FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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CHAPITRE VI.
36 Juin. Nous avons été agréablement surpris par la visite de deux de nos connaissances qui ont fait, exprès pour nous voir, le voyage depuis M***, où ils se trouvaient pour des affaires. Ils ont passé la nuit avec nous. Je crois qu’ils n’ont pas considéré notre maison avec le même enthousiasme que nous. N’ayant point de chambre à donner, pour les amis, j’ai dû leur céder la mienne, ce que j’ai fait bien volontiers. Ils nous ont apporté de bonnes nouvelles et des messages affectueux de la part d’amis tendrement aimés; quoique courte, cette visite nous a fait grand plaisir.
28 Juin. J’ai eu la visite de quelques amis, et entre autres d’une jeune personne qui était venue de l’Est en même temps que nous. Elle est maîtresse d’école, mais elle est fatiguée de tous les ennuis et des difficultés inévitables dans sa vocation; elle est venue nous consulter pour savoir ce qu’elle doit faire. On lui a offert dans l’Est une place plus largement rétribuée qu’ici; elle a l’air d’avoir grande envie d’y retourner. «Ce n’est pas, dit-elle, que je désire quitter l’Ouest; au contraire, je lui porte le plus vif intérêt; mais il me semble cependant que je ne suis pas appelée à sacrifier tous mes goûts et mes intérêts en y restant, puisque je puis trouver ailleurs une société plus civilisée, une sphère d’activité plus grande, et enfin des appointements plus considérables.»
Ah! pensai-je, s’il en est ainsi de chacun, quand donc le monde sera-t-il converti à Christ? Quand viendra le jour où les chrétiens sentiront qu’ils doivent renoncer à tout pour l’amour de leur Maître? Quand entendrons-nous moins parler de goûts personnels, de préférences, d’intérêt, de position dans le monde? Toutes ces choses ne sont-elles pas précisément celles que nous devons sacrifier sur l’autel du Seigneur, lorsqu’il nous le demande?
Est-il bien de quitter un poste où nous sommes utiles, pour un autre où nos goûts et nos préférences particulières peuvent être satisfaits? Quand on peut les concilier avec les intérêts de Jésus, et qu’ils sont subordonnés à sa cause et à la gloire de son nom, ce n’est pas un mal; ce n’est un mal que quand ils deviennent la grande affaire, le mobile par excellence de notre vie.
Les chrétiens ne devraient-ils pas se rappeler constamment, que le Seigneur Jésus, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous, et qu’il a pris la forme de serviteur? Mais, hélas! que nous imitons peu le renoncement et l’humilité de notre divin Maître! De quel œil doit-il regarder l’orgueil et l’égoïsme de ceux qui prétendent le suivre? Si nous considérions ces choses un instant au point de vue de l’éternité, combien ne nous sentirions-nous pas honorés de ce qu’il nous permet de le servir même dans la position la plus humble et la plus misérable! N’oublie jamais, ô! mon âme, ces paroles de mon Sauveur: «Je suis parmi vous comme celui qui sert.»
1er Juillet. Une épreuve bien inattendue m’a presque accablée. Mon mari est tombé subitement et gravement malade d’une fièvre inflammatoire. Depuis vingt-quatre heures, il n’a pas eu un instant de repos, et les remèdes du médecin n’ont produit aucun effet. Il avait l’air très bien hier pendant le thé; en sortant de table, il est allé à cheval à la poste aux lettres. Lorsqu’il revint, il faisait déjà nuit; il se plaignit tout de suite d’éprouver des frissons. Il alla se coucher, espérant qu’il serait mieux le lendemain, mais il eut une fièvre brûlante toute la nuit. Le médecin dit qu’il s’est trop fatigué, et qu’il s’est trop exposé au mauvais air, en allant tard, le soir, à travers les marais, d’un endroit à un autre, pour prêcher.
Vendredi soir, 10 Juillet. Comment pourrais-je décrire les épreuves par lesquelles j’ai passé depuis dix jours? Vingt heures environ après la dernière fois que j’ai écrit, il y eut un changement favorable dans la maladie de mon mari; le mal parut céder aux remèdes; les douleurs furent moins violentes, et après une transpiration abondante, il tomba dans un profond sommeil.
Accablée de fatigue et d’inquiétude, je me jetai sur mon lit; j’avais à peine dormi une demi-heure, que je fus réveillée par un violent coup de tonnerre, précisément au-dessus de ma tête, accompagné d’éclairs et d’une véritable tempête de vent et de pluie.
