Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA PARABOLE DU FESTIN

- 1875 -

Un de ceux qui étaient à table, ayant ouï cela, lui dit. Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu!

Jésus lui dit: Un homme fit un grand souper, et il y convia beaucoup de gens ; et il envoya son serviteur, à l'heure du souper, dire aux conviés: Venez, car tout est prêt. Et ils se mirent tous, de concert, à s'excuser. Le premier lui dit: J'ai acheté une terre, et il me faut nécessairement partir pour aller la voir; je te prie de m'excuser. Et un autre dit : J'ai acheté cinq couples de boeufs, et je m'en vais les éprouver; je te prie de m'excuser. Et un autre dit : J'ai épousé une femme, ainsi je n'y puis aller. Et le serviteur étant de retour, rapporta cela à son maître. Alors le père de famille en colère dit à son serviteur: Va-t'en promptement sur les places et dans les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les impotents, les boiteux et les aveugles. Ensuite le serviteur dit - Seigneur, on a fait ce que tu as commandé, et il y a encore de la place. Et le maître dit au serviteur: Va dans les chemins et le long des haies, et force d'entrer ceux qui y sont, afin que ma maison soit remplie. Car je vous dis qu'aucun de ceux qui avaient été conviés ne goûtera de mon souper.

Luc, XIV, 15 à 24.


Un jour que Jésus était à table dans la maison d'un pharisien, il avait amené la conversation sur le grand festin que Dieu prépare à ses élus dans les demeures éternelles. Quand il eut cessé de parler, un des convives s'écria: « Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu! »

C'est cette exclamation qui fournit à Jésus le sujet de la parabole que je viens de vous lire. Le ton sévère qui la caractérise fait deviner l'esprit dans lequel avaient été prononcés ces mots : Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu. Évidemment, si cette parole avait été l'expression d'un sentiment sérieux et sincère, si elle avait été inspirée par le désir et l'avant-goût des joies célestes, Jésus n'y aurait pas répondu comme il le fit. Donc cette parole, dans laquelle d'ailleurs on sent percer comme une pointe d'ironie, est plutôt celle d'un homme qui, personnellement, sent que le bonheur des élus n'est pas pour lui, mais qui veut bien convenir que ce bonheur est désirable. Jésus s'empare de cet aveu, et la parabole que nous allons étudier pourrait se résumer ainsi : « Vous estimez heureux ceux qui seront à table dans le royaume des cieux; et quand ce bonheur vous est offert, quand vous n'avez, pour en jouir, qu'à vous rendre à l'invitation du Père céleste, vous cherchez de vaines excuses pour vous dispenser de l'accepter. Au fond, vous n'en voulez pas, vous n'êtes pas sincères. »

« Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu ! »

Aujourd'hui comme du temps de Jésus, que de gens on rencontre qui répètent la même chose sous une autre forme! Que d'incrédules et d'indifférents disent volontiers : « Heureux ceux qui ont la foi ! Heureux ceux qui peuvent admettre encore les vieux dogmes et les vieilles Bibles ! Quant à nous, enfants du libre examen et de l'esprit scientifique, nés dans un siècle de cri tique et de scepticisme, nous ne demanderions pas mieux de croire, mais nous ne le pouvons pas. Depuis longtemps nous avons dit adieu aux croyances de notre enfance, - non sans regret, car, après tout, c'étaient de belles illusions. »

