Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

L'INCRÉDULITÉ

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Ce rapide examen d'histoire ne serait pas complet si nous passions sous silence le siècle le plus voisin du nôtre, le siècle de l'incrédulité.
L'incrédulité a eu son siècle, bien à elle, dont elle est responsable. Elle a eu le XVIIIe siècle, que seule elle a gouverné.
Qu'en a-t-elle fait? qu'a-t-elle fait de la famille;? C'est ce qui nous reste à voir.

Soyons justes envers le XVIIIe siècle. D'une, pare, son incrédulité lui vient en droite ligne de ce christianisme faux, despotique et persécuteur, au moyen duquel le vieux roi Louis XIV et sa vieille, cour cherchaient à racheter les péchés qu'ils ne pouvaient plus commettre. D'autre part, ce siècle a eu des élans généreux; il a senti le besoin de retrouver des principes et de les affirmer; il a recherché la justice; une sorte de soif de la vérité s'est emparée de lui; tout au moins a-t-il brisé les masques hypocrites. Athée comme il est, on dirait qu'il croit à quelque chose. Il croit plus qu'on ne croyait sous les dehors cafards de cette dévotion de commande par où se marque le règne de madame de Maintenon; il croit mieux, car il ne veut pas mentir. En tout cas, notre siècle dissolvant, à nous, le siècle des démolisseurs qui vont jusqu'à nier la conscience humaine, notre siècle n'a pas le droit de condamner celui-là.
Quelle que fût l'origine et quelle qu'ait été la nature de l'incrédulité au XVIIIe siècle, Un fait demeure certain, c'est que ce siècle, l'incrédulité l'a dominé, c'est qu'elle l'a pétri, c'est qu'il a été ce qu'elle a voulu qu'il fût.
Qu'a-t-il voulu, lui, que fût la famille? Cette société philosophe, bien débarrassée de toute révélation et qui se piquait de viser haut, qu'a-t-elle fait du mariage?
A-t-elle sévi contre les désordres? s'est-elle sevrée de la débauche? a-t-elle poursuivi l'idéal dans les affections? a-t-elle pratiqué le devoir sous le toit domestique? a-t-elle retrouvé les joies du foyer?
Demandez le à cette autre réaction, semblable par bien des côtés a la réaction du XVIIIe siècle; demandez-le à la réaction du XVe, à la Renaissance, à cette révolte toute païenne contre les asservissements du moyen âge, à Cette classique protestation contre les obscurités monacales, à *ce retour idolâtre vers les sérénités égoïstes 1 Jamais le mépris pour les femmes ne s'est plus brutalement accusé. Obscénité des plaisanteries, le rire, à propos du vice, les moeurs perdues, la négation de tout avenir, la rupture de tout lien, l'oubli de tout devoir, voilà ce que la Renaissance vous montrera.
Le XVIIIe siècle vous en fera voir autant.

Réparateur des injustices, il ne songera pas à relever la femme. Restaurateur des droits, ceux du mariage ne le préoccuperont pas un moment. Il se pique d'en revenir invariablement à la nature; et la famille, le fait naturel par excellence, n'aura pas, en fait, de pire ennemi!
Mettez à part la magistrature et la bourgeoisie, que préservent encore quelques vieux restes de moralité, vous avez devant vous un spectacle effrayant. La corruption est effrénée, nul ne s'en indigne, elle a pénétré tous les rangs de la société; l'adultère est entré dans les moeurs, je dirai presque dans les bonnes moeurs; ceux qui s'en tiennent là semblent presque de petits saints; la famille n'existe plus; à la place du sanctuaire vous avez un carrefour qui piétinent tous les passants; la conscience publique est morte, ou bien elle a donné sa démission, ce qui la met encore plus bas.
On est retourné aux abjections romaines, à la paralysie du peuple romain. En même temps - les deux faits marchent ensemble, et c'est toujours - l'antiquité païenne qui les amène - l'amour a disparu. Otez une figure sympathique et tendre : mademoiselle Aïssé; ôtez un coeur ardent, plus passionné toutefois que véritablement ému : mademoiselle de Lespinasse, vous ne trouverez rien, absolument, qui de près ou de loin ressemble; à ce doux, à ce chaste, à cet intime et profond sentiment dé, l'amour.

