FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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CHAPITRE IV.
Nous cheminons assez bien, et quoique je sois fort occupée, et que nous soyons obligés de vivre avec la plus stricte économie, je ne me rappelle pas d’avoir jamais été aussi heureuse.
Nous tenons un compte exact de nos dépenses, dans le but, s’il est possible, de prévenir le malheur de faire des dettes. Si le trimestre de nos appointements comme missionnaires nous est payé, il faudra en dépenser la plus grande partie pour rendre à M. H*** ce qu’il nous a prêté, et solder le compte de notre fourneau de cuisine. Mais nous ne demandons pas mieux que de vivre de peu. Tant d’autres l’ont fait dans un but tout mondain; ne le ferons-nous pas volontiers pour l’amour de Christ? Jusqu’à présent nous n’avons manqué de rien, et pour le reste le Seigneur y pourvoira. Ce n’est pas que de temps à autre quelques pensées inquiétantes ne nous traversent l’esprit; nous devons quitter ces chambres de bonne heure au printemps, et nous ne savons encore comment nous procurer un logement.
Les familles qui doivent constituer l’église arrivent en assez grand nombre, et s’établissent dans leurs fermes; mais elles dépensent jusqu’à leur dernier dollar pour s’arranger aussi bien que possible.
Quand je dirige mes regards sur cette vaste prairie, où l’on n’aperçoit (excepté sur un seul point) aucun vestige de barrière ni de culture d’aucune espèce, et que j’entends faire des calculs sur ce qu’elle doit devenir et sur ce qu’on doit y faire, je suis remplie d’étonnement.
Parmi tous ces colons qui arrivent ici dans le but de se vouer à l’agriculture, il n’y a pas un fermier vraiment pratique. La plupart d’entre eux arrivent sans capital, et n’ont pour toute fortune que leurs bras, pour nourrir leurs familles, bâtir leurs maisons, enclore leurs fermes et les cultiver. D’autres ont des dettes, et s’imaginent pouvoir les payer avec le produit de leurs fermes; d’autres enfin se trouvent sans un sou après avoir bâti leurs maisons. On parle cependant de constituer une église et même d’élever une petite chapelle pour le culte divin.
Il y a quelques semaines, j’accompagnai M. A*** à l’établissement situé à dix milles d’ici, où il va prêcher de temps à autre le mardi soir. J’avais été invitée d’une manière toute spéciale, et à la fin d’une journée belle mais froide, nous arrivâmes à la petite hutte basse où la réunion devait avoir lieu. La famille qui l’habite nous attendait avec un abondant souper, composé de café, de pain chaud et de lard. Nous fûmes accueillis avec une extrême cordialité, ainsi que deux jeunes gens de notre voisinage, qui passèrent un peu plus tard en revenant de la ville et qui demandèrent un refuge pour la nuit.
J’avoue que, malgré mon expérience du contraire, je n’étais pas sans quelque inquiétude en voyant la petitesse de la cabane, craignant qu’elle ne pût contenir tous ceux qu’on attendait; mais la maison ne tarda pas à se remplir, et chacun trouva sa place. L’immense cheminée, dans laquelle on avait entassé des morceaux de bois, répandait une chaleur douce et une brillante lumière, en dépit du courant d’air froid qui nous arrivait par une multitude de fentes et de crevasses dans le mur.
M. A*** lut plusieurs passages des Saintes Écritures relatifs à la prière, et, après y avoir ajouté quelques réflexions, il pria les assistants de continuer le culte comme ils en avaient eu l’habitude dans des occasions semblables. Après quelques prières et quelques hymnes, comme neuf heures approchaient, M. A*** se disposait à clore la séance, mais un homme âgé s’y opposa.
Ne sachant trop que faire, mon mari se rassit, et plusieurs personnes, hommes et femmes, adressèrent des exhortations à l’assemblée.
