Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

A LA MAISON DES MISSIONS

PARIS 1856-1857

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Eugène Casalis. - Ouverture de la Maison des Missions. - M. Oscar Rau - Adolphe Mabille. - Préoccupations et activités diverses. - Une leçon d'équitation. - Appel pour le Lessouto. - Un sacrifice qui coûte. -Encouragements. - Examens. - Consécration. - Adieux à Asnières.



La Maison des Missions était alors un modeste bâtiment situé rue Franklin, 21. « M. Eugène Casalis (1), revenu du Lessouto, en était à la fois le directeur et le principal professeur, - M. Casalis, l'un des trois pionniers de notre mission sud-africaine, tout rempli encore des souvenirs des longues années qu'il avait consacrées à évangéliser les Bassoutos, et à créer, des débris de plusieurs tribus de nègres dispersées par de sanglantes guerres et par les famines qui s'ensuivirent, un petit peuple ayant sa vie propre et déterminé à lutter vaillamment pour son existence.


LE DIRECTEUR ET LES ELEVES DE LA MAISON DES MISSIONS EN 1857
Ellenberger - Baumann - Bouhon - Eug. Casalis fils - Mabille
Bonhoure
Rau - Eug. Casalis - Coillard

Avec un directeur pareil, l'amour - pour ne pas dire l'enthousiasme - pour les missions devenait contagieux. Rien n'encourage les conscrits comme les récits d'un vétéran tout plein encore des souvenirs de glorieux combats, de souffrances bravement supportées et de belles victoires remportées. Le commerce d'un homme pareil fortifiait les vocations encore hésitantes et leur donnait de la stabilité, en substituant aux illusions et aux imaginations des aspirants, la réalité des choses et des expériences faites. Un trait caractéristique de M. Casalis, c'était l'amour réel, profond, personnel et cordial qu'il éprouvait pour « ses Bassoutos ». Il avait pour eux des entrailles de père, parce qu'il avait été leur père en la foi et qu'il avait été, au point de vue social et politique, un de leurs créateurs. Il les avait aimés, il les aimait encore, non d'un amour théorique et exclusivement chrétien, mais de coeur et en homme jouissant de leur société, de leur commerce, de leur caractère et de leur attachement, et n'éprouvant pas à leur égard cette espèce d'éloignement instinctif qui souvent creuse entre blancs et noirs un fessé, ou même un abîme. Dire aux futurs missionnaires qu'il faut aimer ainsi les païens, et chercher parmi eux ces pères et ces mères, ces frères, ces soeurs et ces amis que Jésus a promis à ses serviteurs, en échange de ceux qu'ils devraient quitter pour l'amour de son nom, c'était leur donner le secret du travail patient et fidèle, la clef de coeurs très difficiles à ouvrir et les germes de la charité qui croit tout, espère tout et supporte tout. »

Telle était l'influence à laquelle Coillard fut soumis. C'était bien là qu'il devait trouver cette « école missionnaire » et ces « études missionnaires » qu'il avait si longtemps et si ardemment désirées, cette « maison missionnaire où l'on ne prépare que des missionnaires et non des bacheliers ».

A côté de M. Casalis, sa soeur Mlle Henriette Casalis, « remplissait les fonctions de maîtresse de maison, et le directeur aimait à lui confier temporairement la surveillance de la maison, lorsqu'il devait s'absenter (2) ».

(Autobiographie.) - C'est en ma qualité d'aîné et comme représentant de mes condisciples que, le 27 novembre 1856, je pris part, par une prière, à l'ouverture officielle de la Maison, présidée par M. Grandpierre, l'ancien directeur de la première maison, rue de Berlin.

