Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE I

L’HISTOIRE DES VAUDOIS DU VAL-LOUISE

DEPUIS LEUR ORIGINE JUSQU’À LEUR EXTINCTION.

(De 1800 à 1500.)

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Ces chrétiens primitifs, qui ont reçu le nom de Vaudois, n’habitaient pas seulement dans les vallées du Piémont, mais aussi dans celles de la France. Que leur importaient les frontières de ces deux États? Leur seul désir était de vivre tranquilles et rapprochés les uns des autres.

On les retrouve dans les profondes retraites du Briançonnais, depuis un temps immémorial, ainsi que dans les Alpes d’Italie.

Les vallées qu’ils paraissent avoir habitées le plus anciennement sont, du côté de la France, celles de Freyssinières, de Vallouise et de Barcelonnette; du côté du Piémont, celles du Pô, de Luzerne et d’Angrogne, ainsi que celles de Pragela et de Saint-Martin.

Vallouise est une gorge profonde et froide, qui descend du mont Pelvoux jusque dans le bassin de la Durance. Elle était appelée autrefois Val-Gyron (elle est désignée ainsi Vallis Gyrontona dans une bulle d’Urbain II, rendue en 1096.), du nom du Gyr, torrent qui la traverse. Plus tard on la nomma Val-Pute, en latin Vallis Putœa, à cause du grand nombre de hauteurs ou de puys dont elle est remplie (comme l’atteste le nom de ses villages: Puy-Saint-Vincent, Puy-Saint-Eusèbe et Puy-Saint-Martin); et dans le patois du pays, on appelle encore puya une montée.

Quant au nom de Val-Louise, il lui fut donné, dit-on, par Louis XII, le père du peuple, en souvenir des bienfaits dont il avait jugé dignes ses habitants (ce nom se trouve cependant déjà en usage sous Louis XI, comme on le voit par ses lettres datées d’Arras, 18 mai 1478.).

Ils commencèrent d’être persécutés de 1238 à 1243 (Chorier, L. XII, ch. V.); puis, cent ans plus tard, en 1335, nous trouvons dans les comptes courants du baillif d’Embrun ce singulier article: «Item, pour persécuter les Vaudois, huit sols et trente deniers» (Raynaldi annales, n. 69.); comme si les persécutions étaient alors devenues contre ces chrétiens des Alpes une partie régulière du service public, une tâche permanente et toujours poursuivie.

Hélas! elles n’étaient que l’expression de la haine continuelle et croissante, que le papisme, fondé sur la tyrannie, a toujours ressentie contre l’Évangile, source de toutes les libertés.

Un des frères vaudois de la vallée de Luzerne (il se nommait Chabert. Voy. Inventaires des Archives de la Cour des comptes à Grenoble, vol. du Briançonnais.) avait acheté, depuis plus de cinq cents ans, du dauphin Jean II, une belle maison en Vallouise, dont il avait fait cadeau aux frères de ce pays, pour qu’ils y pussent tenir dignement leurs assemblées religieuses; mais l'archevêque d’Embrun la fit détruire en 1348, en excommuniant d’avance quiconque tenterait de la rebâtir; et douze malheureux Vaudois qui furent saisis à cette occasion, durent subir toutes les tortures de la superstition et de la cruauté.

Conduits à Embrun, en face de la cathédrale, au milieu d’un grand concours de peuple, entourés de moines fanatiques, revêtus d’une robe jaune, sur laquelle étaient peintes en rouge des flammes symboliques de celles de l’enfer, auxquelles on les croyait voués; on prononça anathème sur eux, on leur rasa la tête, on leur mit les pieds nus, on leur passa une corde autour du cou; puis, au bruit des cloches qui sonnaient des glas funèbres, le clergé catholique entonna un chant d’exécration et de mort.

Les pauvres captifs furent alors menés, les uns après les autres, sur un bûcher, entouré de bourreaux.

O saintes âmes, non captives mais affranchies, vous que l’esprit du Seigneur remplissait d’un courage si puissant et si doux, ces images de flammes dont vos tuniques étaient couvertes n’étaient que le symbole de celles qui allaient vous dévorer! Ah! du sein de la mort, c’est dans la bienheureuse sérénité du ciel promis aux serviteurs fidèles, et non dans les tourments promis aux esclaves du mal, que vous êtes passées, sur les ailes de votre foi et des prières de vos amis!