Je remarquai alors près de moi une jeune femme pâle, qui avait l’air délicat, et qui commença à s’agiter beaucoup. Tout à coup elle sauta sur mes genoux et passa ses bras autour de mon cou; puis elle s’élança hors de la chambre, en me faisant signe de la suivre. Sans trop savoir ce que je faisais, je me levai et la suivis jusqu’à la porte, et de là je la vis courir dans la cour comme une personne dépourvue de raison. J’allai à elle, lui pris la main et la suppliai de revenir à la maison.
La réunion continuait; elle prit la parole, et commença un long discours, où elle prétendit que ses étranges manières étaient produites par l’influence du Saint-Esprit. Dès qu’elle eut fini, M. A*** congédia l’assemblée.
Plusieurs personnes restèrent en arrière, pour demander à mon mari de prêcher dans cette maison le dimanche, au lieu d’aller prêcher à la maison d’école, à quelques milles de distance; il paraît qu’il y a des divisions entre les deux voisinages, et ces gens ne se soucient pas d’assister au culte à la maison d’école.
Pour l’engager à accéder à leurs désirs, ils lui ont promis trente dollars pour s’acheter un cheval; tandis que si M. A*** n’y consent pas, il ne faut pas qu’il s'attende à recevoir aucune faveur de leur part, ni même à ce qu’ils aillent à la maison d’école.
M. A*** leur dit avec bonté et avec calme qu’il était étranger au pays, et qu’il laisserait ces points secondaires à décider aux personnes qui connaissaient mieux le pays que lui; qu’il était vrai qu’il avait besoin d’un cheval, mais qu’il ne voudrait jamais en acheter un à de pareilles conditions. Quand les hommes nous eurent quittés, on nous arrangea, je ne sais pas comment; mais il est certain que dix ou douze personnes dormirent dans cette seule chambre cette nuit-là. Le lendemain matin, nous sortîmes après le déjeuner pour faire des visites; notre hôtesse nous accompagna; sans elle nous n’aurions jamais pu découvrir les cabanes dispersées et cachées dans les bouquets d’arbres.
Nous visitâmes sept ou huit familles, et après avoir dîné avec une bonne vieille dame, M. A*** me quitta pour aller, à cheval, voir d’autres personnes qui demeuraient plus loin, tandis que j’assistais à une réunion de prières pour les femmes.
Parmi les dames présentes à cette assemblée se trouvait Mme White, la personne dont la conduite extraordinaire m’avait tant frappée la veille au soir. Elle tenait dans ses bras un enfant de quelques mois, et deux autres enfants de moins de six ans jouaient à ses pieds. Nous nous trouvâmes seules un moment, et comme elle fait allusion avec modestie à ce qui s’était passé, je m’efforçai de lui montrer le danger qu’il y a à prendre l’exaltation pour l’influence du Saint-Esprit.
Elle paraissait croire avec la plus parfaite sincérité qu’elle était sous une divine influence dans ces moments-là; elle me dit qu’elle préférerait plutôt sentir un amour pur et paisible l’animer à l’ordinaire, que ces états violents d’extase et d’exaltation qui affaiblissaient son corps et lui ôtaient les forces.
Elle pouvait à peine tenir son enfant; et en regardant ses joues pâles et ses yeux enfoncés, je l’avertis de veiller et de prier, pour se tenir en garde contre ces erreurs de sentiments, si elle ne voulait pas laisser ses petits enfants sans mère. A cette allusion de ses enfants, les larmes lui vinrent aux yeux. J’essayai peu à peu de conduire son esprit à des vues plus justes et plus claires, et surtout à cette paix qui surpasse toute intelligence; je m’efforçai de l’engager à suivre cette voie humble dans laquelle marchait le Seigneur et qu’il nous montre dans l’Écriture. Elle m’écouta avec l’attention la plus sérieuse et les yeux pleins de larmes.
Après la réunion, nous retournâmes à la maison. Le chemin était plein de poussière, quoique l’air fût froid et perçant; aussi nous ne fûmes point fâchés de nous retrouver chez nous.
1er Février. J’ai été si occupée, que je n’ai pas eu le temps d’écrire mon journal. J’ai quatre écolières dans ma classe de jour, et neuf à ma classe de Bible. La première fois qu’elles vinrent, je les priai d’apporter leurs Bibles, parce que je voulais leur donner leurs leçons dans le Vieux Testament.
