cyprien
va fortifier l'ordre et l'autorité dans l'Église, avec la
collaboration
des conciles. Ce IIIe siècle marquera la prospérité des grands centres
chrétiens, Alexandrie, Carthage, Rome surtout, essor d'autant plus
surprenant qu'il fut contrarié par des persécutions systématiques,
celles de Septime-Sévère en 202, de Décius (250), de Valérien (258) et
de Dioclétien (303), ainsi que par les convulsions politiques
et
les invasions des Barbares. Pour l'intelligence de notre histoire,
rappelons les grands traits de cette période si tourmentée.
Le meurtre de Commode (31 décembre
192) fut suivi de violentes compétitions, qui se terminèrent par le
triomphe de la dynastie des Sévères. Septime-Sévère,
originaire
de Tripolitaine, établit fortement sa domination après la
défaite et la mort de deux rivaux, en particulier d'Albinus, chef de
l'armée de Gaule, battu près de Lyon le 19 février 197. Il affaiblit
l'autorité du Sénat, accrut l'importance administrative des chevaliers
et prodigua ses faveurs à l'armée, dont il tirait sa force. Aidé par
de
grands jurisconsultes, tels que Papinien, préfet du prétoire, et
Ulpien, il fit des lois protectrices des enfants et des femmes. Il
pourvut au ravitaillement de Rome et l'orna d'un Arc de Triomphe sur
le
Forum et d'un vaste palais sur le Palatin. Il dut lutter contre les
Parthes et put fortifier contre eux la Mésopotamie. Caracalla, son
fils
(211-217), continuateur de sa politique, fit d'énormes constructions
(les Thermes de Rome). Il périt au cours d'une guerre contre les
Parthes. Après le règne très court (217-218) de Macrin et celui
d'Elagabal, Levantin dissolu (218-222), un cousin de ce dernier,
Alexandre Sévère, fut porté à l'empire. Doux et de moeurs pures, d'une
piété large qui l'avait poussé à réunir dans son oratoire les bustes
d'Abraham, d'Orphée et de Jésus, il accomplit d'utiles réformes avec
le
concours d'Ulpien, préfet du prétoire. Il réussit à conserver la
Mésopotamie envahie, mais il fut tué à Mayence, en 235, par ses
soldats, irrités de sa faiblesse à l'égard des Germains. A la suite de
divers règnes troublés, Décius, originaire de l'Illyricum, fut
proclamé
en 248, mais il périt en 251 dans une expédition contre les Goths.
Valérien, porté au trône par les
légions du Rhin (253), confia l'Occident à son fils Gallien et se
réserva l'Orient. Leur règne fut désolé par de terribles invasions.
Valérien marcha contre le roi perse Sapor, qui avait repris la
Mésopotamie et envahi la Syrie, mais il fut vaincu et Antioche
dévastée
(260). Il y eut ensuite plusieurs empereurs simultanés. Quant à
Gallien, impuissant à, repousser les Goths et les Hérules des Balkans,
il fut assassiné par ses soldats (268). Claude II, originaire de
Dalmatie, élu à sa place, réussit à battre les Goths et à pacifier le
Bas-Danube. Malheureusement, il périt de la peste (270).
L'unité de l'Empire fut rétablie par
Aurélien (270-275), natif de Sirmium, en Pannonie (près du Danube),
vaillant général et bon administrateur. il vainquit Zénobie, la
belliqueuse reine de Palmyre, qui s'était emparée de l'Égypte et de
presque toute l'Asie-Mineure, et il détruisit sa capitale, puis il
retira les positions romaines sur la rive droite du Danube, en Mésie.
En Italie, il construisit un mur d'enceinte pour protéger Rome. À
l'intérieur, il rétablit l'ordre et les finances. Sa mort violente
(275) fut le signal d'une, terrible invasion des Germains en Gaule.
