Ce rapide examen d'histoire ne serait pas complet
si nous passions sous silence le siècle le plus voisin du nôtre, le
siècle de l'incrédulité.
L'incrédulité a eu son siècle, bien à elle,
dont elle est responsable. Elle a eu le XVIIIe siècle, que seule
elle a gouverné.
Qu'en a-t-elle fait? qu'a-t-elle fait de la
famille;? C'est ce qui nous reste à voir.
Soyons justes envers le XVIIIe siècle.
D'une, pare, son incrédulité lui vient en droite ligne de ce
christianisme faux, despotique et persécuteur, au moyen duquel le
vieux roi Louis XIV et sa vieille, cour cherchaient à racheter les
péchés qu'ils ne pouvaient plus commettre. D'autre part, ce siècle a
eu des élans généreux; il a senti le besoin de retrouver des
principes et de les affirmer; il a recherché la justice; une sorte
de soif de la vérité s'est emparée de lui; tout au moins a-t-il
brisé les masques hypocrites. Athée comme il est, on dirait qu'il
croit à quelque chose. Il croit plus qu'on ne croyait sous les
dehors cafards de cette dévotion de commande par où se marque le
règne de madame de Maintenon; il croit mieux, car il ne veut pas
mentir. En tout cas, notre siècle dissolvant, à nous, le siècle des
démolisseurs qui vont jusqu'à nier la conscience humaine, notre
siècle n'a pas le droit de condamner celui-là.
Quelle que fût l'origine et quelle qu'ait
été la nature de l'incrédulité au XVIIIe siècle, Un fait demeure
certain, c'est que ce siècle, l'incrédulité l'a dominé, c'est
qu'elle l'a pétri, c'est qu'il a été ce qu'elle a voulu qu'il fût.
Qu'a-t-il voulu, lui, que fût la famille?
Cette société philosophe, bien débarrassée de toute révélation et
qui se piquait de viser haut, qu'a-t-elle fait du mariage?
A-t-elle sévi contre les désordres?
s'est-elle sevrée de la débauche? a-t-elle poursuivi l'idéal dans
les affections? a-t-elle pratiqué le devoir sous le toit domestique?
a-t-elle retrouvé les joies du foyer?
Demandez le à cette autre réaction,
semblable par bien des côtés a la réaction du XVIIIe siècle;
demandez-le à la réaction du XVe, à la Renaissance, à cette révolte
toute païenne contre les asservissements du moyen âge, à Cette
classique protestation contre les obscurités monacales, à *ce retour
idolâtre vers les sérénités égoïstes 1 Jamais le mépris pour les
femmes ne s'est plus brutalement accusé. Obscénité des
plaisanteries, le rire, à propos du vice, les moeurs perdues, la
négation de tout avenir, la rupture de tout lien, l'oubli de tout
devoir, voilà ce que la Renaissance vous montrera.
Le XVIIIe siècle vous en fera voir autant.
Réparateur des injustices, il ne songera pas
à relever la femme. Restaurateur des droits, ceux du mariage ne le
préoccuperont pas un moment. Il se pique d'en revenir invariablement
à la nature; et la famille, le fait naturel par excellence, n'aura
pas, en fait, de pire ennemi!
Mettez à part la magistrature et la
bourgeoisie, que préservent encore quelques vieux restes de
moralité, vous avez devant vous un spectacle effrayant. La
corruption est effrénée, nul ne s'en indigne, elle a pénétré tous
les rangs de la société; l'adultère est entré dans les moeurs, je
dirai presque dans les bonnes moeurs; ceux qui s'en tiennent là
semblent presque de petits saints; la famille n'existe plus; à la
place du sanctuaire vous avez un carrefour qui piétinent tous les
passants; la conscience publique est morte, ou bien elle a donné sa
démission, ce qui la met encore plus bas.
On est retourné aux abjections romaines, à
la paralysie du peuple romain. En même temps - les deux faits
marchent ensemble, et c'est toujours - l'antiquité païenne qui les
amène - l'amour a disparu. Otez une figure sympathique et tendre :
mademoiselle Aïssé; ôtez un coeur ardent, plus passionné toutefois
que véritablement ému : mademoiselle de Lespinasse, vous ne
trouverez rien, absolument, qui de près ou de loin ressemble; à ce
doux, à ce chaste, à cet intime et profond sentiment dé, l'amour.
À la place, on
vous donnera les pourritures d'une société gangrenée jusqu'au fond.