À la place, on vous donnera les pourritures d'une société gangrenée jusqu'au fond. Et puis vous aurez les maîtresses du roi: la comtesse de Mailly et ses trois soeurs; madame de Pompadour créant la para aux cerfs; la duchesse, de Châteauroux, dont la reine fait prendre des nouvelles quand elle est souffrante, que vont chaque jour visiter les princesses du sang, et qui était nommée surintendante de la maison de la Dauphine, au moment où la mort, arrêtant soudain sa fortune - ainsi s'exprime l'histoire, - vient l'empêcher d'occuper chez la belle-fille de la reine ce poste d'honneur! Faut-il descendre à la du Barry - on sait d'où elle était sortie, - que son ancien tenant, le comte Jean du Barry, présente au vieux roi, et qu'il fait épouser à son frère Guillaume du Barry, pour qu'elle soit, quelqu'un ?Non, vous avez assez de ces anges royales, n'est-ce pas? Encore un détail. Les maîtresses font et défont les ministres, mènent la France, qui se laisse mener et que l'Europe regarde, tandis que les grands cardinaux politiques suivent, cela va de soi, les exemples de bonnes moeurs donnés par leurs devanciers, Retz et Mazarin !

C'est le temps où le duc de Richelieu vieilli, flétri, se voit poursuivi par l'effronterie des femmes de la cour; le temps où, se faisant porter mourant au jardin des Tuileries, il y obtient un triomphe hideux. C'est le temps des abbés de ruelle, du luxe à fracas de la Guimard, des orgies du Palais-Royal, des folies éhontées de la fille du régent. C'est le temps et de Piron, et de Collé, et de Vadé, et de Crébillon fils, et de Voltaire, dont le plus licencieux écrit s'étale dans les boudoirs.

Je parlais du spectacle que donne la France à l'Europe. L'Europe en profite, croyez-le bien. On connaît les dépravations de la cour de Russie, on sait quelle série d'impératrices succèdent à Pierre le Grand. L'Angleterre a ses sauvages ivresses, ses vices brutaux; l'Allemagne a ses intrigues et ses dépravations; pas un des petits princes noyés dans la vaste confédération germaine, que sa grandeur n'oblige à singer Versailles et son roi. Impératrices et souverains, royaumes et duchés, les seigneurs, les penseurs, tous ont les yeux tournés vers la France, tous boivent largement à la coupe d'impureté qu'elle leur tend à deux mains!
Si vous trouvez partout du scandale, vous chercheriez en vain un scandalisé. Il n'y en a-point. Or le mal, il faut le redire, est moins horrible que n'est hideuse cette impossibilité de s'indigner du mal.

Que voulez-vous que devienne la famille, en face d'un cardinal Fleury, le gouverneur de Louis XV enfant, qui le premier donne une maîtresse à son élève royal?

Que voulez-vous que fasse de la famille cette petite fille jetée au couvent dès qu'elle a cessé d'être une amusette, cette jeune fille tirée du couvent pour venir chaque matin baiser en cérémonie la main de monsieur son père et de madame sa mère, cette jeune femme accordée et mariée sans avoir guère entrevu son mari que sous le dais nuptial? Elle ne connaît ni sa mère, ni son père, ni son mari. Mais elle a en tendu parler du monde; elle en rêve du matin au soir et du soir au matin. Avoir un salon, tenir un salon, tout est là. On abrège le jour tant qu'on peut, le jour n'a rien à donner; il s'agit d'arriver à la nuit, à la vie factice, à la vie de salon, au jeu, au souper, à l'intrigue galante, à l'éternelle causerie avec des gens qui ne sont. ni le père, ni la mère, ni les enfants, ni le mari. Ah ! surtout pas le mari! Celui-ci a d'autres salons, d'autres causeries, d'autres soupers; le rencontrer chez lui serait d'un ridicule achevé! N'ayez pas peur, ce ridicule, le Mari ne se le donnera pas! Au lieu du mari, on trouve l'ami; mettons le mot vrai, on trouve l'amant; l'amant attitré, l'amant légal; et c'est lui qui reçoit, et c'est lui qui est chez lui, et quand on est las l'un de l'autre, on se quitte d'un commun accord pour passer à une autre amitié, et telle est la dégradation, que pas une femme mariée ne consentirait à ne point avoir eu d'amants, que le monde ne le lui pardonnerait pas, et que rester fidèle au même adultère, c'est faire preuve de haute vertu (1)!
Telle est la famille des esprits forts.

