Comme tous les prédicateurs, Vernezobre désirait vivement se rendre
au séminaire de Lausanne. Son désir fut comblé en 1741 par la décision
du synode du Bas-Languedoc.
Article VIII. "On donnera congé à M. Vernezobre (Pradel) pour
aller rester un an dans le pays étranger et on le munira d'une bonne
attestation, en suite d'une réponse favorable de ses amis de ce
pays-là auxquels on écrira à ce sujet".
Il arrive à Lausanne en Novembre 1741 et il y reste jusqu'en Mars
1742. L'année précédente, son ami Paul Rabaut avait fait un séjour au
séminaire et était déjà revenu en France.
Contrairement à l'opinion d'Edmond Hugues et de quelques autres, les
deux jeunes gens ne se sont pas rencontrés en Suisse. Deux documents
le prouvent :
1° D'abord la liste des étudiants depuis 1729 jusqu'en 1753, dressée par Antoine Court et contenue dans ses papiers manuscrits, à Genève, mentionne que Paul Rabaut est arrivé en Août 1740 et parti en Février 1741 et que Jean Pradel est arrivé en Novembre 1741 et reparti en Mars 1742.
2° Ensuite les décisions des synodes de 1740 et 1741 viennent confirmer les indications de Court.
Nous avons déjà relevé plus haut l'article VIII du synode de 1741 qui
donnait congé à Pradel pour se rendre à Lausanne. D'autre part dans
les actes du synode de 1740, on peut lire, Article III : "Il
a été délibéré que M. Clément irait à Lausanne au dépens des églises
et M. Rabaut à ses propres dépens".
Ces deux témoignages, celui des synodes et celui d'Antoine Court
s'accordent si bien qu'il faut établir que Rabaut et Vernezobre ont
successivement vécu à Lausanne.
Le séminaire de Lausanne, organisé par Antoine Court en 1729 fut la
seule institution pour la formation du pastorat français jusqu'à la
Révolution.
"Étrange école de la mort, a dit Michelet, qui dans un modeste
prosaïsme, sans se lasser, envoya des martyrs et alimente l'échafaud".
(1)
En 1741 lorsque Vernezobre arrive à Lausanne, les étudiants ne sont
pas des séminaristes dans l'acception propre du terme. Logeant dans
des maisons particulières, ils sont absolument libres et ne se
réunissent dans un local commun qu'aux heures des leçons On les traite
comme des jeunes gens sérieux (2).
Ce sont des travailleurs assidus, n'ayant qu'une pensée se préparer à
leur ministère. D'ailleurs peu d'occasions de se distraire s'offrent à
eux. La population bourgeoise du canton de Vaud dédaigne ces
campagnards qui ignorent la politesse des salons. Les élèves de
l'Académie méprisent également ces esprits incultes
peu ouverts à toutes les subtilités de la philosophie On leur
reprochait de montrer trop de rudesse, d'avoir trop de préoccupations
pratiques.
“Aussi ces années d'apprentissage les passaient-ils dans la solitude
et le travail. Pourtant plus tard, lorsqu'ils y songeaient, leur
paraissaient-elles douces et agréables, c'est qu'ils étaient libres en
effet, libres de penser et libres d'agir. Ils pouvaient en toute
sécurité, sans craindre les soldats ou les espions, travailler, vivre.
Le souvenir de la patrie ne les quittait jamais. C'est aux travaux qui
les attendaient, aux souffrances prochaines, à la lutte, aux courses,
aux ennuis qu'ils songeaient sans cesse. Que de fois, au milieu de ces
images, se dressait sinistre celle de l'échafaud. Tout leur rappelait
la France et ses malheureuses églises.
Quelquefois, tout à coup, on apprenait le supplice d'un ancien
étudiant. On l'avait vu partir une année avant, joyeux et libre, .....
douze mois ne s'étaient pas écoulés et l'on apprenait son supplice. Et
cependant, ceux qui restaient, austères et inébranlables, persistaient
dans la périlleuse voie. Les premières larmes versées, ils reprenaient
leur stoïque attitude". (3)
Le programme des études en 1741 a une tendance essentiellement
pratique. Le séjour des étudiants est trop court (4)
pour qu'on puisse leur donner un enseignement complet
de théologie.
La polémique et la controverse tiennent la plus grande place. On parle
souvent de transsubstantiation, papauté, indulgence, purgatoire ;
le synode de 1748 recommande même de ne pas négliger cette branche
importante des études.
En Morale, on disserte sur l'humilité, la charité, la tempérance. On
traite surtout des devoirs du pasteur et de la conduite qu'il doit
tenir dans la vie (5).