Avant que j’eusse le temps de me reconnaître, le vent avait chassé la pluie sous la porte et à travers les fentes entre les troncs d’arbres dont nos murailles sont composées, enlevant le plâtre de tous les côtés. Je courus à notre petite bibliothèque, placée du côté opposé au vent, et je trouvai les livres tout mouillés. Étourdie par les éclats incessants de la foudre et presque aveuglée par les éclairs, je m’efforçais d’enlever les livres, tandis que l’eau ruisselait le long des murs et arrivait comme un torrent sous la porte, inondant le tapis et tout ce qui s’y trouvait.
Un gémissement parti de la chambre à coucher me rappela mon pauvre mari malade; j’y courus avec une lumière; je le trouvai pâle et sans force sur le lit, inondé par l’eau qui tombait de tous côtés. Que faire? Je n’avais personne pour m’aider. Je me hâtai de placer le canapé (espèce de banc avec des coussins) dans la partie de la chambre la moins exposée à la pluie. J’y disposai les coussins; je pliai une couverture, que je jetai sur le tapis mouillé, je ne sais trop comment, et j’aidai à ensuite mon mari à passer de son lit à ce canapé.
En même temps, Marie et une jeune fille qui passe une semaine ou deux avec nous, réveillées par la violence de l’ouragan, descendirent à moitié mortes de peur et de froid. Cet horrible orage continua avec la même fureur pendant trois heures.
Mon pauvre mari était là, pâle et haletant, hors d’état de prononcer une parole; je le couvris de tout ce que je possédais pour le préserver de l’humidité. Il était impossible d’allumer du feu: nous n’avions pas de cheminée, et le fourneau de la cuisine était inondé.
Pendant longtemps je ne pensai pas à moi; mais quand le jour commença à poindre et que l’orage fut un peu diminué, j’allai dans ma chambre, pour changer mes habits mouillés. Quelle ne fut pas ma consternation, en ouvrant ma petite armoire, de trouver tous mes vêtements, mon linge de lit et autre, imprégnés d’eau! Je n’avais pas un objet sec à me mettre; le plancher était couvert de flaques d’eau, et il ne restait, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, aucun vestige du plâtre.
Dès que le temps le permit, le médecin vint nous voir; il eut la bonté de me procurer des vêtements secs, et pendant qu’il restait auprès de son malade, je tâchai d’arranger de mon mieux les objets jetés pêle-mêle au milieu de la chambre.
Un vent froid se leva au moment où le soleil parut, et il m’était impossible de faire du feu pour sécher et réchauffer la chambre de mon mari.
Avant que je pusse faire, soit pour lui, soit pour nous, quelque chose de chaud à boire, il fut saisi d’un violent frisson, accompagné d’une soif intolérable et de douleurs à la tête; le moindre mouvement ou le plus petit bruit dans la chambre lui était insupportable. Le médecin demeura deux heures auprès de lui avant de continuer ses courses de la journée, et m’ordonna de lui faire des applications d’eau froide sur la tête; je passai plusieurs heures à mettre des serviettes mouillées sur son front brûlant. J’avais arrangé le lit de mon mieux pour le préserver du vent, parce que j’avais été obligée d’ouvrir portes et fenêtres pour sécher la maison.
Pendant plusieurs jours, rien ne put calmer les paroxysmes de fièvre de mon mari, que lorsque je tenais sa tête dans mes mains. Il ne permet pas que personne le soigne que moi, et paraît malheureux dès que je m’éloigne un instant de son lit. Je ne crois pas cependant qu’il me reconnaisse; si je parle, il n’a pas l’air d’y faire la moindre attention; il est si souffrant que les soins les plus minutieux lui sont nécessaires.
Je crains beaucoup que cette maladie ne se termine d’une manière fatale; le docteur est persuadé qu’il se serait remis, s’il n'avait été exposé à toute la fureur de l’orage.
J’ai été étonnamment soutenue et fortifiée depuis que mon mari est tombé malade, et je n’ai eu personne pour m’aider. Nous avons quelques voisins bons et obligeants, mais dans cette saison ils ont beaucoup à faire. L’atmosphère est d’une chaleur accablante, et la plupart de ces hommes ne sont pas accoutumés à un travail pénible à l’ardeur d’un soleil brûlant; mais ils sont obligés de le faire, pour subvenir aux besoins de leurs familles.