Vous avez entendu ce langage. Eh bien, croyez-vous qu'il soit toujours sincère ? Croyez-vous qu'il y ait réellement beaucoup d' hommes qui voudraient croire à l'Évangile et qui ne le peuvent pas ? Nous ne sommes pas juges des coeurs, je le sais ; mais nous connaissons les nôtres, - et nous savons, hélas! quelles en sont les misérables ruses et les subtilités ; nous savons combien il est facile de se faire illusion sur soi-même et de dissimuler les secrètes résistances de l'âme à la vérité, sous des objections intellectuelles. Ah, la sincérité! la sincérité complète, la loyauté de l'âme, on en fait souvent étalage, mais combien elle est rare dans la religion ! Que de partis pris on rencontre sous l'apparence de la bonne foi! - 0 vous, hommes de ce siècle qui dites*: nous voudrions croire, mais nous ne le pouvons pas; répondez-moi, la main sur la conscience, - est-ce vrai ? Avez-vous réellement le désir de croire? Souffrez-vous de vos doutes ? Avez-vous examiné ? Avez-vous cherché? Cherchez-vous encore ? Vous êtes-vous mis sérieusement en présence de Jésus-Christ sans éprouver la secrète conviction qu'il est le Maître et qu'il a dit la vérité? Et si vous n'avez pas examiné, que parlez-vous de sincérité ? Avouez plutôt que vous avez eu peur d'être convaincus. Je ne me pas les difficultés intellectuelles de la foi chrétienne ; je ne nie pas qu'il y ait des esprits qui soient arrêtés par ces difficultés. Mais j'affirme une chose pour l'avoir souvent constatée, c'est que parmi les douteurs ou les négateurs, il y en a peu qui le soient « devenus après mur examen. Que de jeunes gens par exemple j'ai entendu juger les doctrines chrétiennes avec ce ton absolu et tranchant qui est un péché de leur âge, comme tout à fait arriérées et incompatibles avec la science et la pensée modernes, qui n'avaient encore étudié sérieusement ni les unes ni les autres! Alors il me semblait entendre la voix attristée du Maître disant comme autrefois aux Juifs: Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie'!

Vous ne voulez pas ! C'est bien là, en effet, la cause la plus ordinaire de l'incrédulité; en tout cas, c'est celle que Jésus a fait ressortir dans notre parabole.

« Un homme fit un grand souper, et il y convia beaucoup de gens. » -Vous savez qu'en Orient les festins étaient un des éléments les plus importants de la vie sociale, qu'ils se prolongeaient pendant plusieurs jours, et qu'ils étaient d'une grande magnificence.

Le grand souper dont il est ici question est l'image des bénédictions spirituelles et des joies célestes que Dieu nous offre dans son Évangile. Sous cette image, Jésus a voulu dépeindre la plénitude, la richesse, le rassasiement que l'âme trouvera dans le royaume des cieux. Ce n'est pas du reste le seul endroit des Écritures où le bonheur du ciel est comparé à un festin. « Il en viendra plusieurs d'Orient et d'Occident, du Septentrion et du Midi, qui seront à table dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob. »

C'est donc bien à une fête, à une fête splendide que l'Évangile nous convie. Dieu nous invite à sa table, il veut déployer envers nous tous les trésors de sa grâce, toutes les magnificences de sa bonté. Parlons sans figure : il veut nous donner tout le bonheur, toutes les, richesses de vie que nous sommes capables de concevoir, et plus encore. Allons jusqu'au bout, je veux dire jusqu'où va la Parole de Dieu elle-même : il veut nous associer à la félicité et à la gloire de sa propre nature, car l'apôtre saint Pierre nous parle des grandes et précieuses promesses, par le moyen desquelles nous serons un jour participants de la nature divine (2 Pierre, 1, 4). Connaissez-vous quelque chose de plus grand que la destinée humaine, telle que le christianisme nous la fait entrevoir? On est confondu d'étonnement et d'admiration, quand on réfléchit à tout ce que Dieu tient en réserve pour nous, à toutes les gloires auxquelles il veut nous associer, à la félicité inaltérable dont il veut nous faire jouir auprès de lui. L'Évangile acceptée, la bonne nouvelle reçue dans le coeur, c'est le pardon, c'est la réconciliation avec Dieu; c'est l'âme sanctifiée par le Saint-Esprit et parvenant de développement en développement, de progrès en progrès, à la mesure de la stature parfaite de Jésus-Christ; c'est l'éternité enfin, l'éternité bienheureuse, l'infini de la joie dans l'infini de la durée.

Voilà le festin vraiment royal auquel Dieu noms convie. Oh! qui sommes-nous, pour que Dieu nous appelle à de si grandes choses, à une si haute destinée! Qui sommes-nous, pour que Dieu nous aime d'un si grand amour, nous qui nous sommes révoltés contre lui, nous qui l'avons offensé et qui l'offensons tant de fois encore par notre ingratitude, par nos souillures, par nos désobéissances? Ah ! jamais coeur humain, quelque grand qu'il soit, ne pourra mesurer , et jamais bouche humaine ne pourra dire, ô mon Dieu ! tes merveilleuses compassions envers nous !

