FRAGMENTS DU JOURNAL
DE LA FEMME D’UN MISSIONNAIRE DANS LES PRAIRIES DE L’OUEST
AUX ÉTATS-UNIS.
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INTRODUCTION DE LA TRADUCTRICE
Ce petit ouvrage, écrit par la femme d’un des missionnaires de la Société des Missions américaines, est entièrement vrai; c’est là son principal mérite; et, avant de le publier, nous l’avons fait lire à des personnes bien au fait du pays et de ce qui s’y passe, et on nous a assurés qu’il n’y a rien d’exagéré. Bien au contraire, l’auteur n’a pas tout dit. Il nous semble qu’une preuve frappante de la vérité de cet ouvrage, c’est sa naïveté, sa simplicité. Malgré la foi vive et sincère de la pauvre femme qui l’écrit, on voit percer l’inquiétude et les soucis de la vie matérielle presque à chaque page; et si c’était un journal de missions au lieu d’un journal de missionnaire, les détails de cette même vie matérielle prendraient peut-être trop de place.
Pour bien juger ce petit volume, il faut se placer au point de vue de l’auteur et des éditeurs américains (l’Union américaine de l’École du Dimanche), qui ont eu pour but, en le publiant, de réveiller le zèle et la charité des Églises et des fidèles de l’Est, trop portés à oublier les ouvriers qu’ils envoient dans ces contrées éloignées et nouvellement habitées.
On nous demandera peut-être quel intérêt il peut avoir pour nous autres Européens; il nous semble qu’il a celui de la vérité, ce qui est bien quelque chose, et qu’il vaut mieux, dans notre siècle de lecture, passer quelques moments à lire un récit vrai, que ces fictions qui occupent si souvent nos loisirs.
N’aura-t-il pas aussi le bon effet de nous secouer de notre torpeur, de l’agréable quiétude où nous plonge notre vie paisible, notre christianisme facile.
Ne ferions-nous pas de notre côté quelques sacrifices pour subvenir aux besoins de nos missionnaires, qui tous, plus ou moins, mènent une vie difficile, une vie de travail, une vie de privations; gardons-nous de les plaindre: ils travaillent pour et avec le Seigneur, qui les a envoyés annoncer la Bonne Nouvelle; mais pensons à eux au milieu de notre vie de confort, et surtout assistons-les de nos bourses et de nos prières.
À bord du vapeur l’Illinois, sur le lac Huron, le 18 septembre 18...
Je m’aperçois, à n’en pouvoir douter, que j’ai laissé loin, bien loin derrière moi la maison paternelle et tous ceux que j’ai aimés jusqu’à ce jour; il me semble qu’il y a maintenant entre eux et moi une barrière infranchissable. Le voyage que je commence aujourd’hui me fait l’effet du lien entre les années écoulées et les années à venir. Le temps des préparatifs est passé, et telle que je suis, je dois entreprendre courageusement les devoirs et les travaux de la femme d’un missionnaire.
Si on me demandait: Vous croyez-vous prête à faire l’ouvrage qui vous sera proposé? Je répondrais:
«Si un désir ardent de faire ce que le Seigneur veut que je fasse, et une profonde conviction que je suis dans la voie où il veut que je sois, peuvent suffire, alors je suis prête. Mais je suis encore dans une grande ignorance sur ce qui concerne mon œuvre future; nous ne savons pas même précisément dans quel champ doit s’exercer l’activité de mon mari; nous ne pouvons donc former aucun projet, aucun plan. Je suis persuadée, toutefois, que dans peu de temps nous aurons à cet égard tous les détails possibles, et c’est pour ce moment-là, surtout, que je désire être prête.»
Rien ne m’étonne plus, à présent qu’elle est passée, que de me rappeler le calme avec lequel j’ai supporté cette heure du départ, tant redoutée. J’ai été soutenue, je le sais, par mon Père Céleste; il m’a accordé cette grâce que je lui avais si souvent demandée. Mais l’amertume de la lutte était déjà passée depuis quelque temps; que de nuits sans sommeil, que de larmes répandues en secret, avant que je me sois sentie en état d’affronter cette séparation! Dieu seul les a vues; et quelle reconnaissance ne lui dois-je pas de ce qu’il a accepté un sacrifice que j’avais tant de peine à lui faire!
Dans ma jeunesse, au milieu d’une vie toute de plaisirs et de jouissances personnelles, mes yeux furent ouverts, par la miséricorde de Dieu, à la lumière de l’Évangile, et j’appris à connaître ces choses que «l’œil de l’homme naturel ne discerne point.» Je tombai gravement malade, et je languis longtemps parmi les ombres de la vallée de la mort, m’attendant à chaque instant à comparaître devant mon Dieu. C’est alors que je connus le prix inestimable de mon pardon par le sang de mon Rédempteur; aussi, je chantais constamment ce passage d’une de nos hymnes: «Seigneur, je suis à toi, entièrement à toi; je suis achetée et sauvée par ton sang divin.»
Mais lorsque, par la volonté de Dieu, mes forces revinrent, et qu’il m’ordonna de quitter la solitude de ma chambre pour travailler à l’œuvre à laquelle Il m’appelait, je n’obéis qu’avec répugnance et mauvaise volonté. Il me semblait que je serais volontiers passée de mon lit de douleurs en la présence de mon glorieux Sauveur; mais il m’en coûtait, après m’être sentie si près de Lui, de me trouver en face de cette vie et de ses exigences, et ce ne fut qu’après une lutte courte mais violente que je fus en état de me lever et de m’occuper des travaux que le Seigneur me confiait.