Ce monde-là, qui a rejeté toute règle, qui a brisé tout frein, qui a répudié toute souffrance, en quête du seul plaisir et ne s'en refusant aucun; ce monde bâille d'un bâillement immense, d'un bâillement qui n'en finit pas. Il a cru ne se débarrasser que des convictions, il s'est débarrassé du coeur. En tuant le devoir il a tué la passion. Ces amants sont absolument incapables d'amour; ils s'ennuient; le siècle dépravé s'ennuie; les siècles dépravés sont toujours des siècles ennuyés.
Un vide sans mesure, celui qu'a laissé la foi, reste béant; la place de la famille absente reste inoccupée; on y met ce qu'on peut; rien ne tient. Si l'on pouvait tuer le temps comme on a tué l'âme ! Mais on ne peut pas. Elles se traînent, les heures inexorables, ralentissant le pas à mesure que décroît la vie et que les pâles ressources, les dernières, s'en vont.

S'il vous faut un exemple, prenez madame du Deffant racornie dans son fauteuil, l'esprit plus desséché que le corps, comptant les visiteurs qui se font rares, reployée sur soi, ne parvenant pas même à pleurer Pont de Veyle, son ancien amant; sceptique, déprise de tout sans avoir rien saisi; triste d'une tristesse morne, ironique, sans souvenir tomme sans espérance; dégoûtée de la vie, mais qui s'y cramponne, parce que la mort lui fait peur.
Ce mot du siècle, ennui, Louis XV, le débauché, le rassasié, le répétera.
Choiseul - Sire, le peuple souffre !
Le roi : - Je m'ennuie.

Rendons justice à Rousseau; il est venu, vers la fin de cette lamentable époque, secouer de sa rude main tous ces gens qui s'ennuyaient.
Que leur a-t-il apporté? Le devoir et la famille bien incomplets, sonnant faux par plus d'un endroit, mais enfin il a foulé aux pieds toute cette société pourrie, il a parlé aux mères de nourrir leurs enfants, aux pères d'élever leurs fils, il a brisé les fenêtres, déchiré les rideaux de lampas, soufflé sur les bougies il a mis du soleil, de la nature et du grand air partout.
On a entendu le chant des oiseaux sous les feuilles; même on a cru surprendre, çà et là, dans la famille, quelques accents d'amour. L'excès de sécheresse s'en est allé, la mode en est passée; on voit poindre la sensibilité, peut-être la sensiblerie, qui fait une étrange figure entre l'égoïsme aride, sardonique et douteur de madame du Deffant, et la roideur hautaine, froide, drapée à l'antique, de madame Rolland la romaine!
Rousseau, ne l'oublions point, sort d'un pays de la Bible. Les souillures de sa conduite pas plus que les aberrations de son esprit ne sauraient empêcher qu'il n'ait respiré cet air vivifiant et pur, que la famille ne l'ait étreint - car elle était partout autour de lui, - qu'il n'ait rencontré, à chacun de ses premiers pas, le vrai mariage et le vrai bonheur.

Genève pouvait bien traverser, elle aussi, une phase de scepticisme, toutefois sa vieille Bible la gardait. Ses moeurs, fortement pénétrées de sainteté, de l'énergie et de la saveur bibliques, en conservaient la vigueur avec les parfums. Si les classes qu'on appelle les premières présentaient quelques scandales isolés, si leur tendance était frivole - une frivolité, notez-le, qui aurait paru terriblement austère aux pays voisins, - les classes qui venaient après, la bourgeoisie et le peuple, vivaient sur l'ancien fonds des mariages respectés et des familles unies : là, on s'aimait.

L'enfance de Rousseau, passée à Genève, explique Rousseau.
À son insu, Rousseau s'inspirait de la Bible. Il croyait inventer, il ne faisait que raconter - avec des souvenirs qu'altéraient trop souvent ses désordres ce que la Bible lui avait montré.
Le jet d'eau vive, tout mélangé qu'il est de limon, Tend l'existence à ce monde-là, desséché, altéré, agonisant sur les sables du désert.
Telles quelles, les théories de Rousseau, exactes quand elles se rapprochent de la Bible, fausses et tendues quand elles s'en écartent, plus gâtées encore par ce que le vice y apporte de défaillance et d'erreur, ces théories se sont imposées à la société perdue d'ennui, lasse à en mourir de ne rien croire, de ne rien faire, de ne rien aimer.
Il y a bien du factice encore : ni le mariage ni la famille n'ont pris leur rang; on les pressent, on ne les tient pas. N'importe! une nouvelle ère a commencé. Stérile, usé jusqu'à la corde, facile à la mort (2) impuissant à la vie, l'athéisme a - fait son temps.
Ce qu'il avait fait de la famille, il nous l'a dit !

.1. Lisez les mémoires de madame d'Épinay, vous verrez si j'en dis trop.

.2. Les échafauds l'ont bien prouvé.

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