Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CONNAITRE SELON L'ESPRIT

Dès maintenant, nous ne connaissons plus personne selon la chair; même, si nous avons connu Christ selon la chair, ce n'est plus ainsi que nous le connaissons.
(2 COR. V, 16.)

J'ai choisi pour sujet de nos réflexions une parole de saint Paul qui vous étonne peut-être, mes frères, comme elle m'étonnait moi-même avant que j'en eusse saisi le vrai sens. J'avoue qu'autrefois cette parole m'affectait douloureusement; il me semblait, le dirai-je? qu'elle était l'expression d'un spiritualisme farouche. - Comment! voici un apôtre qui ne veut plus connaître Christ selon la chair! N'est-ce pas vouloir oublier l'humanité du Sauveur ? N'est-ce pas tenir pour peu de chose la tendre et profonde sympathie que nous inspire le Fils de l'homme? Faut-il donc oublier son incarnation, sa faiblesse, ses souffrances, tout ce qui nous attire enfin, tout ce qui prend notre coeur, tout ce qui nous console', N'aurions-nous à contempler qu'un Christ glorifié? Ne devrions-nous le chercher qu'auprès du Père, dans cette perfection, dans cette splendeur céleste qui nous éblouit encore plus qu'elle ne nous attire?... Voilà ce que je me disais avec tristesse et, ne pouvant suivre l'Apôtre dans son vol élevé, plus volontiers je retournai à l'ami de Marthe et de Marie, à celui qui pleura sur la tombe de Lazare, à l'homme de douleurs enfin qui porta dans les jours de sa chair les langueurs, les faiblesses de notre pauvre humanité.

Mais la lumière s'est faite; j'ai compris que saint Paul ne voulait rien ôter à l'humanité du Sauveur, et que cette parole qui me semblait si accablante était au contraire pleine d'enseignements et de consolations. C'est ce que vous reconnaîtrez aussi, mes frères, à mesure que vous en pénétrerez le vrai sens :

Pour la comprendre, rappelons-nous l'admirable chapitre d'où nous l'avons tirée. Entre toutes les épîtres de Paul, il n'en est point où nous voyions mieux que dans celles qu'il adresse aux Corinthiens toutes les richesses de son coeur; et le chapitre dont il s'agit nous montre d'où jaillit cet amour qui a produit la vie la plus dévouée, l'apostolat le plus puissant que l'Eglise ait jamais contemplés. Si Paul aime ainsi, c'est que l'amour de Christ le presse; voilà pourquoi il est venu, lui étranger, vers ces Corinthiens, pourquoi il leur a donné son temps, son coeur, sa vie. Paul leur déclare donc qu'il les aime, et qu'il ne se mêle à cet amour aucun motif charnel, intéressé; c'est pourquoi dans ses rapports avec le monde, il ne tient compte de rien de ce qui est terrestre et passager; que l'on soit pauvre ou riche, savant ou ignorant, Juif ou Gentil, peu lui importe; il ne voit en ceux auxquels il parle que des âmes à sauver., Il pourrait se vanter, comme le font les faux docteurs qui troublent son ministère, d'avoir connu le Christ en Judée, d'être son frère selon la chair:... mais, ce n'est pas à, cela qu'il s'attache; il ne connaît Christ que selon l'esprit, c'est à dire comme son Sauveur et comme le Sauveur des Corinthiens; voilà pour lui l'essentiel, voilà la vraie manière dont Jésus veut être connu.

Tirons de cette pensée, mes frères, un premier enseignement :

Quel est celui d'entre nous qui n'a envié aux

Juifs le privilège d'avoir possédé Jésus aux jours de sa chair, à ses disciples le bonheur de l'avoir entendu, à Marie et à Lazare la prérogative de l'avoir reçu sous leur toit? Il nous semble qu'en l'entendant notre coeur eût été plus ému, il nous semble que son regard eût pacifié notre âme, que le son même de sa voix eût laissé en nous une ineffaçable impression ; il nous semble qu'une fois témoins de ses miracles nous n'eussions plus laissé le doute pénétrer dans notre esprit et qu'à la vue de sa croix notre coeur attendri, ému, gagné, lui eût appartenu tout entier.