Les professeurs qui ont le plus d'influence sur Vernezobre sont
Ruchat, auteur d'une "Histoire de la Réformation en Suisse" et surtout
Polier qui professait à l'Académie la morale et le grec et qui, au
Séminaire, enseignait l'hébreu et le catéchisme. C'est à Polier que
Vernezobre, dans de nombreuses lettres, demanda plus tard des conseils
et des directives d'ordre ecclésiastique. On le
voit, ce séminaire était pauvre en savoir, les généreuses ardeurs, les
élans de la foi y brillaient, mais non la science.
Vernezobre, au bout de six mois, en Mars 1742, reprend le chemin de la
France. Du séminaire, il garde un souvenir si reconnaissant que, peu
après son arrivée au Languedoc, il écrit à ses anciens
condisciples : “Vous l'avouerai-je, mes très chers amis, qu'il
est difficile de se rappeler des moments si précieux sans être tenté
de les regretter et sans être porté à souhaiter de voir leur retour,
placé comme l'on est dans plusieurs circonstances peu agréables, privé
de respirer librement et publiquement l'air des villes et de la
campagne, obligé d'inventer, d'étudier et de prendre les mesures
propres à dissiper tout autant de projets et d'entreprises que font
nos ennemis pour nous enlever du monde ! .....
Profitez, très chers amis, vous qui restez à Lausanne, à l'ombre d'une
puissante protection, profitez de tant d'avantages qui vous sont
offerts et qui sont mis à votre disposition tandis que je me contente
de soupirer vainement après leur possession". (6)
Vernezobre part sans être consacré. La consécration des jeunes
pasteurs s'accomplissait pourtant à Lausanne dans le
plus grand secret. Le gouvernement de Berne fermait les yeux.
Malheureusement en 1741 un étudiant imprudent s'était vanté en public
de recevoir l'imposition des mains dans le pays de Vaud.
Fort irritées de cette déclaration qui pouvait attirer le
mécontentement du gouvernement français, les autorités bernoises
refusèrent désormais toute autorisation.
Ce ne furent que trois ans après, en 1744, à la suite d'une
intervention pressante du comité de Lausanne et d'Antoine Court
lui-même que les autorisations furent de nouveau accordées tacitement.
Après avoir fait ses adieux à ses amis, ses professeurs et ses
condisciples, Vernezobre entreprend le périlleux voyage de Lausanne à
Nîmes. Muni du mince bagage de ses six mois d'études, il revient au
désert et à sa vie de dures souffrances.
Ce qui domine en lui, le ton de ses lettres l'indique, ce n'est pas le
regret de ce qu'il quitte ni la crainte de ce qui l'attend, mais la
joie de l'apôtre qui va servir la cause du Christ. Il nous fait le
récit de son voyage dans une lettre datée du 1er Avril et adressée à
A. Court. (7)
"Depuis le moment que je partis de Lausanne jusqu'à celui où j'arrivais aux portes de Lyon, j'eus la satisfaction d'être en bonne compagnie, de ne rencontrer aucun obstacle, de passer librement par tous les lieux dangereux, de marcher sûrement parmi le petit nombre de gardes qu'on trouve dans la Savoie et sur les terres de France. Ensuite il n'en fut pas entièrement de même.
Arrivé aux portes de Lyon, M. Tréjent (vraisemblablement un compagnon bénévole que le directeur du Séminaire donnait à chaque étudiant), saisi peut-être de la peur, s'éloigna de moi de manière que je le perdis de vue. Me voyant seul alors et en pleine nuit, .... je crus qu'il serait plus prudent de ne pas entrer dans la ville. En revenant j'aperçus un homme se promenant sur le chemin, à qui je demandais s'il n'y avait pas des endroits commodes hors de la ville, dans le faubourg où je pus aller loger. Lui, tout obligeant en apparence, me répondit qu'il m'emmènerait dans un des meilleurs logis. Quand nous y fûmes, il commença de boire et de m'interroger, il me pria surtout de lui dire de quel lieu je venais, pour quelles affaires je m'étais rendu à Lyon, de quel côté de voulais continuer ma route ; après avoir entendu mes réponses, il tira l'hôtelier à part et lui parla à l'oreille. Il sortit et dans un instant deux messieurs parurent qui demandèrent à souper avec quelqu'un. Craignant très à propos qu'ils ne valussent pas plus que le premier, je fis semblant de ne pas comprendre leur demande. Je me mis à table sans façon et eux se placèrent aussitôt à une autre table qui était près de la mienne. À peine eurent-ils mangé quelques morceaux qu'ils me firent des questions au moins autant hardies et captieuses que les précédentes.