L'empereur Probus les rejeta, en 277, au delà du Rhin, mais il fut tué
(282). À la suite de plusieurs règnes éphémères, le Dalmate Dioclétien
fut proclamé (17 septembre 284).
Persuadé que le meilleur moyen de
sauver l'Empire était de partager l'autorité suprême, Il nomma César,
puis Auguste (286) un Pannonien d'origine obscure mais bon général,
Maximien, et Il s'établit à Nicodémie, en Bithynie, d'où il pouvait
surveiller le Danube et l'Euphrate, tandis que son associé se fixait à
Milan, près des Alpes et du Rhin. En 293, il créa une tétrarchie.
Constance Chlore (le p^le), proclamé César et adopté par Maximien,
gouverna l'Espagne, la Gaule et la Bretagne, avec Trèves pour
capitale.
Galère, choisi par Dioclétien, régit la péninsule des Balkans avec
Sirmium pour résidence. L'empereur Principal diminua les pouvoirs des
préfets du prétoire et des gouverneurs de provinces, et il hérissa la
Gaule de forteresses destinées à arrêter les Barbares, dont il
enrôla d'ailleurs un certain
nombre. Cette période fut attristée par des guerres contre les paysans
révoltés de la Gaule septentrionale, contre divers usurpateurs qui
furent vaincus, contre les Perses qui durent reconnaître la domination
romaine jusque sur la haute vallée du Tigre. Le 1er mai 305,
Dioclétien
abdiqua par principe, suivi par Maximien. Galère et Constance Chlore,
devenus empereurs, nommèrent deux Césars, Sévère et Maximin Daïa.
Le troisième siècle de l'Église
s'ouvre brillamment par le rayonnement du phare théologique que fut
l'École chrétienne d'Alexandrie (1).
D'après Eusèbe (H. E. V, 10), il y
eut d'assez bonne heure dans cette ville un Institut (chrétien) des
Saintes Lettres (Didascaléion tôn iérôn Logôn), dans le genre sans
doute des écoles juives qui s'y étaient ouvertes. Le premier directeur
qu'il nomme est Pantène, ancien stoïcien, « homme des plus illustres
par sa culture». Tout ce qu'on sait de précis à son sujet, c'est qu'il
fut le maître de Clément, dit « d'Alexandrie », qui lui rend un bel
hommage dans son premier Stromate (ch. 11). « C'était, dit-il, une
véritable abeille de Sicile ; il cueillait les fleurs de la prairie
prophétique et apostolique ». D'après Jérôme (De Viris, 36), il
composa
quelques écrits, mais aucun d'eux n'a subsisté. Il fut remplacé, dès
le
début du IIIe siècle, par Clément, qui semble avoir été pendant
quelque
temps son collègue dans l'enseignement. Clément (2),
d'origine
païenne, selon Eusèbe, après avoir beaucoup voyagé, vint
s'attacher à Pantène. Devenu son successeur, il dut interrompre son
activité en 202, lors de la persécution de Septime-Sévère. Il se
retira
en Cappadoce, auprès d'un de ses anciens élèves, Alexandre, le futur
évêque de Jérusalem. D'après une lettre de cet évêque (211), il y «
réconforta et agrandit l'église du Seigneur». Il mourut avant 215 ou
216, date d'une lettre où le même correspondant, écrivant à Origène,
parle de lui comme d'un défunt.
Clément doit sa célébrité à trois
grands ouvrages (qui nous sont parvenus) : le Convertisseur, le
Pédagogue et les Stromates. Les deux premiers réalisent une partie de
son plan général, qui était (voir la Préface du Pédagogue) de mettre
en
lumière le triple rôle du Logos : missionnaire, venu pour gagner les
âmes ; éducateur qui, en les purifiant, les rend aptes à recevoir la
vérité ; maître, l'enseignant dans son intégralité.
