FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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CHAPITRE II.
20 Septembre. — Me voici seule, pendant ces belles journées d’automne, dans une ville étrangère et pour la première fois de ma vie entourée d’inconnus. Lorsque je me promène, je cherche machinalement des yeux si je ne rencontrerai point quelque physionomie qui me soit familière.
Mon mari n’a pu s’établir immédiatement dans sa sphère d’activité; nous occupons ici provisoirement un appartement, en attendant que nous puissions nous arranger à la campagne. Il est absent aujourd’hui: il est allé visiter les différents endroits qu’il doit évangéliser, et ne reviendra qu’après dimanche prochain. On m’a dit qu’il n’y avait encore que peu de familles dans les environs de notre future demeure, mais que cette localité est appelée à prendre un développement important.
Une famille nommée H***, de la Nouvelle-Angleterre, y est déjà établie, et d’autres personnes pieuses se proposent de s’y fixer. M’étant informée du nom de mon futur village, on m’a répondu qu’il n’en avait point et de la ville, elle n’en a pas non plus! Je demandai ensuite ce que le missionnaire aurait à faire? — Il devra se bâtir une chaumière, et attendre tranquillement que les habitants arrivent.
On m’a dit cependant qu’il y avait une population disséminée, composée principalement des premiers colons du pays, et que nous pourrions les amener, il faut l’espérer, au trône de la grâce.
C’est un peu différent, il faut en convenir, de ce que j’attendais, et je crois que ce ne sera pas la dernière fois que j’aurai à modifier les impressions avec lesquelles je suis arrivée ici. Mais notre affaire et notre ardent désir, c’est de suivre le sentier du devoir, quelle que soit la direction qu’il prenne.
25 Septembre. — M. A*** (abréviation souvent employée pour désigner le mari) est revenu de son excursion à la campagne; il ne m’a pas apporté de nouvelles encourageantes sur nos moyens d’existence pour l’hiver prochain. Il est impossible de se procurer une maison, pas même une chambre, dans l’endroit où nous devons nous établir; cet endroit consiste en de vastes prairies, où se trouvent des habitations distantes de 6 à 12 milles les unes des autres (2 à 4 lieues). Il paraît que la seule chose qui nous reste à faire, c’est de nous bâtir une cabane; nos futurs voisins nous y aideront; mais cela même offre quelques difficultés, parce qu’il existe un esprit de rivalité entre ces différents voisinages.
Il faut que nous consultions et que nous nous en remettions au bon jugement et à la sagesse de ceux qui ont plus d’expérience que nous dans ces choses-là.
6 Octobre. — Me voici encore seule; le Révérend M. H*** a invité M. A.*** à l’accompagner pendant un petit voyage, pour assister à quelques assemblées pastorales qui vont avoir lieu; il faut que mon mari parcoure ces prairies, et qu’il voie ce qu’on peut faire pour y préparer notre résidence.
J’avoue que j’ai eu quelque peine à consentir à cet arrangement; je me sens si isolée, j’ai si peu d’occupations régulières ici; nos livres et nos autres effets ne sont pas encore arrivés; mon mari sera probablement absent deux semaines; cela me paraît long, pour rester seule dans une pension, au milieu d’étrangers; ce qui ajoute probablement à ma tristesse, c’est que je n’ai point encore reçu de lettres de mes parents.
Les gens de la maison sont cependant excellents pour moi, et la famille de M. H***, dont j’ai fait la connaissance, m’est particulièrement agréable.
14 Octobre. — J’ai fait aujourd’hui mon premier essai pour conserver du fruit, et la bonne femme chez qui je demeure m’assure que j’ai très bien réussi, ce qui m’a fait grand plaisir. Quand je pense à l'avenir, aucune de ces choses ne me paraît à dédaigner maintenant.
16 courant. — J’ai reçu aujourd'hui un petit billet de mon mari, écrit à la hâte au crayon. Il me dit qu’il espère se procurer un logement confortable pour l’hiver; mais il ne sait pas encore quand il pourra revenir.
Ces lignes, qu’il m’a envoyées par un voyageur qu’il a rencontré, m’ont fait du bien. Je suppose qu’il n’y a point de poste dans les prairies que nous devons habiter. Que faudra-t-il faire?
19 courant. — M. H*** est de retour, mais sans mon mari; il passera encore le dimanche à la campagne et reviendra lundi ou mardi.
Dimanche. — La cloche de l’église ne m’a jamais paru aussi douce qu’ici; rien ne me rappelle autant mon pays natal que de voir la multitude des fidèles se rendre à la maison de prière.