Enfin reconnaissant qu'il n'y avait rien à mordre dans mes paroles, ils tournèrent la conversation sur les affaires du temps, ce qui me donna l'occasion de les quitter en leur souhaitant le bonsoir. Le lendemain je fus chercher M. Tréjent et ne le trouvant pas, je me vis obligé de partir seul, nonobstant la crainte que j'avais de me tromper ou d'avoir la rencontre de quelque mauvais garnement. Je vins très heureusement à Uzès, grâce soit rendue à Dieu".
Vernezobre revenu à Uzès, retrouve sa femme et son jeune fils qu'il
avait laissés à son départ.
Âgé de 24 ans, ayant déjà six ans d'expérience du désert, il est prêt
pour la lutte. Dans sa figure pleine, au teint pâle, brillent des yeux
gris. Ses cheveux châtains sont recouverts par une forte perruque, sa
taille est moyenne. Ses traits réguliers donnent de la beauté grave au
visage. Dans sa démarche, les genoux se portent en avant.
Cet homme modeste, peu instruit, revient vivre dans ce Languedoc qu'il
a déjà parcouru en tous sens la plus intrépide des aventures. C'est
cette épopée que nous allons suivre jusqu'au moment où la monarchie
française, emportée par la tourmente de 1789, s'écroulera dans la
débâcle tandis que le christianisme évangélique, maintenu par des
apôtres fervents comme lui, acquerra sa pleine liberté d'action.
En 1742 le nouveau pasteur trouve les églises dans un état d'ardeur
fiévreuse. Les brillantes tournées de Viala (8)
en Poitou, en Guyenne et en Languedoc, ont réveillé
quelques églises. De nouvelles paroisses sont créées en Saintonge,
dans le Périgord : Viala infatigable visite le Montalbanais, le
Rouergue, organisant partout le protestantisme. Mais seul, isolé, il
ne peut suffire à la tâche. On lui envoie un compagnon, Jean-Baptiste
Loire (9). Avec ce dernier et un
autre, Préneuf, ils réorganisent en Normandie de nouvelles églises,
entre autres celles du Havre.
Au Sud-Est, le pasteur Roger (10),
entouré de jeunes protestants, travaille sans relâche à reconquérir le
Dauphiné à la foi réformée. Partout le protestantisme progresse.
À ces motifs de Joie s'en joint un autre. Depuis quelques temps la
persécution se ralentit, les assemblées sont peu
inquiétées. Une aurore de jours meilleurs se lève. Quelques prêtres se
montrent moins portés aux mesures violentes. Le gouvernement ferme les
yeux sur la violation flagrante des édits ; il est vrai que cette
attitude tolérante est surtout imposée par les circonstances. Le roi,
engagé dans une guerre qui tourne mal et qui devait aboutir à la
retraite de Prague, dégarnit de troupes ses provinces. Privés de
soldats, les intendants doivent interrompre la persécution. Une lettre
de La Devèze, commandant des troupes du Languedoc, est significative à
cet égard (11).
"Vous pensez bien, écrivait-il, que je ne laisserais pas une pareille audace impunie si la situation des affaires du temps et celle où je me trouve avec si peu de troupes me le permettaient et si je n'étais pas d'ailleurs bien informé qu'ils n'attendent que quelques levées de boucliers de notre part pour avoir un prétexte de se montrer plus hardiment ...... il faut bien prendre ce parti et laisser faire ce que l'on ne saurait empêcher. "
De plus en 1743 la mort du cardinal de Fleury sur lequel pesait toute
la charge des affaires, laisse Louis XV dans un grand embarras et il
oublie pour un temps les réformés.
En Languedoc spécialement, le gouverneur duc de Richelieu qui s'était
prêté de mauvaise grâce aux expéditions contre les protestants, voyant
que la cour inclinait vers la bienveillance, laisse les protestants
jouir d'une très grande liberté. La largeur d'esprit de ce grand
seigneur marque nettement l'évolution des idées du XVIIIe siècle en
matière de religion. Son discours d'Alès du 19 Décembre 1743 en est le
meilleur témoignage. (12)
"En entrant en province, j'ai appris que vous faisiez des assemblées de huit à dix mille âmes ce que je n'ai pas voulu croire et ce que je ne crois pas encore ..... Si je voulais avec la pointe de ce petit doigt j'inonderais la province de troupes. Vous ne devez pas vous flatter que le roi, mon maître, veuille vous permettre de rebâtir vos temples. Vous n'ignorez pas que les édits de Nantes ont été révoquée. Peut-être a-t-on mal fait ?
Mais cela est fait ! Aussi ne me donnez pas l'occasion de mettre le fer contre le fer, je ne suis pas un homme à vous faire de la peine, au contraire à vous rendre service. Je ne m'embarrasse pas que vous soyez calvinistes, anabaptistes ou luthériens. Je ne prétends pas diriger vos consciences. Je laisse ce soin à vos directeurs et à vos consciences mêmes, vous pouvez prier Dieu dans vos maisons".