Dans une lettre (28 novembre 1856), Coillard raconte brièvement cette cérémonie :

« On fit tout simplement une réunion. Le salon était encombré de même que le corridor, bien qu'on n'eût presque pas fait d'invitations en dehors des comités de messieurs et de dames. M. Fisch ouvrit la réunion par une de ces prières qui ont du nerf et qui vous remuent. M. Delaborde, M. F. Monod et M. Casalis prirent successivement la parole, s'adressant tour à tour au Comité, au directeur, aux élèves et aux amis auditeurs. M. Casalis, ému lui-même, nous émut aussi, je vous assure. Il nous dit quelques-unes de ces paroles qui vont au coeur, et qui y demeurent. »

« Il faut, dit-il entre autres (3) , pour que cette maison réponde à sa destination, que ce soit véritablement une école du Saint-Esprit, et que tous les ministres de Jésus-Christ qui en sortiront méritent, comme Timothée, le titre d'a hommes de Dieu ». Puis, s'adressant plus spécialement aux élèves : a Quelques semaines d'expérience nous ont déjà fait trouver, dans nos rapports les uns avec les autres, tout ce que nous avions demandé au Seigneur. Vous paraissez heureux auprès de moi, et je puis vous assurer que je me sens heureux au milieu de vous. Regardez-moi toujours comme votre meilleur ami, comme un frère aîné, qui, ayant passé lui-même par toutes les expériences que vous allez faire, ne vous refusera jamais sa sympathie et le secours de ses conseils et de ses prières. »

« Le soir, continue Coillard dans la même lettre, nous allâmes tous passer la soirée chez M. Grandpierre, où nous chantâmes : « Un chrétien doit être fidèle (4) », d'après les corrections de M. Bost qui avait pris la charge de nous diriger. Cette journée bien remplie et pleine de bénédictions fera époque dans notre vie. M. Casalis répétait à Mme Grandpierre, en pleurant à chaudes larmes, ces belles paroles

« Madame, le Seigneur est bien bon ! »

(Autobiographie.) - Cette cérémonie simple et touchante a laissé des souvenirs vivants dans nos coeurs. Je fus frappé du texte sur lequel M. Grandpierre basa son discours, Aggée II, 9 : « La gloire de cette dernière maison sera plus grande que celle de la première. » C'était bien beau, mais c'était une vision à mon avis irréalisable. La première Maison des Missions a une gloire qui lui appartient en propre. Elle a été la création spontanée du réveil de l'esprit missionnaire en France. Elle a donné une race d'hommes rares, de ces géants qui appartiennent à une autre époque. Nous vénérons les noms des Lemue, Rolland, Pellissier, Daumas, Casalis et Arbousset. Ils figurent à coté de ceux des Van der Kemp, des Moffat, des John Williams. Chez ces hommes de Dieu, il y avait une vocation indéniable, un enthousiasme calme et serein, et une courageuse détermination à faire la volonté de Dieu quelle qu'elle fût, et où que ce fût, sans consulter la chair ni le sang.

Oui, c'étaient de ces « trente vaillants » (I Chron. XI, 25); leurs hauts faits ont édifié l'Église et sauvé des peuples. Nous autres, nous appartenons à une autre race. La vocation missionnaire n'a plus, ne peut plus avoir le caractère aventureux qu'elle avait il y a cinquante et soixante ans. Pour l'embrasser, plus n'est besoin de courage, de hardiesse, de dévouement transcendants (5). « Celui qui m'honore, dit le Seigneur, je l'honorerai. » Cela suffit.

Quatre semaines après son arrivée dans la maison (28 novembre 1856), Coillard écrit encore à un ami:

« Nous avons passé des moments de délices auprès de notre bon papa, que nous affectionnons comme tel, mais qui se dit, lui, notre frère aîné. Nous vivons vraiment en Afrique ici, sauf que nous n'avons pas encore le privilège de dire aux païens que nous les aimons, et que Jésus les aime encore bien plus que nous; mais, pour le reste, tout est africain ici, notre cher directeur, sa famille que nous aimons comme la nôtre, l'ameublement de notre salon : ici, ce sont peaux de lion, peaux de léopard, manteaux de chef artistement suspendus ; au-dessous, un faisceau des armes de nos anciens sauvages maintenant chrétiens; autour de la glace se trouvent quatre ou cinq des fils convertis du fameux Moshesh, sous la présidence d'un chef également africain. A côté, se trouvent les vitraux du petit musée africain, tandis qu'un peu plus loin, sur une autre paroi, se trouvent les portraits de tous nos missionnaires, jeunes alors comme nous, mais maintenant vieillis, blanchis, comme M. Casalis, au service du Seigneur.»