Hélas! mes frères, qui peut dire que tout cela se fût réalisé pour nous ? Qui peut dire qu'après avoir vu Jésus nous eussions cru davantage ? Ecoutez notre Seigneur lui-même. Une femme s'écrie en sa présence « Heureuse celle qui t'a enfanté, » Il lui répond : Dis plutôt : heureux celui qui écoute la parole de Dieu et la met en pratique. » - Un homme fendant la foule lui dit : « Maître, ta mère et tes frères sont là qui te demandent. » Il lui répond : « Ma mère et mes frères sont ceux qui font la volonté de Dieu. » - Ses apôtres dans la chambre haute veulent le retenir. Jésus prononce cette parole: « Il vous est avantageux que je m'en aille. » - Les disciples d'Emmaüs le retrouvant, s'écrient: « Demeure avec nous, car le jour est sur son déclin. »

Jésus disparaît de devant eux. - Marie Madeleine dans le jardin veut le saisir, Jésus lui répond : «Ne me touche pas! Attends que je sois remonté vers mon Père. » Qu'est-ce à dire et que signifient toutes ces paroles, sinon que c'est par l'âme avant tout, parla foi que Jésus veut être connu et possédé. Or, s'il en est ainsi, ne voyez-vous pas sortir aussitôt de ce fait cette conclusion consolante que ni le temps, ni la distance n'empêchent de connaître Jésus et de sentir sa présence, et qu'au dix-neuvième siècle on peut l'entendre, le posséder, se réjouir à sa lumière tout aussi réellement que ceux qui l'ont vu des yeux de la chair, qui ont contemplé ses miracles et qui ont entendu sa voix ? Et tout cela n'est-il pas éclatant d'évidence? N'est-il pas certain que l'Eglise, tant qu'elle a vu Jésus-Christ, a été faible, timide, indécise et lâche, et qu'il a fallu que Jésus la quittât pour qu'elle reçût le baptême d'en haut et qu'elle en sortît rayonnante de jeunesse, de foi et de triomphante espérance (1)? On disait de saint Paul: «Sa présence est peu de chose, mais ses lettres sont fortes. » Ces paroles ne peuvent-elles pas en quelque mesure s'appliquer à Jésus-Christ? Est-ce que ses discours au moment où ils furent prononcés Par lui, produisirent jamais l'incomparable effet qu'ils ont produit depuis qu'il est retourné vers le Père? Est-ce que Jésus dans les jours de sa chair a jamais converti la millième partie des âmes que les prédications de ses apôtres ont amenées captives au pied de la croix ? N'est-il pas certain que Jésus-Christ absent, séparé de nous par dix-huit siècles vit plus dans le monde que lorsqu'il était vu par les yeux des hommes, touché de leurs mains, entendu de leurs oreilles? N'est-il pas certain qu'il éclaire plus d'esprits, qu'il touche plus de coeurs, qu'il réveille plus de consciences en un seul jour maintenant que pendant les trois années de son ministère?

Vous demandez à le voir, vous enviez le privilège des disciples, vous dites : « Heureux l'apôtre qui reposa sa tête sur son sein, heureuse la Samaritaine qui put lui donner à boire, heureux le Cyrénéen qui put porter sa croix! » Je vous comprends, mes frères, et je l'ai redit comme vous, mais êtes-vous certains qu'en le voyant vous auriez cru ? Etes-vous certains que son humiliation, sa pauvreté, sa bassesse ne vous eussent pas détournés de lui ? Etes-vous certains qu'en voyant les sadducéens, les scribes et les esprits forts de ce temps-là se railler de son apparence, vous n'auriez pas eu honte d'être presque seuls à le confesser et de devoir vous ranger avec des Galiléens, des péagers et des pécheresses ? Etes-vous certains qu'en entendant les pharisiens crier au blasphème et invoquer contre Jésus la tradition de quinze siècles et l'autorité vénérée de Moïse, vous n'eussiez pas été troublés par vos scrupules ? Etes-vous certains qu'en voyant Jésus sans un lieu pour reposer sa tête, exposé à l'ignominie, insulté sans que Dieu prît sa défense, qu'en le voyant gémir dans la poussière de Gethsémané, tourner vers le ciel un regard plein d'angoisse, se plaindre de l'abandon du Père; qu'en voyant enfin la pâleur de la mort couvrir son visage, vous n'eussiez pas douté? Ah ! mes frères, vous ne valez pas mieux que les disciples, vous n'avez pas plus de zèle que Pierre, pas plus de courage que Jean. Qu'auriez-vous fait si vous aviez connu Christ selon la chair? Qui sait si vous ne l'auriez pas fui! Qui sait si vous ne l'auriez pas renié, vous qui, éclairés par dix-huit siècles de christianisme, et après avoir vu sa croix victorieuse triompher du monde et de votre propre coeur, l'avez renié peut-être ou du moins avez douté de lui!