L’école du dimanche me fait une illusion plus complète encore, s’il est possible; il me semble que j’assiste à celle où j’allais autrefois. Ne trouvé-je pas ici la même sainte vérité, le même trône de grâce? n’avons-nous pas trouvé le même Sauveur, le même Père céleste, et le même Esprit saint et sanctifiant?
Il se peut que ce temps de solitude me fût nécessaire au commencement de ma nouvelle vie, pour me faire mieux comprendre la grandeur et la douceur des bénédictions qui me sont accordées en tout temps, quelles que soient d’ailleurs mes circonstances extérieures.
Oh! qu’ils sont riches, qu’ils sont immenses, les trésors d’amour et de bonté en Jésus-Christ notre Sauveur!
22 courant. — Mon cher mari est revenu aujourd’hui assez fatigué, car il a été obligé de voyager à pied pendant seize milles. Il a loué deux petites chambres au premier étage d’une maison qui n’est pas encore finie, mais qui se trouve à peu près au centre de son futur champ d’activité. Il n’a pu les assurer qu’en payant le loyer d’avance, et en fournissant l’argent nécessaire pour les achever. Mon mari compte y retourner samedi, et, pour cette fois-ci, je l’accompagnerai.
Nous commençons à être inquiets de nos bagages, qui ne sont point encore arrivés, quoiqu’ils soient partis en même temps que nous; on parle d’un bateau naufragé, dont on n’a pu sauver l’équipage qu’avec mille difficultés; tout le reste a péri. Toutefois nous ne voulons pas nous créer des soucis, mais nous nous confions en la bonté de notre Père céleste.
27 courant. — Nous revenons à l'instant de notre tournée de la prairie. Nous partîmes samedi, vers midi, après nous être réjouis à la vue des caisses qui contiennent toutes nos petites richesses terrestres. Voici donc une de nos craintes bannies, et en même temps un nouveau sujet de confier tous nos intérêts avec joie à Celui qui a promis de prendre soin de nous; oh! si nous pouvions avoir une confiance plus entière et plus constante en sa grande bonté et en sa miséricordieuse protection.
L’après-midi était charmante; mais en traversant ces interminables prairies, si désertes, si sauvages, où, par moments, on ne saurait voir aucune trace d’habitation humaine, je pouvais à peine croire que je m’acheminais vers ma future demeure. Tout était si solitaire, si désolé même, qu’instinctivement je passais mon bras sous celui de mon mari, pour m’assurer que je n’étais pas seule. Il sourit en devinant mes pensées, et commença à m’entretenir de sujets si intéressants que j’oubliai bien vite la sensation d’isolement qui m’avait oppressée.
Les âmes, me disait-il, ne sont-elles pas aussi précieuses au milieu des prairies que dans les villes les plus populeuses, et si nous essayons de remplir fidèlement notre devoir, ne serons-nous pas heureux, même ici?
D’ailleurs, nous nous sommes engagés au service de Christ sans conditions, et il ne nous conviendrait pas de nous plaindre. C’est Lui qui sait où il vaut le mieux que nous travaillions, et où nous pouvons le mieux le glorifier.
Nous nous entretînmes ensuite de notre projet d’ameublement et de ce qui concernait notre établissement, et en nous rappelant les divers objets que la bonté de nos amis nous avait procurés, nous pensions combien ils contribueraient à rendre notre habitation agréable et confortable. Nos livres ne furent pas oubliés; nous fîmes le projet d’avoir des lectures régulières pendant les longues soirées d’hiver, et nous arrangeâmes dans notre esprit tous les détails de notre vie domestique. Mais, en attendant, le soleil s’était couché, nous approchions du terme de notre voyage, et rien ne venait interrompre la nature sauvage et désolée du pays que nous traversions; excepté de temps à autre, et à plusieurs milles de distance les unes des autres, nous apercevions une cabane solitaire, cachée dans quelque coin abrité d’arbres.
Je m’étais fait une idée très-simple et très-raisonnable de l'espèce de gens au milieu desquels nous allions nous trouver; je savais qu'ils étaient pour la plupart dans des circonstances fort gênées, mais qu’ils étaient pieux et intelligents, et je m’étais représenté une réunion de jolies cabanes faites de troncs d’arbres, entourées de jardins et de champs, ayant à la fois l’air simple et champêtre, sans en exclure le confort de la vie, tant au-dehors qu’au-dedans.
Nous étions retombés dans le silence, excepté que de temps en temps, j’adressais à mon mari quelques questions sur les bonnes gens chez qui nous devions passer la nuit. M. A*** ne put me donner que peu de détails, mais il me conseilla surtout de ne pas me monter la tête sur eux, ni sur leur manière de vivre.
