Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L’ÉGLISE

SOUS LA CROIX

* * *

Ramener le cœur des enfants vers les pères.

(Malachie, IV, 6.)

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LES DEUX DERNIERS FORÇATS POUR
 LA FOI

1745-1775

I


Ils s’appelaient Antoine Riaille et Paul Achard. Tous deux originaires de la vallée de la Drôme, ils furent condamnés tous deux, à quelques jours d’intervalle, aux galères perpétuelles, et n’en sortirent que trente ans après, vieillis avant l’heure par tant de privations et de souffrances.

Achard était cordonnier à Châtillon-en-Diois. Un jour qu’il était à son travail, le 19 ou le 20 janvier 1745, il vit passer devant sa fenêtre le pasteur du Désert, Roland, qui se rendait dans une maison. Bientôt trois brigades d’archers, suivies d’un détachement de soldats, font irruption dans le bourg.

Évidemment, c’est le pasteur qu’ils recherchent, d’autant plus que le curé du lieu s’est livré tout le jour à des allées et des venues suspectes. Alors le pieux Achard quitte son échoppe et, par une ruelle détournée, court prévenir Roland, qui prend aussitôt la fuite. Quand les soldats arrivent le pasteur est hors d’atteinte; mais ils s’emparent de celui qui lui a sauvé la vie au péril de sa liberté, et le conduisent, avec Jacques Emeric et quelques autres, dans la tour de Crest.

Quelque temps après, Riaille, tailleur d’Aouste, bourg situé aux portes de Crest, vint le rejoindre. Tout son crime était d’avoir assisté à une assemblée du Désert; mais ce crime, aussi bien que celui d’Achard, était prévu par le célèbre édit de 1724. Tous les deux étaient punis des galères.

Les prisonniers furent transférés de la tour de Crest dans la conciergerie de Grenoble. Leur procès fut conduit vivement. Achard, accusé du «crime d’enlèvement de prédicant avec attroupement,» ce qui était faux fut condamné, le 9 février, «à servir le Roy par force sur les galères, sa vie naturelle durant.» Il devait être préalablement «flétri sur l’épaule gauche par l’exécuteur de la haute justice, dans la place publique de la ville de Die, d’un fer ardent, faisant l’empreinte des trois lettres G. A. L.,» puis réintégré dans les prisons jusqu’au départ de la chaîne.

Défenses lui étaient faites de rompre son ban «à peine de la hart (Lien généralement d'osier ou de bois flexible)» en même temps qu’il était condamné à une amende de 500 livres envers le roi et aux dépens et frais de justice. En outre, il était fait «inhibitions et défenses, aux habitants de Châtillon et autres, de s’assembler pour l’exercice de la religion prétendue réformée, sous plus grande peine.»

Riaille fut, à son tour, condamné, le 26 février, aux travaux forcés à perpétuité. Il devait être, lui aussi, marqué d’un fer rouge sur la place publique d’Aouste; mais il ne paya que 10 livres d’amende. Il eut l’honneur de faire route de Grenoble à Valence, où il allait rejoindre la chaîne, avec le jeune pasteur du Désert, Louis Ranc, qui, moins heureux que son collègue Roland, avec lequel il avait été consacré près de Beaufort, ne put éviter les recherches de la maréchaussée et devait bientôt subir le dernier supplice.

Un troisième prisonnier les accompagnait, Étienne Arnaud, de la Charce, condamné aux galères perpétuelles pour le seul crime d’avoir enseigné aux enfants protestants de Dieulefit le chant des psaumes. Avant de subir sa peine, il fut mis au carcan sur la place publique de cette ville, et l’on attacha près de lui son Nouveau Testament et son psautier. Quelqu’un lui ayant crié du milieu de la foule, pour le railler: «Chante tes psaumes maintenant!» il se mit aussitôt à entonner à haute voix les louanges de Dieu.

On plaça ces trois condamnés sur un chariot infect, tandis que, par un dernier raffinement de cruauté et d’injustice, un cavalier de la maréchaussée montait le cheval du ministre.

On a décrit souvent les souffrances de la chaîne: il serait difficile de les exagérer. Les galériens protestants, attachés avec des criminels de la pire espèce, exposés à toutes les intempéries des saisons, à la bise glaciale de la vallée du Rhône ou aux ardeurs du soleil méridional, n’ayant trop souvent qu’une nourriture insuffisante, étaient conduits par des cavaliers insolents qui leur prodiguaient les injures et les coups et fermaient l’oreille à leurs gémissements; trop semblables à ces traitants qui poussent, à travers les solitudes de l’Afrique, leurs troupeaux d'esclaves enchaînés.

Quand la nuit venait, on les remisait dans quelque écurie, toujours liés deux à deux, et il leur fallait subir jusqu’au bout cette odieuse promiscuité d’êtres dégradés, dont la bouche était remplie de blasphèmes. Quelques-uns, les vieillards, les enfants, ne résistaient pas à ces premières épreuves, et ils rendaient leur âme à Dieu, avant d’avoir pris en main la rame des forçats. Ceux qui, plus robustes, pouvaient supporter le voyage, n’étaient pas au bout de leurs souffrances.

Quand Paul Achard et Antoine Riaille arrivèrent à Toulon, ils furent d’abord conduits chez l’intendant de la marine et, de là, au bureau des classes des forçats, où l’on coucha sur un registre leur nom et leur signalement.

À partir de ce moment, ils avaient perdu, en quelque sorte, leur personnalité. On ne les désigna plus que par leur numéro d’écrou: celui d’Antoine Riaille était 2340, et celui d’Achard 2472. Ensuite on les fit monter sur une galère. (En 1747, Achard était sur la galère la Brave, et Riaille sur l'Héroïne.)

Une fois sur le fatal vaisseau, on les dépouilla de leurs habits pour leur faire revêtir l’ignominieux uniforme des scélérats qui les environnaient, et quand ils furent couverts de la casaque verte, chacun d’eux fut enchaîné avec un autre forçat; mais on se garda bien de leur donner pour compagnons de fers des frères en la foi: il leur eût été trop doux de s’entretenir ensemble des espérances chrétiennes et de s’encourager à confesser Jésus jusqu’à la fin. Ce fut avec des malfaiteurs de la pire espèce qu’on les obligea de ramer. Enfin leurs cheveux furent coupés en signe de servitude.

À l’heure du repas, un forçat, suivi d’un comité, leur apporta, dans une écuelle de bois, quelques fèves cuites dans l’eau et un morceau de pain noir, désormais leur nourriture ordinaire; et, quand la nuit arriva, ils durent s’étendre sur leur banc et dormir, s’ils purent trouver le sommeil, à la lueur d’une lampe fumeuse, suspendue au milieu de la galère, environnés de leurs tristes compagnons couverts de haillons et de vermine.

Leurs dures épreuves commençaient. Rien de plus pénible que le travail des galères.

«Les forçats,» dit M. Ernest Moret, «étaient attachés deux à deux sur le banc du navire, sans pouvoir aller plus loin que la longueur de leur chaîne, mangeant et dormant à leurs places. On les occupait à remuer de longues et lourdes rames qui faisaient mouvoir la galère. Contre la pluie et le soleil, le froid si piquant des nuits sur la mer, ils n’avaient d’autre abri qu’une toile légère qu’on étendait au-dessus de leurs têtes, quand le temps le permettait. Une fois en marche, on repliait la toile qui gênait les rames. Le long des bancs s’élevait une galerie où se promenaient les surveillants, le nerf de bœuf à la main. Ceux-ci, dépassant les instructions de leurs chefs, accablaient de coups les malheureux qui ne ramaient pas assez vite.

À l’heure des offices, au moment de l’élévation de l’hostie, ils forçaient le galérien huguenot, qui ne croyait pas à la présence réelle, à ôter son bonnet. S’il refusait, on l’étendait nu sur le dos. Quatre hommes lui tenaient les mains et les pieds, tandis que le bourreau, armé d’une corde goudronnée, raidie par l'eau de mer, frappait de toutes ses forces. Le patient rebondissait sous la corde, les chairs se déchiraient, son dos ne formait qu'une plaie vive et saignante qu’on lavait avec du sel et du vinaigre. Quelques-uns recevaient jusqu’à cent-cinquante coups de bâton; s’ils s’évanouissaient, on les portait à l’hôpital, et, à peine guéris, on achevait leur supplice.»