Les protestants encouragés, convaincus d'être arrivés à la fin de
leurs souffrances, multiplient les assemblées et les actes religieux.
Des catholiques se convertissent.
“Ce nouveau mal gagne et augmente tous les jours, écrivait Bernage,
délégué à Nîmes, au point qu'on compte cent catholiques apostats pour
un protestant qui se convertit".
Mais les protestants ne vont pas tarder à déchanter. Les hommes comme
le duc de Richelieu n'étaient encore que des précurseurs.
Vernezobre arrivant dans cette période d'accalmie se met à l'oeuvre
immédiatement. Le 15 Mai 1742, le synode du Bas-Languedoc décide entre
autres de diviser le pays en trois quartiers, l'un pour Clément dit
Gibert, l'autre pour Paul Rabaut et le troisième pour Vernezobre.
Les pasteurs Claris et Bétrine, plus âgés et plus expérimentés
devaient se déplacer un peu partout (13). Vernezobre
eut l'arrondissement d'Uzès. Le quartier comprenait Nîmes, La
Calmette, Uzès, Montaren, Moussac, Ergalliers, Lussan, Bouquet, St
Ambroix, St Jean, Bayac, Valon. Quelquefois le jeune
pasteur allait plus loin pour satisfaire des amis et des fidèles (14).
Dans ce quartier il devait rester quinze ans et y connaître les jours
les plus durs de sa carrière pastorale.
En Octobre de cette année-là, un coup terrible vient l'atteindre. Il
perd son fils âgé de deux ans et sa femme tombe gravement malade à la
suite d'une fausse couche. Sa douleur est profonde et il écrit à
Court : “Songez quel doit être mon état après des coups si
accablants et si atterrants, il n'y a rien au monde qui puisse en
dépeindre la tristesse et la douleur. Que Dieu éloigne de vous, mon
très intime ami, de semblables malheurs, Je me recommande plus que
jamais à vos saintes prières". (15)
Mais les charges accablantes de son immense église ne lui permettent
pas de s'abîmer longtemps dans la tristesse. Pendant la maladie de sa
femme qui dura plusieurs mois, il abat une énorme tâche.
En Février 1743, en douze jours (16)
il prêche douze fois en des lieux différents, séparés par de longues
distances qu'il faut franchir la nuit en empruntant des sentiers
isolés. Il n'est point de jour dans la semaine où il ne soit appelé à
bénir des mariages ou baptiser des enfants. Certains dimanches, il
baptise cinq, six, sept enfants et bénit trois, quatre, cinq mariages
(17).
Un jour, à une portée de fusil d'Uzès, il convoque une assemblée où
assistèrent plus de cent catholiques qui, depuis, se sont montrés très
favorables aux protestants.
À l'activité spirituelle, Vernezobre joint des conseils d'ordre
pratique. Il s'occupe des affaires matérielles de ses fidèles. Une
curieuse lettre écrite aux professeurs Polier et Ruchat l'atteste.
Vernezobre demande leur avis sur les deux cas suivants.
Voici le premier :
"Une demoiselle étant sur le point de mourir et n'ayant aucun enfant, établit sa nièce et son mari héritiers par égale portion. Après sa mort on partage l'héritage. Ce partage fait, la nièce par un bonheur particulier trouve de l'argent enterré dans la maison de sa tante et qui n'avait pas été spécifié dans le testament. Doit-elle en donner la moitié au mari ?"
Voici le second cas :
"Un horloger ayant arrangé une montre et ne voulant pas la remettre sans au préalable être payé de son travail, le propriétaire de la montre en prit occasion de lui donner deux ou trois coups de bâton. Un procès s'ensuivit et le président du tribunal de Nîmes ordonna que l'injuste agresseur payerait argent comptant mille livres à sa victime quoique celle-ci ne se trouvât endommagée dans aucune partie de son corps.
Savoir si l'horloger est obligé à la restitution de la montre sans avoir reçu de salaire ?"
Nous ne mentionnons ces deux procès que pour souligner l'intérêt que
Vernezobre portait aux affaires de ses paroissiens. N'y était-il pas
un peu contraint par les circonstances ? Le code civil ne jouait
pas pour les protestants. Leurs mariages n'étant pas reconnus leur
enlevaient le droit de tester et leur interdisaient bien souvent la
possibilité de se livrer au commerce. Les enfants, devant la loi, ne
portaient pas leur nom. Il était donc nécessaire, puisqu'ils ne
pouvaient pas s'adresser aux tribunaux, que toutes les questions
touchant à l'administration de leurs affaires personnelles fussent
réglées à l'amiable.
Qui, mieux que Vernezobre, pouvait jouir de la confiance de tous et
être digne de remplir ce rôle d’arbitre ?
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