Je veux encore que vous lui soyez demeurés fidèles; auriez-vous compris l'oeuvre pour laquelle il était venu ? Ne vous seriez-vous pas attachés à sa personne terrestre plus qu'à son oeuvre divine, l'auriez-vous aimé selon l'esprit comme il veut être aimé? N'auriez-vous pas eu pour lui simplement cette affection tout humaine qu'il a si fortement reprise chez Pierre quand cet apôtre voulait le détourner de la voie douloureuse où la croix l'attendait; ou qu'il a condamnée chez Marthe quand elle empêchait celle-ci de choisir la bonne part en écoutant sa parole ? Non, croyez-en Jésus-Christ qui dit à ses disciples « Il vous est avantageux que je m'en aille. » Il le fallait pour que l'amour de ses disciples devînt ce qu'il devait être; pour qu'au lieu de ramper sur la terre, il prît des ailes et qu'il reconnût le Fils de Dieu dans le Fils de l'homme. Il le fallait pour que ces disciples charnels apprissent à croire aux réalités éternelles, invisibles, pour qu'ils cherchassent le règne de leur Maître non plus à Jérusalem, non plus dans la gloire terrestre et dans les triomphes visibles d'un Messie couronné , mais dans cette royauté des âmes que la croix seule devait rendre possible. Il fallait qu'ils fussent privés de sa vue, de son regard, de sa voix pour que leur foi grandît et devînt victorieuse; ainsi, l'on prive l'enfant du doux lait de sa mère, afin qu'il croisse et qu'il se fortifie.

Maintenant, mes frères, nous comprenons ce que veut dire saint Paul, quand il déclare qu'il ne connaît plus Christ selon la chair. Ce n'est pas qu'il renonce à son humanité, ni à son abaissement, ni à sa croix, lui qui ne veut savoir autre chose que Christ crucifié; mais c'est que l'humanité même de Jésus doit être saisie par les yeux de l'esprit, que c'est la foi qui doit la contempler; que, sans cela, elle n'est qu'un spectacle émouvant, mais sans fruit.

Que d'enseignements nécessaires n'aurions-nous pas à tirer de cette pensée! Que n'aurions-nous pas à dire à ceux qui aujourd'hui encore ne veulent connaître Christ que selon la chair! S'attendrir au souvenir de Jésus-Christ d'une émotion tout humaine, pleurer même sur cette victime du fanatisme des hommes, s'attacher au côté transitoire de son ministère, honorer ses reliques et son souvenir, laisser ses sens et son imagination s'émouvoir seuls en présence de sa croix, n'est-ce pas le connaître selon la chair? Ah! quand on le connaît selon l'esprit, ce n'est pas de cette manière qu'on l'honore. Au pied de sa croix, ce n'est pas sur lui c'est sur soi-même que l'on pleure; dans sa mort, ce ne sont pas ses souffrances matérielles seulement qu'on contemple, c'est avant tout son prodigieux abaissement, c'est son ineffable sacrifice ; dans le Fils de l'homme, c'est le Fils de Dieu immolé que l'on adore; et quand on le connaît de cette manière, on le lui prouve en lui donnant son coeur, en lui consacrant sa vie. On ne va pas le chercher à dix-huit siècles en arrière, comme un martyr historique; on ne bâtit pas au Christ mort un sépulcre magnifique, quitte à refuser au Christ vivant une place en son coeur; on l'appelle, on l'invoque comme le Sauveur qui règne aux siècles des siècles; on s'unit à son oeuvre, on se réjouit de son triomphe, on prépare sa venue; alors, mes frères, et seulement alors on connaît Jésus-Christ.

