Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

HISTOIRE DES VAUDOIS DE BARCELONNETTE,

DU QUEYRAS ET DE FREYSSINIÈRES.

(De 1300 à 1650).

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Puisque nous sommes en Dauphiné, nous allons poursuivre le récit des vicissitudes que les anciens Vaudois ont éprouvées tout autour des vallées vaudoises actuelles, avant de reprendre la série des événements qui se sont poursuivis dans ces dernières jusqu’à nos jours.

Ainsi les Vaudois ont été anéantis non seulement en Vallouise, mais à Barcelonnette, à Saluces, dans la Provence et en Calabre, où ils s’étaient anciennement établis. Ils ont aussi été exterminés dans la vallée de Pragela, mais plus tard.

La vallée de Barcelonnette est un enfoncement fermé de tous côtés par des montagnes presque inaccessibles. Elle appartenait autrefois au Piémont, puis elle appartint à la France de 1538 à 1559, après quoi elle revint au Piémont jusqu’en 1713, où elle fut définitivement cédée à la France, en échange des deux petites vallées de Sexare et de Bardonèche, situées du côté de Briançon.

Le bassin de Barcelonnette, et les petits vallons latéraux qui y aboutissent, portaient autrefois le nom deTerres-Neuves, probablement parce qu’elles avaient été récemment découvertes. On ignore l’époque à laquelle les Vaudois s’y seraient introduits. Farel vint y prêcher en 1519. Le temple était aux Josiers; la population, empressée et réjouie à la voix du réformateur, s’applaudit de voir les doctrines de ses pères, dans toute l’intégrité évangélique, proclamées publiquement; mais cette publicité attira sur ceux qui les professaient la redoutable attention de l’Église romaine. Les féroces inquisiteurs montèrent jusqu’à cette paisible retraite de pauvreté et de prière. C’était en 1560, l’année même où furent aussi saccagées les vallées de Méane, de Suze et de Pragela.

«La persécution, dit Gilles, s’embrasa si fortement alors contre les fidèles de ces contrées, qu’ils étaient tous appréhendés ou obligés de fuir; de sorte qu’ils furent longtemps vagabonds par ces rudes montagnes, en grande disette d’aliments et d’abri. On envoya aux galères ceux qui furent saisis et qui refusèrent d’abjurer. Quant aux apostats, leur condition ne s’en trouva pas meilleure; car, outre les remords de leur conscience, desquels ils étaient continuellement travaillés, ils devinrent un objet de méfiance et de mépris, de sorte qu’une partie d’entre eux s’en retourna au bon chemin.»

On donnait le nom de relaps à ces derniers, c’est-à-dire aux catholisés qui revenaient plus tard à l’Évangile. Les peines les plus sévères furent prononcées contre eux; mais les catholiques eux-mêmes avaient peu d’estime pour des gens qui se convertissaient le couteau sur la gorge: comment pouvaient-ils même estimer des doctrines qui en étaient réduites à se faire accepter par de pareils moyens?

Cependant, peu d’années après (en 1366), un ordre rigoureux enjoignit à tous les Vaudois de Barcelonnette d’embrasser le catholicisme, ou de sortir des États de Savoie dans l’espace d’un mois, sous peine de mort et de la confiscation des biens.

La plupart d’entre eux résolurent de se retirer dans la vallée de Freyssinières, qui appartenait à la France; mais on était alors aux fêtes de Noël, c’est-à-dire aux temps les plus rigoureux de l’année; les femmes et les enfants ralentissaient la marche; les montagnes, couvertes de neiges, augmentaient la fatigue et les dangers de la route; avant d’atteindre à leur cime la nuit était venue, de sorte que la tribu proscrite fut obligée de coucher sur un lit de frimas: le froid les saisit pendant ce sommeil qu’il transforma pour plusieurs en un sommeil de mort. Ceux qui périrent étaient du moins au terme de leurs souffrances; mais qu’elles durent être vives pour les survivants qui, le matin, eurent la douleur de voir seize de leurs enfants, asphyxiés et raidis par le gel entre les bras de leurs mères désespérées!

Les survivants atteignirent à grand-peine l’asile fraternel qui leur était ouvert.

Le gouverneur de Barcelonnette voulut alors distribuer aux catholiques les biens abandonnés par ces malheureux fugitifs; mais un fait honorable pour la population de ces montagnes, c’est que personne ne consentit à les accepter. Ces catholiques-là étaient bien retardés dans le chemin qu’avait parcouru leur Église.