Le cœur se serre quand on songe que des jeunes gens de dix-huit, de seize et même de quinze ans, furent soumis à un pareil régime. Un enfant même fut condamné aux galères perpétuelles pour avoir, «étant âgé de plus de douze ans,» accompagné son père et sa mère au prêche. Aussi mourait-on vite sur les galères, sous la triple influence des mauvais traitements, de la mauvaise nourriture et d’un travail excessif.

Sans doute, il y eut des périodes de détente dans cet odieux régime. À mesure que s’approchait la crise de 89, les mœurs s’adoucissaient, là comme ailleurs. Nous verrons que, vers la fin de leur captivité, le sort de nos forçats s’était amélioré. S’il n’est pas exact de dire, comme le fait M. Henri Martin, «qu’à partir de 1748 on n’envoyait plus les protestants qu’au bagne, et qu’à cette époque, les galères furent supprimées,» puisqu’en 1753 on armait encore des galères, et que les protestants étaient de cette campagne, ils avaient du moins quelque relâche.

Paul Achard pouvait travailler à son état de cordonnier. Lafon, le pasteur de la Provence, qui s’était fait le consolateur des galériens protestants, nous a laissé cette note sur lui:

«Moins misérable, ayant un métier qui lui rend quelque chose (Ath. Coquerel fils, Les Forçats pour la foi, p. 346.)

D’ailleurs ils étaient l’objet d’une sollicitude attentive de la part des Églises. Ils recevaient souvent, non seulement de France, mais des pays étrangers, des lettres touchantes qui renfermaient, à la fois, des secours matériels et des encouragements précieux. Ils étaient liés entre eux par des règlements étroits, et s’encourageaient mutuellement à la persévérance. Ils trouvaient moyen de se procurer des Nouveaux Testaments, des recueils de psaumes, des livres de prières.

L'un d’eux, les Armes de Sion, composé par un pasteur du Refuge, Murat, le parrain de la célèbre Blanche Gamond, renferme cette prière touchante que nos deux galériens du Dauphiné durent répéter plus d’une fois:

«Fais, Seigneur, que je regarde l’anneau de fer que je porte comme un anneau nuptial, et les chaînes que je traîne comme des chaînes de ton amour, puisque tu châties celui que tu aimes et que tu fouettes tout enfant que tu avoues.»

(texte complet ici)


II


On voudrait avoir des détails précis sur l’existence de Paul Achard et d’Antoine Riaille, à Toulon. Un certain nombre de lettres inédites, écrites par le premier à son frère Antoine, vont nous en fournir quelques-uns. Elles nous feront connaître les préoccupations des prisonniers, leur désir ardent de la liberté, leurs démarches incessantes pour l’obtenir, en même temps que la piété et la soumission qui remplissaient leur cœur.

La première lettre qui soit parvenue jusqu’à nous est du 29 septembre 1756.

Paul Achard l’avait confiée à un certain Malvesin, de Mens, qui, en passant à Châtillon, devait la remettre à son adresse. Antoine Achard avait épousé la sœur de Lombard, aubergiste au Guâ de Vercheny, dont le frère était doyen du chapitre de Die. Ce prêtre tolérant s’intéressait à la délivrance des prisonniers. Il avait écrit en leur faveur trois lettres au procureur général du parlement de Grenoble, qui étaient restées sans réponse. Achard se demande si quelque ennemi caché n’a pas mis obstacle aux efforts du charitable prêtre, et il supplie son frère, en termes touchants, de travailler à sa libération:

«Je me rappelle l’exemple qu’il y avait un juge inique qui ne craignait point Dieu et ne respectait personne. Il y avait aussi une pauvre veuve qui lui demandait de lui rendre justice. Il n’en voulait rien faire et il dit: «Cette veuve m’est toujours après à me rompre la tête. À cause de son importunité, je lui ferai justice.» Ainsi, ne vous lassez point, je vous en prie, et si M. Lombard pouvait encore avoir une lettre de M. le doyen et que ses affaires ne lui permettent pas de faire le voyage de Grenoble, pour la rendre à main propre à M. le procureur général, je vous prie instamment de le faire vous-même, et sollicitez vos amis et ceux de votre beau-frère pour obtenir cette grâce.

A cette occasion vous me ferez connaître que vous avez des sentiments aussi tendres comme ceux que j’ai pour vous et pour tout ce qui vous est cher; et si vous aviez eu le malheur d’être exposé à de telles épreuves, comme moi je suis, j’aurais marché nuit et jour pour vous tirer d’embarras.

J’espère de votre amitié fraternelle que vous en ferez de même pour moi, et toutes les dépenses que vous et monsieur votre beau-frère avez faites à ce sujet, ayez la bonté d’en tenir un compte exact, afin que je vous puisse satisfaire. Du reste, vous en aurez la récompense dans le ciel par le Rédempteur du monde, qui regarde le bien que l’on fait à ceux qui souffrent pour son nom comme fait à lui-même.»

Et il ajoutait, en post-scriptum:

«Notre ami Barnier me charge de vous faire bien ses compliments à tous, et il vous fait la même prière que moi, sur son compte.»

Le doyen de Die écrivit-il de nouveau à Grenoble? Nous l’ignorons. Ses démarches, quoi qu’il en soit, n’aboutirent pas, et le prisonnier tourna ses regards vers Paris. Mais de là non plus ne devait pas venir, de longtemps, le secours.

«Au sujet de mon affaire,» écrivait Achard à Lombard, le 7 février 1757, «nous n’avons point eu de réponse à la dernière lettre que mon ami Diez, de Toulon, a écrite à Paris, ne sachant pas si la personne qui travaille pour moi serait morte, ou bien si ce serait pour le dérangement des affaires qu’il y a à la cour à présent (Allusion à l’attentat de Damiens, survenu le 5 janvier 1757, et à la révolution de cabinet qui en fut la suite.). Puisque vous voulez bien toujours avoir la charité de m’offrir vos services, je ne les refuse pas. Au contraire, je vous prie d’employer vos amis à ce sujet, et n’épargnez rien pour y réussir.

J’aurai l’honneur de vous satisfaire de toutes les dépenses que vous pourrez faire pour cela. Mais j’espère que la puissance divine vous en donnera la plus grande récompense dans le ciel. Quelle grâce pour vous, monsieur, devant le trône de la grâce, d’avoir réussi à une si excellente œuvre de retirer un pauvre captif infortuné, qui est dans les chaînes depuis douze années, pour une si belle cause d’avoir confessé le nom de Jésus-Christ!»


Les galériens tournaient, à cette époque, un regard d’espérance vers le nouveau commandant de la Provence qui venait d’arriver à Toulon, le marquis du Menil, lieutenant général de Louis XV. Ce haut fonctionnaire, d’un caractère bienveillant, était opposé aux mesures de rigueur. Appelé, quelque temps après, au commandement du Dauphiné, il fut complimenté, quand il fit sa tournée générale, par les habitants de plusieurs villages protestants. Il s’informa avec intérêt de leur état, parut y compatir et leur promit sa protection, «pourvu qu’ils fussent sages.» Le marquis était né à Valence, et sa mère, Mme de la Motte, habitait cette ville avec sa fille. De plus, un domestique du marquis était de Châtillon et connaissait Achard. C’est donc à Mme de la Motte que le pauvre galérien supplie son ami Lombard et son frère Antoine d’adresser leurs requêtes en sa faveur:

«Si vous pouviez avoir quelqu’un qui fût bien venu auprès de cette digne dame pour la prier et solliciter d’écrire en ma faveur à M. du Menil son fils! C’est un homme qui a un grand crédit et assez de pouvoir, s’il voulait s’employer pour me retirer de la captivité;» et le pauvre galérien ajoute: «Faites servir tout ce que vous connaîtrez pour me sortir du triste séjour où je suis; car, à présent, nous sommes tellement fatigués, que de six jours nous n’en avons que deux pour nous et le reste pour le roi. Aussi, à présent, je mange le peu que j’ai gagné. Avant que tout s’en aille, je voudrais le sacrifier pour ma chère liberté. J’espère de votre bonté que vous ne perdrez.pas un moment, non plus que mon cher frère, pour me tirer d’esclavage.»


Achard eut bientôt l’occasion de voir le marquis lui-même et de recueillir de sa bouche des paroles encourageantes. Laissons-le raconter à son frère cette entrevue qui lui fit concevoir, hélas! de trop belles espérances.

«Mon très cher frère, je profite de la commodité de M. Revel, de Die, pour vous assurer de mes respects comme à toute votre chère famille, et pour vous dire qu’un homme nommé Roland, d’Aouste, est venu à Toulon pour prier M. le marquis du Menil, lieutenant général, qui est de Valence, qu’il ait bien la bonté de vouloir employer son crédit pour tirer de l’esclavage son cousin Antoine Riaille, d’Aouste, condamné pour le même cas que moi.

