Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Il a donné son Fils

Il arriva, après ces choses, que Dieu éprouva Abraham, et il lui dit: Abraham! Il répondit: Me voici. Et Dieu dit: Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t'en au pays de Morija, et Ici offre-le en holocauste, sur la montagne que je te dirai.

Abraham se leva de bon matin, bâta son âne, prit deux de ses serviteurs avec lui, et Isaac son fils; il fendit du bois pour l'holocauste; puis il partit et il s'en alla vers le lieu que Dieu lui avait dit.

Le troisième jour Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. Et Abraham dit à ses serviteurs : Demeurez ici avec l'âne. Moi et l'enfant nous irons jusque-là, et nous adorerons; puis nous reviendrons vers vous. Et Abraham prit le bois de l'holocauste et le mit sur Isaac son fils; puis il prit dans sa main le feu et le couteau et ils s'en allèrent tous deux ensemble.

Alors Isaac parla à Abraham son père, et dit: Mon père! Abraham répondit: Me voici, mon fils. Et il dit: Voici le feu et le bois; mais où est l'agneau pour l'holocauste ? Et Abraham répondit: Mon fils, Dieu se pourvoira Lui-même de l'agneau pour l'holocauste. Et ils marchèrent tous deux ensemble.

Ils vinrent au lieu que Dieu lui avait dit, et Abraham y bâtit l'autel et rangea le bois; et il lia Isaac son fils, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau pour égorger son fils. Mais l'ange de l'Eternel lui cria des cieux, et dit: Abraham, Abraham! Il répondit: Me voici! L'ange lui dit: Ne porte pas ta main sur l'enfant et ne lui fais aucun mal. Car maintenant je sais que tu crains Dieu, puisque tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique. Et Abraham leva les yeux et regarda, et voici derrière lui un bélier, retenu dans un buisson par les cornes. Alors Abraham alla prendre le bélier, et l'offrit en holocauste à la place de son fils. Et Abraham appela ce lieu-là : Jéhova-Jiré. C'est pourquoi on dit aujourd'hui: sur la montagne de l'Eternel, il y sera pourvu.

L'ange de l'Eternel appela des cieux Abraham pour la seconde fois en disant: Je l'ai juré par moi-même, déclare l'Eternel: Puisque tu as agi ainsi, et que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai certainement. Oui, je te donnerai une postérité nombreuse comme les étoiles du ciel, et comme le sable qui est au bord de la mer; et ta postérité aura en sa possession les portes de ses ennemis. Toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix.

Alors Abraham retourna vers ses serviteurs; ils se levèrent et s'en allèrent ensemble à Béer-Séba; et Abraham demeura à Béer-Séba.

Genèse 22. 1-19


Qui peut comprendre Abram ? Qui peut comprendre le Dieu d'Abram ? demande Kierkegaard. Abram occupe une place absolument unique et sans pareille dans l'histoire de la Révélation. Jamais rien de semblable n'est arrivé à un homme, lui-même, pourtant, si exactement semblable à nous. En effet, par la grâce de Dieu, tous les croyants occupent la place de son fils, mais Abram lui, c'est la place du Père qu'il doit occuper. Alors qu'il ne pense à rien moins qu'à cela, alors qu'il ignore sans doute tout du vrai Dieu, Abram est choisi pour devenir le père du peuple de Dieu, le père des croyants, le père des enfants de Dieu, en un mot le père de tous ceux dont Dieu seul est le Père. Il est choisi pour devenir la source de bénédictions que Dieu veut être pour toutes les familles de la terre. Plus spécialement encore, il est choisi pour être le père de Jésus-Christ, pour que son sang coule dans les veines du Fils éternel de Dieu. Quelle place singulière ! Et nous ajoutons tout de suite : quel privilège ! Quelle chance inouïe ! Privilège ? Ah! vraiment, combien l'homme est rendu léger par sa convoitise ! Avantageuse, la situation d'Abram ? Nous ne savons pas de quoi nous parlons. Occuper la place du père de Jésus-Christ c'est sans doute un privilège, et bien le plus étonnant qui ait jamais été accordé à un homme, mais il se trouve en même temps que ce privilège, c'est celui de passer par l'épreuve la plus terrifiante qui se puisse concevoir et qui ait jamais été imposée à un homme. Jamais Dieu n'a demandé à qui que ce soit ce qu'il demande à Abram, parce que jamais il n'a promis à qui que ce soit ce qu'il promet à Abram.