Bientôt mon attention fut attirée par une lumière presque à la surface de la terre, près du chemin, un peu en avant de nous. En nous en approchant, je vis qu’elle passait par un grand trou dans le mur d’une cabane assez basse.
Nous passions lentement devant la porte qui était ouverte, et je me demandais comment on pouvait vivre dans une maison semblable. Tout à coup, notre voiture s’arrête, et une personne s’avance, en appelant M. A***; mon mari reconnut et nomme la personne chez laquelle je savais que nous devions passer la nuit, et en même temps il m’avertit que nous étions arrivés au terme de notre voyage.
Pendant un moment, je demeurai stupéfaite à l’idée de coucher dans un endroit aussi désolé; mais un mot de mon mari me rappela à moi-même; je descendis et répondis de mon mieux à l’accueil cordial du brave homme, qui me fit entrer dans sa maison.
Cette maison consistait en une seule chambre, éclairée par une petite fenêtre, qui avait eu jadis des carreaux de vitres. La cheminée, qui était fort grande, tenait presque tout un côté de l’appartement; en face on avait placé les deux lits; une armoire, un grand coffre, une table et quelques chaises complétaient l’ameublement. Mme M** était une femme vive, alerte et fort communicative; elle a deux ou trois garçons et une fille de douze ans au moins. M. M*** entra en conversation avec mon mari, au sujet de notre établissement dans le pays; il nous promit de nous vendre une parcelle de terrain sur sa ferme, et de nous procurer l’aide et le concours de tous les voisins pour bâtir un logement: Une cabane semblable à la mienne, dit-il, peut s’élever en quinze jours au plus, mais tout cela à condition que nous nous fixerions dans le voisinage immédiat.
Sa femme l’appuyait avec chaleur et nous pressait vivement d’y consentir, lorsqu’elle me dit soudain: mais peut-être que vous n’avez pas soupé? Ayant répondu qu’en effet nous n’avions rien pris, elle se hâta de faire les préparatifs nécessaires.
Elle jeta dans la cheminée quelques bûches de plus; un des garçons lui apporta la casserole, dans laquelle elle lui fit griller du café; pendant que cette action préliminaire, mais indispensable, s’accomplissait, la brave femme se hâta de fabriquer un gâteau de farine, de lait, d’œufs et de sucre; à peine le café fut-il grillé, qu’elle lava la casserole, et y déposa son gâteau, qu’elle remit cuire devant le feu.
Puis le café ayant été moulu, elle en mit la poudre dans la cafetière, qui, à son tour, exposée à l’ardeur d’un énorme feu, ne tarda pas à bouillir et à déborder.
Pendant ce temps, j’avais profité de la proposition de mon hôtesse: je m’étais enfoncée dans son grand fauteuil, placé à quelque distance du feu, et je m’amusais à surveiller les apprêts de notre repas, et à écouter la conversation.
Je ne tardai pas à m’apercevoir que M. M*** était un homme de beaucoup d’intelligence naturelle, de finesse même, jointe à du bon sens. Le mari et la femme ne tarissent pas sur les éloges qu’ils font de leur ancien pasteur; il a été en pension chez eux pendant deux ans, poursuivant ses études au milieu de leur famille, pendant le froid de l’hiver et les chaleurs de l’été.
Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il aurait mieux fait d’avoir une femme, de se construire une cabane et de vivre tranquille et retiré chez lui, selon les petits moyens dont il pouvait disposer.
Bientôt je fus occupée, non pas à bâtir un château en Espagne, mais une cabane, dans les mêmes dimensions que celle où je me trouvais; seulement le toit serait plus élevé, et la fenêtre plus grande. La cheminée occuperait moins d’espace; je placerais tout à côté un canapé (un canapé, appelé «setta» en Amérique, n'est au fond qu’une espèce de banc, car il n’a pas de coussins et n’est pas rembourré.) Un rideau de mousseline séparerait la chambre à coucher du reste de la maison; là, le tapis que mes amis m’ont donné recouvrirait le grossier plancher; dans cet autre coin, j’établirais ma petite bibliothèque, et la table avec le fauteuil seraient près de la fenêtre. Les murs seraient blanchis à la chaux, mais j’y suspendrais quelques gravures, pour les dissimuler un peu. Je ferais préparer avec soin un coin de terre pour y planter mes oignons de fleurs et mes rosiers favoris; au printemps, j’y sèmerais mes œillets, mes pétunias, mes pensées, mon réséda et toutes mes jolies fleurs; je ferais grimper un cep de vigne jusque sur le toit de la cabane, mon mari se chargerait des arbres fruitiers, et nous cultiverions le jardin ensemble.
