Dans les commencements de leur séparation
d'avec l'Église romaine, les Vaudois
semblent, nous l'avons déjà dit,
n'avoir eu avec elle que des divergences d'ordre
pratique (1).
Valdo s'était proposé en effet une
réforme dans l'Église, non contre
elle. Mais la persécution éloigna ses
disciples de l'enseignement primitif ; leur
doctrine se développa donc
indépendante, tirant les conséquences
des prémisses posées par le
fondateur, à savoir, que l'amour des
richesses avait corrompu la
chrétienté
(2) ;
que la
révélation divine, contenue dans la
Bible, renfermait cependant la doctrine du salut
(3) ;
d'où nécessité pour tous de la
lire de la comprendre et, pour cela, d'en avoir des
traductions populaires. Ce fut à ce
signe qu'on reconnut tout d'abord
les Vaudois (4). Revenir à ce
qu'ils
croyaient être la pratique et l'enseignement
de l'Église primitive, leur sembla, en
second lieu, le moyen du salut
(5).
Sur ce point, la doctrine vaudoise, avec
des intentions plus pures, avec une morale
autrement rigide, eut un trait commun avec les
Hussites d'abord, avec les Réformateurs du
XVIe siècle ensuite. Il en est
résulté, dans le cours des
âges, une compénétration
réciproque des groupes vaudois, hussites,
protestants, et, vu la pénurie relative des
ouvrages vaudois antérieurs au hussitisme,
une difficulté sérieuse pour
distinguer les doctrines spécifiquement
vaudoises, d'avec celles apportées aux
descendants de Valdo par des dissidents plus ou
moins voisins
(6).
Dès le début, nous avons
vu se produire parmi les disciples de Valdo une
double tendance, celle des Pauvres de Lyon, plus
conforme aux enseignements romains, celle des
Pauvres Lombards, plus éloignée en
général de la doctrine catholique
(7).
À ces premières
divergences, d'autres s'ajoutèrent dues
à la vaste dissémination de la secte,
aux persécutions hâtives, qui
l'empêchèrent de se développer
à son aise, et surtout au manque d'une
autorité fortement centralisée. Une
ou deux fois par an, il se tenait bien un chapitre
où les recteurs des hospices se
réunissaient, et aux
délibérations duquel les parfaits
prenaient tous part, sauf les jeunes et les femmes
(8).
Mais quelle
pouvait être la force des décisions
prises par une assemblée, dont tous les
membres étaient sous la menace d'une
arrestation et de la mort, si un seul avait
à se plaindre ? Et comment une
confrérie, traquée sans pitié
par la société civile et par
l'Église, aurait-elle pu exiger
l'obéissance des siens ? Il en
résulta donc un certain flottement
perpétuel dans les croyances.
Au XIIIe siècle, les catholiques
du Languedoc reprochaient quatre choses aux
Vaudois : de porter des sandales, de ne jamais
consentir à faire un serment, de se refuser
à toute effusion du sang humain, même
à la guerre ou à la suite d'une
sentence judiciaire, d'admettre qu'en cas de
nécessité, toute personne, même
non ordonnée, à condition
d'être sans faute, pouvait consacrer pourvu
qu'elle portât des sandales
(9)
(c'est-à-dire appartînt à
l'ordre).
Le dernier reproche était de
beaucoup le plus grave, car il signalait un point
des doctrines vaudoises, par qui la
hiérarchie sacerdotale romaine se trouvait
fortement ébranlée.
Elle le fut bien plus encore, lorsque la
persécution vint mettre un fossé
infranchissable entre les Vaudois
et l'Église, en ne laissant aux premiers que
le choix entre disparaître par la soumission,
ou disparaître par la mort. Si
déjà, dans un colloque tenu à
Narbonne en 1190, les chefs vaudois affirmaient
qu'on ne devait obéissance qu'aux bons
prélats, que ceux-là seuls pouvaient
avoir le ministère apostolique, qui vivaient
une vie apostolique, dès lors, aux seuls
évêques irréprochables
appartenait le droit de lier et de délier
(10).
La logique
(11)
fit
pousser les choses plus loin encore. Les
laïques pieux purent alors exercer le
sacerdoce comme les prêtres, confesser,
célébrer l'Eucharistie et à
fortiori prêcher, même les femmes
(12). Le
pouvoir sacerdotal résida désormais
dans la communauté qui, par
l'élection, pouvait le conférer,
comme elle pouvait le retirer au ministre indigne
(13).
L'Église romaine devint ainsi la
société des méchants,
l'Église de l'Antéchrist, n'ayant
aucun droit ni aucun pouvoir sur les
âmes ; ses prétentions
étaient donc sans fondement, ses
excommunications sans valeur
(14).
Continuant leur évolution, les Vaudois
rejetèrent le purgatoire, les indulgences, les
prières
pour les morts, l'intercession des saints,
l'invocation de la sainte Vierge, la messe
(15).
Les
premiers disciples de Valdo avaient admis les sept
sacrements et la transsubstantiation leurs
successeurs, probablement après avoir
reçu l'influence du Hussitisme et à
fortiori de la Réforme, n'admirent plus que
le baptême et l'Eucharistie
(16).
Dans
cette dernière, plusieurs ne virent plus
qu'une figure (17). Sauf la
justification par la
foi,
c'était presque tout le programme du
protestantisme.
Et cependant, tout en se montrant fort
sévères, les auteurs et les
inquisiteurs catholiques du moyen âge
rendirent une certaine justice aux Vaudois
(18). « En toutes choses,
disait un écrivain du milieu du XIIIe
siècle, ils se conduisent fort
religieusement, ont des moeurs
régulières, des conversations sages,
parlant volontiers de Dieu, des saints, des vices
à fuir et des vertus à pratiquer
(19). »
On constate aussi chez eux un grand
dévouement à leur cause ; les
parfaits sont
désintéressés ; ils se
contentent du nécessaire, des aumônes
volontaires données par leur peuple ;
tandis que les croyants font de leur mieux pour
fournir à leurs ministres tout ce qui peut
leur être utile. Les actes de sacrifice ne se
comptent pas dans leur histoire ; on en trouve
témoignage jusque dans les pièces
inquisitoriales. Une femme, par exemple,
léguait sa robe à une autre vaudoise
et vingt sous à la société des
Pauvres de Lyon ; ce qui attira sur son
cadavre la colère de l'Inquisition. Il fut
exhumé et jeté en terre profane
(20).
Avec les Cathares et bien d'autres
sectaires du moyen âge, les Vaudois, nous
l'avons dit, rejetèrent le serment, sauf aux
timides à le prêter, sous les menaces
des inquisiteurs. Nous avons déjà
parlé de leur horreur du mensonge, il est
inutile d'y revenir. De tout ce que nous savons
d'eux, les Vaudois nous paraissent donc,
d'après leurs principes, des gens fort
inoffensifs. Malheureusement leurs premières
désobéissances les rendirent
suspects, bientôt leurs théories
ébranlèrent les fondements de
l'autorité ecclésiastique, on les
traita dès lors comme des
hérétiques, et comme c'était
l'époque où l'Église et
l'État engagés à mort dans la
lutte avec des sectaires de tout nom, Cathares,
Albigeois, Patarins et autres, en
venaient aux mesures les plus rigoureuses, les
pauvres Vaudois, assez mal distingués des
autres dissidents, se virent englobés dans
les rigueurs dirigées contre des sectaires
plus dangereux
(21).
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