Quelquefois, tandis que mon mari dort un peu dans l’après-midi, j’essaie de me reposer sur le canapé, mais l’air est si étouffant que je ne puis trouver une bonne place dans la maison. Ellen (la jeune fille dont nous avons parlé au moment de l’orage) est encore avec nous; elle m’aide autant qu’elle le peut, ce qui me permet de me consacrer entièrement à mon mari.
16 Juillet. M. A*** est toujours très malade; il n’éprouve pas de violentes douleurs, mais il est plongé dans une stupeur, dans une apathie dont rien ne peut le réveiller. Il ne prend intérêt à rien; il ne veut ni manger, ni parler; tout ce qu’il demande, c’est qu’on le laisse tranquille. De temps en temps, il a le délire, il parle de choses passées depuis longtemps, et ne fait attention à moi que pour se plaindre si je le quitte un seul instant.
Hier au soir, cependant, il m’a regardée avec l’expression qu’il avait autrefois, et m’a dit: «Ma pauvre enfant, que vous avez l’air triste!» Puis il a ajouté: «J’ai vu votre mari; il reviendra vendredi.» Et après cela il est retombé dans un profond silence.
Je ne me suis pas couchée dans un lit depuis que M. A*** est malade, et personne n’est venu m’aider la nuit; je suis toujours restée seule avec les jeunes filles, qui dorment toute la nuit dans les chambres en haut. Quand je suis restée debout aussi longtemps que cela m’est possible, je tire le canapé à côté de son lit, je place la lumière sur une table derrière sa tête, et je m’étends de manière à être en face de lui.
Je ne me reconnais plus moi-même; je suis d’une nature timide et craintive, mais je n’ai eu jusqu’à présent aucun sentiment de peur en me trouvant si seule, et je m’aperçois à peine que je ne dors plus.
Je n’avais aucune habitude de soigner les malades, et j’ai pu lui prodiguer sans difficulté et sans efforts les soins soutenus qu’il exige. Le médecin assure qu’il n’a manqué de rien jusqu’ici. Au milieu de ma profonde anxiété, j’ai une élasticité d’esprit, une sérénité naturelle, qui me permet de la supporter; mais nos voisins prétendent que cela ne peut pas durer, et je le crois aussi.
Notre baril de farine est presque épuisé, et je ne sais comment le faire remplir; nous n’avons point de légumes, et il y a longtemps que nous n’avons mangé de viande. Notre vache est notre principale ressource; je ne sais ce que nous deviendrions sans elle.
Je n’ai plus que deux dollars à la maison: c’est tout ce qui nous reste du dernier quartier de M. A***. J’ai l’intention d’envoyer chercher demain un peu de vin et quelques biscuits, que le docteur lui a ordonnés; je n’ai pu malheureusement lui procurer presqu'aucune douceur pendant sa maladie.
Le docteur dit qu’il est réellement mieux, mais qu’il ne faut pas s’attendre à voir aucun changement en lui, tant que les chaleurs dureront. Je serais bien soulagée, si je le voyais reprendre son esprit clair et lucide d’autrefois. J’ai écrit hier à mes parents; j’espère qu’ils me répondront bientôt.
28 Juillet. Mon mari a été moins bien hier: il a eu le délire, et dans l’après-midi je me suis trouvée mal. Des voisins sont venus me voir; ils voulaient me remplacer auprès de mon mari, mais il ne l’a pas permis, et, souffrante comme je l’étais, j’ai du rester à côté de lui et tenir ses mains dans les miennes pour le forcer à rester au lit. Il ne me perdait pas de vue, comme s’il avait craint que je ne le quittasse; enfin le médecin est venu: il m’a remplacée, et m’a ordonné d’aller me coucher.
Je n’ai pu me faire arranger un autre bois de lit, depuis que mon mari est malade; tout le monde est accablé d’ouvrage, et personne n’a pu me le monter; j’ai jeté quelques couvertures sur le plancher et m’y suis couchée, espérant me reposer; mais en vain: je ne pouvais me tenir tranquille. Je me sentais si agitée, si inquiète, que je n’ai pu m’empêcher de me relever pour retourner auprès de mon mari, qui dormait alors paisiblement. Le médecin, qui sortait de la chambre, m’a forcée à me recoucher, et pendant plusieurs heures j’ai été incapable de bouger.