Il est un second enseignement plus général que je trouve dans mon texte : saint Paul nous dit que ce n'est pas seulement Jésus-Christ, mais tous les hommes qu'il veut désormais connaître, non selon la chair, mais selon l'esprit. Eh bien, cette pensée de l'Apôtre, je voudrais pouvoir encore la graver dans vos âmes.

Mais rappelons-en de nouveau le vrai sens, car il faut ici prévenir un grave, un funeste malentendu On a donné à cette parole une signification qui soulève une protestation légitime. On a vu des chrétiens, sous prétexte d'une perfection imaginaire, briser tous les liens de la chair et du sang, renoncer à leur famille, dédaigner les affections de la nature comme des faiblesses. On a vu, par exemple, un fils, une fille que le devoir appelait à soutenir la vieillesse d'un père ou d'une mère, les quitter, et après avoir mis devant eux le mur infranchissable des voeux monastiques, leur dire : « Je ne vous connais plus! » - Héroïsme spirituel, s'écriait-on, triomphes éclatants remportés sur la chair! ... Est-ce là ce que nous enseigne l'Evangile ? Est-ce là ce que veut saint Paul (2) ?

Du temps de Jésus-Christ, il se passait des faits semblables. Il y avait alors des fils ou des filles qui, pour se rendre agréables à Dieu, offraient à l'Eternel ce qu'ils auraient dû consacrer à leur père et à leur mère; ils appelaient ce don corban, et nul n'avait plus le droit d'y toucher, nous dit saint Marc.

Qu'en pense Jésus-Christ? Jésus appelle cette manière d'agir anéantir la loi de Dieu. Et dans le même esprit, saint Paul nous déclare que le chrétien qui néglige son père ou sa mère est pire qu'un infidèle. Or, mes frères, les négliger, ce n'est pas seulement leur refuser du pain, c'est, avant tout, leur refuser son coeur. Voilà l'enseignement de l'Evangile. Si donc, sous prétexte de renoncer à la chair, on viole ou on oublie les lois naturelles, on a contre soi, non-seulement la voix du sang, mais la voix de Dieu même.

Qu'on ne vienne donc pas, au nom de l'Evangile, justifier ces monstrueux abus d'une perfection fantastique. Saint Paul les a condamnés d'avance, et il est dérisoire de les appuyer sur son autorité.

On me citera sans doute ici ces nombreux passages où Jésus-Christ condamne impitoyablement tous ceux qui, avant de le suivre, consultent la chair et le sang; on me rappellera cette parole inexorable : « Laisse les morts ensevelir les morts! » ou cette autre plus étrange encore : « Si quelqu'un vient à moi, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple; » mais, de quoi s'agit-il dans ces derniers préceptes ? Il s'agit de choisir entre le devoir et les joies du coeur, entre la loi de Dieu et les douces affections de la famille. Or, pour le croyant, le choix ne peut être douteux : quand Dieu parle, il faut obéir, aucune affection, pas même la plus sacrée et la plus intime ne peut s'interposer entre Dieu et nos âmes. Ici, j'ose le dire, notre conscience donne à Jésus-Christ un complet assentiment. Mais qu'il y a loin de là au système qui condamne la vie du coeur, les joies de l'existence, et la chair comme mauvaises en elles-mêmes et qui prêche au chrétien une spiritualité farouche et sans entrailles! Non, disons-le bien haut, la vie du coeur, les affections légitimes, le corps lui-même n'ont rien en eux d'impur; tout ce qui est humain peut être sanctifié et consacré à Dieu.