En le priant pour son cousin, il a bien voulu avoir la bonté de le prier de la même grâce pour moi; et s’étant informé qui nous étions, il a été fâché que nous n’ayons pas été le voir, et il nous a envoyé chercher chez lui pour nous parler comment il fallait s’y prendre. Enfin ce digne et charitable seigneur nous a parlé comme un père pourrait parler à ses enfants, et il nous a promis qu’il fera tout son possible pour nous mettre en liberté. Il est parti pour Paris depuis le 16 du courant. J’ai profité du retour dudit Roland pour le faire savoir à M. Lombard, – votre beau-frère, afin qu’il ait la bonté de se tranquilliser à ce sujet.»

Et Paul Achard, qui voit déjà tomber ses fers, engage ses amis à suspendre leurs démarches auprès de Mme de la Motte.

C’était trop de confiance. Les dispositions de M. du Menil étaient excellentes, mais elles devaient rester sans effet. Obtenir la grâce du prisonnier était au-dessus de son pouvoir. Il se fût aliéné les sympathies de la cour, s’il eût mis trop d’insistance à la demander. Il flattait les galériens de belles promesses et essayait d’endormir leur douleur. Mais elle se réveillait avec une nouvelle force, quand l’événement ne répondait pas à leur attente.

«À l’égard de mes affaires,» écrit Achard à son frère, le 24 septembre, «je vous dirai qu’elles sont toujours dans le même état, quoiqu’il m’en coûte beaucoup pour tâcher de réussir; mais je n’en suis pas plus avancé, à mon grand regret. Ne manquez pas de saluer votre beau-frère Lombard de ma part et de le remercier des bontés qu’il a eues pour moi. Assurez-le de mes respects, je vous prie, et qu’il me continue toujours son amitié et sa protection. Toute mon espérance est en vous et en lui. Ainsi j’espère que vous ne me manquerez pas dans le besoin.

À l’égard de M. du Menil, il faut espérer la fin de la campagne pour savoir ce qu’il fera (La France était alors engagée dans la guerre de Sept Ans.). Je vous laisse cela sur votre soin et sur celui de votre beau-frère Lombard. Quand je saurai son retour, je ne manquerai pas de vous en faire part. Assurez votre beau-frère que je le prie de ne point perdre de vue Mme la comtesse de Montauban et Mme de la Motte: c’est la seule ressource qui me reste auprès de M. du Menil qui est toute mon espérance.

J’avais écrit une lettre à votre beau-frère Lombard, en le priant de vous la communiquer. Je ne sais si vous l’avez reçue. Sa réponse m’a fait beaucoup de plaisir, parce que je connais, par les dépenses qu’il a faites pour moi, qu’il est plus attaché que vous à mes intérêts. Ainsi vous y êtes plus obligé qu’eux. Joignez-vous ensemble pour y réussir.»


Les semaines succédaient aux semaines sans amener aucun changement dans l’état des prisonniers. Ils commençaient à croire que leur captivité serait longue. Des bruits circulaient pourtant de leur prochaine délivrance. Antoine Achard s’en fit l’écho dans une lettre au galérien.

«Je reçus hier,» lui répondit ce dernier (Lettre du 17 septembre 1757), «votre lettre, en date du 25 novembre dernier, dans laquelle je vois, avec bien de la satisfaction, la jouissance de votre bonne santé et la persévérance de votre affectueuse tendresse. Assurez-vous de toute ma reconnaissance et de ma plus constante amitié.

Les nouvelles que vous me donnez seraient des plus consolantes, si elles étaient fondées sur quelque apparence de vérité. Mais, hélas! tout cela me paraît bien illusoire et dénué de vraisemblance. Je ne peux m’imaginer qui sont ceux qui vous ont persuadé de pareilles sornettes. Peut-être que c’est quelque ennemi qui a bien voulu repaître votre esprit de cette chimère.

Je ne vois aucune apparence de cette prétendue grâce. Il est vrai qu’il ne faut jamais douter des décrets de la divine Providence. Ils sont toujours grands et toujours adorables. Espérons tout de la miséricorde du Seigneur, qui nous délivrera lorsque sa sagesse et son conseil l’auront déterminé.»

Et comme son frère avait offert de lui envoyer un cheval:

«Il n’est pas nécessaire de monture,» ajoutait Paul Achard, «et plût à Dieu que je fusse dans la passe de m’en aller; je ne serais pas en peine de me rendre auprès de vous. Soyez bien persuadé que, quelque grand que puisse être votre empressement, j’enchéris par-dessus. Je souhaiterais, avec toute l’ardeur de mon âme, trouver des occasions à vous prouver mon zèle et ma tendre amitié. Je vous demande la persévérance de la vôtre, et de vous souvenir toujours d’un frère infortuné qui vous est véritablement attaché.

Je vous prie d’assurer de toute mon affection ma belle-sœur, votre épouse et votre famille. Mes amitiés à mon frère, à son épouse et à sa famille. Mes devoirs et obéissances à M. Lombard et à sa famille. Je lui demande la continuation de son amitié et de cultiver ses amis qui sont accrédités, pour tâcher de me retirer de cet abîme de misères, dans la suite des temps. Qu’il me donne des nouvelles de M. du Menil, quand il pourra en savoir. Mille tendres compliments à tous les parents et amis. Tous mes confrères sont infiniment sensibles à votre bon souvenir et vous assurent de leur reconnaissance.»


Qui n’aurait versé des larmes à la lecture de ces lignes touchantes et n’y aurait répondu sur-le-champ? Antoine Achard négligea de le faire et le galérien lui écrivit de nouveau, le 6 avril 1758, pour se plaindre de son silence:

«Mon très cher frère, je répondis à votre lettre, sans que, depuis un si longtemps, vous m’ayez donné aucune de vos nouvelles. J’aurais bien souhaité que celles dont vous m’avez flatté eussent eu leur accomplissement; mais, vaines espérances! Tout est ici, à cet égard, dans un morne silence. Je vous prie de me faire savoir celles qui pourront intéresser ma curiosité et ma situation. Surtout ayez pour agréable de vous informer auprès de votre beau-frère Lombard, s’il n’a eu aucune nouvelle de Mme la comtesse de Montauban et où se trouve M. le marquis du Menil. Je le prie de me ménager cette protection pour pouvoir, dans la suite, profiter de la bonne volonté qu’il a fait paraître. Vous l’assurerez de ma sincère reconnaissance et de ma plus cordiale affection.»

Le galérien demande ensuite quelques provisions à son frère: détail qui a son importance, quand on se rappelle le régime des galères:

«Mandez-moi un jambon, cinq ou six livres de saucisses, et deux à trois paires de fromages. Vous me direz ce que le tout vous aura coûté, pour que je vous en fasse toucher le montant. À l’égard de ce pays, il y fait cher vivre et la misère se fait sentir d’une manière sensible. Apprenez-moi si Maillefaud (Voici ce qu’on lit à son sujet dans la liste des galériens protestants: «Maillefaud Pierre, n° 5623, laboureur de Lavardez (La Val-d’Aix), diocèse de Die, en Dauphiné. Condamné à cinq ans par arrêt du parlement de Grenoble, le 3 juillet 1750, pour avoir été aux assemblées, âgé de vingt-cinq ans. – Libéré en 1755. L. Misérable, sans métier.» Ath. Coquerel fils, ouv. cité, p. 360.), de La Val-d’Aix, vous a remis les douze livres que je lui avais prêtées lorsqu’il a été délivré, et, supposé qu’il ne l’ait pas fait, ayez la bonté de vous les faire rendre. J’attends l’honneur de votre réponse.»


Le temps passe et la situation des prisonniers reste la même. Achard continue à tenir en éveil ses amis par une active correspondance. Il compte plus sur Lombard que sur son frère. Il écrit encore au premier, le 30 avril 1758, au sujet de M. du Menil qui se trouve à la cour, et il le prie «de travailler pour avoir une réponse définitive et savoir à quoi s’en tenir.»

S’il n’est pas heureux de ce côté-là, il frappera à de nouvelles portes; mais il veut avoir de la mère du marquis l’adresse exacte de ce dernier, afin qu’il puisse lui écrire.

