FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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CHAPITRE VIII.
25 Novembre. Nous avons vu, depuis trois semaines, combien les espérances les mieux fondées peuvent être facilement détruites.
Lundi matin, après le jour où j’avais écrit pour la dernière fois, je me levai de bonne heure, et j’avais fini de laver mon linge avant dix heures; je me préparai alors à aller passer la journée et la nuit suivante chez Mme K***, qui nous avait invités pendant qu’on recrépirait la maison. Le mortier était prêt, notre jeune ami aussi; il ne manquait plus que M. C***, qui avait promis de venir de bonne heure, pour finir tout l’ouvrage dans un seul jour. Après l’avoir attendu longtemps, mon mari alla chez lui, à un mille et demi de distance, et le trouva occupé à arranger sa propre maison avec les matériaux que nous lui avions fournis comme paiement. M. A*** lui rappela qu’il s’était engagé à être chez nous de bonne heure le matin; mais M. C*** lui dit qu’il trouvait aussi nécessaire pour sa part de mettre sa maison en bon état.
M. A*** ne lui objecta rien, si ce n’est qu’il avait promis de venir aujourd’hui même, qu’il était déjà payé pour cet ouvrage, et que le jeune G*** l’attendait depuis deux heures pour commencer. Il répondit brusquement: «Si M. G*** est prêt, il n’a qu’à travailler.» Voyant qu’il ne servait à rien de discuter, mon mari revint tristement à la maison, par un vent froid et piquant. Il tremblait de fièvre par tous ses membres, quand il arriva, et malheureusement il trouva la maison renversée de fond en comble; les lits, les tapis, les meubles, tout avait été emporté pour faire place aux maçons.
Je me hâtai d’avancer le fauteuil à balançoire auprès du fourneau; je l’y fis asseoir, et m’assis près de lui pour voir ce qu’il y avait à faire. Fatiguée, découragée, je me serais volontiers mise à pleurer, mais pour le moment je n’en avais pas le temps. Tout d’un coup, le vieux M. G*** (celui à qui nous devions de l’argent) entre dans notre chambre, et nous demande à emprunter ce que nous avions acheté pour garnir nos murs en dehors; faible comme il l’était, mon mari essaya de lui expliquer qu’il lui était impossible de s’en défaire maintenant, ne sachant pas quand il pourrait se procurer le gypse et le bois nécessaires; il indiqua à M. G*** où il en trouverait, et comme il les avait des chevaux, il lui était facile d’aller le chercher; mais il ne voulut rien entendre, prétendit qu’il avait eu mille bontés pour nous, et que si nous montrions pas plus de complaisance, il ne ferait plus rien pour nous.
Je le priai avec larmes de ne pas nous demander ce que nous ne pouvions donner; tout fut inutile: il emporta devant nos yeux le bois destiné à boucher les fentes dont nos murs sont remplis. M. C*** le maçon entra, s’étant décidé à faire son ouvrage. J’emmenai mon pauvre mari à la maison où nous devions passer la nuit; il était si peu bien, qu’il fut obligé de se coucher en arrivant.
En retournant le lendemain chez nous, nous trouvâmes l’intérieur très bien plâtré; notre jeune ami l’avait proprement badigeonné par dessus à l’eau de chaux; si nos murs avaient été aussi confortablement garnis à l’extérieur, nous aurions pu affronter sans crainte l’hiver et les ouragans.
20 Décembre. M. S*** nous avait invités, il y a quelque temps, à passer la journée d’hier chez lui; nous avions accepté, quoique mon mari ait encore de temps en temps des accès de fièvre. Mais un moment avant que M. S*** vint nous chercher, un jeune homme arriva pour prier mon mari de bénir un mariage à cinq milles de distance; M. A*** pensa qu’il ne pouvait refuser; la cérémonie avait lieu de bonne heure, et quoiqu’il fît très froid, il partit tout de suite, promettant de me rejoindre dans l’après-midi chez M. S***.
Je passai une agréable journée chez ces bons amis; il vint plusieurs personnes dans la soirée, qui chantèrent des cantiques; mais comme mon mari n’arrivait pas, je fus obligée de retourner à la maison avec des voisins. Il avait été retenu par son cheval qu’il avait dû faire ferrer en route. Il me raconta qu’après la cérémonie, le jeune marié était venu lui demander à emprunter cinq dollars, «pour payer, dit-il, les dépenses de son voyage de noces, n’ayant pas assez d’argent pour cela.»