(Autobiographie.) - Le temps passé à la Maison des Missions fut, pour moi, un temps béni et un temps de développement spirituel. C'était bien l'idéal d'une école de ce genre, la question des études à part. Nos rapports entre élèves étaient pleins de sérieux et de fidélité. Nous nous stimulions au travail et au bien; une grande liberté régnait entre nous. Nous vénérions M. Casalis avant de le connaître personnellement, et, dans ses rapports journaliers avec nous, il gagna nos coeurs. Il voyait en nous moins des élèves que des jeunes gens au seuil d'une carrière qu'il avait lui-même honorée et dont il comprenait la solennelle grandeur. Nous aimons à caresser le souvenir de ces petites soirées intimes où il nous parlait, avec abandon, de sa vie, de ses expériences au sud de l'Afrique. M. Casalis avait un coeur tendre, il était poète, il était peintre. Il avait ainsi le don de mettre en relief les incidents les plus insignifiants. Pendant de longues années, sa plume distinguée et sa parole sympathique ont tenu sous le charme le monde chrétien de langue française.

Ce talent de poète et de peintre, il devait parfois le tenir en bride; il risquait même de colorer, en Europe, des pratiques nationales des Bassoutos qu'il réprouvait en Afrique, et cela de bonne foi. La première assemblée annuelle à laquelle nous assistâmes eut lieu à la chapelle Taitbout. Il y lut son rapport, un vrai petit chef-d'oeuvre. C'est au point que, chose inouïe jusqu'alors du moins, on l'interrompit souvent par des applaudissements. Un gros monsieur, à mes cotés, qui jouait de la canne à enfoncer le plancher, se tourna vers moi et me dit : « Il est étonnant, ce monsieur-là, savez-vous? Il nous transporte en Afrique et nous la décrit comme s'il y avait lui-même vécu !»

Une amitié intime ne tarda pas à surgir entre Oscar Rau, Adolphe Mabille et moi. Rau alla plus tard en Chine, revint en France avec une santé ruinée, s'y maria à une diaconesse, et, ne pouvant plus retourner en mission, se consacra à des oeuvres de charité et finit par trouver sa place à la direction de l'établissement des diaconesses de Saint-Loup. Homme solide, d'une piété si vraie, si profonde qu'on ne pouvait pas être en contact journalier avec lui sans en sentir l'influence. Les circonstances qui nous ont placés loin l'un de l'autre et dans des conditions très différentes ont fini par nous séparer, en ce qui concerne les rapports épistolaires; mais le feu de l'amitié ne s'est jamais éteint. Il a toujours couvé sous la cendre. Nous l'avons bien senti en nous revoyant à Saint-Loup, après vingt-trois années de séparation.

