FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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CHAPITRE III.
Samedi, 6 Novembre. — Nous sommes arrivés tard hier soir; nous étions très fatigués; mais nous avons été accueillis avec cordialité par la famille de M. S***; lui-même est absent pour le moment. Suivant leur demande, nous nous sommes décidés à loger avec eux jusqu’à ce que nos chambres soient finies, et je crains qu’elles ne le soient de longtemps.
M. A*** y est allé ce matin, et a trouvé qu’on n’y avait pas touché depuis la dernière fois qu’il est venu, malgré tout l’argent qu’il avait donné dans ce but. On s’est excusé en prétendant que les charretiers sont trop occupés pour aller chercher de la chaux et du sable, et qu’il faudrait encore quelques pièces de bois. Je regrette infiniment ce retard; je vois que, malgré leur bonté et leur obligeance, nous dérangeons beaucoup M. et Mme S***.
10 Novembre. — Nous avons fait quelques visites aujourd’hui, accompagnés de Mme S***. Nous désirons faire connaissance, aussi promptement que possible, avec nos nouveaux voisins, afin qu’ils puissent juger par eux-mêmes que nous sommes animés des meilleures intentions à leur égard, cela nous étonne de trouver tant de monde réuni dans ce voisinage.
15 Novembre. — Nous avons été voir notre future demeure. Rien n’avance; nous ne pouvons pas même savoir quand il nous sera possible d’y habiter. Si nous pouvions nous-mêmes faire quelque chose, cela se ferait; mais nous en sommes réduits à attendre avec patience.
Mon mari a fait un canapé, une armoire, et quelques autres objets de cette nature, qui ajouteront beaucoup à notre bien-être, si jamais nous pouvons en faire usage.
Mme S*** est d’une mauvaise santé; je fais tout ce que je peux pour l’aider, en voyant la peine qu’elle prend à cause de nous. Je l’ai trouvée aujourd’hui toute en larmes, et je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elle a été un peu désappointée de ce que nous n’allions pas encore nous établir chez nous.
25 Novembre. — Nous avons eu aujourd’hui une réunion d'actions de grâce; nous étions environ vingt-cinq à trente personnes dans une cabane de troncs d’arbre.
M. A *** nous a prêché un excellent sermon; le chant était bon; nous avons senti que Dieu était vraiment avec nous; mais il me semblait que je rêvais en me voyant entourée de tant de visages inconnus. Il m’arrive souvent, lorsque je jette un coup d’œil autour de moi, d’éprouver un sentiment de tristesse, qui me rendrait fort malheureuse si j’y cédais. Dans ces moments-là, je me dis: c’est la main de Dieu qui nous a conduits ici, et c’est ici que je dois être contente et heureuse, et me dévouer à l’œuvre qu’il m’a donnée à faire.
18 Décembre. — J’ai été malade pendant une dizaine de jours. J’avais entrepris de laver le linge de la famille S*** avec le mien; c’est là un ouvrage auquel je n’ai jamais été accoutumée. Mme S*** n’avait pas le temps de le faire; elle ne connaissait personne qui pût s’en charger; je le lui offris, et dans l’après-midi du même jour ma tâche était finie, mais j’étais épuisée de fatigue. Je fus réveillée dans la nuit par la neige qui tombait sur ma figure, et le lendemain matin je trouvai la couverture blanche de neige, qu’un vent violent avait chassée entre les bardeaux du grenier. J’ai été bien misérable pendant plusieurs jours; mais il n’y avait ni médecin ni pharmacien à 25 milles à la ronde.
Mon mari a dû me quitter lundi pour aller où ses devoirs de ministre l’appellent; mais il m’a trouvée mieux en revenant le lundi suivant. Quoique j’aie dû passer mon dimanche seule, cependant je n’étais pas isolée: Dieu était avec moi, et j’ai pu lui rendre grâce pour le secours qu’il m’accorde.
Nous commençons sérieusement nos préparatifs d'établissement. Nos chambres sont presque finies. Nous entrons en ménage avec peu de chose: une petite provision d’épiceries, un sac de farine, quelques livres de bœuf, voilà tout ce que nos moyens nous ont permis d’acheter. M. S*** a promis de nous procurer un petit fourneau de cuisine économique; nous le paierons le 1er janvier, quand mon mari recevra ses premiers appointements de la Société des missions. Jusque-là il faudra faire comme nous pourrons; M. A*** ne s’attend pas à recevoir de l’argent cette année de la part de son troupeau.