M. G*** ne nous a pas encore rendu notre bois, comme il nous l’avait promis. Il est un des principaux soutiens de notre petite église, et par sa position et sa famille, il a acquis une grande influence sur la contrée. Il possède la meilleure ferme de la prairie; il jouit de plus d’aisance et de bien-être qu’aucun de ses voisins; il nous a pris notre bois pour construire une boutique, et non pour réparer sa maison; il est évident qu’il a voulu se payer de cette manière-là. Peut-être cela vaut-il mieux, mais j’avoue que j’en ai pleuré.
Le froid est intense; nous avons abandonné notre petite cuisine, et nous avons placé le fourneau dans notre chambre; j’ai suspendu le long des murs toutes les couvertures et les habits dont j’ai pu disposer, pour nous préserver du froid; nous avons mis aussi notre lit dans cette même chambre, le vent ayant enlevé le plâtre de celle où nous couchions. Nous avons eu une abondante chute de neige; mon mari l’a entassée tout autour de la maison, mais il a payé ce travail pénible par deux jours passés au lit.
Je me suis surprise à désirer ce soir qu’il fut de notre devoir de retourner chez nous; mais je me suis efforcée de refouler ce sentiment. Il me semble que mon mari ne pourra plus faire les courses qu’il faisait autrefois.
3 Janvier. Nous étions hier au soir assis auprès du fourneau, occupés à discuter nos plans, lorsque nous entendîmes le bruit des clochettes d’un traîneau. Nous crûmes nous être trompés, nous attendant peu à entendre ce bruit dans ce désert; mais non, c’étaient bien des clochettes, et elles s’arrêtèrent devant notre porte. M. A*** sortit pour recevoir les voyageurs; il fut enchanté de reconnaître parmi eux un ancien ami de collège, maintenant avocat, établi à cinquante milles d’ici. Je fus heureuse de le voir accompagné d’une jeune personne dont j’avais fait la connaissance à M***.
Ses parents avaient eu mille bontés pour nous, et elle-même était une aimable et véritable chrétienne. Nous les accueillîmes de notre mieux, et je me hâtai de leur préparer un souper dont ils avaient grand besoin, n’ayant trouvé aucun endroit où ils auraient pu s’arrêter. Ils passèrent la nuit avec nous, et nous quittèrent de bonne heure le lendemain; quelque courte qu’elle fût, cette visite nous a fait du bien.
14 Janvier. Nous nous demandions hier au soir, mon mari et moi, ce qu’il fallait faire; nous supposons que quelques difficultés dans les fonds de la Société empêchent mon mari de recevoir ce qui lui est dû; nous sommes décidés à le supporter aussi patiemment que possible, nous confiant en la bonté de Dieu pour nous aider. Mais nous ne savons de quel côté nous tourner, pour subvenir à ce qui nous est nécessaire. La question est de savoir: aurons-nous du pain? L’heure de minuit nous trouva encore occupés à discuter, sans trouver aucun moyen de nous tirer d’affaire; aussi nous nous sommes jetés aux pieds de notre Dieu, le suppliant de dissiper lui-même les ténèbres qui nous entourent, et de nous conduire par la main.
Mercredi. J’ai eu aujourd’hui la visite d’Ellen; voici ce qui l’avait engagée à faire cette longue course par le froid: elle venait me demander de la recevoir jusqu’au 1er mai, afin qu’elle puisse se préparer à devenir maîtresse d’école; sa famille est pauvre, et elle ne doit rien négliger pour gagner sa vie. Je lui dis qu’il me paraissait impossible que nous puissions la nourrir, mais que si nous en avions eu le moyen, je l’aurais fait volontiers. Elle me conjura de lui permettre de rester; elle m’assura qu’elle se contenterait de peu, coucherait où l’on voudrait, et travaillerait pour sa pension, si je voulais seulement la garder et lui donner des leçons. Je lui dis de rester au moins jusqu’au lendemain.