«Vous parlerez aussi,» dit-il à Lombard, «à M. Roland, d’Aouste, qui s’intéresse pour son cousin Riaille, et vous lui direz d’écrire afin de nous rappeler tous les deux à la mémoire de M. le marquis, puisqu’il nous a promis en personne de nous rendre service.»

Et il ajoute, non sans ouvrir son cœur à l’espérance:

«II est bon de vous dire que deux de mes confrères ont eu la liberté pour le même cas que moi.»

Mais les jours s’écoulent, et M. du Menil oublie ses promesses. Pour comble d’épreuves, le galérien croit remarquer du refroidissement dans l’affection des siens. Cette crainte, qu'on a déjà vue percer dans sa correspondance, se fait jour dans la lettre suivante à son frère, du 5 mars 1760:

«Je profite, avec un vrai plaisir, de la commodité de M. Malvesin, qui s’est bien voulu charger de la présente, laquelle sera pour vous renouveler les assurances de ma plus tendre et instante affection... Je suis également surpris et mortifié de votre silence, car je n’ai reçu aucune de vos nouvelles, ni de la famille, depuis un très long temps.

Vous me faites bien éprouver votre oubli et votre indifférence, à laquelle je ne me serais pas attendu, ne l’ayant pas méritée de vous tous. Je l’attribue pourtant à la longue absence, qu’elle produit ordinairement l’oubli et l’indifférence. Mon triste sort n’est pas un assez puissant motif pour conserver dans ma patrie (mon pays natal), pas même dans ma famille, quelque sentiment de compassion.

C’est la volonté de Dieu, à laquelle je dois toujours me soumettre, même sans murmurer. Peut-être vous n’avez pas été satisfait de ce que je vous ai envoyé: cela d’autant mieux que vous ne m’avez fait aucune réponse. Il est bien vrai que M. Malvesin m’a dit que je devais m’attendre au plaisir de vous voir et de vous embrasser, vers les fêtes de Pâques prochaines. Dans ce cas, je vous prie de m’apporter pour faire six chemises de toile demi-blanchie et propre. Si vous y voulez joindre deux jambons et deux fromages, je vous tiendrai un fidèle compte de tout. Si vous avez deux livres de bonne saucisse, vous aurez pour agréable de les apporter aussi. Je vous embrasse tous, mon frère, mes belles-sœurs et vos familles. Mille tendres compliments à tous les parents et amis. N’oubliez pas d’assurer de mes devoirs M. Jacques Blanc, M. son père et toute leur famille.»


Antoine Achard fit-il le voyage de Toulon?

On aime à le croire, et sa présence dut être, s’il réalisa son projet, un baume pour le cœur brisé de son frère. À partir de cette époque, la nuit se fait sur ce dernier, jusqu’en 1766. À cette date, on le trouve au bagne de Marseille avec Riaille, et tous les efforts pour obtenir leur élargissement sont restés infructueux.

Voltaire lui-même s’était, mais sans résultat, intéressé à leur délivrance. On a la trace de ses démarches dans ces lignes qu’il écrivait, le 1er mai 1764, à M. de Végobre, de Genève:

«Pourriez-vous avoir la bonté de vous informer, sans déplaire à personne et sans faire rougir personne, si Paul Achard, natif de Châtillon, au département de Grenoble, lequel, par parenthèse, est aux galères depuis 1745, est parent de M. Achard, citoyen de Genève (Gustave Desnoiresterres, Voltaire et la Société au XVIIIe siècle. Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 462. Dans une lettre du 4 mars, Voltaire écrivait au même correspondant, en faisant allusion à nos deux galériens: «Si j'ai été assez heureux pour tirer ce pauvre Chaumont des galères, je crains bien de ne pas réussir à rendre le même service à ses camarades. Vous savez qu'en France les circonstances des affaires changent presque tous les jours, et ce qu’on pouvait hier, on ne le peut demain.» Ibid., p. 459.)?»


Le 16 janvier 1763, le comte de Saint-Florentin avait écrit au duc de Choiseul une lettre qui, s’ils l'avaient connue, aurait plongé nos galériens dans le désespoir. Un de leurs protecteurs, le duc de Bedfort, avait demandé leur élargissement et celui de leurs compagnons de captivité, sans oublier, dans sa requête, les prisonnières d’Aigues-Mortes:

«Je ne puis que vous rappeler à ce sujet,» écrivait le garde des sceaux, «les observations que je vous ai faites, le 28 juin dernier, à l’occasion de deux religionnaires qui viennent de sortir des galères... Le feu roi avait si fort à cœur les défenses qu’il avait données sur le fait de la religion que, par un règlement particulier concernant le détail des galères et qui est dans vos bureaux, il décida qu'aucun homme condamné pour cause de religion ne pourrait jamais sortir des galères; et si Sa Majesté s’est écartée des dispositions, tant de ce règlement que des édits et des déclarations, ce n’a été que fort rarement, par des considérations très importantes, et en faveur de quelque particulier seulement; de sorte que la rareté et les circonstances même des grâces accordées n’ont fait, pour ainsi dire, que confirmer les édits et déclarations et prouver la résolution où était Sa Majesté d’en maintenir la rigueur.»


Saint-Florentin disait encore que si le roi faisait grâce aux forçats, il encourrait le blâme des évêques du Languedoc, et même de quelques parlements, en particulier de celui de Grenoble, qui s’était montré l’un des plus sévères dans la répression de l’hérésie; puis, faisant allusion à Achard et à Riaille, il ajoutait:

«Quelques-uns des religionnaires dont on demande la liberté ont été condamnés par ce parlement, et ils auront besoin de lettres de rappel dont il faudra qu’ils poursuivent, soit en ce parlement, soit devant les juges du ressort, l’entérinement qui pourra bien leur être refusé. Car je suis bien aise d’avoir l’honneur de vous observer qu’il ne suffit pas que des condamnés, soit pour fait de religion, soit pour tout autre délit, soient renvoyés des galères, pour qu’ils en soient réellement affranchis. Il faut que le roi leur remette cette peine par des lettres ou des brevets, suivant les circonstances; sans quoi les juges peuvent non seulement poursuivre contre eux l’exécution de leurs jugements, qui subsistent toujours, mais encore leur faire leur procès, comme à des gens légitimement suspects d’avoir eux-mêmes rompu leurs fers.»


Ainsi, leurs chaînes étaient bien rivées. Des hommes, dont le crime était d’avoir une autre religion que le roi, ne pouvaient compter sur une grâce imméritée.

Qu’auraient pensé et dit les évêques, si le bras séculier avait manqué de vigueur?

Heureusement l'espérance ne meurt jamais dans le cœur de l’homme, dans le cœur surtout du chrétien. Paul Achard et son compagnon d’œuvre attendaient avec confiance des jours meilleurs.

La dernière lettre que nous ayons du cordonnier de Châtillon est du 21 octobre 1766. Elle est toute pleine de ses démarches en vue de recouvrer «sa chère liberté.»

«Si ma grâce ne vient pas par son canal,» disait-il à son frère, en parlant d’une personne de Die, «elle pourrait venir par un autre. Dieu veuille bénir les personnes qui s’emploient à cette bonne œuvre. S’il y a quelque chose de nouveau, je vous en ferai part tout de suite.»

Il devait s’écouler encore neuf ans, avant qu’il vît luire ce jour de la délivrance après lequel il soupirait depuis plus de vingt ans.

Combien longues devaient paraître aux prisonniers ces heures d’attente! Sans doute, ils avaient un moyen facile de les abréger et de reprendre sans retard le chemin de leur vallée natale. Ils n’auraient eu pour cela qu’à prononcer ce mot: Je me réunirai, et qu’à signer une formule d’abjuration.

Mais ils préféraient encore aux délices de la liberté la paix de leur conscience. Ils surent, malgré leur ardent désir de la délivrance, demeurer fidèles à leur Sauveur et le confesser humblement, sous l’ignoble casaque verte, pendant trente ans, sans se laisser ébranler par les convertisseurs de toute nature qui ne leur épargnaient ni leurs visites ni leurs menaces.


Comment ne proposerions-nous pas de tels exemples à nos générations amollies!

Comment ne nous associerions-nous pas à ces éloquentes paroles de Michelet:


«Oh! noble société que celle des galères! Il semble que toute vertu s’y fût réfugiée. Obscur ailleurs, là Dieu était visible. C’est là qu’il eût fallu amener toute la terre!»


III


Allons nous asseoir quelques instants sur ces bancs sanctifiés par la présence des forçats pour l’Évangile et apprenons à connaître quelques-uns des compagnons de captivité de nos deux Dauphinois.