Les Vaudois purent donc rentrer dans leurs demeures et reprendre leurs possessions. L’autorité ferma les yeux sur leur retour, sans lequel ces champs fussent restés déserts et ces montagnes dépeuplées; mais pour exercer publiquement leur culte, il fallait qu’ils traversassent de nouveau les glaciers et se rendissent à Vars, sur les terres de France. Eh bien, ces modestes chrétiens, déjà si cruellement éprouvés, ne craignaient pas de franchir cette grande et pénible distance, plusieurs fois dans l’année, pour jouir du bonheur de s’édifier en commun et de recevoir la bénédiction d’un pasteur. Quelle leçon pour les chrétiens de nos jours!

Mais un demi-siècle après (en 1623), les rigueurs recommencèrent. Un moine dominicain, nommé Bouvetti, obtint du duc de Savoie l’autorisation de poursuivre les Vaudois de Barcelonnette, auxquels il apporta un nouvel ordre d’abjuration ou d’exil. L’exécution en fut impitoyablement poursuivie par le gouverneur de la vallée, nommé François Dreux; de sorte qu’après beaucoup d’efforts et de requêtes inutiles pour obtenir quelque adoucissement à leur sort, les Vaudois, inébranlables dans la foi de leurs pères, durent de nouveau, et maintenant sans retour, abandonner la terre natale, s’expatrier sans avenir, et demander asile à des pays moins tourmentés.

Les uns se retirèrent dans le Queyras et dans le Gapençois, d’autres à Orange ou à Lyon; quelques-uns se rendirent à Genève, et plusieurs dans les vallées vaudoises du Piémont, qui étaient comme leur mère patrie.

Ainsi demeura dépeuplée et silencieuse cette retraite qui ne fut heureuse que lorsqu’elle était oubliée, et qui, dans son oubli, retentissait en paix de la parole évangélique.

L’Église persécutrice s’applaudit de cette destruction comme d’un triomphe. Ainsi les passions humaines se font un piédestal même des vices qui les servent, et devant les erreurs de son siècle, le puissant érige en mérites ses excès et ses égarements.

Les habitants de Freyssinières, dont l’illustre et malheureux de Thou a peint avec les plus vives couleurs les habitudes laborieuses et les mœurs pures, résistèrent à la persécution; Louis XII avait dit, après une enquête juridique sur leur compte: ces braves gens sont de meilleurs chrétiens que nous. Mais ils l’étaient par l’Évangile, et Rome n’en voulait pas.

Depuis le commencement du treizième siècle, jusqu’à la fin du dix-huitième, on ne cessa de les poursuivre; et depuis l’année 1056 à l'année 1290, cinq bulles de divers papes demandèrent leur extermination. Les inquisiteurs firent leur proie de ces tristes vallées, dès l’année 1238; et pour reconnaître si un prévenu était réellement coupable, on raconte que ces défenseurs officiels de la foi catholique lui appliquaient un fer rouge; si le fer le brûlait, c’était un signe d’hérésie, et on le condamnait. — Quels temps, et quelles mœurs! Plût à Dieu que l’incertitude des documents nous permît de ne pas y croire!

En 1344, dit un vieux manuscrit, la plupart des gens de Freyssinières étant persécuté s’enfuirent dans les vallées du Piémont; mais ils revinrent avec les Barbas, résistèrent aux inquisiteurs et furent bientôt plus forts qu’auparavant (Mémoires M S C de Raymond Juvénis, Bibl. de Grenoble et de Carpentras.).

Il fallut les cruautés inconcevables de Borelli et de Veyletti pour les affaiblir de nouveau. Louis XI mit fin aux poursuites de ces agents du saint office en 1478. Ils furent remplacés par François Ployéri, qu’y laissa Cattanée, après l’extermination qu’il avait faite de tous les Vaudois de Vallouise.

Cet inquisiteur ordonna aux habitants de Freyssinières de comparaître devant lui, à Embrun. Ils savaient que c’était pour obtenir d’eux une abjuration de leur foi; cette course était donc inutile: aucun ne s’y rendit. Alors ils furent, par contumace, condamnés à mort comme rebelles, hérétiques et relaps; puis, selon l’ordinaire, les biens de tous ces pauvres gens furent confisqués au profit de l’Église.