Le feu fut mis au bûcher des martyrs; car s’ils avaient vécu comme les chrétiens primitifs, ils savaient aussi mourir comme eux. Les bourreaux les étranglèrent à la hâte; leur corps revint à la cendre d’où il avait été tiré, et leur esprit remonta au Dieu d’où il était venu. Ah! lorsqu’une Église est persécutée, c’est un signe qu’elle est vivante; alors ses progrès dans la sanctification, froissent, inquiètent, irritent et arment contre elle les passions égoïstes des méchants.

Les Inquisiteurs firent même déterrer de leur tombe les cadavres de ceux qui leur avaient été signalés comme étant morts sans avoir reçu les secours de l’Église parce que le Rédempteur leur suffisait; et ces cadavres exhumés, après avoir été maudits dans leur mémoire, furent jetés aux flammes. On dispersa leur cendre aux quatre vents; et comme le fanatisme s’est toujours uni, dans l’Église romaine, aux passions les plus sordidement intéressées, on confisqua tous les biens qu’ils avaient laissés à leurs héritiers; de sorte que les aliénations mêmes qui avaient eu lieu depuis leur décès, au préjudice du fisc archiépiscopal, furent déclarées nulles.

On conçoit quels troubles, quels désordres, quelles désolations de pareilles animosités devaient jeter dans les familles; mais leurs biens les plus chers n’étaient pas ceux qu’on leur enlevait ainsi; et si l'amour des richesses amène au crime, celui des trésors du ciel amène à la sainteté.

Tout ce qu’on put faire néanmoins pour ébranler les âmes simples et courageuses fut tenté dans cette occasion. À ces cérémonies sacrilèges des tombes violées, des cercueils brisés et de leurs dépouilles brûlées publiquement, tout le peuple avait été convoqué au nom de la redoutable Église qui poursuivait ainsi ses victimes jusque dans la mort; et pour frapper plus fortement les esprits par cet appareil de terreur, toutes les personnes présentes furent adjurées avec imprécations d’avoir en horreur les doctrines pour lesquelles ces cadavres étaient privés du repos de la tombe; mais elles demeurèrent fidèles à leur foi en face des ossements dispersés de leurs pères.

Cette fidélité devait bientôt être mise à de plus rudes épreuves.

Un jeune Inquisiteur nommé François Borelli, obtint du pape Grégoire XI des lettres pressantes adressées au roi de France, au comte de Savoie et au gouverneur du Dauphiné, pour que toutes ces puissances réunissent leurs forces dans le but d’extirper des Alpes cette hérésie invétérée. Mais elle fut plus forte encore que les rois, car c’était la parole de Dieu, l’Évangile des premiers temps, l’éternité parlée.

L’inquisiteur de la foi se chargea de conduire les armes temporelles qui lui étaient confiées, et les persécutions dirigées par Borelli ne laissèrent pas un recoin de village sans l’atteindre de leur réseau. Comme la robe fabuleuse du Centaure, qui dévorait le corps sur lequel elle était jetée, il saisit des familles entières, des populations en masse, des révoltés partout, et les prisons ne furent bientôt plus assez spacieuses dans ces vastes provinces pour suffire à la multitude des prisonniers.

On construisit pour eux de nouveaux cachots, mais avec une telle hâte qu’ils étaient dépourvus de toute autre chose que de ce qu’il fallait pour faire souffrir les captifs.

La vallée de la Durance, avec ses ramifications du Queyras, de Freyssinières et de Vallouise, fut surtout épouvantablement décimée. On eût dit que la peste y avait passé: ce n’étaient que les inquisiteurs!

Borelli commença par faire citer devant lui tous les habitants de ces vallées. Ils ne comparurent pas, et il les condamna pour n’avoir pas comparu. Dès lors, toujours exposés à être surpris par ses sicaires, ils souffraient doublement de leurs propres périls et des angoisses de leurs familles.

L’un était saisi en voyage, l’autre au champ, l’autre dans sa demeure. Nul ne savait, en embrassant son père au culte du matin, s’il le reverrait à la prière du soir; et le père qui envoyait ses enfants à la moisson ne pouvait s’assurer qu’ils mangeraient du pain qu’ils allaient récolter.

Qu’on se figure les douloureuses anxiétés qui remplaçaient alors, sous le toit domestique, la paix des anciens temps!

Pendant quinze ans entiers cette œuvre de dépopulation, d’angoisse et de sang, se poursuivit dans ces montagnes au nom de la foi catholique.

Le souffle de mort qui faisait tomber tant de têtes, qui déchirait tant de familles, qui désolait tant de cœurs, c’était celui du Vatican. Sommité redoutable, qui n’a gardé de l’Olympe que ses faux dieux, du Sinaï que ses foudres et du Calvaire que le sang.