Elles se mirent à chuchoter entre elles, puis l’une me dit: «Nous n’avons point de Nouveaux Testaments, les nôtres sont tous vieux; mais mon père nous en achètera quand il retournera à la ville.»
J’essayai de leur faire comprendre ce que je voulais dire; puis je décidai de prendre un des Évangiles pour texte de mes explications. Jusqu’à présent nos réunions ont été agréables; ne puis-je espérer que l’Esprit de Dieu soufflera sur sa Parole, et lui donnera efficace pour le salut de leurs âmes?
Je sèmerai le bon grain dans ces jeunes cœurs, dans l’espérance que Dieu lui donnera de lever et de croître pour sa gloire; je le sèmerai avec foi, sans demander à voir le fruit de mes peines; je laisserai cela au Maître de la vigne, qui m’a appelée à y travailler. Il serait bien doux de voir ces âmes amenées à Christ, et l’appeler leur Seigneur; il serait bien doux de voir les boutons et les fleurs de ce monde porter des fruits de justice, de voir les pauvres humains chercher leur Dieu; mais quand je les entends causer entre eux, et ne s’entretenir que de leurs projets pour cette terre et pour s’y arranger le mieux possible, tandis qu’ils n’ont rien à dire pour la cause de Christ, le cœur me manque.
6 Février. Nous nous réjouissons aujourd’hui d’avoir reçu le trimestre dû à M. A*** pour ses appointements. Nous avons immédiatement payé ce que nous devions; nous avons acheté un jambon et quelques autres articles indispensables, et maintenant nous nous sommes décidés à acheter une vache. Ce sera une grande addition à notre bien-être.
10 Février. Nous attendons la semaine prochaine une réunion des ministres du voisinage qui veulent constituer une église. Je ne sais pas comment je pourrai subvenir à tout ce qui sera nécessaire pour tant de personnes. Mes deux petites chambres ne peuvent loger tout ce monde; quelques-uns d’entre eux trouveront peut-être de la place dans le voisinage, mais nos voisins ne sont pas mieux arrangés que nous à cet égard.
18 Février. M. A*** a eu avant-hier le plaisir de recevoir la visite de plusieurs de ses confrères, et de mon côté j’ai été heureuse de faire la connaissance de deux de leurs femmes. J’avais sous mon toit deux ministres, leurs épouses, et un autre monsieur. J’avais peur, je l’avoue, de manquer du nécessaire pour les nourrir; mais justement au moment où je les attendais, la mère d’une de mes élèves m’a apporté un petit jambon et une douzaine d’œufs. «Le baril de farine et la cruche d’huile n’ont pas manqués.» Comment pourrais-je décrire la joie et la douceur de ces réunions entre frères chrétiens, autour de notre feu, et autour de la table grossière, dans le misérable bâtiment où nous nous sommes rassemblés pour écouter la Parole de Dieu et recevoir les emblèmes du corps et du sang de notre bien-aimé Sauveur.
Quinze personnes, venues de différentes parties de l’Union, se sont réunies pour fonder une église chrétienne. Mon mari était profondément touché, et nous ne pouvions retenir nos larmes en les voyant se présenter l’une après l’autre, pour former une alliance entre elles et avec Dieu.
Quelle sera l’histoire de cette petite église? Sera-t-elle comme une lumière dans cette vaste prairie? Éclairera-t-elle l’obscurité et la mondanité qui nous entourent, ou brûlera-t-elle faiblement et en vacillant? Que Dieu accorde ses bénédictions aux travaux de son serviteur, et que ses frères chrétiens l’encouragent et le fortifient par leurs secours et leurs prières!