L'épreuve d'Abram d'ailleurs ne commence pas à ce chapitre 22. Elle a commencé dès l'heure où retentit à ses oreilles la promesse d'une postérité. Dès lors, pendant vingt-cinq ans, Abram doit attendre et croire, sans voir la moindre trace de cet enfant promis, lui qui approchait de sa centième année, alors que Sara sa femme était stérile. Vingt-cinq ans qui furent pour lui bien ,aussi longs que les deux mille ans pendant lesquels le peuple d'Israël dut attendre le Sauveur annoncé, vingt-cinq ans au cours desquels rien ne se passe sauf de temps à autre la promesse qui retentit à nouveau, toujours pareille, toujours plus précise, toujours plus absurde: « Je te donnerai de Sara un fils. » Abram ne peut que rire, Sara ne peut que rire, le monde entier ne peut que rire. Voyez-vous ces deux vieillards auxquels Dieu fait croire depuis vingt-cinq ans qu'ils vont avoir un enfant! Voyez-vous ce peuple auquel depuis deux mille ans Dieu fait croire qu'il va lui naitre un Sauveur. Voyez-vous cette Eglise à laquelle Dieu fait croire depuis mille neuf cents ans que son Sauveur va revenir. Isaac veut dire: «on rit». Tout le monde rit de la parole de Dieu. Et l'Eglise même ne peut s'empêcher de rire de la promesse qui lui est faite. Elle est si vieille, cette Eglise ! Elle radote à la fin - Sara! On n'en peut plus rien attendre.

Un beau jour cependant l'enfant du miracle est arrivé. Isaac le risible, Isaac le dérisoire. Il est là, c'est bien vrai. Un fils nous est donné. On n'en croyait pas ses oreilles. Et maintenant on n'en croit pas ses yeux. «Je vous annonce une bonne nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie.» Et Sara dit: «Dieu m'a donné un sujet de joie. Tous ceux qui apprendront cette nouvelle me souriront.» Et Abram «voit le jour de Jésus-Christ». La lumière de Noël inonde son coeur de père. Il tressaille de joie. Dans son coeur monte toute l'affection que Dieu porte à son fils bien-aimé.

Et l'enfant grandissait en stature, en sagesse et en grâce. Cette fois, plus de doute possible. Abram le tient, ce fruit de la promesse. Il l'a suffisamment attendu. Il ne le lâchera pas. Cette fois le peuple d'Israël a son Messie, Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Pauvre Abram! Tu crois être au bout de ta peine. Tu penses qu'à Noël l'épreuve est terminée et que tout est accompli. Ah ! tu ne sais pas encore ce qui t'attend pour être le père du Fils de Dieu. Tu ne sais pas encore que la joie de Noël, pour devenir celle de Pâques, doit passer par le désespoir du Vendredi-Saint. Tu ne sais pas que bientôt vient le jour où tout sera plus irrémédiablement perdu que si l'enfant ne t'était jamais né. Non, Abram ne peut pas se douter encore de ce qu'est l'amour du Père et de ce qu'il en coûte d'être une bénédiction pour toutes les nations.

Il faudra qu'il l'apprenne. Alors vient l'ordre inconcevable: «Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac. Va-t'en au pays de Morija et offre-le en sacrifice! » Qui oserait envier Abram à ce moment-là ? Impossible de se mettre à sa place sans être pris de vertige. Est-ce que Dieu lui demande bien cela ? Est-ce que c'est bien Dieu qui le lui demande ? Soi-même ôter la vie à l'enfant du miracle, au fils unique, irremplaçable ? Comment Abram n'est-il pas devenu fou ? Si encore Dieu le prévenait qu'une maladie ou que des brigands lui enlèveraient son fils, il pourrait toujours croire quand même que cela n'arrivera pas et s'appliquer à l'empêcher. Mais devoir le faire soi-même, c'est la fin de tout espoir, c'est définitivement atroce, aucune possibilité d'échapper, à moins de désobéir, ce qu'Abram ne peut pas envisager. Et ce qu'il y a de plus effrayant encore, de plus paradoxal dans la situation d'Abram n'est pas tant qu'il doive donner son fils, car beaucoup de pères ont dû donner leur fils - c'est que ce fils soit celui sur qui repose la promesse de Dieu et le salut du monde, et que cette même parole qui fait sortir d'Isaac tous les bénis de Dieu, en fasse aujourd'hui un enfant mort. Qu'Abram obéisse et il ne peut plus croire à la promesse de Dieu. Qu'il croie à la promesse, et il ne peut plus obéir. Et cependant ce que Dieu veut, c'est qu'Abram obéisse sans cesser de croire, sans cesser d'espérer. Mais d'espérer quoi ? Que voulez-vous qu'il espère, puisqu'il s'en va lui-même sacrifier l'enfant ? L'impossible, l'absurde, la résurrection des morts ? Oui. Il faut que sa foi devienne l'espérance de la résurrection, ou qu'il la perde.