Avec la bénédiction de Dieu, avec nos livres et mon ménage que je soignerais si bien, nous serions heureux chez nous, malgré les difficultés inhérentes à la vie de missionnaire.
Dès le matin, je m’occuperais tranquillement et en silence, pour ne pas déranger mon mari, qui serait à ses études. Dans l’après-midi, pendant qu’il visiterait son troupeau, je réunirais les jeunes filles du voisinage, pour les instruire; je m’efforcerais de gagner leur affection et leur confiance; je leur enseignerais à aimer leur chez-elle, leurs occupations et leurs devoirs; je leur apprendrais à faire leurs vêtements; je tâcherais de les mettre en état de vivre dans ce monde comme des chrétiennes, et de jouir de tout le bonheur que l’autre nous promet. Je partagerais avec elles mes graines et mes fleurs, et nous serions plus heureuses de nous être utiles les unes aux autres.
Je rêvais ainsi, moitié veillant, moitié dormant, lorsque je fus réveillée par la voix de Mme M***, m’annonçant que le souper était prêt.
Nous passâmes encore plus d’une heure à causer d’une manière agréable et intéressante; puis M. M*** termina la journée par la lecture de la Bible, et par la prière.
Je fus réveillée de bonne heure, le lendemain, par Mme M***. Je me hâtai de m’habiller et de sortir pour jouir de l’air frais du matin. Les bouquets d’arbres qui nous entouraient avaient déjà revêtu les riches teintes de l’automne. Aussi loin que mes yeux pouvaient voir, il me fut impossible de discerner une seule cheminée, et à peine un champ cultivé; cependant on nous avait dit la veille que plusieurs familles habitaient le voisinage.
Je fus très étonnée de ne pas voir de jardin; les quelques choux et les courges qui croissaient au bout d’un champ de blé ne méritaient certes pas ce nom.
Tout était tranquille et calme, comme si l’homme n’eût jamais pénétré dans ces contrées; on n’entendait que le cri-cri du grillon et de la sauterelle. J’aperçus mon mari dans un bosquet d’arbres, à quelque distance de la maison; je le rejoignis, et il me montra l’endroit où M. M*** nous conseillait de bâtir notre cabane. La position était assez agréable, et je me représentai qu’on pourrait s’y créer une demeure confortable; je formai intérieurement la résolution de ne pas me plaindre, si je devais y passer toute ma vie.
On nous appela au même instant pour le déjeuner. En rentrant dans la cabane, elle me parut plus désolée et dénuée de tout encore que la veille; je ne savais à quoi attribuer cette apparence de pauvreté. M. et Mme M*** avaient l’air tous deux robustes; deux de leurs fils étaient assez grands pour travailler autant qu’un homme, et leurs deux filles étaient employées dans des familles des environs.
On nous servit à déjeuner du café, du lard fricassé, le gâteau de la veille, et un mets que je trouvai fort bon, préparé avec une espèce de courge très-douce, qui ressemble pour le goût à nos pommes de terre douces. (Cette courge, nommée squash, n’a aucun rapport avec celles de notre pays; elle est plus farineuse et doit se cuire au four. C’est un légume fort recherché dans les grandes villes d’Amérique. Les pommes de terre douces, patates, nous sont aussi inconnues.)
Nous étions à table, lorsque Mme M*** se leva tout à coup, et prit sur une planche, contre le mur, une grande cuillère qu’elle m’offrit, en me disant de la passer à mon mari quand j’aurais remué mon café; c’était, je crois, le seul article de cette espèce qui se trouvait dans la maison.
Le déjeuner et le culte de famille terminés, M. A*** retourna dans le bosquet, près de la maison, pour se préparer en silence à ses devoirs pastoraux de la journée. Je restai avec la famille, qui ne tarda pas à s’augmenter des deux filles, qui passaient chez elles en se rendant de l’endroit où elles demeuraient au lieu désigné pour le service divin.
Lorsque nous fûmes tous prêts, nous partîmes, et, comme la distance était assez grande, Mme M*** vint avec nous en voiture. L’école où mon mari devait prêcher le matin, construite de troncs d’arbres, était située sur une colline verte, au bas de laquelle un ruisseau se précipitait sur des pierres entassées; de tous côtés, on n’apercevait que des collines et des bois. Nous laissâmes la voiture au bas de la colline, et montâmes avec plusieurs personnes qui arrivaient de différents côtés.