Enfin le 22 mai 1393, toutes les Églises d’Embrun se pavoisèrent comme pour une grande solennité; l’Église romaine était en fête: c’est que le sang allait couler. Les images païennes qui chargent ses autels de leur insensibilité dorée, rappellent ces idoles au pied desquelles on immolait des victimes humaines.

Tout le clergé, couvert de ses ornements de théâtre, se groupe dans le chœur. Une double haie de soldats contient le peuple dans la nef et environne une troupe de prisonniers. Quels sont-ils? — Des soldats de Christ qui vont combattre pour la foi. — Leur crime? — Cette foi elle-même. — Combien sont-ils? — Ecoutez! on va lire leurs noms et prononcer la sentence. — Quelle est-elle? — La même pour tous: condamnés à être brûlés vifs.

La liste est lue; quatre-vingts personnes des vallées de Freyssinières et d’Argentière sont déjà dévouées au bûcher. Mais nul habitant de Vallouise n’a encore été désigné; cette paisible retraite ouverte dans les rochers comme un nid de colombes, serait-elle épargnée? Non, le papisme n’oublie pas; son souvenir fut le supplice; avec lui, il faut être brûlé vif sur la terre, si on lui résiste, ou aller en enfer si on veut le servir.

Les Vaudois ont préféré lui résister; et une nouvelle série de cent cinquante noms, qui tous appartiennent à Vallouise, se fait entendre sous les voûtes de cette église qui n’est plus la maison de Dieu, mais plutôt un antre d'infamie, une caverne de bourreaux; et après chaque nom retentit, comme un glas funèbre, cette formule fatale qui les couronne tous: condamné à être brûlé vif!

C’était la moitié de la population de cette malheureuse vallée; et dans ces listes si exécrables pour nous, mais si naturelles pour l’Église romaine, on voit figurer quelquefois, les uns après les autres, tous les membres de la même famille. Horreur! deux cent trente victimes, furent au nom du Dieu de l’Évangile, dévouées à la fois au bûcher; et pourquoi? Pour avoir été fidèles à l’Évangile!

Mais le secret de ces nombreuses condamnations est plus honteux encore que leur cruauté elle-même: on confisquait au profit de l’évêque et des inquisiteurs les biens des condamnés. Les dépouilles de ces pauvres gens allaient servir à la ripaille du clergé.

Ah! sans doute, l’unité de foi dut faire alors de grands progrès dans ce triste pays; la solitude dans les déserts, voilà ce que virent pendant longtemps ces montagnes dépeuplées, que les inquisiteurs disaient avoir réduites à la paix de l’Église, c’est-à-dire au silence de la tombe. — Mais tout se lasse ici-bas, même le fanatisme; comme les loups abandonnent un charnier épuisé, l’inquisition se retira de ces vallées appauvries.

La France était alors sous le poids de ses guerres avec les Anglais; le Dauphiné était une des dernières provinces qui restaient au faible Charles VII. Il fallut qu’une jeune fille, Jeanne d’Arc, vint lui rouvrir les portes de Reims, et le chemin de la victoire.

Pendant ce temps, les Églises vaudoises se relevèrent peu à peu; comme les fleurs de leurs rochers; fortifiées par les orages, leur énergie grandit au milieu des dangers; et de même que les vents portent au loin les parfums de la fleur, le souffle de la persécution propageait leur foi évangélique: aussi l’influence de ces Églises s’accrut-elle en raison de leurs malheurs.

L’animosité orgueilleuse et brutale du paganisme papiste s’accrut pareillement. C’est ainsi que l’on arriva à la fin du quinzième siècle, à cette époque où Innocent VIII ouvrit contre les Vaudois une croisade d’extermination, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

C’était au mois de juin 1488; le légat du pape, Albert Cattanée, ayant inutilement essayé de subjuguer les vallées du Piémont, venait de passer en France par le mont Genèvre, où il fit étrangler dix-huit de ces pauvres gens qu’il avait faits prisonniers. Il descendit à Briançon, ville qu’on lui avait signalée comme étant alors fort infestée d’hérésie; de là il marcha vers Freyssinières, dont les habitants peu nombreux et mal armés se retirèrent sur le rocher qui domine l’église; mais des troupes l’environnèrent et ils furent faits prisonniers.

Ce succès donnant du courage, ou plutôt de la férocité à ses soldats fanatiques, ils envahirent à grands cris la gorge profonde de Vallouise. Les Vaudois effrayés, sentant qu’ils ne pourraient résister à des forces vingt fois supérieures, abandonnent leurs misérables habitations, déposent à la hâte, sur des montures rustiques, les vieillards et les enfants, chassent leurs troupeaux devant eux, se chargent de provisions et d’ustensiles domestiques, disent un dernier adieu à leur foyer natal, et se retirent en priant Dieu et en chantant des cantiques, sur les flancs escarpés du mont Pelvoux.

