Durant l'année 1747, un incident vient refroidir pendant quelques
mois la vieille amitié de Rabaut et de Vernezobre. Les deux amis
furent victimes d'un malentendu regrettable.
À la suite d'un faux rapport d'une personne de confiance, Rabaut avait
écrit imprudemment à Antoine Court une lettre contenant des
informations malveillantes et à coup sûr erronées à
l'égard de Madame Pradel et de deux pasteurs Boyer et Gavanon dit
Laferière. Cette lettre, interceptée à Genève par un nommé Anselme
Ravier et communiquée aux intéressés souleva l'indignation générale
dans l'arrondissement de Nîmes et d'Uzès. Que contenait-elle
exactement ?
Nous avons vainement cherché l'original. La seule indication tant soit
peu précise que nous possédons, c'est Vernezobre qui nous la fournit.
"On vient de découvrir une certaine lettre écrite et envoyée par M. Paul à votre adresse. Entre les choses que cette lettre contient, voici les plus remarquables. Mon épouse a eu plusieurs conférences avec M. Boyer et lui a dit des choses qui ne s'accordent ni avec la sincérité, ni avec la vérité, ni avec l'amour de la paix.
M. Boyer est descendu chez nous sous prétexte d'une commission. M. Laferière (Gavanon) a parlé en secret à M. le résident, il est à présumer qu'il est venu ici sous les auspices des puissances pour épier nos pas" (1).
Si tel était le contenu général de cette lettre, on comprend
l'animosité des accusés contre Paul Rabaut.
Nous laisserons de côté la dispute assez longue et assez embrouillée
qui éclata entre Rabaut d'un côté et Bayer et
Gavanon de l'autre, pour ne nous attacher qu'aux rapports des deux
compatriotes. Dans la même lettre citée plus haut, Vernezobre
continue :
" ..... N'admirez-vous pas, mon cher ami, un trait singulier de la justice divine dans cette funeste découverte car enfin si vous examinez, sans prévention, les accusations portées par votre correspondant, vous verrez qu'il n'était pas possible que le juste juge de l'Univers permit que ces accusations demeurassent longtemps cachées sous le voile d'un secret infiniment dangereux pour bien des personnes.
M. Paul s'est vanté devant moi d'avoir été chargé d'écrire en pays étranger toutes les choses bonnes ou mauvaises qu'il lui plaira. J'ai de la peine à croire que quelqu'un lui ait donné une commission si illimitée .... Cependant que peut-on penser de vous qui recevez depuis quelques années les écritures d'un homme qui vient d'attaquer avec la plus hardie confiance le tiers et le quart et qui a plusieurs fois refusé d'être associé dans l'exercice d'un ministère avec un ami d'enfance, un frère, un collègue qui l'aime véritablement et qui ne lui a fait aucun mal ....
Pour moi qui me souviendrai encore de la prière que vous m'avez faite le jour de mon départ de Lausanne :
"Mon cher ami, me dîtes-vous, les larmes aux yeux, je vous en prie, dès que vous serez arrivé au pays, travaillez à guérir la prévention, l'orgueil, les airs de petit maître que j'ai remarquée chez M. Paul et qui pourraient devenir funestes à lui et à d'autres" ....
Je vous crois assez bon ami pour ne pas prêter votre ministère à quiconque voudrait lancer et répandre des traits malins, soit contre mon épouse, soit contre moi et à mon insu ...... quant à moi je parle peu et je tâche de calmer les esprits.
Mon épouse quoique calomniée de l'aveu de tous les fidèles qui assistèrent aux deux conférences qu'elle eut avec M. Boyer, ne cherche point à se venger, elle se propose au contraire d'embrasser toutes les occasions qui se présenteront pour manifester sa charité, son bon coeur à ses injustes accusateurs ..... "
Dans ce différent, le témoignage d'un tiers est favorable à Vernezobre. Le pasteur Pictet, de Genève, écrivait en effet à Court, le 4 Juillet 1747 :
"M. Paul a un peu moins de douceur que nous ne l'avions cru et il me laisse voir qu'il ne serait pas fâché d'être le seul consulté et écouté", et dans une autre lettre du 20 Septembre :
"la jalousie, l'envie sont de mauvaises conseillères. M. Paul, avec cet extérieur doucereux, en est pénétré et c'est la source de tous ses soupçons injurieux contre un très brave homme qui malheureusement a plus de talent que lui et est plus goûté, et plus loin : Votre petit Rabaut est un brouillon". (2)
Tout en faisant la part de la nervosité dans cette appréciation
brutale, il est permis de penser que Rabaut pour une fois n'a pas joué
un rôle bien glorieux dans cette affaire. Parfois les hommes les plus
dignes de respect ont leurs petits côtés !