Le Convertisseur, appelé aussi
Protreptique (racine protrepeïn, convertir), est une belle Apologie,
en
douze chapitres, à la gloire du Logos, célébré spécialement dans le
préambule (ch. I) et la conclusion (XI et XII). Clément y étudie, avec
une grande érudition et une ironie parfois teintée de rhétorique, les
rites - ceux des mystères en particulier - les sacrifices et les
idoles
(II-IV), puis, examinant les opinions des philosophes sur Dieu, il
concède qu'ils ont entrevu - Platon surtout - la vérité, pénétrée par
les seuls prophètes d'Israël (V-IX). Il conteste, en terminant, le
devoir, revendiqué par les païens,
de rester fidèle à sa tradition cultuelle nationale.
Dans le Pédagogue, ouvrage en trois
livres, sous ce nom qui désignait, à Athènes, l'esclave chargé de
surveiller un enfant jusqu'à l'adolescence, Clément dépeint le rôle
pédagogique, purificateur, du Logos. On y sent un mélange de pensée
morale stoïcienne et d'esprit biblique, tourné contre les gnostiques,
surtout Marcion, qui voyaient trop dans les chrétiens des «enfants»
(nepioï) incapables de s'élever à la perfection. Il déclare que le
baptême est une « illumination » qui leur permet de voir Dieu et de se
sanctifier. Les livres II et III sont des aperçus de morale pratique.
En une revue détaillée et assez décousue, Clément, s'inspirant à la
fois des écrits évangéliques et pauliniens et des préceptes stoïciens
(3),
guide les fidèles dans tous les détails de leur existence :
nourriture,
vêtements, toilette (4),
ameublement, gymnastique, vie de
famille et vie sociale. Il s'y montre énergique contre les vices de
son
temps, et pourtant modéré, conciliant, apôtre d'un christianisme
aimable, qui ne maudit ni le plaisir ni l'argent pourvu que l'on en
fasse un bon usage. Son style est clair mais assez chargé de citations
profanes.
Les Stromates (5), ou
Variétés, ne doivent pas être
confondus avec le livre du « maître » annoncé par Clément, et l'on
peut
tout au plus, avec E. de Faye, les regarder comme une série d'essais
destinés à le préparer. Pourtant, ils le remplacent quelque peu, par
le
tableau qu'ils tracent du « parfait gnostique », c'est-à-dire
du
chrétien accompli. C'est là, en effet, ce qui fait l'intérêt profond
des Stromates, avec la question, également capitale, de l'utilisation
de la philosophie Profane par l'Église. Le livre I établit qu'il est
permis et utile au fidèle d'étudier la pensée grecque ainsi que les
sciences. Le second insiste sur la sublimité de la foi chrétienne,
source de la vraie gnose. Dans les deux livres suivants, Clément met
en
lumière les deux traits qui distinguent la gnose évangélique de celle
des gnostiques : la recherche de la sainteté et l'amour pour Dieu
s'exprimant par le martyre. Le livre V traite des symboles et
allégories et montre les emprunts des Grecs à la philosophie juive et
chrétienne. Le sixième et le septième décrivent la figure et la vie du
véritable gnostique. Le huitième est l'ébauche d'un traité de logique,
d'inspiration hellénistique (6).
On le voit, Clément, apologète à
l'esprit large, influencé par les méthodes grecques qui l'avaient
formé, reconnaissait dans la philosophie une part de vérité, due à la
fois à des emprunts que Platon aurait faits aux Écritures et à une
inspiration directe du Logos. Il faisait entrer cette pensée - surtout
celle des stoïciens - dans la gnose supérieure, qu'il résumait dans le
terme (platonicien et philonien) de la « connaissance de Dieu », cause
première au-dessus du lieu, du temps, même de la pensée (7).
Quant à la valeur littéraire des
Stromates, elle est inégale ; le style y est tantôt élégant, tantôt
négligé et même obscur, et la composition souffre de l'abus des
digressions et d'une érudition parfois inutile.
Les dates des trois grands écrits de
Clément sont incertaines. Il a probablement composé les deux premiers
avant son départ d'Alexandrie
et le troisième en Cappadoce.