Achard parle, dans une de ses lettres, du galérien Espinas, avec lequel il s’était lié d’amitié. C’était un procureur de Saint-Félix-de-Châteauneuf, près de Vernoux, qui, déjà compromis dans le procès de Pierre Durand, fut condamné aux galères perpétuelles, par jugement du 9 février 1740, pour avoir reçu chez lui le ministre Fauriel, dit Lassagne.

Ses connaissances et son zèle lui donnaient une certaine autorité sur les galériens qui l’avaient nommé leur économe et leur intermédiaire auprès des Églises.

Dans une liste de secours distribués à ses coreligionnaires et signée de sa main, Achard et Riaille figurent chacun pour six livres. On a de lui quatre lettres qui respirent une piété virile en même temps qu’une humble soumission à la volonté de Dieu. Dans la première, adressée à sa femme, il raconte les navrants détails de son voyage de Nîmes aux galères:

«J’ai souffert, en route, tout ce qu’on, peut souffrir. On est conduit par des scélérats qui n’ont nulle crainte de Dieu. Eux et les bandits qui sont à leur charge ne font autre chose que blasphémer. Celui qui en fait le plus est le plus brave.»

Court lui écrivit une lettre touchante pour le louer de sa persévérance et l’encourager à combattre, jusqu’au bout, le bon combat de la foi.

«Qu’il est beau, mon cher frère,» lui disait-il, «de s’élever au-dessus de nous-même dans de pareilles circonstances et d’aller jusqu’à la cause suprême qui dirige les événements, d’en pénétrer le but, d’en reconnaître la sagesse et d’en adorer la direction!

Qu’il est beau de faire à Dieu le sacrifice de nous-même, de nos relations les plus étroites, des objets les plus chers, de notre liberté et de notre vie même, lorsque le cas y échée! De si beaux sacrifices réjouissent le ciel, édifient l’Église, ébranlent l’adversaire, tranquillisent l’âme, font la gloire du chrétien et celle de la religion qu’il professe.

Courage, mon cher frère, continuez de courir dans une si belle carrière. Que vos triomphes passés vous encouragent à de plus grands encore. Qu’ils soient des motifs sans cesse parlants, pour vous soutenir, pour vous aiguillonner, pour vous faire vaincre sans vous lasser. Au bout de cette carrière sont les récompenses.»


Court n’était pas le seul correspondant d’Espinas, et l’on ne lira pas sans intérêt la lettre inédite suivante qu’il reçut de Pierre Peirot.

«On ne saurait certainement être,» lui disait le pasteur du Vivarais, «plus sensible que je l’ai été à toutes les afflictions auxquelles la divine Providence vous a exposé. Il y a longtemps que je vous l’aurais témoigné, si je n’avais craint que des lettres de ma part n’eussent augmenté la malice de vos ennemis et ne vous eussent attiré de nouveaux chagrins, si elles avaient été interceptées. Je me suis donc contenté de vous plaindre et de prier Dieu en votre faveur...

Ce qui se passe dans le Languedoc, et dont vous êtes informé, remplit d’espérance tout le monde. On y prêche publiquement, comme vous l’avez appris, sans que personne fasse la moindre défense. On n’a cependant encore aucun ordre de la cour qui autorise cela; mais on regarde son silence comme une marque de son consentement. Nos religionnaires sont aujourd’hui pleins de courage. Si les choses demeurent dans le même état, nous ferons aussi publiquement nos dévotions, s’il plaît à Dieu, d’abord que le beau temps viendra.

En attendant, nous voudrions écrire au roi pour l’assurer de notre fidélité et le supplier d’avoir compassion de notre triste état. Dans cette requête, nous ne manquerons pas de demander la délivrance de tous ceux qui, comme vous, Monsieur, souffrent pour la défense de notre sainte religion.

Priez le Seigneur qu’il bénisse les travaux de tous ceux qui s’intéressent en faveur de Sion dans le deuil. Les prières de ceux qui, comme vous, mon cher frère, confessent le saint nom du Seigneur, ne peuvent lui être que très agréables. Je fais, au reste, les vœux les plus ardents pour vous et pour tous ceux qui vous sont chers. Si je puis vous être de quelque utilité dans les quartiers, disposez de moi comme de celui qui a pour vous une estime et une considération singulières.»


De pareilles lettres, qui circulaient de main en main, étaient une bonne fortune pour les galériens et venaient leur mettre au cœur un peu de courage.

Quel est cet adolescent qu’on est douloureusement surpris de rencontrer, si jeune encore, dans ce lieu d’ignominie?

Il a la démarche assurée et le front serein, et les autres prisonniers éprouvent pour lui une secrète considération, tant sa jeunesse éveille de sympathies. C’est Matthieu Morel, le neveu du pasteur martyr de ce nom, dont il fut pendant quelques mois l’élève. Arrêté à Lamastre avec son oncle, qui, essayant de fuir, succomba aux coups de ses agresseurs, il fut condamné par jugement de Bernage, le 8 février 1740, «à servir de forçat sur les galères du roi pendant sa vie,» tandis que la mémoire de son oncle était déclarée «éteinte, supprimée et condamnée à perpétuité.»

Il avait à peine quinze ans. Le jeune étudiant prêta, plus d’une fois, le secours de sa plume au cordonnier illettré. «Morel, mon secrétaire, vous assure tous de ses devoirs,» lisons-nous dans une de ses lettres, et les sentiments de soumission que respire cette correspondance, le secrétaire d’Achard les trouvait dans son propre cœur.

Morel, du lieu de Cheyne, paroisse du Chambon, dans le Velay, était le compatriote et le parent du pasteur Peirot. Ce dernier lui écrivit comme à Espinas une lettre touchante.

«Mon cher cousin,» lui disait-il, «les mêmes raisons qui m’avaient jusqu’à présent empêché d’écrire à votre collègue ont été aussi la cause que je ne vous ai pas témoigné combien votre triste esclavage m’afflige et combien votre fermeté, digne d’admiration, m’a édifié et réjoui. N’attribuez pas, s’il vous plaît, mon long silence au manque de tendresse. Il faudrait certainement que j’eusse un cœur bien dur et bien peu chrétien, si je n’étais pas rempli d’estime et d’attachement pour une personne qui me doit être chère par tant d’endroits.

Le sang mentirait-il? Oublierais-je les relations étroites que j’ai eues avec votre cher oncle? Ne serais-je pas touché de compassion de voir une personne de votre âge souffrir avec courage pour la défense d’une religion que j’ai l’honneur d’enseigner?

Soyez assuré, mon cher cousin, que j’aurai toujours pour vous un attachement des plus tendres et des plus sincères. Si je pouvais vous être utile à quelque chose, faites-moi la grâce de vous adresser à moi sans aucun compliment. De quelque temps je n’ai pas vu mon cousin, votre père. Je pense pourtant qu’il se porte bien, de même que toute la famille, parce que je viens de recevoir une lettre de M. Lacombe (Surnom du pasteur Dunière.), qui est dans la montagne, où il me dit que tout s’y porte bien.

Ayez la bonté, lorsque vous aurez l’honneur de m’écrire, de m’apprendre, et bien en détail, votre état, le nombre de ceux qui, comme vous, sont aussi dans les chaînes pour la profession de la vérité. Que ces chaînes qui vous lient, que ces afflictions que vous souffrez ne vous fassent jamais perdre courage.

Soyez assuré que vous servez un grand et un bon Maître, qui vous récompensera abondamment. Vos travaux ne seront pas sans récompense au Seigneur.

Marchez toujours sur les traces des fidèles de la primitive Église.

Comme eux, vous serez en bénédiction parmi vos frères.

Comme eux, vous brillerez au milieu de la génération perverse et tortue.

Comme eux, vous serez un jour reçu dans le ciel avec votre divin Sauveur, qui ne manquera pas de vous couronner de gloire et d’honneur, après que vous aurez combattu le bon combat. Souvenez-vous de moi dans vos prières. Encore une fois, si je pouvais vous être utile, adressez-vous à moi. Le Seigneur veuille vous soutenir et vous délivrer bientôt.»