C’était pour elle la partie intéressante et l’attrait excitateur de ces condamnations.

Qu’importaient à ses moines les douleurs, les angoisses inexprimables, les misères de nos familles, pourvu qu’ils fissent bonne chère et se livrassent luxueusement à leur cléricale sensualité! Tous ceux d’entre les malheureux Vaudois que l’on put saisir furent donc envoyés au feu sans autre formalité; car le moyen le plus sûr de s’emparer des terres confisquées était d’en massacrer les propriétaires, et quiconque osait intercéder pour les condamnés, fût-ce un fils pour sa mère, ou un père pour son enfant, était immédiatement incarcéré, jugé et souvent condamné comme fauteur d’hérésie.

Les Vaudois n’eurent de repos qu’après la mort du faible Charles VIII, arrivée en 1498.

Des délégués, de presque toutes les provinces du royaume, se rendirent alors à Paris, pour assister au sacre de Louis XII. Les habitants de Freyssinères s’y étaient aussi fait représenter par un procureur, chargé d’exposer leurs plaintes au nouveau souverain.

Louis XII renvoya cette affaire à son conseil; on en écrivit au pape, et des commissaires, à la fois apostoliques et royaux, c’est-à-dire représentants du pouvoir pontifical et de l’autorité royale, furent nommés pour aller prendre, sur les lieux, de plus précises informations.

Étant arrivés à Embrun, ils se firent remettre tous les dossiers des procédures intentées aux Vaudois par les inquisiteurs, tancèrent l’évêque, et annulèrent toutes les condamnations prononcées par contumace contre les habitants de Freyssinières.

Mais l’évêque ne voulut pas souscrire à ces conditions, qui entraînaient pour son clergé la perte des biens si odieusement confisqués. Il basa sa protestation sur ce que l’un des commissaires aurait dit publiquement, dans l’hôtellerie de l’Ange, où ils avaient été loger: plût à Dieu que je fusse aussi bon chrétien que le pire de ces gens-là! D’où le prélat concluait que ce juge avait dû favoriser les hérétiques aux dépens du bon droit. Cependant Louis XII ratifia les conclusions de ces commissaires (par lettres datées de Lyon, 12 octobre 1501), et ces derniers obtinrent du pape un bref qui rendit la décision du roi obligatoire pour le clergé.

Ce pape était Alexandre VI, et le bref fut obtenu par l'intermédiaire de son fils César Borgia, qui était venu en France, pour apporter à Louis XII une bulle de divorce en échange de laquelle il reçut, avec le titre de Duc de Valentinois, la partie du Dauphiné dans laquelle se trouvait précisément comprise la vallée de Freyssinières.

Borgia et Alexandre VI avaient bien autre chose à faire que de s’occuper des doctrines qu’on y professait! Les habitants s’étaient rendus contumaces devant un tribunal ecclésiastique; il fallait une absolution de ce fait pour détruire les procédures dont le roi demandait l’annulation; on n’avait rien à refuser au roi, et Alexandre VI était généreux en fait d’absolutions. Mais l’objet pour lequel on en demandait une lui parut être trop peu de chose pour d’aussi longues, écritures. N’être que contumaces: la belle peccadille! et pour faire quelque chose qui en valût la peine, il accorda aux Vaudois une large absolution, non seulement pour ce fait qui leur était reproché, mais encore pour toute sorte de fraudes, usures, larcins, simonie, adultères, meurtres et empoisonnements; parce que, sans doute, ces choses étaient si habituelles à Rome, qu’il était tout naturel alors de les croire fort communes partout.

La vie simple et austère des Vaudois dédaigna ces indulgences corruptrices, et le mal qui résultait de leur emploi resta tout entier dans l’Église qui en faisait usage.

Un demi-siècle après, au fort des guerres qui remplirent le seizième siècle, une tentative armée eut lieu contre les Vaudois de Freyssinières et du Queyras, par le commandant militaire d’Embrun, qui marcha contre eux à la tête de douze cents hommes de l’Embrunois et du Briançonnais. Mais Lesdiguières, à peine âgé de vingt-quatre ans, accourut en hâte, par le Champsaur, pour défendre ses coreligionnaires. Il rencontra les ennemis à Saint-Crespin et les tailla en pièces.