Signalons encore son homélie très
connue, pleine de mesure et d'onction sur ce sujet : Quel est le riche
qui peut être sauvé ? (sur le texte Marc,
10,
17-31). Pour lui, la fortune n'est pas un obstacle au
salut si l'on voit dans son possesseur un simple usufruitier. De plus,
si l'on en fait un sage emploi, elle est un bien pour le pauvre et
même
pour le riche. À la fin de ce discours on peut lire l'histoire du
jeune
brigand converti par l'apôtre Jean (reproduite par Eusèbe, H. E. III,
23).
Parmi les ouvrages perdus, dont il
ne reste que des fragments, 'le plus important est celui des Esquisses
ou Hypotyposes (grec hypotyposeïs), brefs commentaires, au dire
d'Eusèbe, selon l'exégèse allégorique, de passages difficiles des
livres sacrés, surtout des épîtres pauliniennes (8).
Les vues dogmatiques et
ecclésiastiques de Clément ne sont pas son intérêt. Il a été, il est
vrai, plutôt moraliste que dogmaticien (de Faye). « Il n'a pas
approfondi le mystère divin, écrit J. Pédézert, on est tenté de l'en
féliciter. Il fait mieux que de définir laborieusement le Logos ; il
l'aime, il le loue, il l'exalte, il l'adore partout, il en fait la
source de tous les biens ». Il a eu pourtant quelques idées
théologiques, pas très orthodoxes d'ailleurs. D'après le patriarche
Photius, qui avait en mains les Hypotyposes, il affirmait l'éternité
de
la matière, le docétisme et une pluralité de mondes antérieurs à Adam.
Ses écrits connus le montrent moins hétérodoxe. Il disait en substance
: le Fils est divin mais subordonné au Père, sa substance ressemble à
la sienne sans lui être identique. En ce qui touche la rédemption,
sous
l'influence de la pensée grecque, il voyait dans la souffrance moins
un châtiment qu'un moyen
d'amender. Pourtant, il parlait parfois en vrai disciple de saint
Paul.
Les vues ecclésiastiques de Clément
ont été l'objet d'interprétations contradictoires. Certains savants (9)
ont souligné, non sans l'exagérer parfois, son indépendance à l'égard
de l'église hiérarchique et l'Importance qu'il assignait au parfait
gnostique. Par contre, les docteurs catholiques, par exemple Batiffol
(L'Église, ch. V), Bardy (Clément d'Al.), insistent sur l'hommage
qu'il
rendait à la tradition ainsi qu'à l'autorité ecclésiastique, seule
digue capable d'arrêter les marées de l'hérésie.
Il est certain que Clément avait le
respect de la tradition (paradosis). Dans ses Hypotyposes, il accepte
le témoignage des « presbytres d'autrefois ».
Il avait aussi le sentiment profond
de l'unité de l'Église. Il l'appelle souvent « l'Église totale »
(sympasé ecclésia). Il déclare qu'elle a « comme une unique
respiration
» (Strom. VII, 6). Il se plaît à l'opposer à la multiplicité des
hérésies (Pédag. I, 4). En face de leurs « opinions », elle,
représente
le « savoir » (épistémé). Pour Clément - Harnack le reconnaît -
l'Église est l'Institut de la vraie doctrine. « Celui-là, disait-il,
cesse d'être homme de Dieu et fidèle au Seigneur, qui rejette la
tradition ecclésiastique » (Strom. VII, 6). Elle se condense dans le «
canon », c'est-à-dire la foi transmise par « les prophètes, les
évangiles et les discours apostoliques » (Homélie sur la Richesse,
42).
Il dit qu'il ne faut pas le « frauder » (Kleptein). Il reproche à
certains hérétiques de célébrer l'eucharistie en désaccord avec lui
(Strom. 1, 10).