Mais, mes frères, n'avons-nous rien à faire pour mériter de prendre part au grand festin du père de famille? N'avons-nous pas à conquérir par nos vertus le droit de nous asseoir au céleste banquet? Non, car vous avez entendu l'invitation du Maître : « Venez, car tout est prêt. » Le salut est donc entièrement gratuit. Pour le posséder, il suffit de répondre à l'invitation du Père. Le royaume des cieux n'est pas une chose à gagner par nos vertus, à acheter par nos mérites, il est un don à accepter: Venez, car tout est prêt.

« Tout est prêt. » - Et cependant, au moment où Jésus prononçait cette parole, l'oeuvre du salut, commencée dès la chute, n'était pas encore entièrement achevée; la croix n'avait pas encore été dressée sur le Calvaire; la sainte victime n'avait pas encore expié les péchés du monde; le Fils de l'homme ne s'était pas encore écrié, au milieu des ténèbres, en courbant pour la dernière fois sa tête innocente sous le poids de nos crimes: « Tout est accompli. »

L'oeuvre du salut devait en effet se réaliser progressivement dans l'histoire ; mais l'amour divin qui en est le fondement et le principe n'a pas attendu, pour se manifester aux pécheurs repentants, que la justice eût été pleinement satisfaite. Dieu savait qu'elle le serait; et dès lors «sa miséricorde a été de tout temps, » comme s'exprime David dans un de ses psaumes (CIII, 17)

Tout était prêt pendant la vie du Sauveur, - et voilà pourquoi il pouvait dire à tous les coeurs brisés : « Allez en paix, vos péchés vous sont pardonnés. »

Tout était prêt sous l'ancienne alliance, bien que la loi ne renfermât que l'ombre des biens à venir; - et voilà pourquoi l'Israélite qui posait avec repentance et avec foi sa main sur la tête de la victime expiatoire, - s'en retournait justifié dans sa maison.

Tout était prêt sous l'économie patriarcale, alors que dans les plaines silencieuses de Mamré l'Éternel annonçait à Abraham le Rédempteur à venir, en lui disant: « Toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité; » - et voilà pourquoi la foi du patriarche pouvait lui être imputée à justice.

Tout était prêt en Eden, à cette heure maudite où la première tentation allait enfanter la désobéissance et la mort; - car nos premiers parents n'avaient pas encore franchi en pleurant le seuil du paradis, que la promesse de grâce était déjà enveloppée dans la sentence de condamnation prononcée contre le prince des ténèbres et du mensonge : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la postérité de la femme. Cette postérité t'écrasera la tête et tu la blesseras au talon. »

Que dis-je? 0 mystère! ô profondeur de ce Dieu dont la miséricorde est éternelle, parce qu'il n'est pas enfermé comme nous dans les bornes du temps : tout était prêt aux siècles des siècles, au commencement du commencement, - avant que l'obscur néant ne tressaillît à l'appel du Créateur, et n'enfantât les êtres et les choses ; car l'Agneau sans défaut et sans tache était déjà destiné à être immolé pour nous; déjà le Fils avait dit au Père: « Me voici pour faire ta volonté; » - et nous étions élus en lui avant la création du monde; - et voilà pourquoi Dieu avait pu dire au premier jour: « Lumière, sois!» et au sixième: « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Car il n'aurait pas créé un monde et une humanité qu'il aurait vus d'avance condamnés et perdus.. La Création ne s'explique que par la Rédemption; et l'une et l'autre ne s'expliquent que par l'amour. Ainsi Christ résume bien tout en lui; ainsi tout ce qui est dans les cieux et sur. la terre et sous la terre, a dans les profondeurs de son amour son principe et sa raison d'être; ainsi toutes choses ont été faites par ce Verbe divin, parce que, suivant l'expression admirablement exacte de saint Jean, rien de ce qui a été fait n'aurait été fait sans lui (Jean, 1, 3.). -

Oui, de tout temps la tendre invitation du Père de famille a pu retentir au sein de l'humanité sous une forme ou sous une autre: Venez, venez, car tout est prêt.