L'épître aux Hébreux rapporte bien qu'il offrit son sacrifice par la foi, en se disant que Dieu a le pouvoir de ressusciter un mort.

Mais cela n'est point facile à se dire dans le moment où l'on doit soi-même faire mourir son enfant, où Dieu veut sa mort. La foi d'Abram en ces jours, qui peut la comprendre, qui peut l'expliquer, qui peut même s'en approcher pendant qu'il obéit, pendant que lentement il se prépare à faire mentir cette promesse, qu'il se lève de bon matin, qu'il selle son âne, qu'il fend du bois (combien de coups de hache ?) et puis qu'il marche pendant deux jours entiers avec son enfant à côté de lui. Si encore ç'avait été vite fait, sans avoir le temps de réfléchir. Mais il faut aller sur le mont Morija, à cent kilomètres; deux jours entiers de marche, dont chaque pas le rapproche de la mort de son fils, dont chaque pas rend la promesse de Dieu plus absurde. Pourquoi ce supplice interminable, pourquoi le troisième jour seulement vit-il l'endroit que Dieu lui avait désigné, pourquoi ce raffinement dans l'épreuve ? Pourquoi cette longueur, cette chute sans fin dans un abîme de solitude ? Il y a bien deux serviteurs avec lui, Mais sont-ils encore avec lui ? Que voulez-vous qu'il leur dise ? Il y a bien encore son fils qui demande : «Où est l'agneau pour le sacrifice ? » Mais il est déjà séparé de lui. Comment Abram pourrait-il lui révéler ce qu'il va faire ? Isaac est déjà mort pour lui. Il est mort depuis l'instant où Dieu lui a donné l'ordre de le faire mourir. Sur chaque minute de ces trois jours pèse le poids de cette mort. Je n'ai plus mon fils unique, mon bien-aimé, toute l'espérance de Dieu. Je vais moi-même le détruire. Tout va être fini. Tout est déjà fini. Le bois est arrangé sur l'autel, Isaac est lié sur le bois. Abram étend la main, prend le couteau...

Abram est seul comme jamais aucun homme n'a été seul sur la terre. Plus seul que la femme abandonnée par celui qu'elle aime, plus seul que celui qui, revenant au petit jour le long d'un faubourg, après une nuit d'alerte, retrouve sa famille écrasée sous les décombres de son foyer.

Plus seul, car cet homme a la sympathie du monde nous sommes avec lui, nous pouvons nous approcher de lui. Mais la solitude d'Abram, qui peut s'en approcher ? Elle est fantastique, inhumaine, inqualifiable. Quelle est donc cette solitude ?... C'est la solitude de Dieu, le samedi saint pendant que son Fils est dans la tombe. C'est la solitude de Dieu pendant les heures inconcevables où il n'a plus de Fils où, il a réellement donné son Fils unique. L'épreuve d'Abram, c'est l'épreuve de Celui qui, dit l'apôtre Paul, n'a pas épargné son propre fils; c'est l'épreuve de Dieu quand il doit maudire son Fils bien-aimé.

C'est ainsi qu'Abram doit éprouver tout ce que Dieu éprouve. Dieu l'introduit dans son propre coeur, dans sa propre solitude, dans sa propre épreuve. Comment Abram serait-il autrement le père de Jésus-Christ et la bénédiction des nations ? Et comment le sein d'Abram désignerait-il, sinon, l'éternelle félicité des pauvres auxquels Dieu donne la vie de son propre Fils (Luc 16. 22) ? Par sa foi et son obéissance, Abram s'est laissé associer par Dieu au secret même de la rédemption. Et cela non seulement pour lui, mais pour nous aussi.