C'est sur cette foi que doit
s'appuyer « la gnose ecclésiastique » (Strom. VII, 16). Il ajoute : «
Celui-là seul est gnostique pour nous, qui aura vieilli dans l'étude
des saintes Écritures, sauvant la rectitude apostolique
et
ecclésiastique des dogmes » (10).
On peut noter aussi chez Clément
l'idée sacramentelle. Pour lui, le baptême procure la rémission des
péchés et la connaissance de Dieu. Il avait aussi l'idée de la, «
succession (diadokhé) apostolique». Il croyait que les apôtres avaient
ordonné leurs successeurs "dans la direction des églises, en
particulier que Pierre, Jacques et Jean « choisirent Jacques le juste
pour évêque de Jérusalem » (Hypotyposes, L. X).
Pourtant, une certaine indépendance
venait tempérer, chez Clément, ce respect du canon et de la
hiérarchie.
Il prenait quelques libertés avec la foi reçue, comme nous l'avons vu
plus haut, et son Inspiration personnelle jouait un certain rôle dans
sa gnose, en particulier - selon la remarque d'E. de Faye - « dans le
choix qu'il faisait des éléments mêmes qu'ils empruntait à la
philosophie ». De plus, la suprématie qu'il reconnaissait à l'évêque
était bien moins grande que celle qui était déjà admise à Rome et dans
les églises d'Occident. Comme le dit Harnack, « la théorie qui
attribue
aux évêques le contrôle de la vérité du christianisme lui était
complètement étrangère » (livre et passage cités).
Origène (11),
disciple de Clément, qu'il
surpassa en savoir et en renommée, était né en Égypte vers l'an 185 (12).
A
Alexandrie, il reçut de son père, Léonide,
une forte éducation chrétienne. À la mort de ce dernier, victime de la
persécution de Septime-Sévère (202), il gagna courageusement sa vie,
et
celle des siens, en donnant des leçons. En dépit de sa jeunesse, il
remplaça, au Didascalée, Clément qui s'était enfui, et il recruta de
nombreux disciples. Dans l'exubérance de sa ferveur, il rompit avec la
culture profane et vendit ses manuscrits grecs, et il poussa même
l'ascétisme jusqu'à s'infliger la mutilation à laquelle un texte
biblique (Matth.
19, 12) fait allusion. Revenu à
plus de modération, il fit retour à l'hellénisme, pour voir, selon son
expression, « ce que les philosophes font profession de dire sur la
vérité ». Il suivit les leçons du platonicien Ammonius Saccas, et il
apprit de deux stoïciens l'art d'employer l'allégorie.
Son séjour à Alexandrie fut coupé
par quelques voyages. Il se rend à Rome, sous le pontificat de
Zéphyrin
(198-218), « pour voir cette très ancienne église », et en Arabie où
l'appelait le gouverneur, désireux de connaître ses doctrines. Il vint
aussi en Palestine, à la suite d'une sévère répression par Caracalla
de
troubles locaux à Alexandrie. Rappelé par Démétrius, évêque de cette
ville, il reprit la direction de l'École et son énorme labeur
d'écrivain, aidé par un de ses convertis, Ambroise, qui mit à: sa
disposition sept tachygraphes et d'assez nombreux copistes.
En 230, Origène, de passage à
Césarée, y fut consacré prêtre par les évêques de la région.
Démétrius,
froissé de cette ordination faite en dehors de lui, obtint d'un synode
son annulation et bannit le catéchiste, trop indépendant à ses yeux.
Origène vint se fixer à Césarée, dont le rayonnement intellectuel
s'étendit sur l'Orient. D'après Eusèbe, il fit deux voyages en Arabie,
où il réussit à ramener divers hérétiques à l'Église. En 250, dans la
persécution de Décius, il fut arrêté et torturé pendant plusieurs
jours. Rendu à la liberté, il ne put survivre à cette cruelle épreuve,
vaillamment supportée, et il ne tarda
pas à mourir, sans doute à Césarée.