En approchant de la maison, j’entendis chanter des hymnes et des psaumes bien connus depuis mon enfance; jamais je ne les avais trouvés si beaux, et jamais je n’avais senti avec plus de vivacité la présence de Dieu dans la maison de prière.
Le service de l’après-midi devait avoir lieu à sept milles de distance environ, et à trois milles plus loin était l’endroit où l’on pensait qu’il valait mieux que nous passassions l'hiver; dans tous les cas, nous devions y coucher la nuit suivante, chez une famille arrivée depuis peu de la Nouvelle-Angleterre.
Après avoir pris quelques rafraîchissements dans la maison où nous avions laissé le cheval, nous repartîmes pour notre nouvelle destination. Nous traversâmes une prairie aussi désolée et aussi sauvage que celle que nous avions parcourue la veille.
Arrivés à l’endroit désigné pour la réunion, nous y trouvâmes l’assemblée presque au complet. En parcourant des yeux les différentes personnes qui entraient dans la chambre, je reconnus bientôt la famille qui nous avait invités chez elle. Les parents et plusieurs de leurs enfants y étaient; c’étaient eux qui conduisaient le chant. Je me réjouis à l’idée de trouver une famille chrétienne et bien élevée près de nous.
Quand le sermon fut fini, plusieurs des membres de l’assemblée s’approchèrent de moi et me souhaitèrent la bienvenue avec cordialité, lorsque mon mari vint me dire que M. et Mme G*** avaient probablement oublié l’invitation qu’ils nous avaient faite, parce qu’ils venaient de partir sans dire un mot.
Comme de raison, il fallut renoncer à nous rendre chez eux, et, un peu désappointés, je l’avoue, nous acceptâmes l’offre que nous avaient faite, quelques moments auparavant, un vieux homme (On appelle ainsi en Amérique le chef de famille.) et sa femme de nous recevoir pour la nuit. La vieille femme nous accompagna.
À peine entrée chez elle, elle s’assit près du foyer, et se mit à fumer, en m’adressant de temps en temps une question. Une certaine quantité d’hommes se réunirent dans une prairie devant la maison et se mirent à tirer à la cible. Une jeune femme qui paraissait être de la famille entra, et, en nous voyant, fit une grimace de mauvaise humeur, qui semblait dire: «Qu’aviez-vous besoin de venir ici?»
Je commençais, je l’avoue, à être fort mal à mon aise, lorsque le vieux homme reparut, et se mit à causer avec nous de choses intéressantes, avec un air si bon et si cordial que le temps ne me parut pas long, jusqu’à ce que le moment de prendre le thé arriva.
Pendant que nous étions à table, un jeune homme entra et jeta sur le foyer une poule de prairie qu’il venait de tuer. Plusieurs autres personnes, qui me parurent des pensionnaires, vinrent s’asseoir à la table du thé, et dès que le repas fut fini, chaque homme prit sa pipe et se mit à fumer; la chambre fut aussitôt remplie d’une fumée si épaisse, que je fus contente de me réfugier dans mon lit.
Le lendemain matin, la pluie tombait par torrents; impossible de songer à retourner chez nous ce jour-là. Il n’était pas fort agréable d’être claquemurés dans cette maison par le mauvais temps avec le sentiment que nos hôtes ne nous y recevaient pas avec plaisir, au moins les femmes; mais je fis contre fortune bon cœur, et m’efforçai de me mettre dans leurs bonnes grâces en leur rendant tous les petits services qui furent en mon pouvoir.
Vers midi, le temps s’éclaircit un peu; il fallut en profiter pour remonter en voiture et prendre la route de l’établissement où nous devions aller la veille. Ce fut avec un vrai chagrin que nous apprîmes, chemin faisant, que les chambres qui nous étaient destinées n’étaient pas prêtes, et que même on ne songeait nullement à s’en occuper; nous étions donc forcés d’attendre longtemps encore, si tant est que nous pussions nous y établir du tout avant l’hiver.
Nous fîmes une visite à la famille G***, que nous trouvâmes établie dans une excellente maison toute neuve. Cette famille nous parut agréable; elle avait l’air de se réjouir de nous voir arriver dans le voisinage.
M. G*** ne fit aucune allusion sur ce que nous n’étions pas venus la veille; il ne nous invita pas à passer la nuit chez lui, et ne nous fit aucune question sur nos projets pour la journée. Je ne pus m’empêcher de trouver dans ceci un singulier manque de cordialité, et, assez revenus de l’amabilité de nos futurs voisins, nous repartîmes sans trop savoir où diriger nos pas. Il nous était impossible de retourner chez nous ce soir-là, et plus impossible encore de passer une seconde nuit chez nos hôtes de la veille. Que faire? Il n’y avait pas la moindre auberge, ni grande ni petite, à plusieurs milles à la ronde.