Et maintenant, comment les conviés ont-ils répondu à cette invitation? « Ils se mirent tous comme de concert à s'excuser. Le premier dit : J'ai acheté une terre et il me faut nécessairement partir pour aller la voir ; je te prie de m'excuser. Un autre dit: J'ai acheté cinq couples de boeufs, et je m'en vais les éprouver; je te prie de m'excuser. Un autre dit: J'ai épousé une femme, ainsi je n'y puis aller. »

Quel contraste entre la magnifique invitation du Père et ces vaines et misérables excuses ! - 0 hommes, voilà donc cc que vous avez à répondre au Dieu qui veut vous faire asseoir à son festin, vous rassasier de ses biens, vous associer à sa gloire! Voilà donc ce que vous avez à alléguer pour refuser sa gracieuse invitation ! L'accepter, cette invitation, vous ne le pouvez pas ! vous avez en effet d'autres affaires infiniment plus pressantes et plus importantes!

Vous avez acheté une terre; vous avez acquis un peu de cette poussière d'où vous avez été tirés et où vous allez retourner demain ; n'est-il pas plus important pour vous de la visiter, de la parcourir, de la contempler, d'en savourer la possession, - que de vous assurer cet héritage céleste qui ne peut ni se souiller, ni se corrompre, et que Dieu vous offrait ?

Vous avez acheté cinq couples de boeufs. Il y a là pour vous en effet un intérêt considérable! Il s'agit d'éprouver ces animaux, il s'agit de voir si vous avez fait une bonne affaire, si votre argent a été bien placé, si l'on ne vous a pas trompé; - après cela, s'il vous reste du temps, vous pourrez vous occuper des intérêts de votre âme et des biens qui ne périssent point.

Vous avez épousé une femme. Ainsi vous ne pouvez répondre à l'invitation du Père. Vous n'avez rien d'autre à ajouter. Mais votre silence parle assez haut... Hélas! nous ne comprenons que trop, en jetant un regard sur le monde qui nous entoure, l'effroyable puissance de l'amour terrestre et charnel pour détourner les coeurs du salut et de la vie! De tout temps, comme au jour du premier péché, l'homme a cherché à s'excuser en disant à Dieu - « La femme que tu m'as donnée, m'a donné du fruit et j'en ai mangé. » 0 corruption! ô profanation de ce que Dieu avait versé dans la coupe de nos joies de plus doux et de plus sacré! 0 puissance terrible du péché qui a transformé les meilleures grâces de Dieu en dissolution et donné le nom d'amour à ce qui n'est qu'un brutal égoïsme ! Le jour où tous les secrets des coeurs seront découverts nous dira seul le nombre immense des âmes que ce genre d'égoïsme a flétries et perdues!

Après avoir entendu les excuses des conviés, le Père de famille courroucé envoie son serviteur chercher à leur place les pauvres, les impotents, les boiteux et les aveugles. Le serviteur accomplit cette mission, puis il revient en disant. Il y a encore de la place! Alors le maître lui dit : « Va dans les chemins et le long des haies, et presse d'entrer ceux que tu trouveras, afin que ma maison soit remplie. »

Je ne m'arrêterai pas ici, mes frères, à vous montrer que cette partie de la parabole avait, dans la bouche du Sauveur, un sens prophétique, et que, si le refus des premiers conviés symbolise le rejet du salut par les classes supérieures et dirigeantes d'Israël, la double invitation qui suit ce refus signifie : la première, l'appel de Jésus aux dernières classes de la société juive; - la seconde, la vocation adressée aux païens. Ce que je veux relever dans ce passage, c'est cette parole du Père de famille : « afin que ma maison soit remplie. »

Remarquez d'abord la simplicité et la beauté de cette nouvelle image sous laquelle le ciel nous est ici représenté. Il est comparé, comme du reste dans plusieurs autres endroits des Écritures, à la maison du Père de Jésus-Christ dit à ses apôtres: « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. »

La maison paternelle! Connaissez-vous une expression qui réveille en nous de plus douces images, des souvenirs plus délicieux? Quelles années bénies! années d'insouciance et de paix, on a passées dans la maison paternelle! Le fardeau de la vie reposait alors sur les épaules vaillantes d'un père et d'une mère bien-aimés. On ne connaissait de la vie que les joies du présent et les espérances de l'avenir. Un jour, il a fallu quitter cet asile de paix et de tendresse pour se lancer seul sur l'océan de la vie et en affronter les tempêtes. Mais la maison paternelle, on l'emportait dans son coeur; on en revoyait en esprit tous les coins aimés, tous les objets familiers, témoins de nos premières émotions; et il suffisait d'en prononcer le nom pour évoquer dans notre souvenir tout un passé de bonheur. Et quand on y revenait après une longue absence, et qu'on y revoyait sur le seuil les chères et vénérées figures de son père et de sa mère, - et qu'on y retrouvait toute leur tendresse avec toutes les habitudes d'autrefois et toutes les choses d'autrefois, il semblait qu'on se retrouvait soi-même.