Lorsque je me relevai pour faire quelques arrangements nécessaires avant la nuit, je trouvai le feu éteint et point de gruau pour mon mari. J’essayais avec mille peines de rallumer le feu, quand le docteur rentra; il me dit d’aller dans l’autre chambre, et qu’il préparerait le gruau lui-même. Il m’offrit de passer la nuit à nous veiller, mais je savais qu’il avait fait trente milles à cheval dans la journée et qu’il était fatigué, et je n’avais point de lit, rien de confortable à lui offrir; je préférai rester seule. Je lui promis de le faire appeler par une des petites, si nous étions moins bien pendant la nuit, sa maison n’étant pas fort éloignée.
Quand il fut parti, je voulus fermer la porte de la maison, mais le bois avait gonflé pendant une forte averse de pluie que nous avions eue dans l’après-midi, et il me fut impossible de la fermer à clef. Je restai un moment sur le seuil, essayant de découvrir quelque chose au milieu des épaisses ténèbres qui m’environnaient. Je ne pus discerner une seule étoile, pas la moindre lueur; tout était sombre est triste; cette tristesse et cette obscurité remplirent mon coeur; je frissonnai et barricadai la porte avec les meubles que je pus remuer.
J’allai auprès du lit de mon mari; je contemplai sa pâle figure, je serrai sa main glacée entre les miennes, j’écoutai sa respiration faible et haletante, — et je jetai un coup d’oeil sur ma chambre solitaire et désolée.
Il me sembla que je rêvais; je ne pouvais comprendre qui j’étais et où j’étais; peu à peu le sentiment de la réalité me revint: je fondis en larmes, et, tombant à genoux, je suppliai Dieu de ne pas m’abandonner. Mais je ne pouvais pas prier, je ne pouvais pas parler à Dieu, ni croire à sa présence et à son amour!
J’essayai de réveiller mon mari, dans l’espérance d’obtenir de lui au moins une parole de sympathie: ce fut inutile; il gémit, se souleva sur son coude, me regarda vaguement et retomba endormi.
J’eus peur en voyant sa figure se couvrir d’une pâleur mortelle; je mis mon oreille près de sa bouche, pour m’assurer qu’il respirait encore. Oh! qui pourrait se représenter la désolation et les ténèbres de ces longues heures d’attente!
Toute ma vie passée, depuis les heures joyeuses et insouciantes de mon heureuse enfance jusqu’aux angoisses et à la sombre vérité du moment actuel, se déroula devant mes yeux, comme un panorama.
Le Tentateur me soufflait toutes sortes de mauvaises pensées, et je ne me sentais pas la force de les repousser. Je pensais à la maison paternelle, à mes parents, plongés probablement dans un sommeil paisible; les murmures et les plaintes me montèrent à la bouche: «Oh! pourquoi nous a-t-il amenés pour mourir dans le désert?» Je pensais aux sacrifices que j’avais faits, à l'agréable demeure que j’avais quittée, et je me demandais quel était le résultat de tout ceci? Qui en a eu le bénéfice?
Aucun rayon de lumière, aucune promesse de la divine Parole ne vint encourager, relever, rafraîchir mon cœur incrédule, pendant cette longue nuit. Je me sentais incapable de penser avec reconnaissance à ma vie passée, ni à l’avenir avec l’espoir. Il me semblait que, pour rien au monde, je ne pourrais supporter une seconde nuit pareille à celle-ci; elle finit enfin, et à mesure que les rayons du soleil éclairaient tout autour de moi, une espérance en la miséricorde de mon Père céleste vint me redonner un peu de paix. Il eut pitié de moi; Lui qui sait de quoi nous sommes faits. Il sait que nous ne sommes que poudre; son pardon et ses miséricordes, pour l’amour de son cher Fils, sont infinis; je veux me confier à Lui, moi et tous ceux qui me sont chers; je crois que, quelles que puissent être les ténèbres qui momentanément obscurciront mon chemin. Il me permettra d’atteindre avec sûreté le but de mon voyage.
10 Août. Je n’ai reçu encore aucune nouvelle de la maison; — à dire vrai, je ne reçois aucune nouvelle de personne; personne ne me donne un signe de vie. La santé de mon mari s’améliore lentement; mais il est encore très faible et très accablé d’esprit. Il ne prend d’intérêt à rien, ne se soucie ni de lire, ni de parler; il reste plusieurs heures immobile, étendu sur le canapé. C’est à peine si je parviens à le réveiller suffisamment pour boire et manger. Je lui ai parlé longtemps aujourd’hui de nos besoins pécuniaires, espérant exciter son intérêt; mais en vain.