M. A*** se souvint tout à coup d’une famille qui demeurait à environ dix milles (3 lieues), où il avait logé pendant un de ses premiers voyages avec le révérend M. H***. Il se décida à tourner la tête de son cheval dans cette direction.
Pendant les premiers milles, nous restâmes plongés dans le silence; chacun était absorbé dans ses propres réflexions, sans oser se les communiquer, tant elles étaient d’une nature peu agréable, lorsqu’enfin nous nous retrouvâmes en face de la grande prairie sauvage et désolée qui m’avait si fort attristée la veille, je fondis en larmes; et je crois que si mon mari l’eût osé, il m’aurait tenu compagnie.
Cela me paraissait si étrange, qu’on nous eût envoyé travailler dans cet endroit si écarté, parmi une population si disséminée, et où il semblait impossible que nous pussions trouver un toit pour nous abriter! L’hiver approchait, et nous n’avions aucun moyen de nous procurer un asile. Nos dépenses dans l’endroit où nous demeurions étaient trop fortes pour nos petits moyens; six dollars (31 fr. 50) par semaine pour notre pension, et cinquante dollars (275 fr.) pour le transport de nos effets, avaient fait une brèche considérable à notre bourse si peu garnie.
Que fallait-il faire? La réception qu’on venait de nous faire n’était pas précisément calculée pour nous encourager et nous réjouir; il y avait quelque chose là-dessous; mais à quoi servait-il d’y penser?
Pendant que ces sombres pensées me traversaient l’esprit, je me rappelai que mon Maître «était venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu (Jean, I, 11); qu’il était errant sur la terre et qu’il n’avait pas un lieu pour reposer sa tête.» Je me dis presque avec joie: «Il suffit au serviteur d’être comme son Maître;» et à mesure que les étoiles brillaient au ciel et nous éclairaient, nous reprîmes l’engagement de servir notre Dieu où et comme il le voudrait, et de travailler jusqu’à ce que notre ouvrage fût fini. Cependant nous n’étions pas au bout de nos peines de la journée.
En arrivant à l’endroit où nous espérions recevoir l’hospitalité, nous trouvons à la porte la maîtresse de la maison, qui répond à notre demande en disant «que la maison est déjà pleine, et que nous ferions mieux d’aller à la première auberge, trois milles plus loin.» La nuit était noire, le cheval fatigué, les chemins défoncés par les pluies, et nous-mêmes harassés de faim et de lassitude. M. A*** la supplia de nous laisser entrer; nous nous contenterions du moindre petit coin si elle voulait nous permettre de passer la nuit chez elle. Elle finit par y consentir; nous la suivîmes avec joie dans la maison, et nous fûmes bientôt établis devant un feu splendide, et reçus avec cordialité par le mari de notre hôtesse.
Il avait quelque chose de digne dans les manières, de bon et de franc; il avait l'air content que nous fussions venus leur demander l’hospitalité; sa femme et ses filles nous donnèrent un bon souper, et enfin un bon lit.
Le temps était encore froid et sombre le lendemain matin, mais j’avais tant d’envie de me retrouver chez moi! que, sans avoir égard à l’aspect menaçant du ciel, nous repartîmes de bonne heure.
Après avoir parcouru quelques milles, la pluie commença à tomber, et enfin elle nous força à nous réfugier dans une petite auberge de campagne pour nous réchauffer. Nous étions mouillés et gelés; j’aurais bien voulu déjeuner, mais il n’y eut pas moyen; l’auberge était fort sale et remplie de charretiers qui faisaient un bruit affreux. Nous ne nous y arrêtâmes que le temps nécessaire pour laisser reposer le cheval. Comme je traversais le corridor pour remonter en voiture, je rencontrai un homme qui portait la moitié d’un énorme squash (Espèce de courge) qui sortait du four; il fumait encore. Cet homme m’offrit poliment de le partager avec moi, ce que j’acceptai volontiers, au grand amusement de mon mari, qui m’attendait à la porte; cela ne l’empêcha pas d’en prendre sa part, et d’en faire comme moi un excellent déjeuner.
Nous voici enfin revenus chez nous, sans autres aventures. En me retrouvant dans une chambre, il me semble plus difficile encore de croire que nous devons réellement aller nous établir dans ces prairies que nous venons de visiter. Je ne puis m’empêcher quelquefois de désirer que les circonstances eussent été un peu différentes; que nous eussions reçu plus d’encouragement au début de notre carrière; qu’on nous eût facilité les moyens de nous procurer une demeure. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à nous à nous inquiéter de ces choses. «L’Éternel y pourvoira.» N’a-t-il pas promis que toutes choses «concourraient au bien de ceux qui l'aiment.» Je me place avec humilité et reconnaissance parmi ceux-ci, et je lui présente ma requête, sûre d’être exaucée et reconnue pour son enfant, pour l’amour de mon glorieux Rédempteur.