20 Décembre. — M. A*** revient de la poste, qui est à cinq milles d’ici; la course n’était pas très agréable, il fait très mauvais temps. Les lettres de nos chers amis nous ont réjouis, mais nos cœurs se sont étrangement troublés en ouvrant nos journaux: nous y lisons que les fonds de la Société des missions ont manqué. On ajoute qu’il ne faut pas que les missionnaires s’attendent à recevoir aucun salaire, jusqu’à ce qu’on ait fait un appel aux églises pour refaire les fonds nécessaires.
J’avoue que l’idée d’une pareille aventure ne s’était jamais présentée à notre esprit; jamais nous n’avions admis la possibilité de ne pas recevoir notre salaire. Comment faire pour vivre, et comment payer ce que nous devons déjà?
Je me sens triste et abattue aujourd’hui; c’est une chose si nouvelle pour moi que de me trouver dépendante des autres pour les premières nécessités de la vie; c’est une chose nouvelle aussi, que de me trouver en face de la misère au triste visage. J’essaie de me tranquilliser en me disant que dans; quelques semaines nous recevrons notre salaire, mais je ne réussis pas toujours.
Je vois que mon cher mari partage mes inquiétudes; je suis sûre qu’il se dit: «Si j’étais seul, cela ne me ferait rien.» Outre nous deux, nous avons encore cette petite orpheline qui nous devient chaque jour plus chère. Je ne puis pas toujours refouler les larmes qui remplissent mes yeux. Oh! si je pouvais faire quelque chose pour soulager mon mari.
Oh! Père, n’as-tu pas promis (Ésaïe, XXXIII,16) que son «pain lui serait donné, et que ses eaux ne lui manqueraient point?» C’est bien dur de manger le pain de la charité. Nous nous étions attendus à vivre de peu, avec la plus stricte économie, et je m’y étais préparée de bon cœur. Si je pouvais dire avec une soumission plus entière: «Que ta volonté soit faite et non pas la mienne!»
24 Décembre. — Nous sommes prêts à quitter demain ce toit qui nous a offert une si douce hospitalité. J’ai fait le pain aujourd’hui, et me suis occupée de plusieurs autres détails de ménage qui restaient à faire. Un char doit venir nous chercher de bonne heure, moi, la petite Marie, et notre bagage, pour nous transporter dans notre nouvelle demeure.
25 Décembre. — Journée de fatigue et cependant très douce. Nous nous sommes décidés à partir ce matin, malgré quelques obstacles et quoique mon mari fût obligé de faire une longue course pour assister à un enterrement. Je me suis arrangée comme j’ai pu au milieu de nos caisses et de nos malles. En arrivant chez nous, j’ai trouvé qu’on ne nous attendait pas, parce que c’était le jour de Noël, et que mon mari avait dû s’absenter. Les charpentiers avaient laissé leurs établis, leurs outils, et les chambres étaient remplies de débris de planches et de copeaux. J’avoue que j’hésitai un moment, mais je pris bravement mon parti; j’appelai un jeune garçon à mon secours; il m’aida à transporter dehors les outils, les établis, les planches; je balayai le plancher et me hâtai d’allumer un bon feu.
Dès que j’eus obtenu de l’eau bouillante, je commençai une attaque régulière contre mes planches couvertes de mortier. En moins de trois heures, j’avais achevé de les nettoyer, ainsi que la plus grande partie de ma petite batterie de cuisine.
Après avoir avalé un morceau à la hâte, je priai le jeune garçon de m’aider encore à ouvrir mes caisses, et j’en sortis les quelques objets indispensables que j’avais apportés avec moi de la maison paternelle.
L’espèce de canapé que mon mari avait fait fut bientôt garni d’un matelas et de couvertures; j’arrangeai le miroir et le bureau le mieux qu’il me fut possible; la table fut bientôt à la place qui lui était destinée, et mon petit tapis étendu à terre. Je suspendis à la fenêtre un joli rideau blanc, et seulement alors je pensai à mon pauvre mari qui reviendrait affamé, fatigué, à demi gelé, chercher son souper et son lit.
J’ouvris un gros paquet de fruits secs, que ma bonne mère m’avait donné; j’en mis cuire une partie sur le fourneau, dans une casserole neuve; je fis bouillir des pommes de terre, et griller un beefsteak. Jamais musique ne me parut aussi douce que le chant de ma bouilloire sur le feu, et jamais palais ne me parut plus beau que cette petite chambre basse, mais propre et garnie de ses meubles si simples.