M. A*** vient de me quitter; il ne doit revenir que demain soir. Je ne me suis jamais séparée de lui avec autant de peine depuis que nous sommes ici. Je ne me sens pas très bien, mais cette raison ne suffît pas pour expliquer mon excessive répugnance à le laisser partir. De sombres pressentiments m’oppressent, et je redoute de passer ce temps seule avec Marie. J’avais fini par supplier avec larmes mon mari de ne pas s’éloigner. Je ne l’avais jamais fait, et même à présent je n’aimerais pas le voir manquer à un engagement; mais je ne puis secouer la tristesse qui m’accable. Je me sens malade de corps et d’esprit. Oh! si j’avais une mère, une sœur, une amie ici, que je serais heureuse! Mais pourquoi me plaindre et regretter? N’ai-je pas un ami qui ne me quittera, ni ne m’abandonnera pas? J’aurai recours à lui; je déposerai à ses pieds mon misérable cœur, fatigué, troublé, agité.
4 Mars. Il y a plusieurs jours que je n’ai écrit. Je me rappelle bien avec quel étrange sentiment de fatigue je posai ma plume au moment oh ma bonne voisine MmeG*** vint me voir; je n’étais pas en état de parler; elle ne parut pas faire attention à mon état; mais dans la soirée, une jeune fille qui demeure chez elle entra dans ma chambre et me dit que Mme G*** l’envoyait passer la nuit avec moi. Je fus très heureuse de la voir, et remerciais intérieurement Dieu de ce qu’il m’envoyait une compagne pendant mon isolement.
Nous allâmes nous coucher de bonne heure; je commençais à me sentir réellement malade. Je ne pus m’endormir, et vers minuit j'étais si misérable que ma jeune amie courut (comme elle en avait reçu l’ordre à mon insu) appeler Mme G***. Cette bonne voisine resta auprès de moi toute la nuit et le jour suivant, qui était un dimanche. Plusieurs autres personnes vinrent me voir, mais je ne me souviens de rien, si ce n’est que j’étais calme et tranquille, et que, même en me croyant tout près de la mort, je pouvais m’entretenir du grand amour de Christ et des précieuses consolations de sa grâce toute-puissante. Qu’il m’était doux de me remettre entre ses mains, de déposer à ses pieds tous mes soucis et mes fardeaux; et que la gloire du monde à venir me paraissait désirable! Si telle avait été sa volonté, il m’aurait paru facile de tout quitter pour être avec mon Sauveur.
Mon mari revint tard à la maison, s’attendant peu à trouver sa femme étendue sur un lit de douleur, sans forces et incapable de se mouvoir. Il me dit cependant que mes manières au moment de son départ l’avaient tellement frappé, qu’il avait craint que je ne fusse pas bien.
Je languis pendant bien des jours; tantôt je souffrais des douleurs aiguës, et d’autres fois j’étais plongée dans une profonde apathie; je suis mieux maintenant, quoique très faible encore. Mon cher mari a été ma garde-malade; cela l’a beaucoup retardé dans ses études; il faut que je me hâte d’être tout à fait bien, pour qu’il puisse se dévouer de nouveau au service de son Maître.
Pendant ma maladie, il est survenu plusieurs incidents qui ne sont pas sans importance pour nous. Nos voisins ont proposé de s’acquitter de ce qu’ils doivent à mon mari en lui bâtissant une hutte de troncs d’arbres. M. A*** a dû, en conséquence, faire l’acquisition d’un lot de terrain, de la contenance de huit acres, pour la somme de quarante dollars; il s’est vu forcé aussi d’acheter un cheval pour soixante-cinq dollars, parce que la saison approche où les fermiers ont besoin de leurs chevaux et ne peuvent plus les prêter.
Ces emplettes font une brèche considérable et bien inattendue à notre bourse, et notre seule ressource pour avoir de l’argent, c’est la Société des Missions.
Si la force et la santé nous sont accordées, nous pouvons lutter pour quelque temps encore; et ne le ferons-nous pas volontiers, comme ceux qui nous entourent et qui ne travaillent que pour acquérir les biens de ce monde? Si notre Père céleste daigne accepter nos travaux et les bénir pour le salut des âmes et pour la fondation de l’Église de Christ dans cette contrée, il importe peu que nous soyons appelés à des épreuves, à des afflictions et à des sacrifices pour l’amour de Jésus. Que Dieu nous accorde sa grâce toute céleste, et nous rende capables d’accomplir son œuvre, quels que soient les moyens qu’il juge bon d’employer dans ce but.
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