À la suite de cette querelle, Vernezobre qui jusqu'alors desservait
Nîmes et Uzès en compagnie de Rabaut, s'établit à Uzès seulement,
laissant le chef-lieu à Rabaut.
La brouille entre les deux amis d'enfance fut, par bonheur, de très
courte durée. Dès le 18 Août, Rabaut écrivait à Vernezobre :
"La dernière fois que je vous vis, je vous témoignai du chagrin que
j'avais de tout ce qui s'était passé. Oui, mon cher frère, personne
n'est plus affligé que je le suis de ce qui arrive et je vous prie,
vous et mademoiselle votre épouse, de vouloir oublier le tout.
Travaillons l'un et l'autre à l'avancement de notre commun maître.
Que la paix de Dieu règne dans nos coeurs. Nous qui prêchons le
support et la charité, donnons-en les premiers
l'exemple afin que l'on comprenne que c'est de l'abondance de notre
coeur que notre bouche parle.
Je me persuade que vous êtes animé des mêmes sentiments que moi
...... " (3)
D'autre part Vernezobre écrivait à Court le 28 Octobre pour annoncer
la réconciliation :
"Je ne saurais douter un moment du zèle et de l'intégrité que vous apporteriez à la décision des différents qu'il pourrait y avoir entre M. Paul et moi, mais comme je lui ai tout cédé, tout excusé et tout pardonné, permettez que je vous remercie très humblement pour l'offre obligeante de votre bonne médiation. "
Ainsi les deux amis se retrouvaient et leur intimité fut telle, désormais, qu'ils prirent peu à peu l'habitude de se tutoyer.
Au milieu de 1746 la persécution paraît se ralentir ; c'est que
la France, engagée dans une guerre malheureuse, a contre elle
l'Angleterre, l'Autriche et le Piémont dont les armées menacent
sérieusement ses frontières. Au surplus la Cour
apprend que des émissaires anglais parcourent le Languedoc pour
appeler les protestants à la révolte. Si les protestants se révoltent
et se joignent aux armées du Piémont qui occupent la Provence, tout le
Sud-Est de la France sera livré aux ennemis.
En Septembre, quarante mille autrichiens envahissent le Var. Les
Anglais bloquent Marseille et opèrent une descente en Bretagne.
L'intendant, très inquiet sur l'attitude des protestants dont il est
le bourreau, voit ses craintes augmenter par la présence de
l'étranger. Il veut sonder les sentiments des religionnaires.
Dans le Bas-Languedoc, il utilise pour cette tâche un marchand de
Nîmes, appelé Maigre. Ce dernier entre en rapport avec les pasteurs
Rabaut, Redonnel, Boyer, Vernezobre et d'autres.
Chez tous, il recueille les assurances d'un inaltérable attachement à
la personne du roi. Les pasteurs envoient une lettre collective à Le
Nain, puis chacun d'eux écrit à Nain pour protester de son dévouement
et de celui de son église.
Devant de pareilles protestations d'attachement, venant de pauvres
victimes traquées par les troupes depuis plusieurs années, Le Nain se
tranquillise. Les protestants offrent même des soldats pour marcher
contre les ennemis du royaume. Touché par une bonne volonté et un zèle
aussi évidents, le roi suspend momentanément l'exécution de ses ordres
concernant la religion. Aussi l'année 1747 s'ouvre-t-elle sous
d'heureux auspices.
Pendant les premiers mois, les protestants se remettent de leurs
alarmes et une fois de plus croient avoir obtenu la tolérance. Mais au
début de l'été, les armées françaises victorieuses refoulent les
alliés, occupent le comté de Nice et menacent le Piémont. Le danger
extérieur écarté et les troupes revenues en France, la persécution
reprend.
"La fureur de nos ennemis augmente, écrit Paul Rabaut, en vain avons-nous donné les assurances les plus fortes de notre fidélité et de notre obéissance, on continue à sévir contre nous et les dernières persécutions renchérissent sur les précédentes".
Si durant l'année 1748 qui voit signer la paix d'Aix-la-Chapelle, les
mesures de rigueur sont appliquées moins durement, dès 1749
l'assemblée générale du clergé tenant ses assises à Paris reproche
violemment au gouvernement sa faiblesse et sa tiédeur dans sa lutte
contre les prétendus réformée. Alors commence pour la France
protestante la sinistre époque où, pendant cinq ou six ans, jusqu'en
1755, on assiste aux enlèvements d'enfants jetés dans les couvents,
aux condamnations sévères pour mariages et baptêmes
dans le désert, aux emprisonnements pour fait d'assemblée, aux
pendaisons des ministres, etc..., etc.