Quant à Mabille, appelés à travailler côte à cote dans le même champ, notre amitié a crû avec les années. C'était l'amitié de David et de Jonathan et, sans nous demander qui était le David et qui était le Jonathan, chacun pouvait dire qu'il « aimait l'autre comme. sa, propre âme ». Cette amitié, qui a été pour nous, pour moi personnellement, une source de réelles et grandes bénédictions, a aussi servi les intérêts de l'oeuvre à laquelle l'un et l'autre nous avons donné nos vies. Mabille n'est pas missionnaire à moitié. Il s'est fait une large place parmi les officiers distingués de l'armée du Christ au sud de l'Afrique. Son influence a été et est encore immense au loin, en dehors du Lessouto : « Le puissant Mabille », disait quelqu'un. Travailleur infatigable, il n'était pas depuis un an au Lessouto, qu'à la première Conférence, il apportait déjà et présentait la traduction en bon sessouto de deux livres de la Bible. Avec tous ses beaux talents, ses connaissances étendues et variées, sa vie chrétienne si profonde et si riche en expérience, ses dons d'organisation, on ne pouvait trouver de plus digne successeur au missionnaire, lui-même si distingué, qui avait fondé Morija. Sous ses soins, un journal mensuel se publie depuis plus de vingt-cinq ans, toute la Bible, en parties détachées, est sortie de sa presse, sans parler de nombreux ouvrages d'éducation dont, pour la plupart, il était lui-même l'auteur; les écoles des stations ont pris une grande extension et les écoles de Morija se sont fondées. C'est lui qui, le premier, a brisé avec les traditions de la mission et commencé à placer des évangélistes choisis parmi l'élite de son église; c'est lui aussi qui a pris les initiatives de la formation d'un pastorat indigène et de la fondation d'une mission étrangère.

Nos vues coïncidaient d'une manière remarquable et peut-être se complétaient-elles, comme on dit que nous nous complétions l'un l'autre. En 1870, de Motito près de Kuruman où m'avait conduit l'exil, nous discutions, par correspondance, la fondation d'une école d'évangélistes et il l'a. Plus tard c'était la mission extérieure qui nous préoccupait et je l'ai fondée. Mais j'anticipe.

M. H. Dieterlen dit de Mabille (6) que, lorsqu'il arriva à la Maison des Missions, « il était timide et peu communicatif, parlant peu, riant et plaisantant moins encore. Des personnes malicieuses, familières de la maison, lui avaient donné, entre elles, ce nom caractéristique : le père Sérieux ». Coillard a plus lard protesté contre ce portrait (7) : « Je ne l'ai jamais connu, moi, froid, austère, réservé », dit-il, mais ce qu'il ajoute prouverait que le désaccord avec M. Dieterlen n'est pas très profond: « On a dit des maisons princières de Londres, en comparant leurs murs dénudés et sévères avec les sculptures et l'élégance de nos palais de Paris, qu'elles portent leur velours à l'envers. Il y a aussi de ces caractères-là. Ce ne sont pas les moins riches, ni les moins chauds, une fois qu'ils vous ont admis dans le sanctuaire de leur intimité. »

Cet ami, dans le sein duquel sa nature aimante éprouvait le besoin de s'épancher, cet ami cherché au travers des déceptions et des souffrances, Coillard allait peu à peu le découvrir.

Maintenant que nous savons ce que Coillard pensait de ses camarades, voyons un peu ce que les camarades de Coillard pensaient de lui: c'est un Suisse qui parle, à cinquante ans de distance.

« Coillard était notre aîné. Cela se sentait un peu dans nos rapports avec lui. Il était très sérieux; mais nous le trouvions un peu sentencieux, et nous allions même - horresco referens ! - jusqu'à lui attribuer un peu de pose. Nous avions fait nos études classiques en paix et à l'aise. Coillard avait dû, à force de volonté, conquérir ce qu'il savait. Nous aurions dû être plus justes. Je crois vraiment que notre qualité de Suisses nous mettait parfois un peu sur la défensive. Coillard n'était pas chauvin, loin de là. Mais, à cette époque, la France était toute couverte des fumées de la gloire militaire. Il en venait quelques bouffées jusque dans notre petit cénacle. On souriait de notre pays, de ses institutions minuscules, de ses semblants de soldats. Cela nous déplaisait fort, et si, sur l'article panache, il nous fallait forcément céder le pas, nous nous redressions comme des sots, quand le terrain de l'exégèse grecque et hébraïque nous offrait, sur nos camarades français, une revanche facile. Mais c'étaient là jeux d'enfants et un intérêt supérieur ne tardait pas à nous réunir dans une union fraternelle sincère. »