Mon cœur désirait ardemment garder cette pauvre chère enfant; mais quelques-uns de nos voisins blâment hautement notre imprudence de ce que nous avons adopté une autre petite fille. Quand nous l’avons recueillie, elle était, pour ainsi dire, abandonnée, et on allait l’envoyer dans une maison de charité. Nous espérions pouvoir l’entretenir et l’élever avec Marie, jusqu'à ce qu’elle fût en état de gagner sa vie, et nous aurions pu si nous avions reçu nos appointements.
Cette enfant a six ans; son caractère est doux et affectueux; elle s’est fait aimer de tous; elle va bien avec Marie qui a beaucoup gagné depuis qu’elle a une compagne. J’ai donc trois enfants, y compris mon petit Willie. J’aime ces petites filles comme si elles étaient à moi, et j’espère qu’elles ne s’apercevront jamais qu’elles n’ont plus de mère.
Mais, pauvre Ellen, que pourrais-je faire pour vous?
Elle est active; elle a un grand désir d’apprendre; elle est appliquée et décidée à travailler; elle est en bonne santé, et quelques mois passés ici à acquérir l’instruction qui lui est nécessaire, lui feraient un bien incalculable. Elle a de bonnes qualités pour devenir maîtresse d’école; je suis persuadée qu’elle pourrait faire beaucoup de bien dans cette vocation.
20 Janvier. Nous nous sommes décidés à recevoir Ellen, dès la semaine prochaine; et avec elle, je recevrai encore huit jeunes filles à qui je donnerai des leçons pendant trois mois, à raison de trois dollars par tête. J’espère ainsi pourvoir à certaines choses dont nous avons besoin, jusqu’à ce que nous recevions de l’argent d’ailleurs. Je commencerai dès mardi prochain, et quoique j’aime l’enseignement, j’avoue que ce n’est pas sans appréhension; j’ai une grande tâche devant moi.
Ellen n’est pas accoutumée aux travaux pénibles; la plus grande partie de notre ménage me retombera dessus; outre cela, j’ai encore l’ouvrage à l’aiguille, et les soins à donner à mon petit Willie, qui ne se trouve bien que dans mes bras. Il faudra donc que je fasse la cuisine, que je lave, repasse, et raccommode pour six personnes, que je reçoive mes élèves de 9 heures à midi le matin, et de midi et demi à 3 heures. Mais je n’ai point d’autre alternative; je marcherai pas à pas, me confiant en la force de Celui qui m’a si souvent aidée.
Si nous recevions seulement des nouvelles de New York, n’importe lesquelles, pour savoir sur quoi nous devons compter, cela mettrait fin à nos irrésolutions. Quand le facteur de la poste passe, j’ai presque peur de lui demander nos lettres; et semaine après semaine nous n’en recevons aucune de la Société.
4 Février. Dieu a entendu nos prières; il est venu encore cette fois à notre aide. M. P*** est venu hier matin nous apporter, de la part de plusieurs de nos voisins, des pommes de terre, des haricots, de la farine de maïs, et quelques morceaux de bœuf. Ces provisions, en petite quantité, il est vrai, mais inattendues, ont rempli nos cœurs de reconnaissance. Toutefois, je connais si bien l’orgueil et l’incrédulité de mon cœur, que je n’ose plus dire que je ne douterai plus à l’avenir de la bonté de Dieu. Je sens que ce n’est pas volontiers que j’attends au jour le jour la nourriture que mon Père céleste nous envoie, comme il l’envoyait à Élie par les corbeaux.
16 Février. Mon école va bien; mais il faut que je tienne Willie dans mes bras presque tout le temps, et quand les leçons sont finies, j’ai bien à faire ailleurs. Dès qu’il est endormi, je travaille à l'aiguille, jusqu’à ce que je n’y voie plus. Que le repos est doux après ces journées de travaux! mes rêves sont si doux et consolants! il me semble que c’est le ciel qui descend dans mon cœur.
Souvent je vois devant mes yeux les traits de quelque ami chrétien, recueilli depuis longtemps dans le sein du Seigneur; et je dis avec Paul: «que partir pour être avec Christ, me serait beaucoup meilleur.» Mais j’ai tort: mon devoir est ici; c’est ici que je dois travailler, et, s’il le faut, souffrir; et quand je vois mon pauvre mari et mes enfants, je sens que je souffrirais et travaillerais volontiers pour eux. Non, je ne voudrais pas les quitter. Que Dieu m’aide à remplir mes devoirs envers eux, et que je leur sois en bénédiction.
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