30 Octobre. — Il est enfin décidé que nous allons quitter cet endroit, et nous établir à la campagne. La famille chez laquelle nous étions en pension doit elle-même quitter la ville la semaine prochaine.
Un de nos futurs voisins nous a invités à passer une semaine ou deux chez lui, en attendant que nos chambres fussent prêtes à nous recevoir. Il a été décidé que les chars qui apportent des denrées de la campagne à la ville, emporteraient nos bagages; le bon M. H*** nous a promis de nous procurer un moyen de transport pour nous-mêmes.
Je me séparerai de mes amis avec peine, mais je ne puis m’empêcher de désirer d’être bien établie avant l’hiver, et je crois que notre présence aura le bon effet de hâter l’achèvement de nos chambres. Mais j’ai une autre raison pour désirer de partir. Outre la somme que la Société nous a avancée pour défrayer notre voyage ici, nous avions emporté avec nous quelque argent, mais à peine de quoi faire les emplettes inévitables lorsqu’on entre en ménage. Tous ces objets nous ont coûté plus que nous ne l’avions compté; notre pension pendant six semaines, et l’argent que nous avons donné pour qu’on finit nos chambres, ont dépassé nos moyens; — il faudra nous endetter.
Je ne vois pas comment nous pourrons sortir de là, et cependant je ne vois pas non plus comment nous aurions pu faire autrement. Si je pouvais trouver de l’occupation, je l’entreprendrais volontiers. Nous ne savons trop de quel côté nous tourner, et quel parti prendre pour agir avec sagesse. Si nous pouvions nouer les deux bouts jusqu’à ce que mon mari reçoive ses appointements, qu’on lui paie par quartiers, tout irait bien! Il me semble que si nous étions dans notre ménage, nous vivrions plus économiquement; mais j’ai la confiance que le Seigneur y pourvoira.
1er Novembre. — Nous avons ajouté à notre famille une petite orpheline de sept ans. C’est une enfant intelligente, mais on la dit obstinée et volontaire; — j’avoue que j’ai un peu peur d’entreprendre son éducation. Mais c’est une pauvre enfant, sans amis, sans parents, sans abri, et si Dieu veut m’en accorder la grâce, je lui servirai de mère; autant qu’il dépendra de moi elle ne s’apercevra pas qu’elle a perdu la sienne. Je suis persuadée que les défauts de son caractère céderont devant l’influence bienfaisante d’un intérieur chrétien et de ma tendre affection. Nous l’avons adoptée, et notre intention est de la traiter en tout comme notre enfant. Je prévois qu’elle me donnera plus de peine que ne m’en donnerait un autre enfant, mais j’espère que je serai toujours patiente et douce avec elle; toutefois, la grâce de Dieu peut seule changer son cœur, et je l’implorerai avec ferveur.
Mercredi matin. — Nouveau désappointement: la famille chez qui nous étions part dans quelques heures; nous avions espéré partir aussi aujourd’hui, mais la voiture nous a manqué; il faut attendre vendredi.
La question maintenant est de savoir comment et où nous passerons ces deux jours. Si nous en avions les moyens, nous irions dans un hôtel; mais non seulement nous ne les avons pas, mais nous ne pouvons pas même payer ce que nous devons.
Je suis invitée à prendre le thé cette après-midi; mais après, où aller? Nous ne connaissons personne assez intimement pour oser nous présenter sans être invités. Les familles avec lesquelles nous sommes le plus liés, connaissent nos circonstances, et nous inviteraient probablement si elles le pouvaient. Mais nous sommes dans la main de Dieu, et si faibles et indignes que nous soyons, nous nous sommes consacrés à son service. Je ne m’appuie que sur les mérites infinis de mon Sauveur; c’est en son nom et encouragée par ses promesses, que je demande ce qui nous est nécessaire. J’irais volontiers offrir mes services dans quelque maison de la ville, si je pouvais gagner par ce moyen notre pain pour les jours suivants. Oh! mes chers parents, combien vous vous doutez peu que, dans ce moment, nous n’avons pas même un abri; et combien je m’y attendais peu moi-même!