« Coillard, écrit un autre de ses camarades de la Maison des Missions, nous était supérieur par son expérience dans la vie chrétienne. Il était aimable, gai, mais par moments pensif, réservé. A la Maison des Missions, nous l'avions surnommé « Chrysostome » à cause de ce don admirable de la parole qui se faisait toujours remarquer, jusque dans ses prières. Ce don n'était que le reflet de son esprit, de ses pensées, de ses sentiments et de sa piété. »

Coillard avait certainement encore à lutter avec les mêmes difficultés de caractère qu'auparavant. « Mon grand mal c'est de n'être que très rarement joyeux, » écrit-il à un ami, le 4 avril 1856.

29 décembre 1856. - De tous mes amis, je suis celui qui a le plus singulier caractère : un rien m'irrite et me met de mauvaise humeur. Je l'ai confessé, samedi dernier, à la conférence, en suppliant mes frères, dans des cas pareils, de me reprendre et de prier pour moi. Oh! quand apprendrai-je à me laisser conduire par le Saint-Esprit de Dieu?

Il souffre de son extrême pauvreté; un jour il a écrit à un membre de sa famille, à Asnières, une longue lettre :

29 décembre 1856. - Je ne sais pas si je l'enverrai, je n'ai pas de quoi l'affranchir.

Asnières est resté pour lui une préoccupation constante; le réveil de son église, la conversion de J. B., de sa mère, de sa parenté font l'objet de ses prières et de ses pensées :

15 janvier 1857- Je suis constamment assiégé par la pensée d'Asnières; je me reproche de ne pas assez prier.

13 avril 1857. - Pauvre mère, partirai-je sans la voir se convertir au Seigneur ?

Une autre préoccupation se reflète aussi dans son journal, surtout depuis qu'il voit approcher le moment du départ, celle de son mariage. Il s'en ouvre à M. Casalis et à d'autres; toutefois il s'en remet à Dieu.

Il poursuivait ses études, mais avec peine; évidemment la base n'était pas très solide:

15 janvier 1857. - Je suis comme écrasé sous le poids du travail; demain exégèse, sessouto ; après-demain j'ai à présenter un travail sur les prophéties qui se rapportent à Jésus-Christ, et de tout cela je n'ai encore absolument rien fait ! Je suis vraiment triste. 0 mon Dieu! c'est pour toi que je travaille, souviens-t'en ! Et pourtant mes amis ne se trouvent pas trop surchargés!

Au travers de ces difficultés intérieures et extérieures, le travail de sanctification se continuait, la joie de se trouver enfin dans un milieu missionnaire rendait les victoires plus faciles et les défaites plus rares.

Et c'est ainsi que se passe la vie à la Maison des Missions. Coillard est arrivé au port, il poursuit, dans la maison qu'il avait rêvée, les études qu'il désire. Quelle bonne intimité confiante à la rue Franklin! On y finit l'année, par exemple, par une réunion de longue veille :

3 janvier 1857- - Quelle belle soirée nous avons passée mercredi dernier (31 décembre) ! Après le chant et la lecture du premier cantique, nous tirâmes tous des passages que nous avions choisis parmi une collection. Les miens me frappèrent beaucoup, surtout le premier : « N'est-ce pas ici le tison qui a été retiré du feu? » (Zacharie III, .2.) Nous étions tous dans de si bonnes dispositions que quelques uns de nous proposèrent même de passer toute la nuit, ce que nous refusâmes par devoir.

Une fois, c'est le directeur qui demande à Coillard de l'aider dans la préparation du Journal des Missions.


La Maison des Missions, à Passy

Coillard a aussi une activité extérieure, réunions, école du dimanche à Passy, prédications à donner:

4 avril 1857. - Je dois prêcher demain aux diaconesses) je suis très Préoccupe'

6 avril. - J'y suis allé avec Mabille et Rau. J'ai eu un quart d'heure de tête-à-tête avec M. Martin-Paschoud, ce qui m'a fort mal préparé au culte.