Je ne sais vraiment pas que faire; personne n’a l’air de s’inquiéter de notre position, et cependant on sait que nous n’avons presque plus rien à la maison. Sans notre vache, je ne sais ce que nous deviendrions, et comme les sources sont taries, les herbages de la prairie sont très maigres; elle commence à nous donner moins de lait.
Mes voisins ont eu la bonté de s’arranger entre eux pour m’apporter de l’eau à tour de rôle. Ellen a été obligée de retourner chez elle, parce que sa mère est malade; je ne la regrette pas dans ce moment, où j’aurais si peu à lui donner à manger. Si je voyais la santé de mon mari faire de véritables progrès, et ses facultés revenir, afin qu’il pût au moins me donner un conseil, ce serait un grand soulagement pour moi.
J’ai écrit à mes parents il y a quatre semaines; je leur racontais nos misères, et je m’attendais à ce qu’ils me répondraient. Ils ne me pardonneraient pas de souffrir seule ici, sans les prévenir de mes angoisses et de mes difficultés. Le moindre secours nous ferait un si grand bien dans ce moment! Dans quelques semaines nous recevrons un quartier de notre salaire, et quoique nous en devions une grande partie, il en restera assez, je l’espère, pour subvenir à nos plus pressants besoins.
24 Août. L’heure que je redoute depuis longtemps va sonner. J’ai fait le pain aujourd’hui avec la dernière poignée de farine que j’avais à la maison, et il ne peut durer plus de quelques jours. Notre vache nous manque depuis plusieurs jours; elle est allée probablement chercher de l’herbe fraîche. Le courrier de la semaine est arrivé, mais on m’a répondu, comme à l’ordinaire: «Point de lettre!»
Dans peu il me faudra demander avec vérité: «Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.» Mais je ne perds pas courage, parce que je sais que Dieu m’aidera à l’heure du besoin.
On m’a dit aujourd’hui au bureau de poste que, par suite de la négligence d’un des buralistes, il y a beaucoup de désordre, et que le nombre des lettres accumulées à un seul bureau, pas très loin d’ici, se monte à plusieurs boisseaux. Il est probable que les miennes s’y trouvent; car je suis persuadée qu’on m’a répondu. Toutefois: «J'espérerai et j’attendrai tranquillement le salut de Dieu; Il donne à la bête sauvage sa pâture et aux corbeaux leur nourriture.»
Je me suis demandé longtemps ce que je pourrais faire; je n’aimerais pas à mendier, mais pour l’amour de mon mari malade et de cette petite orpheline, il me semble que je pourrais le faire; mais aussi la plupart de nos voisins n’ont que le strict nécessaire pour eux-mêmes; ils attendent avec anxiété, pour voir si leurs récoltes suffiront à leurs besoins. D’ailleurs, ils ne me demandent jamais où j’en suis, quoiqu’ils sachent que mon mari est malade depuis deux mois, et que je n’ai pas pu m’éloigner du logis pour faire mes emplettes.
J’ai acheté notre dernière farine avec le dernier argent que nous avait remis M. G***; il doit bien savoir que nous n’avons rien à manger. Je ne connais qu’une personne à qui je pourrais avoir recours: c’est M. S***; mais il demeure fort loin d’ici; il a été très bon pour nous pendant la maladie de mon mari; il n’est pas riche, c’est vrai, mais je crois qu’il pourrait faire quelque chose pour nous jusqu’à ce que nous recevions notre argent; il faut que j’attende une occasion pour lui envoyer un message; je ne peux pas aller jusque chez lui, et je n’ai personne ici à y envoyer.
C’est aujourd’hui l’anniversaire de notre mariage. Que les choses ont changé dès lors! Qui aurait pu croire qu’une seule année eût pu amener tant de changements! Ou plutôt, je devrais dire que je ne m’attendais pas à être placée dans des circonstances si étroites et si difficiles. Je savais bien que nous serions obligés de vivre avec la plus stricte économie; mais je ne croyais pas que je viendrais à manquer de tout. Je suis persuadée cependant que ces choses ne nous ont pas été envoyées pour rien. Le Seigneur a de bonnes raisons pour nous éprouver ainsi; — n’ai-je pas aussi de bonnes raisons pour supporter avec patience ce qu’il lui plaira de nous envoyer?
