FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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CHAPITRE X.
Un ami de mon mari, homme de loi dans une colonie qui réussit parfaitement bien, l’a beaucoup pressé d'aller s'y établir et de quitter un champ de travail aussi ingrat que celui-ci; mais M. H*** a prié cet ami de ne point solliciter mon mari d’abandonner ce poste, quelque peu encourageant qu’il soit; M. A*** trouve d’ailleurs qu’il n’a pas encore tenté ici toutes les expériences possibles, avant de décider que ses travaux sont inutiles. Nous ne connaissons pas tout le conseil de Dieu; Il a eu sûrement de bonnes raisons pour nous envoyer ici, et nous y resterons volontiers. Je ne me suis jamais permis de penser que nous pourrions quitter ce poste; sans cela, je l’avoue, le découragement serait entré dans mon âme; je considère cette maison comme notre demeure, tant que nous aurons une demeure dans ce monde.
M. C*** est venu hier demander à mon mari quand il pourrait lui payer la petite somme qu'il lui doit. M. A*** l’a regardé avec surprise, ignorant absolument qu’il lui dût la moindre chose.
— Oh ! oh ! dit l’autre; ne vous rappelez-vous pas le drap que vous m’avez acheté pour l’habit que vous portez maintenant?
— Je me le rappelle bien, répondit mon mari; mais je croyais qu’il coûtait six dollars, et que l’écolage de vos filles devait le payer.
— Oui; mais nous avons tenu un compte exact, reprend M. C***, et mes deux filles ensemble n’ont pris de leçons que pendant un des termes de l’école.
M. A*** essaya de lui démontrer l’injustice de cette prétention; mais ce fut inutile; M. C*** soutint qu’il ne devait payer que le nombre de jours que ses filles avaient fréquenté l’école. Pour l’amour de la paix, mon mari promit de payer dès que l’argent serait arrivé de New York.
Voilà qui m’expliquait cette manœuvre qui m’avait tant étonnée. On retenait ces jeunes filles à la maison exprès pour diminuer le compte des leçons, tandis que je me donnais mille peines pour les maintenir au niveau de leurs compagnes, en leur donnant des leçons d’extra.
Mme Gilbert, la mère d’une autre de mes jeunes élèves, est venue régler son compte; j’ai vu en causant avec elle, que la peine que j’ai prise avec son enfant n’a pas été perdue. Elle m’a demandé, ma note, et m’aurait volontiers payé davantage si je l’eusse demandé, mais je n’ai pas voulu recevoir plus qu’il ne m’était dû, quoiqu’elle me l’offrît.
La pièce d’or qu’elle m’a donnée sera la récompense de mon travail pendant ces trois mois; je n’attends rien d’Ellen, elle est trop pauvre, et je ne rentrerai probablement jamais dans les vingt-sept shillings qui me sont encore dûs. Quelquefois je me dis avec tristesse que j’ai travaillé, que je me suis fatiguée pour rien; mais alors une voix intérieure me répond: cependant mes travaux sont avec Dieu. Puissent ces graines semées avec tant de peine et au prix de tant de sacrifices, lever et croître, pour devenir la joie de ces déserts!
Ce qui nous paraît un ouvrage inutile maintenant, ne l’est peut-être pas aux yeux de Celui qui embrasse, d’un seul coup d’œil les actions et leurs résultats. Cette pensée doit me suffire.
30 Mai. M. A*** s’est absenté aujourd’hui pour tâcher de se procurer un petit char (buggy) pour me conduire à F***, où il désire consulter un médecin pour moi. Depuis longtemps, nous craignons que je ne sois atteinte d’un mal grave qui nécessiterait le secours d’un habile médecin. Nous l’avons écrit à mes parents, qui exigent que je retourne à la maison me faire soigner, si la chose est en effet jugée nécessaire. Si les médecins que nous voulons consulter décident que l’opération dont je suis menacée est inévitable, je me rendrai au désir de mes parents, quoiqu’il me soit bien dur de quitter mon mari et mes petites orphelines. J’emmènerai Willie avec moi, et je tâcherai de découvrir quelqu’un de ma connaissance qui aille dans l’Est, pour me joindre à lui.
Je ne sais comment m’arranger pour la course de demain: j’ai vendu la plupart de mes meilleurs habits pour fournir aux exigences de notre première année d’établissement ici, et j’ai partagé le reste de ma garde-robe avec les petites et Willie. II faut que je me contente d’aller comme je le pourrai; j’espère qu’on aura la bonté de ne pas me regarder de trop près. Nous serons absents probablement trois ou quatre jours; je me fais un vrai plaisir de cette course; c’est la première que je fais depuis que je suis mariée et établie dans cette contrée. La saison est si belle! je suis sûre que le repos et la voiture me feront du bien.
31 Mai. M. A***est revenu à la maison, après avoir passé inutilement tout un jour à chercher un char. Il s’est adressé à quelqu’un qui a une voiture beaucoup meilleure que nous ne le voudrions; il ne veut pas la prêter, malgré nos promesses d’en avoir grand soin; il voudrait que mon mari l’achetât. Je voudrais qu’il le pût; cela le fatigue beaucoup de monter à cheval. Il est impossible de se procurer un véhicule quelconque dans tout le pays d’alentour. Nous n’aimons pas à faire des dettes, et cependant je crois qu’il faudra finir par acheter ce char; mon mari espère pouvoir le payer en partie dans quelques semaines.