Pour la première fois j'ai revêtu la robe. Je ne me suis pas trouvé trop gêné. J'ai parlé sur ces paroles : « Que servirait-il à l'homme? ... » La première partie était assez bien, mais la deuxième ! ... confuse. Que le Seigneur, cependant, veuille bénir ce que j'ai dit! Quand le service a commencé il n'y avait pas beaucoup de monde, c'est ce qui m'a glacé. Que Dieu me pardonne d'être froid, en présence du salut éternel des âmes!

(Autobiographie.) - Nous sentions le besoin d'activité, d'une oeuvre déterminée à laquelle nous puissions consacrer nos moments de loisir. Chacun cherchait pour soi. L'oeuvre admirable de M. Mac All n'existait pas alors. J'avais remarqué, en face de notre maison, un monsieur invalide qui passait toutes ses journées dans son jardin. A en juger par l'apparence, il vivait dans l'aisance. Si seulement je pouvais avoir accès auprès de lui, pensai-je. J'en fis un sujet de prières. Puis un jour, prenant mon grand courage, j'allai frapper à sa porte et demandai à le voir. Je lui dis qui j'étais, un étudiant, vivant dans la maison vis-à-vis et se préparant à aller porter l'Evangile aux païens. Je lui dis que j'avais remarqué qu'il était invalide et que je me sentais pousse à le visiter, et j'offrais de lui faire des lectures, ce qu'il ne considérerait pas, je l'espérais, comme une indiscrétion de ma part. « Indiscrétion! dit-il, non, Monsieur, c'est de l'amabilité et je vous en suis reconnaissant. » Il savait, ajouta-t-il, que la maison d'en face était une institution protestante, mais il en ignorait le caractère exact. Il me conta qu'il souffrait de la goutte et ne pouvait pas fréquenter les lieux de culte. Il m'apprit qu'il était parent d'une famille protestante, de grands industriels de mon pays, les P. Cela acheva de briser toute glace. Il accepta que j'allasse, de temps en temps, lui lire la Parole de Dieu, et, avec non moins d'empressement, l'offre que je lui fis de venir le chercher, le dimanche matin, pour assister à notre culte à la Maison des Missions.

Cet incident nous ouvrit de nouveaux horizons. Il n'y avait pas de temple à Passy; pourquoi n'y en aurait-il pas? Cette question, qui nous préoccupait, préoccupait aussi certains pasteurs évangéliques. La loi, sous l'Empire, exigeait, pour constituer une église, un certain nombre de protestants (vingt et un je crois): ce nombre ne se trouverait-il pas à Passy? La difficulté était de les découvrir. Munis de papiers officiels des pasteurs de Paris, nous nous partageâmes les quartiers de Passy et commençâmes méthodiquement nos visites à domicile. Nous découvrîmes ainsi, parmi les pauvres et parmi les riches, jusque dans la luxueuse maison de santé de ***, un grand nombre de coreligionnaires. Et, comme conséquence, un service régulier fut ouvert dans un local que prêta la famille Delessert qui prenait le plus grand intérêt à cette oeuvre et à la Maison des Missions.

Il va sans dire que nos dimanches étaient bien employés, de même que nos récréations. Nous nous stimulions mutuellement au bien et au travail.

Dans ses récits, M. Casalis parlait constamment de ses courses à cheval, de celles de M. Arbousset, devenues fameuses au Lessouto, et de celles des autres missionnaires. L'équitation nous paraissait donc un complément très naturel, de rigueur même, de notre préparation missionnaire. Les leçons de cette branche spéciale étaient hors de la portée de nos bourses. Nous résolûmes pourtant de faire un effort plus humble, que gravement nous considérions comme nécessaire. Il s'agissait de louer des chevaux et de faire notre apprentissage au bois de Boulogne. Ce serait, en même temps, un luxe de récréation que nous nous promettions de nous accorder de temps en temps, si l'essai était de nature à nous encourager.