Hier au soir j’ai été chez une de nos voisines lui demander un peu de beurre pour le biscuit de mon mari; elle me répondit avec regret qu’elle n’en avait point. Comme je m'en allais, son mari me rappela; il me dit qu’ils avaient plus de viande qu’ils n’en pouvaient manger à leur souper, et me pressa d’en prendre une partie. Je l’acceptai, et retournai joyeusement à la maison, suivie quelques moments après par sa femme, qui m’apportait un petit pain chaud. Elle me fit des excuses sur ce qu’elle appelait la liberté qu’elle prenait de nous donner ces objets. Mon cœur était rempli de reconnaissance pour cette nouvelle preuve de l’amour de Dieu, et j’allai me coucher avec le cœur léger et content.
Je me suis réveillée ce matin longtemps avant que ce fût l’heure de se lever, et, me confiant à la bonne providence de mon Père céleste, je commençai à envisager dans mon esprit ce qui m’attendait, afin d’avoir au moins une idée un peu nette de ce que j’avais à faire. Nous n’avions à peu près rien pour le déjeuner à la maison, excepté quelques biscuits que je réservais pour mon mari.
Je me décidai enfin à demander des secours à M. G***. Je me levai, et tandis que mon mari dormait encore, je sortis de la maison. En arrivant à la porte de M. G*** le courage me manqua: je n’osai pas entrer. Je passai devant le jardin où mon mari avait semé quelques graines avant sa maladie; je n’avais pas eu le temps de les cultiver, et les mauvaises herbes couvraient en entier les plates-bandes. Je cherchai cependant parmi les longues herbes, et je trouvai deux belles squashes (espèce de courge) que je me hâtai d’emporter, pensant qu’elles nous fourniraient un bon déjeuner. Je les fis cuire, mais sans beurre, ni sel, ni poivre: c’était un assez pauvre mets.
M.S*** entra pendant que nous les mangions; je lui proposai de prendre une tasse de thé avec nous; c’était tout ce que j’avais à lui offrir. «N’avez-vous donc, rien à manger?» dit-il en jetant un coup d’œil sur la table. Je lui répondis qu’il voyait là tout ce que nous avions dans la maison. Il me promit qu’il nous enverrait de la farine; je le remerciai, et il nous quitta.
Après le déjeuner, je pris mon ouvrage, et je m’établis à côté de mon mari, qui était étendu sur le canapé; il tenait à la main le compte de nos dépenses de ménage, que nous avions toujours tenu régulièrement et fidèlement; il tourna les pages, tressaillit et me dit:
— Vous avez négligé d’inscrire vos dépenses pendant ma maladie.
Je lui répondis que j’avais tout marqué avec exactitude, et je lui montrai la page où chaque article était inscrit; la somme totale s’élevait à quatre dollars.
— Mais vous avez sûrement dépensé plus de quatre dollars! reprit-il.
— Non; je vous assure que non.
Il poussa un profond soupir et se couvrit la figure de ses mains. Après quelques moments de silence, il ajouta:
— Souvent, lorsque je vous voyais à table, il me semblait que vous jeûniez plus que vous ne mangiez; mais je n’en savais pas la raison. Je comprends maintenant pourquoi vous ne mettez plus le couvert depuis quelque temps; vous n’avez rien à manger.
C’était la première fois qu’il avait l’air de s’intéresser à quelque chose, et je vis qu’il était péniblement frappé de notre position. Je m’éloignai, craignant qu’il ne me fît des questions sur l’état actuel de nos affaires, et je le trouvais trop agité pour l’entretenir plus longtemps d’un sujet aussi pénible.
Je ne doutais pas que M. S*** n’envoyât à temps pour le dîner la farine qu’il m’avait promise; il savait bien que je n’avais aucun moyen de la faire chercher; aussi je me remis tranquillement à l’ouvrage; mais à mesure que les heures s’écoulaient, je me sentais, malgré moi, inquiète et affaiblie par le manque de nourriture. Sans m’en rendre compte, je répétais tout bas: «La maison de mon père, où il y a du pain en abondance.»
Je me rappelais la bonté de mes chers parents pour les pauvres; ils ne pouvaient supporter de vivre eux-mêmes dans l’abondance, tandis qu’ils voyaient autour d’eux des gens dans la misère. Je me rappelais qu’une fois ma mère me demanda pourquoi j’avais donné à une pauvre femme de petites douceurs qui avaient quelque apparence de luxe; je lui répondis en riant que je faisais des provisions pour moi-même; je pensais que dans l’Ouest ces petites douceurs-là me manqueraient peut-être.
Puis cette question me revint à l’esprit: pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi mon pauvre mari manque-t-il de la nourriture fortifiante qui le ferait renaître à la vie? Pourquoi suis-je reléguée ici, où je ne puis rien faire pour ma famille, tandis que dans d’autres endroits je pourrais subvenir à nos besoins par mon travail? Pourquoi suis-je obligée de demander mon pain? Nous serions-nous trompés sur notre devoir? nous appelait-il réellement ici?