Les protestants à leur tour voulurent s’emparer d’Embrun. Un piège avait été dressé pour cela. Il devait s’exécuter le jour de la fête de la Conception, en décembre 1573; mais il fut déjoué, et son auteur, le capitaine La Bréoule, étant tombé aux mains des catholiques, fut étranglé, traîné sur la claie, puis mis en quatre quartiers et suspendu à quatre fourches devant les portes de la ville.

Douze ans après, Lesdiguières s’empara de cette place. Il attaqua d’abord le bourg de Charges qui était fortifié. Les habitants et les soldats se fiant aux fortifications, ne faisaient que causer et se divertir. Lesdiguières s’avança par des chemins couverts, mit des échelles contre les murs et entra dans la place. Nous venons danser avec vous, dit-il, en se montrant. La garnison était prisonnière; elle voulut se défendre; on la passa au fil de l’épée. Un régiment de 500 arquebusiers vint d’Embrun pour reprendre ce poste; mais il tomba dans une embuscade que lui avait tendue Lesdiguières, à la montée de la Coulche, où il furent taillés en pièces.

Le chef victorieux fit ensuite reconnaître les abords de la place d’Embrun, dont il s’empara le 17 novembre 1586. Une partie des soldats qui la défendaient se retira dans une sorte de forteresse centrale, dont il reste encore la Tour-Brune, attenante à l’ancien évêché. On y mit le feu, et c’est dans cet incendie qu’on jeta par les fenêtres les papiers des archives épiscopales afin de les sauver. Il s’y trouvait les enquêtes dirigées contre les Vaudois; un soldat s’en empara, les vendit, et de main en main, elles sont arrivées entre celles de nos historiens.

La cathédrale d’Embrun devint alors une église protestante, car l’évêque avait pris la fuite, dès le début du siège, avec tout son clergé.

Deux jours après cet exploit, Lesdiguières vint assiéger Guillestre, qui fut prise, et dont il rasa les murailles qui ne furent jamais rebâties. Il remonta ensuite le cours difficultueux du Guill et vint prendre Château-Queyras. La résistance qu’il éprouva sur ce point augmenta l’irritation des troupes et l’effervescence qui régnait déjà dans la vallée. Les protestants victorieux s’y rendirent coupables de représailles sanglantes contre les catholiques qui les avaient si longtemps opprimés.

Depuis quelques années surtout, des troupes de fanatiques avaient fréquemment assailli leurs demeures, parcouru leurs villages, semé partout la désolation et la mort. Les capitaines de Mures et de La Gazette étaient ordinairement les instigateurs de ces violences.

En 1583, les réformés du Queyras, menacés d'une attaque prochaine, appelèrent à leur secours leurs coreligionnaires du Piémont: car des forces considérables se préparaient à les attaquer. Les Vaudois de la vallée de Luzerne arrivèrent les premiers pour les défendre. Ils s’emparèrent d’Abriès; l’ennemi était maître de Ville-Vieille, située à deux heures plus bas.

Un traître, nommé le capitaine Vallon, quitta les troupes catholiques, vint à Abriès et dit aux protestants: Je suis un de vos frères; j’ai été fait prisonnier, on m’a fait jurer de ne pas reprendre les armes, mais j’ai obtenu la permission de sortir du camp, et je viens vous prévenir que si vous ne vous retirez, vous serez tous taillés en pièces. — Espion! lui cria un Vaudois, si tu ne veux être taillé en pièces le premier, retire-toi d’abord. — Le traître disparut, et les armées ennemies s’avancèrent.

La cavalerie suivit le bas de la vallée, et deux corps de troupes les flancs latéraux des montagnes. Les Vaudois furent intimidés à l'aspect de forces tellement supérieures aux leurs. Eh quoi! avez-vous peur? s’écria le capitaine Pellenc du Villar. Que cent hommes me suivent, et Dieu fera pour nous! Tous le suivirent. Le capitaine Frache, qui déjà avait délivré les Vaudois d’Exiles des armes de La Gazette, s’élança le premier contre les ennemis.

Il fait plier leur centre; mais leurs deux ailes se rapprochent, la petite troupe vaudoise va être enveloppée. Ils battent en retraite sur les hauteurs de Valpréveyre; là ils rencontrent leurs frères de la vallée de Saint-Martin, qui accouraient aussi; alors ils reprennent l’offensive avec impétuosité; ils avaient l’avantage de la position; les avalanches de pierres qu’ils font rouler devant eux enfoncent les premiers rangs des catholiques. Ils s’élancent dans la trouée, frappent, dispersent, culbutent, balaient les agresseurs et les poursuivent jusqu’à Château-Queyras.