Car si cette histoire nous est racontée, c'est bien pour qu'au travers de cette épreuve d'Abram notre père, nous comprenions l'épreuve de notre Père qui est au cieux, que nous y soyons rendus attentifs, et ne puissions plus la trouver normale. Oui, c'est bien pourquoi cette histoire nous est dite aujourd'hui. Ce qui tue l'évangile dans nos coeurs, c'est que nous finissons par trouver ce que Dieu a fait tout naturel ! C'est que nous nous accoutumons remarquablement à la bonne nouvelle. Il a donné son Fils unique! Quelle rengaine ! Il a donné son Fils unique! Eh bien, oui, on finit par le savoir. On le sait tellement bien qu'on n'arrive plus à y faire attention. Ce sont des phrases, des motifs pieux, hélas.

Mais cette histoire d'Abram nous rappelle que nous n'avons peut-être pas encore commencé à savoir ces choses que nous savons trop bien. Cette histoire du sacrifice d'Isaac, on ne peut pas dire que nous y soyons accoutumés, et que nous la trouvions normale. Qui oserait en penser qu'elle est toute naturelle ! Au contraire, cette histoire nous semble tellement peu normale, tellement scandaleuse, tellement monstrueuse même, que bon nombre de chrétiens se sont ingéniés à l'escamoter, à la falsifier, à l'édulcorer. Ce chapitre 22, qui est comme le coeur de l'Evangile dans l'Ancien Testament, on aurait bien voulu qu'il n'y fût pas, et chaque génération s'y heurte comme à une pierre d'achoppement, et l'on continuera de s'y heurter. Heureusement ! Jamais cette histoire ne deviendra normale. Jamais cette histoire, tant qu'on voudra bien se pencher sur elle et la laisser être ce qu'elle est, ne perdra son aiguillon et sa faculté de réveiller dans nos coeurs le sens assoupi de la parole : «Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique.» Or, ce don du Fils unique s'est produit d'une façon aussi concrète que dans le récit du sacrifice d'Isaac. Dieu a dû faire à Jésus ce qu'Abram a dû faire à Isaac. C'est cela son amour. C'est par là que Dieu notre Père a passé à cause de nous. Ceux qui s'habituent à cet amour, ceux pour lesquels il devient presque inévitablement un refrain de sacristie, le lieu commun du Christianisme, qu'ils pensent aujourd'hui simplement à Abram coupant son bois, bâtant son âne et cheminant durant deux jours vers le mont Morija, à côté de son fils bien-aimé...

Et la Sainte-Cène, avons-nous la force de la prendre à la lumière de ce chapitre, c'est-à-dire comme signe du corps sacrifié du Fils unique, et de son sang répandu comme signe du sacrifice d'Isaac et de plus encore, car au dernier instant, Dieu épargne à Abram le coup de couteau, lui rend son enfant et change tout à coup les ténèbres en lumière et la désolation en chant de joie. Au dernier instant, Dieu épargne Isaac, il le remplace par un bouc - mais son propre Fils, Il ne l'épargne pas; Il ne retient pas les bourreaux qui lui plantent des clous: le sacrifice est consommé. Sur la croix, Isaac est égorgé. Le Père va jusqu'au bout; le sang coule. La coupe est bue jusqu'à la lie. Le don que Dieu nous fait de son Fils unique est encore plus réel, plus renversant que le don d'Abram. L'Evangile n'adoucit pas cette histoire, il ne la corrige pas, au contraire, il la pousse à fond, il l'accentue, il l'accomplit, il la réalise. Dans ce chapitre de la Genèse, on peut encore pousser un soupir de soulagement pour finir. On a eu peur, mais tout s'arrange. Dans l'Evangile, ça ne s'arrange pas, Jésus ne descend pas de la croix. C'est le corps rompu d'Isaac qui nous est offert à la Table sainte, c'est le sang de l'Agneau immolé. Il n'y a pas moins que sur le mont Morija. Il y a plus encore. Si ce récit de la Genèse est païen, comme on veut bien le dire, alors l'Evangile est encore plus païen. Mais enfin, qu'il soit païen ou chrétien, peu importe, si ce récit nous fait mieux comprendre ce qu'il y a d'absolument bouleversant dans la bonne nouvelle: « Dieu a donné son Fils unique», et dans cette Parole: «Ceci est mon sang répandu pour vous.»

Plus cette histoire nous heurte et mieux elle a atteint son but. Car elle est là pour nous heurter, pour qu'enfin nous recevions le don de Dieu et le message de la croix, non pas comme une mélodie qui nous endort, mais comme un coup qui nous réveille et nous émerveille. Amen.


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