Accablée par ces pensées, par ces mauvaises tentations, je courus dans ma petite chambre, et sans pouvoir prononcer une parole, je me prosternai devant le Seigneur, reconnaissant que ses voies ne sont que justice et équité, et que nous n’avons mérité que son déplaisir et ses châtiments. La paix rentra aussitôt dans mon cœur.
Je sortis pour donner à Marie le peu qui me restait, lorsque, à ma grande surprise, je vis Ellen qui entrait dans la maison. Nouvelle difficulté! que pouvais-je offrir à cette pauvre enfant, déjà si délicate, et qui venait de faire trois milles à pied? Je fondis en larmes, et elle me demanda avec vivacité ce que j’avais. Je lui répondis qu’il fallait qu’elle retournât chez ses parents, parce que je n’avais rien à lui donner à manger.
— Je ne veux pas vous quitter à présent, Mme A***; vous verrez que Dieu ne vous abandonnera pas; il vous donnera ce qui vous est nécessaire. J’ai vu souvent mes parents dans des circonstances aussi difficiles, et toujours ils en sont sortis.
La piété simple et confiante, l’affection de cette enfant me consolèrent et m’encouragèrent. Au même instant une jeune voisine entra, m’apportant un gros melon d’eau (pastèque). J’en mangeai une partie pour mon dîner, et les enfants mangèrent le reste. Je sentis que mon Père céleste ne m’oubliait pas.
La soirée avançait rapidement, lorsque j’entendis tout à coup le bruit d’un char; en effet, une espèce de voiture s’arrêta à notre porte; deux personnes âgées, que je reconnus pour des gens fort pieux et excellents qui demeuraient à environ six milles de distance, en descendirent et entrèrent. Après quelques moments de conversation, le vieux monsieur se leva, en me disant: «Je savais, Mme A***, que vous n’aviez point de jardin, et j’ai pensé que vous seriez peut-être bien aise d’avoir quelques légumes; nous en avons plus qu’il ne nous en faut; aussi j’en ai mis quelques-uns dans le char.» Il alla aussitôt à la porte, puis revint, chargé de melons, de concombres, d’oignons, de fèves, de tomates, de squashes, de maïs, et d’une abondante mesure de belles pommes de terre… Je ne pus retenir mes larmes en voyant toutes ces richesses; l’excellente femme qui l’accompagnait m’en demanda la cause; mais je ne pus répondre.
— Qu’avez-vous eu pour votre dîner? ajouta-t-elle, en me prenant la main.
J’étais incapable de parler! «Eh bien, dit-elle, j’irai voir moi-même.» Et allant à ma petite armoire, elle n’y découvrit aucune trace de nourriture. «J’étais loin de croire que vous n’aviez rien du tout, reprit son mari; je vois maintenant pourquoi je me suis senti pressé de venir ici ce soir.»
Je les remerciai avec effusion de leur bonté, et, le cœur plein de reconnaissance, je préparai le souper avec une partie de leurs dons, qui me faisaient l’effet d’objets sacrés; j’osais à peine y toucher.
Le lendemain soir, M. S*** m’envoya trente livres de farine. Nous vécûmes dans une abondance inusitée pendant bien des jours.
1er Septembre. Nous avons enfin reçu un courrier. Parmi les lettres qui se sont accumulées je ne sais où, depuis deux mois, il y en a une de mes parents, datée d’il y a un mois. Il paraît qu’ils n’ont reçu qu’une de nos lettres depuis que nous sommes dans notre maison neuve, et ils ne peuvent comprendre pourquoi nous n’avons pas écrit plus souvent; ils n’avaient donc reçu aucune des lettres où je leur racontais nos difficultés et nos angoisses. Je crois qu’il vaut mieux que nous ne leur parlions pas pour le moment de nos besoins pécuniaires; dans quelques semaines, M. A*** recevra son quartier, et quoiqu’il ne nous restera pas une forte somme quand toutes nos dettes seront payées, cependant j’espère que nous pourrons cheminer. Mon cher mari se rétablit, lentement, il est vrai, mais il fait quelques progrès; malheureusement il a quelquefois des frissons, qui le retardent pour une semaine au moins.