Origène a été un écrivain
extrêmement fécond, dans le genre de Calvin. Le catalogue de ses
ouvrages a été fait par Eusèbe (13)
dans sa biographie de Pamphile, qui
les avait tous réunis dans sa bibliothèque de Césarée. L'exemplaire
original et unique de sa grande oeuvre de philologie sacrée, Les
Hexaples, a disparu avec cette bibliothèque lors de la prise de la
ville par les Sarrasins, en 638. D'autres livres d'Origène ont pu être
détruits au fort des controverses suscitées par la hardiesse de
quelques-unes de ses doctrines, et terminées par leur condamnation
solennelle. Il reste heureusement quelques traductions latines, celles
de Jérôme et de Rufin (14).
Dans la ville d'Alexandrie, où la
philologie classique avait pris naissance au IIIe siècle avant J.-C.,
sous l'impulsion des savants qui avaient dirigé et enrichi la célèbre
bibliothèque du Musée, le goût pour l'étude critique des textes
s'était
éveillé. Origène, pour sa part, ressentit le besoin d'un bon texte de
l'Ancien Testament. Il avait à sa disposition des manuscrits de la
Version des Septante pleins de variantes, très différents, d'ailleurs,
du texte hébreu Il avait aussi trois traductions grecques, celle
d'Aquila (la plus littérale), celle de Symmaque (révision de la
précédente) et celle de Théodotion (révision des Septante). Il
entreprit un énorme travail comparatif, d'où sortit le monument des
Hexaples, qui ne fut achevé qu'à Césarée. Qu'on se figure un manuscrit,
dont chaque page était
divisée en six colonnes (15).
assez étroites. La première et la
deuxième donnaient lé texte hébreu, l'une en caractères hébraïques, la
seconde en caractères grecs ; la cinquième, celle des Septante,
soigneusement revue par Origène. Les trois autres contenaient les
trois
traductions grecques mentionnées plus haut.
Si les Hexaples sont perdus, on a pu
reconstituer la cinquième colonne avec des fragments et surtout avec
une bonne partie, de la traduction, très littérale, qu'en a faite, au
VIIe siècle, l'évêque Paul de Tella, en Mésopotamie. La reconstitution
des Hexaples, entreprise au XVIe siècle, a été continuée de nos jours
(16).
Origène n'a pas entrepris la
recension du texte grec du Nouveau Testament, mais, en recueillant
dans
ses écrits les versets qu'ils contiennent, Pamphile et Eusèbe ont pu -
comme on devait le faire plus tard pour Calvin'- publier un texte qui,
à certains égards, vient de lui.
On lui doit aussi de nombreux
ouvrages d'exégèse biblique, des scholies (courtes notes), dont il ne
reste presque rien, des homélies, pleines d'érudition mais assez
familières, dont beaucoup nous sont parvenues dans les versions
latines
de Jérôme et de Rufin, et surtout de vastes commentaires, presque
entièrement perdus (17). Une
bonne partie de ses travaux
sur le Cantique des Cantiques et l'épître aux Romains a survécu, grâce
à des traductions de Rufin. Il reste aussi de nombreux éléments de son
ouvrage sur Matthieu (texte grec complété par une. traduction latine)
et la moitié à peine de son gros
commentaire sur jean. Ce qui caractérise ces productions
considérables,
c'est la préoccupation scientifique. Origène s'appliquait à fixer
minutieusement le texte après examen des variantes, et à donner des
indications chronologiques et géographiques. On doit noter aussi son
recours à l'allégorie. Ce qui l'y a poussé, ce n'est pas seulement le
goût de son époque pour cette méthode, c'est la nécessité de tenir
tête
aux hérétiques, prompts à critiquer surtout l'Ancien Testament, avec
ses anthropomorphismes, ses passages réalistes ou les sentiments
cruels
qu'il prête parfois à Dieu. C'est ainsi qu'il présente la fiancée, du
Cantique comme un symbole de l'Église et même de l'âme humaine.
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