Eh bien ! nous éprouverons sans doute quelque chose de semblable quand Dieu nous recueillera auprès de lui. Nous sentirons que nous retrouvons la maison paternelle. Au ciel nous serons chez nous; ce sera le repos, ce sera la paix, ce sera la douce atmosphère de l'intimité; ce sera la grande famille de tous les rachetés retrouvée tout entière et pour toujours. Pensons au ciel comme à la maison du Père de famille. Ici-bas nous sommes en voyage, nous sommes en exil. Là haut, nous trouverons « la maison, » c'est-à-dire la vraie patrie et le vrai foyer.

Remarquez maintenant que le Père de famille veut que sa maison « soit remplie ». Il ne veut pas de place vide à son foyer; il ne veut pas de siège vacant au grand festin qu'il a prépare. Loin de nous donc la pensée étroite qu'il n'y aura qu'un nombre infime d'élus. Il y en aura peu sans doute relativement au nombre des appelés, mais il y aura certainement beaucoup de sauvés. Ce sont de « grandes multitudes » que le voyant de Patmos entendit chanter l'Alleluiah céleste en l'honneur de l'Agneau.

Oui, il faut que la maison du Père soit remplie. Il faut que l'immensité de la gloire divine se reflète dans un nombre immense de créatures humaines. Ce nombre est déterminé sans doute. L'invitation durera donc, et par conséquent l'histoire de notre race se prolongera jusqu'à ce que ce nombre soit atteint; - et c'est ainsi que se concilie le décret divin et la liberté humaine : le décret divin qui a fixé d'avance le nombre des élus; la liberté humaine qui peut en hâter ou en retarder la réalisation (!). Tant que la maison du

Père ne sera pas remplie, - les siècles s'ajouteront aux siècles, les générations aux générations. Ce monde n'a pas en lui-même son but et sa fin : il n'existe que pour se prêter à l'accomplissement du plan divin; il n'est que le théâtre où se poursuit le grand drame de la Rédemption; - et la création tout entière semble soupirer, nous dit saint Paul, après le moment où sa tâche sera achevée. Elle ne le sera que lorsque la maison du Père sera remplie. Alors le plan de Dieu sera réalisé ; l'histoire cessera de ce côté-ci de la tombe; le soleil, fatigué de sa course, s'éteindra dans les cieux; - et le monde actuel fera place aux nouveaux cieux et à la nouvelle terre où la justice habite.

Mes frères, il tarde à l'amour du Père de famille que sa maison soit remplie ; et voilà pourquoi il recommande à son serviteur d'user à l'égard de ceux qu'il est chargé d'inviter, d'une sainte violence: « Force-les d'entrer, » lui dit-il.

« Vous savez quel odieux abus l'Église catholique et même notre grand Calvin ont fait de ce fameux « compelle intrare. » On y a vu la permission donnée au bras séculier de frapper les hérétiques et de les contraindre, par la force brutale, d'abjurer leurs erreurs. Je n'ai pas besoin, je pense, de réfuter une pareille interprétation si opposée à tout l'esprit de l'Évangile. Il s'agit ici, vous le comprenez , d'une contrainte toute morale, de la contrainte de l'affection, de l'insistance du coeur auprès du coeur. Ainsi cette parole, dont on s'est servi pour justifier tant de haines et de violences, - est au contraire l'expression du plus tendre amour divin.