M. A*** aidera nos amis à terminer leurs préparatifs avant leur départ; ils doivent dîner ensemble; mais puisque je ne peux plus leur être utile, je vais prendre congé d’eux et emmener ma petite Marie chez le Révérend M. H***; je le prierai de la garder jusqu’à vendredi. Quant à moi, j’irai me promener et faire quelques visites jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’aller prendre le thé chez Mme R***. J’éprouve une joie singulière à me jeter entièrement dans les bras de Dieu et à éprouver sa promesse, qu’Il aura soin de ceux qui se confient en Lui.
Jeudi. — La journée d’hier a été fertile en expériences pour moi. Je sortis à onze heures, pour conduire Marie à la maison du Révérend M. H***. Mme H*** était dehors, mais son mari sortit précipitamment de son cabinet de travail, sa plume à la main; je lui dis en peu de mots que je désirais leur laisser Marie jusqu’à ce que nous quittassions la ville. Il me répondit avec distraction: «Ah! je ne sais pas; je demanderai à ma femme, — mais oui, je crois que vous pouvez bien la laisser; — oui, oui, j'en prends sur moi toute la responsabilité.» Puis il se hâta de retourner à ses livres.
Son hésitation me fit craindre qu’il n’y eût peut-être quelque raison pour que le séjour de Marie les dérangeât, mais puisque je ne savais comment faire, et que je connaissais par expérience leur extrême bonté, je résolus de ne pas m’en tourmenter.
J’espérais un peu, tout en faisant mes visites, que quelqu’un aurait l’idée de m’inviter à dîner; j’étais bien décidée à accepter sans me faire prier; mais rien de pareil n’arriva. Je rencontrai Mme H*** qui revenait d’une tournée auprès de ses pauvres et de ses malades; je lui dis que j’avais laissé Marie chez elle. Pendant que nous causions ensemble, l’horloge frappa midi; elle me quitta pour aller dîner, en me disant qu’elle me reverrait avant mon départ. Je restai seule, et le passage que j’avais médité le matin me revint à l’esprit: «Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose? Et ils répondirent: De rien.» (Luc, XXII, 35.)
J’aperçus à quelque distance une dame qui s’avançait rapidement au-devant de moi. Je la connaissais à peine; elle était arrivée depuis peu des États de l'Est, pour remplir les fonctions de maîtresse d’école; j’allais continuer ma route après l’avoir saluée d’une inclination de tête, lorsqu’elle me prit la main avec beaucoup de cordialité, et m’invita tout de suite à dîner avec elle à sa pension.
J’acceptai immédiatement, et je fus accueillie avec bonté par la personne chez qui elle demeurait. J’aurais voulu être seule un instant pour remercier Dieu de sa bonté, mais cela ne me fut pas possible; je passai plusieurs heures avec cette famille, et je la quittai après l’avoir remerciée avec la plus vive reconnaissance de son hospitalité.
Tout en cheminant, je regardais dans toutes les directions pour tâcher d’apercevoir mon mari. Je désirais lui faire part du courage et de la confiance dont je me sentais pénétrée; je craignais qu’il ne fût inquiet et malheureux; mais ne pouvant le découvrir, j’allai l’attendre chez les amis qui nous avaient invités à prendre le thé et chez lesquels nous nous étions donné rendez-vous. Il arriva tard dans la soirée; mais, loin d’être triste ou abattu, il avait l’air gai et animé. Il me prit à part, et me montra quelques pièces d’or qu’il sortit de sa poche. Fort étonnée, je lui demandai d’où elles venaient. II me dit qu’il avait rencontré le Révérend M. H*** dans l’après-midi, et que, dans le courant de la conversation, il lui avait raconté ses difficultés. Aussitôt cet excellent homme avait présenté à mon mari une somme d’argent, comme salaire d’un ouvrage que celui-ci lui avait fait, et, plus encore, lui avait remis de quoi satisfaire à tous nos besoins actuels.
Après le thé, nous débattions la question: où irons-nous passer la nuit? lorsqu’on frappa à la porte.... Notre ami M. H*** en personne venait, une lanterne à la main, au milieu de la boue et de la pluie, nous chercher pour nous emmener chez lui jusqu’à notre départ. «Pourquoi ne m’avez-vous pas dit ce matin, quand vous êtes venue à la maison, que vous ne saviez où aller?» me dit-il. Que Dieu bénisse cet excellent homme et tous les siens! Qu’ils soient récompensés avec abondance, dans ce monde et dans l’autre, de tout ce qu’ils ont fait pour nous!
En posant ma tête sur l’oreiller, je ne pouvais m'empêcher de penser à cette question du Sauveur: «Avez-vous manqué de quelque chose?» Je répondis aussi: De rien, de rien.
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