Les escarmouches qui eurent lieu ensuite furent terminées par la victoire de Lesdiguières, qui s’empara de toute la vallée, où des cruautés et des spoliations indignes furent alors exercées par les protestants. Lesdiguières y maintint son protectorat jusqu’à l’édit de Nantes.

À cette époque les Vaudois purent exercer librement leur culte. Pendant le dix-septième siècle ils eurent des pasteurs à Ristolas, Àbriès, Château-Queyras, Arvieux, Moline et Saint-Véran. Ces pasteurs étaient envoyés par le synode des vallées du Piémont, comme autrefois les Barbas, qui entretenaient avec tant de soin le feu sacré de la foi primitive dans des Églises bien plus éloignées encore.

La révocation de l’édit de Nantes vint détruire leurs temples et les proscrire encore. On sait combien de protestants français s’exilèrent. Ceux du Queyras rentrèrent dans les vallées du Piémont avec les Vaudois qu’on en avait aussi expulsés. Sous le règne de Louis XV, le culte réformé étant encore interdit, les Églises protestantes du Dauphiné eurent leur culte du désert comme celles du Gard et des Cévennes.

Une assemblée devait-elle avoir lieu quelque part, on voyait des villageois disséminés descendre par divers sentiers, la bêche sur l’épaule comme s’ils allaient aux champs, et se réunir dans une retraite isolée, où les psaumes étaient tirés de la veste du laboureur. Des familles entières franchissaient de grandes distances, pour s’y trouver. On partait le soir, on voyageait toute la nuit.

Aux abords des villages, les hommes enlevaient leurs chaussures et marchaient à pieds nus, sur le pavé endormi, pour que le retentissement de leurs souliers ferrés n’y trahît pas leur passage. Les pieds de la monture chargée de la femme et des enfants étaient enveloppés d’un linge qui les rendait muets; et la caravane, fatiguée mais joyeuse, arrivait tout émue au rendez-vous furtif de prière et d’édification. Quelquefois, il est vrai, les soldats de la gendarmerie, qu’on appelait alors la maréchaussée, se montraient tout à coup au milieu du recueillement universel, et venaient au nom du roi arrêter le pasteur. Des collisions sanglantes eurent lieu. Les balles du papisme déchirèrent plus d’une fois l’Évangile de Christ; mais les assemblées du désert, dissoutes d’un côté, se ralliaient de l’autre.

Là où les exemplaires de la Bible étaient devenus trop rares pour suffire aux besoins de chacun par suite des confiscations incessantes dont elles étaient l’objet, il s’était formé des sociétés de jeunes gens, dans le but de l’apprendre par cœur, et de la sauver ainsi, dans leur mémoire, de la perte dont elle était menacée.

Chacun des membres de ces associations pieuses avait pour mission d’en conserver ponctuellement un certain nombre de chapitres; et lorsque l’assemblée du désert se trouvait réunie, ces lévites nouveaux, entourant le ministre en face des fidèles, suppléaient à la lecture des pages interdites, en récitant successivement, et chacun à son tour, tous les chapitres du livre indiqué par le pasteur pour l’édification commune.

C’est ainsi que les Églises protestantes de France traversèrent ces temps d’orage. Dans les vallées du Dauphiné, qui furent aussi autrefois des vallées vaudoises, les descendants de ces glorieux martyrs ont survécu à leurs malheurs et subsistent encore à Freyssinières, à Vars, Dormilhouse, Arvieux, Molines et Saint-Véran.

Un apostolat récent, digne, comme celui des anciens Vaudois, de la ferveur qui animait l’Église primitive, a rattaché à ces contrées le nom de Félix Neff, que l’histoire a déjà rapproché de celui d’Oberlin, qui a fait tant de bien dans les Vosges. Le jeune missionnaire et le vieux patriarche avaient la même ardeur. C’est que les âmes n’ont point d’âge, et nos années que sont-elles en face de l’Éternité?

Les siècles eux-mêmes se réduisent à rien. Heureuses ces Églises d’avoir lutté pendant des siècles pour une cause impérissable dont les luttes et les triomphes retentissent dans l’immortalité!


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