Le médecin dit qu’il faut prendre patience, que le temps froid seul peut lui faire du bien, et que même alors ce sera fort long. Il est probable qu'il ne recouvrera jamais entièrement la robuste santé dont il jouissait autrefois. — Ellen est allée chercher des mûres et d’autres baies sauvages, avec quelques jeunes filles; nous nous sommes tous régalés de ces fruits; il nous semblait que nous n’avions rien mangé de si bon depuis un siècle.
9 Octobre. «Oh, célébrez l’Éternel! car il est bon, parce que sa bonté dure éternellement!» Comment pourrais-je raconter l’amour et les miséricordes de mon Père céleste! Maintenant que les ténèbres sont passées, la lumière qui éclaire mon âme est douce et paisible! Dieu nous a donné un cher petit enfant, un beau et robuste garçon, qui a aujourd’hui à peu près un mois. Oh! quel trésor! mon cœur déborde de reconnaissance. Mon mari se rétablit à vue d’œil; nous espérons que bientôt il sera en état de reprendre quelques-uns de ses travaux.
J’ai reçu bien des témoignages de bonté et d’affection de la part de mes voisins, à l’occasion de ma maladie. J’ai été au lit, avec une fièvre violente, pendant trois semaines; et plusieurs jours de suite j’ai eu constamment quelqu’un auprès de moi, pour me soigner; je n’avais qu’Ellen à la maison pour faire tout l’ouvrage. Le lendemain du jour où j’ai commencé à me lever, elle a été obligée de me quitter, pour retourner auprès de sa mère qui était tombée malade, et dès lors je n’ai eu personne pour m’aider.
Nous avons reçu ce soir une bonne lettre de mes parents, pour nous féliciter sur la naissance de notre enfant; elle renfermait quarante dollars, «pour lui acheter des vêtements», disent-ils. Ce cadeau nous a remplis de reconnaissance envers notre Dieu. Nous pourrons rendre notre maison un peu plus confortable pour l’hiver qui s’avance, et nous pourvoir de différents objets dont nous avons grand besoin, et que nous n’aurions pu acheter sans cela. J’ai toujours regretté que mon mari, encore faible et languissant, ne pût avoir la nourriture qui le fortifierait et lui ferait du bien.
Un petit incident survenu pendant ma maladie, m’a profondément touchée. Pendant une semaine, une femme, d’une santé délicate, est venue tous les matins me soigner, moi et mon enfant. Elle aussi avait eu l’habitude de vivre dans l’aisance que donne la fortune, et, par différentes circonstances, elle est devenue très pauvre.
Un jour mon mari vint me dire qu’un homme passait près de la maison avec de la viande fraîche à vendre. «Nous avons vingt sous, me dit-il; faut-il les employer à acheter un petit morceau de bœuf?» — «Oui, oui! lui répondis-je; faites-le.» — Le bœuf fut acheté et préparé pour le souper avec des pommes de terre ; mon mari en mit de côté la moitié pour le déjeuner. Quoique je n’en pusse point manger, la seule vue de mon mari et des enfants occupés à manger ce beefsteak, me faisait du bien; les larmes me vinrent aux yeux, lorsque je vis M. A*** couper une partie de leur portion déjà si petite, et la remettre au coin du feu, pour Mme C***, la bonne femme dont je viens de parler. L’avidité avec laquelle cette pauvre créature dévora cette maigre pitance, me fit mal, en songeant combien elle devait avoir faim. — je suis guérie maintenant, mais je me sens encore faible et languissante, surtout dans l’après-midi.
La maison est très froide par moments, et j’ai réellement plus à faire que je ne puis, n’ayant que la petite Marie pour m’aider, et elle est complètement absorbée par son admiration pour notre poupon.
Jamais cadeau n’est arrivé plus à propos que celui de mon père; je n’ai plus de chaussures présentables, nos provisions sont épuisées, nous n’avons plus de farine, de thé et de sucre que pour quelques jours. Aussitôt que mon mari pourra se procurer un char, il ira à K***, à dix-sept milles d’ici, acheter de la farine, de la viande et d’autres articles de première nécessité. Je redoute cette course pour lui: il est encore si faible; mais il n’a personne à envoyer.
M. C*** fait dans ce moment quelques petites réparations dans notre cuisine, pour la rendre plus confortable; il y met une porte, bouche toutes les fentes du mur, pour pouvoir le plâtrer dans quelques jours; il faudrait en faire autant dans nos deux autres petites chambres, mais nous attendrons plus tard. Si nous parvenons à boucher les fentes à l’intérieur, pour nous préserver du froid, nous en serons déjà très reconnaissants.
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