Les intendants n’envoyaient pas seulement des enfants au bagne, mais aussi des vieillards. Isaac Grenier de Lasterme, gentilhomme de Gabre, de cette héroïque famille de verriers qui a donné tant de pasteurs et de confesseurs à l’Église, avait soixante-seize ans, lorsque, le 5 février 1746, l’intendant d’Auch l’envoya sur les galères de Toulon pour crime d’assemblée. On a de lui une lettre touchante qu’il écrivait à Lafon, le pasteur de la Provence, le 30 septembre 1753:

«Nous voyons par votre lettre,» lui disait-il, «les soins charitables que vous vous donnez pour les pauvres protestants captifs. Il serait à souhaiter que Dieu leur ayant suscité un Tite (Au sujet de Tite, voir 2 Cor., VII, 5-7.), tous ceux qui font profession de la même religion fussent des Macédoniens. Il est impossible de faire un détail exact de nos souffrances. Les circonstances dépendent toujours de ceux qui nous commandent. Elles varient suivant les caprices de ces esprits bizarres et toujours féroces. On vous a fait, Monsieur, le détail des habits que l’on nous donne, avec lesquels il faut essuyer la rigueur du froid et celle de l’été.

Occupés aux travaux qu’on vous a marqués, n’ayant pour toute nourriture que du pain et de l’eau, on ne peut s’en exempter qu'en payant un sol tous les matins aux argousins; autrement on est exposé de subir les mêmes peines, exposé à demeurer attaché à une poutre, avec une grosse chaîne, la nuit et le jour.

Si la vénérable compagnie de Marseille ne nous donnait pas deux sols à chacun, la plus grande partie de nous subirait ce supplice.»

Et comme le pasteur avait loué la patience des galériens, le vénérable confesseur de lui dire:

«Vous nous donnez des louanges que je suis bien loin, en mon particulier, de mériter. J’ai plutôt lieu de croire que ma captivité est un châtiment que mes péchés m’ont attiré, plutôt qu’une épreuve de ma fidélité; puisque le bon Dieu m’afflige coup sur coup par la perte de ma famille. J’ai perdu deux fils que Dieu m’avait donnés, l’un à Marseille et l’autre ici; et je viens d’apprendre la mort de ma chère épouse.»

Au commencement de l’année 1756 arrivait sur les galères de Toulon un jeune homme de vingt-huit ans, dont le nom allait avoir un singulier retentissement. Il s’appelait Jean Fabre.

Le 1er janvier, son père était saisi par les soldats, dans une assemblée tenue aux carrières de Lecques, derrière la tour Magne; poussé par son amour filial, il obtint, à grand peine, de prendre sa place, et, bien loin que ce trait si touchant fût récompensé, Saint-Florentin ne craignit pas de faire peser son bras de fer sur celui dont les plus grands seigneurs de la cour sollicitèrent la grâce, et que le drame de Fenouillot de Falbaire devait illustrer sous le nom de l'Honnête Criminel.

Nous pourrions citer bien d’autres compagnons de captivité de nos deux forçats dauphinois qui mériteraient de trouver place dans notre souvenir. Chaque année de nouvelles recrues venaient augmenter le nombre de ces confesseurs de Jésus-Christ, et pour un qui sortait il en entrait dix.

De temps en temps quelques-uns, par une faveur particulière ou à prix d’argent, voyaient tomber leurs chaînes.

Morel fut libéré en 1761.

Jean Fabre sortit du bagne le 21 mai 1762, grâce aux démarches actives des frères – Johannot de Francfort-sur-le-Mein.

L’année suivante, ce fut le tour d’Espinas.

Chaumont de Genève fut mis en liberté en 1764. On connaît sa curieuse entrevue avec Voltaire. Étienne Chiron le conduisit à Ferney, auprès du célèbre écrivain qui avait contribué à son élargissement. Quand ce dernier vit cet homme de chétive apparence:

«Quoi!» lui dit-il, «mon pauvre petit bonhomme, on vous avait mis aux galères! Que voulait-on faire de vous? Quelle conscience de mettre à la chaîne et d’envoyer ramer un homme qui n’avait commis d’autre crime que de prier Dieu en mauvais français!»

Un octogénaire de Bédarieux, Jean Bonafous, cousin de Paul Rabaut, sortit en 1768, et Chambon, l’ami de Dortial, l’année suivante.

Dominique Chéruques, du Béarn, s’évada du port de Marseille, le 7 août 1770, et put se réfugier à Genève.

Mais, malgré leur ardent désir de la liberté, et quelques démarches qu’ils fissent pour l’obtenir, Antoine Riaille et Paul Achard, semblables au paralytique de Béthesda, qui voyait ses compagnons d’infortune trouver la guérison dans les eaux miraculeuses, sans qu’une main secourable vînt l’y plonger lui-même, voyaient se vider les bagnes sans qu’on songeât à les délivrer. L’heure approche pourtant où ils pourront reprendre en paix le chemin de leur vallée natale. Il nous reste à raconter les démarches qui la précédèrent.


IV


Un jeune pasteur distingué, sorti du catholicisme, qui devait plus tard abandonner la chaire pour la tribune politique et s’égarer sur les bancs de la Convention, Pierre Lombard, dit Lachaux, exerçait en 1772 son ministère à Nyons et dans les Églises environnantes. Ému de compassion à la pensée des souffrances de Paul Achard, il rédigea en sa faveur un mémoire, d’un style trop déclamatoire, qu’il envoya, à la fin de cette année, à M. de Boyne, ministre de la Marine. Voici le langage qu’il faisait tenir à son compatriote:

«Je gémis sur les galères depuis près de vingt-huit ans. Il y a longtemps que la mort aurait tari mes larmes, si le sentiment de mon innocence et la religion dont je suis martyr ne m’eussent soutenu. Le prétexte de ma condamnation fut cette religion même.»

Le galérien raconte alors en détail les circonstances de son arrestation:

«La tranquillité avec laquelle les protestants firent leurs assemblées en 1744 rendit leurs pasteurs moins précautionnés dans les asiles qu’ils choisissaient. M. Toulouse, pour lors curé à Châtillon, ayant appris qu’un de nos pasteurs s’était retiré dans sa paroisse, envoya en toute diligence un exprès à Die pour faire venir la maréchaussée de cette ville. Mais pour que la maréchaussée eût le temps de se rendre à Châtillon, M. le curé fut trouver M. notre ministre, et, pour mieux l’amuser, il l’engagea adroitement dans une dispute de religion. Le dessein de M. Toulouse ayant transpiré, je fus un des premiers à l’apprendre et un des premiers à le croiser. Je fus, pour cet effet, dans la maison où était M. notre ministre, et, pour l’obliger d’en sortir, je lui dis qu’un malade à l’extrémité réclamait son ministère, et je lui marchai sur le pied pour lui donner à entendre qu’on méditait contre lui quelque chose de funeste. M. notre ministre ayant ainsi échappé à M. le curé, je ne lui échappai point moi-même. Il écrivit contre moi que j’étais venu enlever M. notre ministre avec attroupement, et, sur son exposé, je fus décrété de prise de corps et, quelque temps après, condamné aux galères perpétuelles où je portai mon innocence et le désespoir de n’avoir pu la faire éclater.»


Achard n’a pas de peine à se laver de prétendu crime qu’on lui reproche; puis, attribuant les rigueurs dont il est l’objet aux préventions injustes qu’on nourrit contre les protestants, il continue en ces termes:

«Obscur, oublié, enveloppé de mon infortune dont tout augmente le sentiment, je n’ai pas le bonheur de connaître la personne respectable qu’on veut intéresser à mon sort. Mais la confiance avec laquelle on recourt à son autorité est pour moi un témoignage certain qu’elle pense que le plus digne usage de son pouvoir, c’est de faire des heureux. Je la supplie donc de l’exercer en ma faveur. Mes malheurs et sa magnanimité me font espérer que j’en serai l’objet. Je fonde moins mon espérance sur la gloire qu’on acquiert en se déclarant le protecteur des faibles et des opprimés, que sur le délicieux plaisir qu’on éprouve en faisant du bien, plaisir que les grandes âmes seules connaissent et goûtent.

D’ailleurs, que ne dois-je pas espérer aujourd’hui que la bienfaisance est devenue une vertu? Je n’ignore pas que la douce philosophie s’est insinuée dans tous les cœurs dignes d’elle. C’est en perçant de coups le fanatisme affreux, qu’elle est enfin remontée sur le trône d’où elle veille sur les plus chers intérêts des citoyens, autrefois sans cesse en péril. C’est elle qui a rendu l’honneur aux familles désolées des Calas et des Sirven et immortalisé les Fabre.

Cœurs sensibles et généreux, qui avez illustré votre siècle, serais-je le seul malheureux de qui vous ne pourriez sécher les larmes? Aussi peu coupable que ces illustres criminels, je suis aussi digne de compassion. J'ai perdu le premier et le plus précieux des biens, ma liberté. On m’a ravi avec elle non mon innocence, mais mon honneur...