«Force-les d'entrer.» - O serviteurs du Père de famille, voilà bien en effet votre mot d'ordre; voilà la devise de votre ministère, sous quelque nom et dans quelque sphère que vous l'exerciez : - voilà le secret d'une action énergique sur les âmes. Oui, forcez les indifférents et les pécheurs d'entrer par la porte étroite de la conversion et de la foi dans la maison du Père de famille. Forcez-les par votre affection chrétienne, par vos prières secrètes, par vos supplications, et, s'il le faut, par vos larmes. C'est ainsi que faisait le grand apôtre des Gentils: « Souvenez-vous, dit-il aux pasteurs d'Ephèse, que durant trois ans, je n'ai cessé, nuit et jour, d'avertir chacun de vous avec larmes. »

Femmes chrétiennes, qui gémissez peut-être en secret sur l'indifférence religieuse ou sur l'incrédulité de ceux auxquels vous êtes unies, - forcez-les d'entrer avec vous dans la maison du Père de famille, - en leur montrant, dans votre vie de tous les jours, la beauté de la sainteté chrétienne ; que votre âme soit tellement joyeuse et pure qu'elle soit une démonstration de la vérité et de la puissance de l'Évangile, une douce et brillante lumière dont on ne puisse pas ne pas être illuminé.

Mères chrétiennes, - hélas ! ne s'en trouve-t-il pas dans cet auditoire? - qui pleurez sur quelque, enfant prodigue, - forcez-le d'entrer; parlez-lui, suppliez-le, comme vous seules savez parler et supplier; ne vous lassez 'ni dans vos prières ni dans vos exhortations; ne dites pas que vous avez tout essayé, que tout est inutile.

Comme le bon berger, allez à la recherche de la brebis perdue, jusqu'à ce que vous l'ayez retrouvée sur le grand chemin de la perdition, et qu'à force d'amour, vous l'ayez ramenée au bercail!

Eglise chrétienne, force aussi ce monde frivole et sceptique au milieu duquel tu vis, à entrer dans le royaume de la vérité et du salut. Élève ta voix, ranime ton zèle, redouble tes efforts ; et, si tu ne peux le convertir par tes arguments, contrains-le du moins par tes oeuvres, c'est-à-dire par la charité et la sainteté de tes enfants, à reconnaître que l'Évangile est une puissance de régénération et de vie.

Et toi qui parles à tes frères en ce moment, contrains-les aussi, Par la fidélité de ton témoignage et la sainte hardiesse de ta prédication, à entrer dans la maison du Père de famille.

Oui, laissez-moi en terminant, mes frères, fidèle à la parole de mon texte, vous presser à mon tour d'accepter le grand souper auquel vous êtes conviés, - de saisir toutes les richesses spirituelles que Dieu nous offre dans son Évangile.

Que vous dirai-je, après tout ce que je vous ai déjà dit? Ah! si la grandeur de l'amour de Dieu que j'ai essayé de vous rappeler; si la gratuité de son invitation; si les gloires et les joies dont Dieu veut vous combler, vous laissent indifférents; si vous refusez de vous donner au

Dieu qui vous réclame; - écoutez la dernière parole de notre parabole: « Je vous ! dis qu'aucun de ceux qui avaient été conviés ne goûtera de mon souper. »

Vous voyez donc à quoi vous vous exposez. Il n'y a pas d'illusion à se faire : le festin du Père de famille ne sera pas pour tous, l'invitation ne se fera pas toujours entendre. Le jour vient où la colère fera place à la miséricorde. Le jour vient où le pécheur endurci sera abandonné à son endurcissement, car Dieu respecte trop notre liberté pour nous contraindre à l'aimer et à lui obéir. Le jour vient où la « porte de la maison » sera fermée. En vain vous viendrez Y frapper en disant : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous; le Seigneur vous répondra : « Je vous dis en vérité que je ne sais d'où vous êtes. » Ah! comme cela est sérieux! comme cela est effrayant! et c'est Jésus-Christ qui l'a dit. Nous ne pouvons pas effacer les menaces de l'Évangile pour ne conserver que ses promesses, nous devons le prendre tout entier. Aujourd'hui donc, si vous avez entendu la voix de Dieu, n'endurcissez pas votre coeur, mais venez, car tout est prêt; entrez dans la maison du Père de famille, car c'est là qu'on vit, c'est là qu'on aime, c'est là qu'on est vraiment joyeux; - venez enfin, car le temps presse, la vie s'écoule, les années s'accumulent, et chacune de vos résistances vous rend la conversion moins facile et moins probable.


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