7 Juin. Nous avons pu faire notre petite excursion. M. A*** s’était décidé à acheter le char en question. La course était charmante; les aubépines étaient en pleines fleurs, et l’air était parfumé des fleurs des pruniers et des pommiers sauvages. J’ai compté plus de vingt variétés de fleurs différentes et de couleurs variées. Il y a si longtemps que je n’avais eu ce plaisir, que je croyais rêver en me voyant libre de me reposer et de jouir de la vie pendant trois grands jours. Les médecins ont confirmé nos craintes pour ce qui me concerne; aussi il a été décidé que je retournerai chez mes parents le plus vite possible. En revenant à la maison, nous avons reçu la visite d’un ancien ami qui va partir lui-même dans quinze jours pour l’est; je me décide à l’accompagner.
J'ai beaucoup à faire pour arranger mon mari et les enfants aussi confortablement que possible avant mon départ. M. A*** me conduira à une certaine distance d’ici, où je rencontrerai notre ami. Une famille viendra s’établir chez nous; mon mari et la petite Sarah seront en pension chez eux, et Marie ira demeurer chez Mme F*** jusqu’à mon retour.
10 Juin. Mes préparatifs avancent lentement; plusieurs personnes m’ont proposé de venir demain après-midi m’aider à coudre des vêtements que je n’ai pu achever; ce que j’ai accepté avec reconnaissance. J’ai toujours mal à la tête; il me semble quelquefois que je perds la raison. Je n’aurai de repos que lorsque je me retrouverai sous le toit paternel.
12 Juin. Hier au soir, lorsque mes voisines m’eurent quittée après notre séance d’ouvrage, je me sentis si fatiguée, que je me décidai à aller me coucher de bonne heure. Au moment où j’allais me déshabiller, j’entends une voiture s’arrêter à la porte. Elle contenait cinq personnes, se rendant à une conférence ecclésiastique à ***, nous en connaissions deux; je ne connaissais pas les autres. C’étaient des missionnaires avec leurs femmes. L’un de ces messieurs venait des bords du Mississippi, où il a travaillé pendant plusieurs années, mais sa santé est ruinée; il est obligé de voyager pour essayer de se faire du bien; mais je le crois trop malade.
Mme G***, la femme d’un missionnaire, a laissé son mari à son poste, et retourne aussi dans l’est, avec l’espérance de se rétablir; et notre chère amie Mme W*** est tellement malade, que son mari a dû la transporter de la voiture à la maison, dans ses bras. Fatiguée comme je l’étais, je me suis hâté d’allumer le feu et de préparer à souper pour mes hôtes, avec ce que j’avais, tandis que M. A*** allait s’occuper du char et du cheval.
Il était plus de onze heures, lorsque tout le monde fut couché, et je venais enfin de m’étendre sur un lit que j’avais fait à terre, lorsqu’un accès de toux rauque et sifflante de la petite Sarah me fit relever précipitamment. Cet accès fut suivi d’un autre, puis d’un autre encore: la pauvre enfant avait une violente attaque de croup. L’urgence du cas ne me permit pas de retarder d’un instant les soins à lui donner; prête à me trouver mal moi-même, il fallut rallumer le feu et lui administrer les remèdes dont je pouvais disposer. Vers minuit, le médecin arriva. II dit que nous avions fait pour le mieux, et qu’elle serait bientôt soulagée, mais un moment après elle eut un accès plus violent encore, après lequel elle fut décidément mieux, et je pus m’endormir.
Je me levai de bonne heure pour préparer le déjeuner. Après le culte du matin, comme nous étions tous réunis, je jetai un coup d’oeil sur le groupe rassemblé autour de la table. Six, dans ce nombre, étaient engagés au service de la Société des Missions intérieures de l’Amérique. Un seul d’entre eux avait l’air en bonne santé, et encore on pouvait voir sur sa physionomie les traces des soucis et des fatigues qu’il avait endurés. Mme G*** était obligée de quitter ses travaux pour aller soigner sa santé délabrée; Mme W*** encore si jeune, était abîmée par le travail et la fatigue. Mon mari, dont je connaissais si bien les souffrances et les épreuves, se relevait d’une grave maladie qui l’avait mis aux portes du tombeau. Je ne pouvais pas voir ma propre figure défaite et mes regards presque égarés, mais je savais que j’étais devenue vieille avant le temps.
Je me demandai: les églises savent-elles au prix de quels sacrifices leurs travaux s’accomplissent? Les chrétiens qui vivent dans l’aisance et le luxe, et qui donnent quelques miettes de leur superflu, pour envoyer des missionnaires dans ces nouveaux établissements, savent-ils que c’est au prix de leur santé, de leur force, de toute espèce de bien-être, que leurs missionnaires y annoncent l’Évangile?
Si on pouvait lire dans ces cœurs, quels longs récits de misères inconnues et qu’on ne saura jamais! Puis cette question me traversa l’esprit: Jésus exige-t-il que quelques-uns de ses enfants souffrent tout cela, tandis que le plus grand nombre des chrétiens de profession ne saura jamais, par expérience, faire un sacrifice réel pour l’amour de l’Évangile?
Je fus tirée de ma rêverie, en entendant qu’on demandait à M*** s’il retournerait au Mississippi, dans le cas où sa santé se rétablirait? Il hésita un instant, puis il répondit:
— Oh oui! c’est là que je voudrais vivre et mourir. Je n’ai pas d’autre désir dans ce monde.
En jetant un coup d’œil rapide sur les figures qui m’entouraient, les regards animés, les yeux pleins de larmes de ces chers amis m’apprirent que le même sentiment remplissait tous les cœurs. Il me sembla que chacun d’eux se consacrait tout de nouveau à l’œuvre des missions.
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