Que faut-il donc entendre par ces mots de l'Apôtre : « Je ne connais plus personne selon la chair. » Mes frères, le sens en est bien simple. En tout homme, il y a deux êtres, l'être qui paraît et l'être intérieur; l'homme de la chair, c'est l'homme d'apparence; l'homme selon l'esprit, c'est l'âme immortelle. Aux yeux de la chair, vous êtes riche, pauvre, écrivain, magistrat, marchand, ouvrier, serviteur; aux yeux de l'esprit, vous êtes un enfant de Dieu! Eh bien, saint Paul nous déclare que désormais ce qu'il veut voir, ce qu'il veut connaître en tout homme, c'est l'être spirituel, immortel. Ne voyez-vous pas ce qu'il y a là de nouveau, de grand, de sublime, et cette parole de l'Apôtre ne vous remplit-elle pas d'émotion?

Voir en tout homme une âme immortelle, voilà ce que le christianisme seul pouvait nous apprendre. Avant Jésus-Christ, qu'était-ce qu'un pauvre, qu'était-ce qu'un esclave, qu'était-ce qu'un péager?... Or, aux yeux de Jésus, l'âme de la dernière pécheresse pèse autant dans la balance que l'âme de César; aux yeux de Jésus, les grandeurs de la chair ne sont rien, il ne leur donne pas une parole, mais que Marie verse son parfum sur ses pieds en signe de repentance, il déclare que cette action sera connue jusqu'à la fin des siècles. Aux yeux de Jésus-Christ, qu'est-ce que les distinctions artificielles de ce monde ? Partout il voit des pécheurs à sauver, à tous il tient le même langage, à tous il accorde le même amour, aucun ne lui paraît indigne de son attention; et c'est aux plus petits de la terre qu'il prodigue souvent ses enseignements les plus magnifiques.

Or, c'est à l'école de Jésus-Christ que saint Paul a appris à ne plus connaître les hommes selon l'apparence; c'est là qu'il a appris à ne voir dans les Festus et dans les Agrippa que des âmes perdues auxquelles il fera entendre la vérité qui sauve sans se préoccuper de leur sceptre ni de leur couronne; c'est là qu'il a appris à évangéliser un Aquilas ou une Lydie avec le même amour que s'il s'agissait de l'âme du proconsul Serge ou du gouverneur Publius. C'est là qu'il a appris qu'il n'y a plus ni Grec, ni Barbare, ni esclave, ni libre, mais que tous sont égaux devant Dieu.

Mes frères, c'est ainsi qu'il faut connaître les hommes, c'est ainsi qu'il faut les aimer. Le monde a ses distinctions de rang, d'instruction et de fortune. Certes, je ne veux pas les renverser; elles sont nécessaires; vous les renverseriez aujourd'hui qu'elles reparaîtraient demain, puisqu'elles tiennent aux conditions mêmes de toute société. Respectons-les et n'allons pas, sous prétexte de christianisme, imposer aux supériorités de rang ou de fortune un niveau que chacun d'ailleurs se réserverait d'abaisser jusqu'à soi, et Pas plus bas, soyez-en sûrs. Mais, de grâce aussi, sachons connaître les hommes par ce qu'ils ont de grand et d'immortel, sachons-les connaître selon l'esprit, et non pas selon la chair. Pour moi, je ne sais rien de plus misérable que la manière dont un certain monde envisage l'humanité. Les hommes, d'après cette idée, ne sont plus que des étiquettes représentant tel titre, tel rang, telle fortune. Entre eux s'échange un langage de convention qui ne s'adresse jamais qu'à l'être extérieur et superficiel. En dehors de la vie sociale, en dehors des relations de supérieur ou de protégé, de maître ou de domestique, de marchand ou d'acheteur, on ne soupçonne rien; tout est artificiel, le fond comme la forme, la religion comme la morale, tout est vide, creux, sans vérité Découvrir une âme, sous ce vernis social, cela ne viendrait jamais à l'idée de tel homme vieilli dans le monde; jamais sa parole n'ira jusqu'à l'âme de ceux qu'il rencontre, jamais elle n'y fera vibrer une de ces émotions sincères qui jaillissent des profondeurs de l'être. - Voilà la vie de milliers de nos semblables. Ah! que j'aime à sortir de cette atmosphère factice et viciée, pour respirer l'air vivifiant de l'Evangile; là ce que je retrouve avant tout dans mon semblable c'est un homme, c'est plus encore, c'est une âme soeur de la mienne. Qu'on me donne l'être le plus ignorant et le plus vulgaire, un de ces êtres auxquels le monde ne saurait accorder un moment d'affection et de sympathie, si en le regardant, je pense à Jésus-Christ, je nie rappelle qu'il est mon frère par ce qu'il a de plus profond et de plus durable, par son âme; et comment pourrais-je ne pas le respecter?