Je venais de mettre le couvert et d’avancer notre fauteuil devant le feu, lorsque j’entendis monter rapidement l’escalier. Je courus à la porte et me trouvai en face de mon cher mari: harassé comme il l’était, il s’arrêta pour déposer dans ma main une pièce d’or qu’on lui avait donnée après la cérémonie des funérailles. N’est-ce pas un don envoyé du Ciel?
Que je fus heureuse en voyant mon mari regarder sa nouvelle demeure d’un air à la fois étonné et satisfait! Il trouva que j’avais fait des merveilles en si peu de temps.
Pour la première fois, nous primes chez nous notre repas du soir; et pour la première fois nous y fîmes notre culte de famille. Ah! voilà ce qui rend le chez-soi si doux. Que Dieu nous accorde, par cette bénédiction, d’être prêts aussi pour notre demeure éternelle!
Samedi soir, 28 Décembre. La confusion et l’agitation inséparables d’un nouvel établissement sont passées; nous avons achevé d’arranger et de mettre en ordre notre modeste habitation. M. A*** m’a quittée aujourd’hui à trois heures, pour se rendre dans un endroit éloigné de sept milles environ, où il doit prêcher demain à dix heures du matin. Dans l’après-midi il doit prêcher à deux heures à cinq milles plus loin, à douze milles d’ici.
Cela me paraît étrange de me trouver seule ici avec Marie; quelle différence d’avec la maison paternelle, et la réunion d’heureuses figures qui s’y rassemblent autour de la table hospitalière de mes parents!
À mesure que les ombres de la nuit s’épaississent autour de moi, un sentiment d’isolement m’envahit peu à peu, et si je ne luttais avec courage, mes larmes couleraient bien vite. Si j’avais pu prévoir que je resterais seule si souvent, j’en prendrais mieux mon parti, mais je ne m’étais pas attendue que la paroisse de mon mari comprendrait tout le comté.
Les dimanches où mon mari est absent, les services à l’église me manquent beaucoup. Il y a quelquefois des réunions dans des maisons particulières, mais jusqu’ici je n’en ai pas retiré beaucoup de profit. Le premier prédicateur que j’aie entendu était étranger au pays: il m’a paru avoir des moyens et de l’instruction, mais son discours roulait presqu’en entier sur les missionnaires en Amérique, sur les gros appointements, les belles toilettes, et autres allusions du même genre qui me firent monter le sang à la figure, surtout quand je vis maints regards malins se diriger sur moi, comme enchantés de la sévérité du ministre et de mon embarras.
Cependant, je sentais que je ne méritais point cette critique; mes vêtements étaient semblables à ceux que portent les femmes de ma ville natale: simples et convenables, sans aucun luxe; ils étaient peut-être différents de ceux qu’elles portent ici, et c’était pour cela qu’ils m’attiraient leur censure. Mais ce manque de bienveillance ne m’empêcha pas, à la fin du service, de chercher à faire la connaissance de notre prédicateur; ce fut en vain; au moment où je m’approchai de lui, il cacha sa figure dans ses mains, jusqu’à ce que je fusse sortie de la chambre.
L’autre ministre que j’ai aussi entendu, m’a profondément affligée par sa vulgarité, son ignorance et son affectation; j’étais prête à pleurer en voyant le saint ministère dégradé à ce point.
Demain je dois rassembler pour la première fois les jeunes filles du voisinage, pour fonder une classe de Bible. Puissé-je avoir le don de gagner leur confiance, et que les instructions de la Parole de Dieu leur fassent un bien qui dure à toujours!
Mardi je commencerai à donner des leçons à trois de ces jeunes filles, outre Marie; je tâcherai de leur consacrer au moins deux ou trois heures par jour. Elles viennent de l’Est, et leur première éducation a été soignée. Deux d’entre elles désirent apprendre le français. Il m’est très doux de penser que je pourrai les aider à acquérir une meilleure instruction qu’elles n’auraient pu se la procurer dans ce pays. Je prie pour qu’il me soit donné de les conduire aux pieds du Sauveur.
Je sens un désir toujours croissant que Christ soit glorifié; — mais je suis si imparfaite, si indigne! Je n’éprouve aucune joie en me contemplant moi-même. Cher Sauveur! rends-moi toi-même accomplie pour ton service; rends-moi capable de travailler pour toi et de te servir. Mais voilà, je sais que tu fais passer par le creuset de l’affliction ceux à qui tu veux faire partager ta gloire, — et je tremble même au milieu de mon ardente prière. Dans ces moments-là, je peux seulement dire: voici ta servante, ton enfant, — fais avec moi ce qu’il te semblera bon.
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