Ce géant des Alpes, que l’on a nommé le Visol du Briançonnais, s’élève à plus de six mille pieds au-dessus de leur vallée. Vers le tiers de cette hauteur s’ouvre dans la montagne une immense caverne, nommée Aigue-Fraide, ou Ailfrède, à cause des sources d’eau vive, alimentées par les neiges, qui en découlent perpétuellement. Une espèce de plate-forme, à laquelle on ne peut monter que par des précipices affreux, s’étend à l’ouverture de la caverne, dont la voûte majestueuse se rétrécit bientôt en un couloir étroit, pour s’agrandir ensuite en une salle immense et irrégulière. Tel est l’asile que les Vaudois avaient choisi. Ils placèrent dans le fond de la grotte les femmes, les enfants et les vieillards; les troupeaux furent relégués dans les enfoncements latéraux du rocher, et les hommes valides se tinrent à l’entrée; après quoi ils murèrent l’issue qui les y avaient conduits, remplirent de roches le sentier qui y aboutissait, et s’abandonnèrent à la garde de Dieu. Cattanée dit qu’ils avaient apporté avec eux assez de vivres pour pouvoir subsister, eux et leurs familles, pendant plus de deux ans. Toutes leurs précautions étaient prises, leurs retranchements ne pouvaient être forcés: qu’avaient-ils donc à craindre? Ils avaient à craindre l’assurance même que leur donnaient ces précautions humaines.

Se reposant avec sécurité sur ces moyens de défense dus à leurs propres forces, ils oublièrent trop que la foi seule transporte les montagnes, et délivre des plus grands dangers.

Cattanée avait avec lui un chef de troupes hardi et expérimenté qui se nommait La Palud. Ce capitaine ayant reconnu l’impossibilité de forcer l’entrée de la grotte, du côté par lequel les Vaudois y étaient arrivés, à cause des retranchements qu’ils y avaient établis, redescendit dans la vallée, se procura toutes les cordes qu’il put trouver, et remonta sur le Pelvoux, en promettant une victoire signalée à ses soldats. Ceux-ci tournèrent les rochers, gravirent sur les hauteurs et, attachant les cordes au-dessus de l’ouverture de la caverne, se laissèrent glisser tout armés, en face des Vaudois. Si ces derniers avaient mis plus de confiance en la protection de Dieu qu’en celle de leurs retranchements, la frayeur ne les eût pas saisis lorsqu’ils les eurent vus inutiles.

Rien n’était plus simple et plus naturel que de couper les cordes par lesquelles ils voyaient descendre leurs ennemis; ou de les tuer à mesure qu’ils arrivaient à portée de leurs armes; ou de les précipiter dans les abîmes par lesquels la plate-forme était bordée, avant qu’ils eussent eu le temps de prendre l’offensive. Mais une terreur panique s’empara des malheureux Vaudois, et dans leur égarement ils se précipitèrent eux-mêmes dans les rochers.

La Palud fit un carnage affreux de ceux qui essayaient de lui résister, et n’osant s’engager dans les profondeurs de l’antre dont il voyait sortir ces hommes effarés, il entassa à l’entrée tout le bois que l’on put trouver; les croisés y mirent le feu, et tous ceux qui cherchaient à sortir furent consumés par les flammes ou passés au fil de l’épée.

Lorsque le feu fut éteint, on trouva, dit Chorier, sous les voûtes de cette grotte, quatre cents petits enfants étouffés dans leurs berceaux ou entre les bras de leurs mères, il périt, dit-il encore, dans cette circonstance plus de trois mille Vaudois. C’était toute la population de Vallouise. Cattanée distribua les biens de ces malheureux aux vagabonds qui l’avaient accompagné; et jamais depuis lors l’Église vaudoise ne s’est relevée dans ces vallons ensanglantés.

Ainsi, les mêmes hommes que la prière rendait vainqueurs dans les moments les plus critiques, furent anéantis, dans la position la plus favorable, pour s’être trop assurés en eux-mêmes.

Combien de chutes encore ne voit-on pas s’opérer chaque jour, par suite de ce manque de défiance en soi-même, qui est un manque de confiance en Dieu! Ce grand exemple donné aux autres Églises vaudoises, les plongea dans le deuil et dans la prière; mais leur âme s’y retrempa, et si quelques-unes encore ont péri sous les palmes du martyre, l’Église mère a résisté en maintenant l’étendard de la croix.

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