Et puis vous aurez les maîtresses du roi: la comtesse de Mailly et
ses trois soeurs; madame de Pompadour créant la para aux cerfs; la
duchesse, de Châteauroux, dont la reine fait prendre des nouvelles
quand elle est souffrante, que vont chaque jour visiter les
princesses du sang, et qui était nommée surintendante de la maison
de la Dauphine, au moment où la mort, arrêtant soudain sa fortune -
ainsi s'exprime l'histoire, - vient l'empêcher d'occuper chez la
belle-fille de la reine ce poste d'honneur! Faut-il descendre à la
du Barry - on sait d'où elle était sortie, - que son ancien tenant,
le comte Jean du Barry, présente au vieux roi, et qu'il fait épouser
à son frère Guillaume du Barry, pour qu'elle soit, quelqu'un ?Non,
vous avez assez de ces anges royales, n'est-ce pas? Encore un
détail. Les maîtresses font et défont les ministres, mènent la
France, qui se laisse mener et que l'Europe regarde, tandis que les
grands cardinaux politiques suivent, cela va de soi, les exemples de
bonnes moeurs donnés par leurs devanciers, Retz et Mazarin !
C'est le temps où le duc de Richelieu
vieilli, flétri, se voit poursuivi par l'effronterie des femmes de
la cour; le temps où, se faisant porter mourant au jardin des
Tuileries, il y obtient un triomphe hideux. C'est le temps des abbés
de ruelle, du luxe à fracas de la Guimard, des orgies du
Palais-Royal, des folies éhontées de la fille du régent. C'est le
temps et de Piron, et de Collé, et de Vadé, et de Crébillon fils, et
de Voltaire, dont le plus licencieux écrit s'étale dans les
boudoirs.
Je parlais du spectacle que donne la France
à l'Europe. L'Europe en profite, croyez-le bien. On connaît les
dépravations de la cour de Russie, on sait quelle série
d'impératrices succèdent à Pierre le Grand. L'Angleterre a ses
sauvages ivresses, ses vices brutaux; l'Allemagne a ses intrigues et
ses dépravations; pas un des petits princes noyés dans la vaste
confédération germaine, que sa grandeur n'oblige à singer Versailles
et son roi. Impératrices et souverains, royaumes et duchés, les
seigneurs, les penseurs, tous ont les yeux tournés vers la France,
tous boivent largement à la coupe d'impureté qu'elle leur tend à
deux mains!
Si vous trouvez partout du scandale, vous
chercheriez en vain un scandalisé. Il n'y en a-point. Or le mal, il
faut le redire, est moins horrible que n'est hideuse cette
impossibilité de s'indigner du mal.
Que voulez-vous que devienne la famille, en
face d'un cardinal Fleury, le gouverneur de Louis XV enfant, qui le
premier donne une maîtresse à son élève royal?
Que voulez-vous que fasse de la famille
cette petite fille jetée au couvent dès qu'elle a cessé d'être une
amusette, cette jeune fille tirée du couvent pour venir chaque matin
baiser en cérémonie la main de monsieur son père et de madame sa
mère, cette jeune femme accordée et mariée sans avoir guère entrevu
son mari que sous le dais nuptial? Elle ne connaît ni sa mère, ni
son père, ni son mari. Mais elle a en tendu parler du monde; elle en
rêve du matin au soir et du soir au matin. Avoir un salon, tenir un
salon, tout est là. On abrège le jour tant qu'on peut, le jour n'a
rien à donner; il s'agit d'arriver à la nuit, à la vie factice, à la
vie de salon, au jeu, au souper, à l'intrigue galante, à l'éternelle
causerie avec des gens qui ne sont. ni le père, ni la mère, ni les
enfants, ni le mari. Ah ! surtout pas le mari! Celui-ci a d'autres
salons, d'autres causeries, d'autres soupers; le rencontrer chez lui
serait d'un ridicule achevé! N'ayez pas peur, ce ridicule, le Mari
ne se le donnera pas! Au lieu du mari, on trouve l'ami; mettons le
mot vrai, on trouve l'amant; l'amant attitré, l'amant légal; et
c'est lui qui reçoit, et c'est lui qui est chez lui, et quand on est
las l'un de l'autre, on se quitte d'un commun accord pour passer à
une autre amitié, et telle est la dégradation, que pas une femme
mariée ne consentirait à ne point avoir eu d'amants, que le monde ne
le lui pardonnerait pas, et que rester fidèle au même adultère,
c'est faire preuve de haute vertu (1)!
Telle est la famille des esprits forts.
Ce monde-là, qui a rejeté toute règle, qui a
brisé tout frein, qui a répudié toute souffrance, en quête du seul
plaisir et ne s'en refusant aucun; ce monde bâille d'un bâillement
immense, d'un bâillement qui n'en finit pas. Il a cru ne se
débarrasser que des convictions, il s'est débarrassé du coeur. En
tuant le devoir il a tué la passion. Ces amants sont absolument
incapables d'amour; ils s'ennuient; le siècle dépravé s'ennuie; les
siècles dépravés sont toujours des siècles ennuyés.