Mais ce n’est pas tout: dans les intervalles de repos que me laissaient mes occupations et mes maux, car je souffrais encore beaucoup, j’entendais au fond de mon cœur comme une sorte de lamentation sur les péchés et les douleurs d’un monde qui marche à sa ruine et à sa perdition. C’était surtout pendant mes insomnies que j’entendais ces plaintes et ces cris de suppliants qui demandaient le pain de vie. Cette idée ne m’abandonnait jamais:
«Par quels moyens faire connaître l'Évangile à ceux qui périssent?»
Je priais le père de famille d’envoyer des ouvriers dans sa vigne. Mais tout aussitôt cette question me venait à l’esprit:
«Qui enverrons-nous, et qui ira pour nous? (Es. VI. 8)»
Malheureusement, je n’étais pas prête à répondre comme le prophète: «Me voici, envoie-moi.» Loin de là, j’alléguais ma mauvaise santé, les liens d’affection qui me retenaient au logis, et d’autres raisons encore, au moyen desquelles j’espérais apaiser la voix de ma conscience. Ce fut en vain; elle parlait trop sérieusement et trop clairement. Lorsqu’il me fut bien démontré que Dieu s’adressait à moi, et pas à une autre, j’osai lutter et lutter longtemps avec Lui, ne me souciant pas de répondre à son appel.
Oh! avec quelle patience et quelle bonté il a supporté mon obstination et ma mauvaise volonté! Lorsque je prétendais n’être pas capable d’entreprendre son œuvre, ou n’avoir pas fait les préparatifs suffisants, tout ce qui m’était nécessaire pour m’instruire, pour me perfectionner, se présentait à moi à mesure que j’en avais besoin.
Des amis distingués et pleins de bonté se trouvèrent prêts à m’aider; on me procura les livres qui m’étaient utiles, et en même temps je me sentis un courage et une émulation qui me rendit l’étude agréable. Malgré tout cela, le croiriez-vous? Je fermais encore les yeux, je ne voulais pas voir les desseins de mon Maître à mon égard; je m’efforçais de ne pas entendre sa voix.
Mais je n’avais plus aucune paix; une ombre commençait à obscurcir la lumière que mon Sauveur avait fait luire dans mon âme; je négligeais la prière, je ne versais plus à ses pieds les larmes de repentir et d’amour qui m’avaient si souvent soulagée. Je n’osais plus regarder mon Dieu avec cette joie, avec cet amour de l’enfant pour son père, parce que je savais que je n’étais pas son enfant obéissant.
Les liens qui m’attachaient à mes parents et à mes amis ne m’avaient paru plus difficiles à dénouer; il me semblait impossible de quitter mon père, ma mère, mes frères et sœurs, pour ne plus les revoir dans ce monde. Je n’avais pas la force de dire à mon Dieu: «Que ta volonté soit faite!» ni même le désir qu’il me donnât cette force.
S’il m’avait abandonnée à mon mauvais cœur naturel, s’il m’avait laissée, seule et sans direction, choisir la route qui me plaisait le plus, n’aurait-Il pas été juste? Mais sa miséricorde dure éternellement; et II s’interposa à temps pour m’empêcher de faire fausse route.
Un soir que j’étais seule, occupée à lire un journal religieux, mes yeux tombèrent sur une lettre écrite par un missionnaire. Il parlait de ses travaux et de ses souffrances, et de celles de ses confrères parmi les païens; il disait qu’un grand nombre d’ouvriers serait nécessaire pour travailler avec eux, et finissait par un appel énergique aux chrétiens de la mère-patrie, qui les laissaient succomber sous le poids des fardeaux et de la chaleur du jour.
Cet appel me frappa comme la voix de Dieu même. En un instant, mon opposition, ma longue rébellion furent vaincues. Je tombai à genoux, et je me consacrai de nouveau et sans réserve au service de Christ, m’engageant à faire ce qu’il voudrait, où II voudrait, sans objections, ni commentaires. Dès lors, la paix rentra dans mon cœur, et la lumière divine éclaira mes pas.
Je repris mes occupations avec joie, remettant à Dieu tout ce qui pouvait m’inquiéter, ne doutant pas qu’il ne me donnât d’être prête, lorsque le moment serait venu, et qu’il ne m’accordât sa force et son secours dans le temps de l’épreuve; mais je cachai mon secret au fond de mon cœur; je n’en fis part à personne, pas même à ceux que j’aimais le mieux.
Cinq ans se sont écoulés depuis le moment dont je parle, et je débute aujourd’hui seulement dans la carrière missionnaire; mais il m’a été permis de rester sur le même continent que mes chers parents; l’océan ne me sépare point d’eux; ce n’est pas seule et sans protection que je m’avance dans des régions inconnues et sauvages; je m’appuie sur le bras de mon mari, c’est lui qui me dirige et me conduit.
Avec la permission de Dieu, nous trouverons bien une demeure dont le foyer nous éclairera, nous réconfortera, où nous pourrons nous reposer, nous rafraîchir et reprendre de nouvelles forces pour continuer les travaux de notre mission.
Notre modeste habitation sera probablement pauvrement meublée; cependant, j’ai la confiance que nous y aurons notre pain quotidien, les vêtements nécessaires, et que nous y serons heureux et reconnaissants. Il se peut que je n’y entende jamais la voix d’aucun membre de ma famille, mais nous nous réunirons par la pensée que nous faisons la volonté de notre Père qui est aux cieux.
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