C’est au nom de vos vertus et d’un Dieu rémunérateur des bons que je vous demande ces deux grands biens dont la privation me rend l’existence insupportable. Puissent mes gémissements parvenir jusqu’à vous! Puissiez-vous apprendre à l’univers que si ma patrie n’a pas eu autrefois de plus dangereux ennemi qu’elle, elle a enfin produit des hommes sages qui ont su la réconcilier avec elle-même.»


Les semaines et les mois s’écoulant sans apporter de réponse, Lombard eut la pensée d’adresser son placet à Voltaire. Voici la lettre qu’il écrivit à cette occasion au patriarche de Ferney. On regrette qu’oubliant trop son caractère de pasteur, il adresse des éloges sans réserve à l’ennemi juré du christianisme:

«Monsieur,» lui disait-il, en faisant allusion au mot de Voltaire cité plus haut, «permettez qu’un de ceux qui prient Dieu en patois vous adresse une épître et un mémoire écrits de même. Comme il est peu d’idiomes que vous n’entendiez, je pense que vous me comprendrez. Vous apercevrez, au travers d’un style mélangé, qu’il s’agit d’une cause bien propre à intéresser les vrais philosophes, mais qui cependant n’a pas attendri M. de Boyne, sans doute parce qu’elle lui a mal été recommandée, ou plutôt parce que mon mémoire était d’une diction révoltante.

Pour vous, Monsieur, en qui les malheureux trouvent un refuge et un père, quel que soit leur langage, vous accueillerez favorablement ce que j’ai fait pour l’infortuné Achard. Vous me saurez même gré de vous avoir fourni l’occasion d’exercer la bienfaisance de votre cœur.

Que ne me suis-je d’abord adressé à vous! Me pardonnerez-vous, Monsieur, de ne pas l’avoir fait? Vous auriez peine à vous y résoudre si vous connaissiez l’estime où je vous tiens. Je sais que la philosophie bienfaisante, cette amie de l’humanité, doit ses progrès autant à vos touchants exemples qu’à vos éloquentes leçons. Je vous avouerai même que je n’aime les hommes, que le goût du bien ne s’est profondément enraciné dans mon cœur, que depuis la lecture de vos immortels ouvrages.

O grand homme! je vous dérobais une bonne action; et ce larcin me rendait d’autant plus coupable à vos yeux que je vous ravissais véritablement votre bien. Vous voilà vengé de mon injustice, et l’insensibilité d’un grand me donne des remords que je me fus (sic) épargné, sans ma timidité ou plutôt sans l’oubli de vos vertus.

Je me flatte, Monsieur, que, tout insupportable qu’est ma lettre, vous le pardonnerez à un admirateur passionné de vos talents et qui respecte autant votre personne qu’il prise votre belle âme.»


Voltaire renouvela-t-il ses premières tentatives restées infructueuses? nous l’ignorons. Mais il appartenait à un jeune négociant de Marseille, Claude Eymar, qui s’intéressait à nos galériens, de donner une impulsion décisive aux démarches tentées en leur faveur.

Eymar était un grand admirateur de Rousseau. Il pria, vers 1774, le célèbre écrivain dont les ouvrages, à ce qu’il disait, l’avaient détourné du vice et ramené dans les voies de la vertu, de «s’intéresser aux malheurs de deux vieillards protestants qui, pour fait de leur religion, gémissaient encore sur les galères, et d’employer son crédit auprès des grands pour obtenir leur liberté.»

Cette lettre resta sans réponse. Rousseau, l’ami généreux des hommes, l’était avant tout de son repos. Le silence de ce philosophe morose n’aurait pas surpris Eymar, s’il eût connu la réponse qu’il faisait, dix ans auparavant à une demande semblable:

«Peut-être, en voulant les défendre, avancerais-je par mégarde quelque hérésie pour laquelle on me ferait saintement brûler. Enfin, je suis abattu, découragé, souffrant et l’on me donne tant d’affaires à moi-même que je n’ai pas le temps de m’occuper de celles d’autrui.»

Eymar fit néanmoins le voyage de Paris. Muni de recommandations, il put approcher Rousseau et visiter plusieurs fois le célèbre écrivain, mais sans rien obtenir de lui.

Heureusement il fit à Paris la connaissance de Court de Gébelin, le fils d’Antoine Court, et le savant auteur du Monde primitif, qui, tout en poursuivant ses recherches scientifiques, n’oubliait pas qu’il était l’agent général des Églises réformées, et portait le plus vif intérêt à ses frères. Cet écrivain qu’Eymar appelle «un des hommes les plus modestes et les plus aimables que j’aie connus de ma vie,» le seconda activement dans ses démarches.

Eymar, en quittant Marseille, avait vu les deux infortunés et s’était muni de toutes les notes et pièces nécessaires pour faire réussir son projet. Dès les premiers mots qu’il en dit à Court:

«Quel beau jour,» s’écria celui-ci, «si Dieu couronne nos efforts et nos espérances! Je suis à vos ordres la nuit et le jour. Nous irons à Versailles quand vous voudrez.»

Ils s’y rendirent au commencement de mai 1774, et leur première visite fut pour M. Hurson, ancien intendant de la marine, «homme juste et humain,» dit Jean Fabre dans son autobiographie.

Il connaissait particulièrement Court de Gébelin, au grand ouvrage duquel il avait souscrit. D’ailleurs, ayant eu de fréquentes occasions de voir de près les protestants condamnés pour cause de religion et d’observer leur conduite, il s’était intéressé à leur sort, et, autant qu’il dépendait de lui, avait adouci à leur égard la sévérité des ordonnances. C’est grâce à son intervention que plusieurs avaient été rendus à la liberté. Il n’en restait plus que deux lorsqu’il quitta sa place: nos Dauphinois, que son successeur avait oubliés.


M. Hurson accueillit nos deux solliciteurs avec la plus grande bienveillance. Il applaudit à leur projet et leur en fit espérer la réussite. Après leur avoir indiqué la marche à suivre, il obtint pour eux une audience de M. de Boyne, ministre de la Marine. À peine Eymar eut-il exposé à ce dernier l’objet de sa demande que le ministre se récria:

Quoi! des protestants encore aux galères! Cela n’est pas possible, vous vous trompez, monsieur, et je suis certain qu'il n’y en a plus.

Je ne me trompe point, lui répondit Eymar d’un ton respectueux, mais avec l'accent de la conviction. Non seulement j'en ai la preuve écrite, mais encore je suis témoin oculaire de ce que j’avance. Il n’y a pas un mois que j’ai quitté les deux forçats, à l’existence desquels Votre Grandeur a peine à croire; ils se nomment l’un Riaille et l’autre Achard, ils ont tel âge, ils sont depuis tel temps aux galères, ils y ont été envoyés ensemble et par un même arrêt du parlement de Grenoble, pour contravention aux ordonnances du roi sur les assemblées religieuses. Au surplus, tous ces faits sont faciles à vérifier.

Le ministre étonné proposa sur le champ à ses visiteurs de passer aux bureaux de la marine. Il y vit les écrous des prisonniers et, se rendant à l’évidence, il donna aux deux solliciteurs l’assurance qu’il serait fait droit à leur requête.

Eymar et Court quittèrent le cabinet du ministre, tout heureux du succès de leur démarche. Leur joie fut de courte durée. Le 10 mai, Louis XV, usé avant l’heure par ses débauches, expirait tristement à Versailles (On a peine à comprendre qu’un pasteur du désert ait fait, en ces termes, son oraison funèbre: «Nous avons perdu, Monsieur, un bon roi, en perdant Louis XV. Les prisons, les galères, tout regorgeait de nos confesseurs quand il monta sur le trône; et quand il l'a quitté, il ne s'est trouvé aucun de nos frères en captivité. Ce bon prince a eu ses faiblesses, même ses vices. Hé! quel homme ne les a pas! l'homme dur et cruel est le seul qui doit être détesté, et Louis XV était la douceur, l’humanité, la bienfaisance même.» Lettre de Gal-Pomaret à Olivier-Desmont. (Bulletin, t. X1X-XX, p. 74.). 


Cette mort amena un changement dans le ministère et ils durent ajourner la réalisation de leurs espérances.