Un vide sans mesure, celui qu'a laissé la
foi, reste béant; la place de la famille absente reste inoccupée; on
y met ce qu'on peut; rien ne tient. Si l'on pouvait tuer le temps
comme on a tué l'âme ! Mais on ne peut pas. Elles se traînent, les
heures inexorables, ralentissant le pas à mesure que décroît la vie
et que les pâles ressources, les dernières, s'en vont.
S'il vous faut un exemple, prenez madame du
Deffant racornie dans son fauteuil, l'esprit plus desséché que le
corps, comptant les visiteurs qui se font rares, reployée sur soi,
ne parvenant pas même à pleurer Pont de Veyle, son ancien amant;
sceptique, déprise de tout sans avoir rien saisi; triste d'une
tristesse morne, ironique, sans souvenir tomme sans espérance;
dégoûtée de la vie, mais qui s'y cramponne, parce que la mort lui
fait peur.
Ce mot du siècle, ennui, Louis XV, le
débauché, le rassasié, le répétera.
Choiseul - Sire, le peuple souffre !
Le roi : - Je m'ennuie.
Rendons justice à Rousseau; il est venu,
vers la fin de cette lamentable époque, secouer de sa rude main tous
ces gens qui s'ennuyaient.
Que leur a-t-il apporté? Le devoir et la
famille bien incomplets, sonnant faux par plus d'un endroit, mais
enfin il a foulé aux pieds toute cette société pourrie, il a parlé
aux mères de nourrir leurs enfants, aux pères d'élever leurs fils,
il a brisé les fenêtres, déchiré les rideaux de lampas, soufflé sur
les bougies il a mis du soleil, de la nature et du grand air
partout.
On a entendu le chant des oiseaux sous les
feuilles; même on a cru surprendre, çà et là, dans la famille,
quelques accents d'amour. L'excès de sécheresse s'en est allé, la
mode en est passée; on voit poindre la sensibilité, peut-être la
sensiblerie, qui fait une étrange figure entre l'égoïsme aride,
sardonique et douteur de madame du Deffant, et la roideur hautaine,
froide, drapée à l'antique, de madame Rolland la romaine!
Rousseau, ne l'oublions point, sort d'un
pays de la Bible. Les souillures de sa conduite pas plus que les
aberrations de son esprit ne sauraient empêcher qu'il n'ait respiré
cet air vivifiant et pur, que la famille ne l'ait étreint - car elle
était partout autour de lui, - qu'il n'ait rencontré, à chacun de
ses premiers pas, le vrai mariage et le vrai bonheur.
Genève pouvait bien traverser, elle aussi,
une phase de scepticisme, toutefois sa vieille Bible la gardait. Ses
moeurs, fortement pénétrées de sainteté, de l'énergie et de la
saveur bibliques, en conservaient la vigueur avec les parfums. Si
les classes qu'on appelle les premières présentaient quelques
scandales isolés, si leur tendance était frivole - une frivolité,
notez-le, qui aurait paru terriblement austère aux pays voisins, -
les classes qui venaient après, la bourgeoisie et le peuple,
vivaient sur l'ancien fonds des mariages respectés et des familles
unies : là, on s'aimait.
L'enfance de Rousseau, passée à Genève,
explique Rousseau.
À son
insu,
Rousseau s'inspirait de la Bible. Il croyait inventer, il ne faisait
que raconter - avec des souvenirs qu'altéraient trop souvent ses
désordres ce que la Bible lui avait montré.
Le jet d'eau vive, tout mélangé qu'il est de
limon, Tend l'existence à ce monde-là, desséché, altéré, agonisant
sur les sables du désert.
Telles quelles, les théories de Rousseau,
exactes quand elles se rapprochent de la Bible, fausses et tendues
quand elles s'en écartent, plus gâtées encore par ce que le vice y
apporte de défaillance et d'erreur, ces théories se sont imposées à
la société perdue d'ennui, lasse à en mourir de ne rien croire, de
ne rien faire, de ne rien aimer.
Il y a bien du factice encore : ni le
mariage ni la famille n'ont pris leur rang; on les pressent, on ne
les tient pas. N'importe! une nouvelle ère a commencé. Stérile, usé
jusqu'à la corde, facile à la mort (2)
impuissant à la vie, l'athéisme a - fait son temps.
Ce qu'il avait fait de la famille, il nous
l'a dit !
.1. Lisez les mémoires de madame d'Épinay, vous verrez si j'en dis trop.
.2. Les échafauds l'ont bien prouvé.
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