Nous communiquâmes notre plan à M. Casalis qui l'approuva en souriant. Mais nous eûmes beau insister, il déclina, toujours avec le même sourire un peu narquois, la pressante invitation que nous lui fîmes de nous accompagner. Nous partons donc en corps. C'est un bel après-midi. L'ami B. qui est chez lui à Paris, nous conduit à une remise. Le monsieur du bureau ouvre de grands yeux en voyant la bande. Il fait le tour de ses écuries et dit qu'il peut nous obliger. « Sept chevaux? » - « Oui. A combien ? » - « Deux francs la course, c'est-à-dire deux francs l'heure. » - « C'est fait. » Procédant méthodiquement, nous choisissons, par rang d'âge, chacun notre bidet. Mais vient maintenant le moment critique. Sortir les montures et les enfourcher sur le boulevard, c'eût été nous exposer à provoquer un « rassemblement » et à nous offrir en spectacle; nous ne savions pas comment nous y prendre. Nous préférons tenter l'opération en privé, dans les vastes écuries. Je ne sais pas comment je me trouvai sur le dos de ma bête, ni mes amis non plus. Nous étions tous en selle après un long délai et beaucoup de fous rires. Mais maintenant la question était de faire bouger nos montures et de sortir de l'écurie. Impossible !

Nous avons beau, suivant les conseils du garçon d'écurie, donner de l'éperon, c'est-à-dire du talon, rien ne bouge et nous avons toute chance de terminer là notre course. Heureusement que le garçon d'écurie est charitable. Enfourchant lui-même un cheval, il s'arme d'un fouet et cingle nos bêtes pour les chasser de force dans la rue. Entre temps, il y avait déjà un rassemblement de gamins aux portes de l'écurie, et, quand on nous vit sortir les uns après les autres, chassés par les claquements de fouet du garçon, ce fut une huée formidable que nous dûmes affronter. Clopin clopant, tous à la file indienne, nous nous dirigeons ou plutôt nous sommes chassés vers quelque allée peu fréquentée du bois. En vain 1 Nous rencontrons partout des désoeuvrés qui s'arrêtent tout ébahis à la vue d'un si singulier spectacle et se mettent à faire chorus avec l'escorte de gamins qui nous poursuit en criant: « Les quarante sous du bois de Boulogne ! les quarante sous du bois de Boulogne ! » Comme l'aîné, j'étais à la tète; tout essouffler, j'essayais de temps en temps de me retourner et d'appeler mes amis. Impossible de faire quitter le pas à nos rosses et d'arriver à chevaucher au moins deux de front. C'était une lutte, mais si drôle, que nous-mêmes, nous riions plus fort que les passants et les gamins.

« Messieurs, nous cria le garçon, la course (l'heure) va finir, en êtes-vous pour une autre ? » - « Non, merci, ça suffit ! » - Sur ce, il nous fait tourner bride et les rosses, sentant qu'elles retournaient à l'étable, commencent à trottiner en chancelant sur leurs jambes. Arrivés, les pantalons refoulés aux genoux, nous mettons pied à terre au milieu des huées et des quolibets, nous payons notre écot et nous nous esquivons avec le fou rire, ne regrettant nullement l'aventure des « quarante sous du bois de Boulogne ». M. Casalis, lui aussi, en rit de bon coeur avec nous. Il avait prévu que cette expédition tournerait à la Don Quichotte et il ne s'était pas soucié d'en faire partie.

1. Hermann DIETERLEN, Adolphe Mabille, p. 20. 

2. H. DIETERLEN, Op. Cit, P. 22.

3. J. M. E., 1856, P. 445-447

4. Choeurs et cantiques chrétiens, mis en musique par Ami Bost père, Lausanne, 1883, P. 72

5. Il faut se rappeler que Coillard écrivait ces lignes il y a une quinzaine d'années. (Ed. F.)

6. H. DIETERLEN, Adolphe Mabille, p. 21-22.

7. H. DIETERLEN, Adolphe Mabille, Dédicace, p. X.

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