Oh! que la vie serait grande, si nous savions voir l'humanité comme la voyait Jésus-Christ, et si nous savions connaître les hommes, non par l'apparence, mais par l'intérieur. Quelles découvertes ne ferions-nous pas souvent chez des natures qui nous semblent les plus ingrates et les plus fermées! - Voilà ce que Jésus savait faire. Il appelait l'âme immortelle, il la découvrait au fond de la vie la plus vulgaire et la plus souillée, et l'âme lui répondait, parce que la voix de Jésus avait l'attrait mystérieux de l'amour. Qu'aurait vu un observateur ordinaire., ou même un profond philosophe, dans ce coin de Galilée où Jésus exerçait son ministère; il y aurait découvert une population honnête et ignorante, rien de plus. Il n'aurait jugé que selon la chair. Mais Jésus en a fait sortir quelques-uns des types les plus beaux et les plus grands que le monde ait jamais connus, un saint Pierre, une Marie, un saint Jean. Pourquoi? C'est qu'il voyait les âmes, c'est qu'il les aimait; suivons son exemple, mes frères, disons avec l'Apôtre que nous voulons connaître nos frères par leur âme, c'est-à-dire par ce qu'ils ont d'éternel.

Vous êtes mère, par exemple : comment connaissez-vous vos enfants? Hélas! peut-être n'avez-vous vu jusqu'ici en eux que des idoles auxquelles s'est pris votre coeur. Connaissez-les selon l'esprit, voyez en eux des âmes que Dieu vous confie, vous ne les en aimerez que mieux, et vous n'encourrez pas la responsabilité terrible de les perdre peut-être pour la vie supérieure, éternelle.

Introduisez la même pensée dans toutes vos affections, et autant que possible dans tous vos rapports avec les hommes. Vous êtes chrétiens; oh! n'aimez personne sans aimer son âme, ne donnez pas votre coeur à ce qui ne peut pas être éternel; au-dessus du monde des apparences, voyez le monde des réalités, le seul que Dieu connaisse. Habituez vos regards à discerner en tout homme ce que Dieu y discerne lui-même; alors vous n'aurez ni lâche complaisance pour ceux qui vous dominent, ni dédain plus lâche encore pour ceux qui vous sont inférieurs; alors, suivant l'expression de saint Pierre, vous honorerez tous les hommes, parce qu'en chacun d'eux vous verrez une âme, c'est-à-dire un sanctuaire du Dieu vivant, sanctuaire ruiné peut-être ou relevé, mais un sanctuaire enfin dont vous ne pouvez vous approcher sans respect.

Mes frères, tout s'en va, tout nous échappe; tout ce qui n'est que chair doit passer et s'évanouir. Tout nous crie de ne plus donner notre coeur à ce qui n'est qu'apparence. L'apparence! grand Dieu', est-ce là ce qui pourra nous sauver? Eh! que nous serviront au dernier jour toutes les grandeurs de la chair; que nous serviront, je vous prie, les louanges, l'approbation , l'encens des hommes? Dieu ne nous connaîtra que par l'esprit. Combien de ceux qui furent honorés selon la chair auxquels il dira sans doute : « Arrière de moi, je ne vous connais pas! » - Combien de ceux qui furent méprisés selon la chair auxquels il dira : « Entrez dans ma joie! » Or, puisque tout aboutit à ce jugement suprême, c'est à la lumière sainte et redoutable de ce jour-là que le chrétien doit tout apprécier!

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1 Voir le développement de cette pensée dans le discours suivant.
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2 Je n'ai point eu l'intention, dans ce passage, de condamner sommairement la vie monastique sous toutes ses formes; j'ai simplement voulu montrer ce qu'il y a de fantastique et d'irréligieux dans le mépris des affections naturelles.
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