Vernezobre et son église ne sont pas épargnés.
Mais avant d'exposer les épisodes du ministère de Vernezobre pendant
cette période d'effervescence, il faut noter le coup cruel qui le
frappe en 1749.
Sa femme meurt dans la nuit du lundi au mardi de la Passion. De santé
assez faible, elle ne pouvait pas résister longtemps à cette vie
agitée, remplie de craintes et d'inquiétudes ; les incidents
inattendus, les situations critiques, les fuites subites que les
mouvements des troupes provoquaient sans cesse, exigeaient une santé
robuste, pouvant supporter toutes les privations. Vernezobre perdait
sa compagne à l'heure où plus que jamais il allait avoir besoin
d'appui moral et d'affection.
Il lui restait un fils de quatre ans, Jean-Antoine. De quelle
protection efficace pouvait être pour lui un père contraint d'errer de
domicile en domicile et risquant d'un jour à l'autre d'être pris
et pendu ?
En 1750 le jeune Jean-Antoine est mis en pension à Genève, chez une
amie de sa mère (4). Avec quel soin
et quel intérêt Vernezobre ne va-t-il pas suivre jour après jour la
vie et l'éducation de son fils.
Deux ans après, il demande à Antoine Court de prendre l'enfant chez
lui et de jouer auprès de lui le rôle de père. Après quelques
hésitations Court accepte. Jamais au milieu de ses aventures les plus
périlleuses, la pensée de son fils n'a quitté Vernezobre.
C'est en 1754 que réfugié dans un bois et en danger d'être pris, il
expédie à la hâte quatre cents livres, tout son avoir, à Court pour
son fils.
De quels remerciements flatteurs n'accable-t-il pas Madame Court mère,
pour les soins qu'elle témoigne à l'enfant. Il pense à tout, aux
détails de la toilette comme à ceux de la nourriture. Un jour l'enfant
ayant eu une indisposition, Vernezobre écrit aussitôt pour dire que
“Jean-Antoine aime trop le lait (comme son père) et qu'il en a pris un
peu trop probablement"
Dans une autre lettre, il recommande à Court de donner à Jean-Antoine
trois ou quatre sous par dimanche et il ajoute : “les sages
résolutions que mon fils m'annonce avoir prises me font un sensible
plaisir ; s'il les exécute, il trouvera toujours en moi un bon
père".
Mais le 1er Juillet 1754, survient la mort de Madame Court, mère.
C'était elle qui s'occupait des jeunes pensionnaires et les entourait
de toute l'affection dont ils avaient besoin. Outre Jean-Antoine, il y
avait aussi chez les Court les enfants de Paul Rabaut. Bientôt
Vernezobre commence à se plaindre de la négligence avec laquelle on
s'occupe de son fils.
Il commence d'abord par des reproches déguisés et timides ; il a
trop de titres de reconnaissance envers Court pour oser faire des
réclamations directes. Mais peu à peu l'amour pour son enfant
l'emporte et à la fin de l'année 1755 à lieu entre les deux hommes une
explication orageuse. À une lettre impatiente de Court, Vernezobre
répond :
"Vous me l'avez enfin donné cet éclaircissement, mais permettez-moi de vous dire que vous y faites entrer un peu trop de mauvaise humeur.
Je conviens avec vous que les habits des enfants ne peuvent pas être toujours neufs et que les enfants de douze ans ne peuvent pas apprendre la religion comme à vingt ans, que les enfants de Monsieur Paul (qui venaient de quitter la pension Court depuis quelques temps) et le mien ont occasionné beaucoup d'inquiétude aux personnes de votre maison. Je suis un père tendre et non point prévenu en faveur de mon fils. Si les défauts dont vous me composez le caractère se trouvent à la lettre dans l'original, cet original qui n'a jamais rien écrit qu'à votre louange aura bien besoin d'un redoublement de grâce de la part de Dieu et d'indulgence de la part de ses maîtres". (5)
Vernezobre prend le sage parti d'envoyer son fils à Genève chez Chiron qui avait déjà pour pensionnaires les fils de Rabaut. Jean-Antoine y vécut jusqu'en 1761. La même année, Chiron demanda pour lui une bourse d'étudiant au séminaire de Lausanne. Voici la réponse qu'il reçut du seigneur de Correvon (6), membre du comité :
"Je pense que Pradel fils a beaucoup de chance d'obtenir une place et un subside. Il sera aisé à M. Pradel père d'avoir le suffrage de quelques pasteurs de son voisinage en attendant que le synode se tienne"
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