Le jeune banquier retourna à Marseille, mais Court de Gébelin prit en main la cause des prisonniers. Sa correspondance de cette époque est pleine d’allusions à cette affaire. Il écrit le 17 juillet à Olivier-Desmont, pasteur à Bordeaux:

«Vous avez appris le coup que je viens de parer et, actuellement, je négocie pour la liberté de deux malheureux, malgré le peu de temps que me laisse un ouvrage immense.» Il entretenait aussi de ses démarches le pasteur d’Annonay, Abraham Chiron. Ce dernier écrivait, le 18 août, à son père, Étienne Chiron, de Genève:

«M. Court m’apprend, en date du 6, qu’il vient de présenter à M. de Boyne un mémoire pour obtenir la liberté des deux seuls forçats qui restent aux galères.»

Trois mois après, Abraham Chiron recevait de son correspondant parisien les lignes suivantes, datées du 19 novembre:

«J’écris en Dauphiné pour avoir une justification, qui m’est nécessaire, des motifs de condamnation de deux confesseurs que nous avons encore aux galères.»

Gébelin reçut les renseignements demandés, et Turgot ayant remplacé M. de Boyne au ministère de la Marine, ce fut au premier qu’il les adressa. Ce ministre, aussi grand homme d’État que grand homme de bien, et dont un historien moderne a dit «qu’il arrivait au pouvoir avec le grand dessein de prévenir une révolution par une réforme,» accueillit Court avec une extrême bienveillance, en lui disant qu’on n'avait pas besoin de lui recommander de pareils objets qui se recommandaient assez par eux-mêmes. Il ajouta toutefois que cette affaire n’était point de son ressort, et qu’il fallait s’adresser à M. de la Vrillière. C’était ce fameux Phelypeaux, comte de Saint-Florentin, qui avait fait peser, pendant sa longue administration, un joug de fer sur les protestants et dressé la potence de Benezet et de Teissier. «Ceci rendait la chose difficile,» dit Court; «cependant je franchis le saut.»

Heureusement que cette affaire ne concernait point ce haut fonctionnaire. C’était du garde des sceaux que dépendait la grâce des galériens.

«Me voilà donc retourné du côté de M. le garde des sceaux,» écrivait Court à un ami, le 13 juin 1775. «Ma requête est déjà présentée. J’ai même écrit fortement à ce sujet à M. de Peligny, premier commis en cette partie, que j’ai manqué à Versailles. Je viens de trouver une forte protection auprès de M. le garde de sceaux. Il y aura bien du malheur si nous ne réussissons, malgré le serment du roi d’extirper l’hérésie, qui va se renouveler.»


Le 4 juin, Court de Gébelin avait remis à M. de Peligny, avec une lettre pressante, une requête au roi qu’il avait rédigée lui-même en faveur des confesseurs. Elle était ainsi conçue:

«Au Roi.

Sire,

Deux vieillards infortunés, âgés de plus de soixante-dix et de plus de soixante ans, dans les fers depuis plus de trente ans pour cause de religion, se jettent aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de leur accorder cette liberté dont ils sont privés depuis si longtemps, et qu’ils méritent par la longue expiation de la faute qu’ils peuvent avoir commise, par leur vieillesse qui les met hors d’état de servir sur les galères auxquelles ils furent condamnés pour la vie, et par la conduite qu’ils ont tenue depuis ce temps-là, conduite qui a édifié tous leurs supérieurs et MM. les intendants de marine en particulier, qui ne refuseront pas de leur rendre ce bon témoignage.

Déjà Antoine Riaille et Paul Achard, tous deux du diocèse de Die et tous deux condamnés, en 1745, aux galères perpétuelles, pour cause de religion, par le parlement de Grenoble, ont vu rompre les fers de tous les protestants qui ont été condamnés comme eux aux galères pour cause de religion. Sans être plus coupables, auront-ils seuls à gémir sous le poids de leur infortune, et, sous un règne de justice et d’humanité, seront-ils obligés de verser des pleurs jusqu’au tombeau? Trente ans de punition et de douleurs ne seront-ils pas une expiation suffisante aux yeux des lois pénales?

Sire, que votre grande âme soit touchée de compassion envers eux! Que, dans le moment où la France est en joie sur le roi, ces infortunés puissent aller le bénir dans le sein de leurs familles! Elles vous béniront, Sire; tout le monde applaudira à la clémence de Votre Majesté; et ceux qu’effraya l’ancienne rigueur des lois pénales, revenus de leur consternation, se féliciteront d’être Français: l’on craindra de déplaire à un monarque juste et bon.»

Court avait accompagné ce placet d’une requête au garde des sceaux, qu’il terminait par ces mots:

«Et vous, Monseigneur, qui fûtes toujours juste et bon, en finissant la journée où vous aurez obtenu la grâce de ces deux vieillards, dernières victimes aujourd’hui de l’erreur, en ce genre du moins, et de la rigueur des lois, vous vous applaudirez d’avoir fait cet usage de votre crédit, et sentirez l’avantage d’être grand en puissance et en bonté.»

Ces démarches, poursuivies avec une persévérance infatigable, furent enfin couronnées de succès.

«Ma requête pour les deux confesseurs qui restent sur les galères,» écrivait quelque temps après Gébelin, «a été accueillie de la manière la plus gracieuse, et j’ai parole qu’ils sortiront à un temps marqué et peu éloigné. Je l’avais accompagnée d’une notice de tout ce qu’on avait souffert en 1745 année de la condamnation de ces deux braves Israélites. Elle a fait la plus grande sensation. On ignorait tant d’horreurs; on a bien fait espérer qu’on ne reverrait plus de pareils exemples.»


Enfin, le grand jour se leva, et le 30 septembre 1775, Court de Gébelin pouvait écrire à Charles de Végobre, réfugié de Genève:

«N’est-ce pas bien finir le mois de septembre que de vous apprendre que la grâce de nos deux braves confesseurs sur les galères vient d’être accordée par le roi et que M. de Sartine en expédie les ordres?

Je me félicite d’avoir été l’instrument dont la Providence s’est servi pour faire entendre efficacement leur voix. Ce qui augmente mon plaisir, c'est qu’on s’est empressé, de la cour, à m’apprendre ce succès, et je ne perds pas un instant de vous en instruire.»

Court s’empressa aussi d’annoncer à Claude Eymar cette bonne nouvelle.

Quand celui-ci la porta aux galériens, ils l’accueillirent – c’est du moins lui-même qui nous le dit – avec indifférence. Nous avons peine à l’en croire sur parole et nous le soupçonnons de vouloir ajouter, par ce détail, du piquant à son récit.

L’explication qu’il nous donne de ce «phénomène» ne nous paraît pas suffisante, quand il l’attribue «aux grandes faveurs» dont ces honnêtes criminels jouissaient depuis quelque temps. Sans doute, on ne les confondait plus avec les autres forçats; ils n’étaient plus à la chaîne et pouvaient exercer librement leur métier. Au moyen d’un cautionnement, ils avaient même la faculté d’aller et venir librement dans la ville; mais les montrer, quand leur lettre de grâce arriva, inconsolables de se voir forcés d’être libres, c’est évidemment payer son tribut à la rhétorique du dix-huitième siècle.

Une caisse de secours, établie depuis longtemps à Marseille et qu’alimentaient les offrandes des Églises, vint en aide aux forçats libérés. Ils reçurent chacun un équipement complet et mille francs en argent; et, après avoir fait leurs adieux à celui qui s’était employé avec tant de zèle à leur délivrance, ils prirent le chemin du Dauphiné. Comme ils durent tressaillir lorsque, aux approches de Livron, ils virent se dresser, dans le lointain, ces hautes montagnes si pittoresques, au pied desquelles s’était écoulée leur enfance, Ambel, Rochecourbe, plus connue dans le pays sous le nom de Trois Becs, et la masse imposante de Glandaz!

Que de changements survenus dans leur vallée depuis l’année sinistre de leur capture! Ils étaient comme étrangers dans les lieux qui les avaient vus naître; ils les avaient quittés dans la force de l’âge, ils y rentraient vieillis plus encore par les privations que par les années.

Riaille avait soixante-quatre ans et Achard soixante-seize. Sans doute, ils ne jouirent pas longtemps, ici-bas, du calme qui succédait pour eux à un si long orage. Mais ils purent, du moins, adorer Dieu, le reste de leurs jours, dans l’assemblée de leurs frères, sans courir le risque d’être inquiétés, et lui rendre grâces pour les secours qu’ils avaient reçus de lui dans leurs grandes épreuves; et leur touchante histoire nous apparaît comme une application vivante de cette parole du psalmiste: «Le juste a des maux en grand nombre, mais l’Éternel le délivre de tous.» (Ps. XXXIV, 20.)



 


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