Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

INTRODUCTION

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La Faculté de Théologie, chargée par le règlement de l'Université d'examiner la présente thèse, en autorise la publication, sans toutefois exprimer d'opinion sur les propositions qui y sont énoncées.
Genève, le 1 Février 1938.
Le Doyen :
Auguste LEMAITRE.

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En Languedoc, la ville de Bédarieux, célèbre Jadis pour ses draperies, a joué un rôle important pendant l'époque héroïque du protestantisme français.
Dès le XVIe siècle, la réforme y avait amené le développement de toute une bourgeoisie huguenote dont l'influence devint rapidement prépondérante. Mais après la Révocation de l'Édit de Nantes, cette élite, suspecte, écartée de toutes les fonctions officielles, dût abandonner la vie publique active. La persécution allait l'atteindre. Pourtant quelque pressant que fût le danger pour leur vie, en même temps que lésés dans leurs intérêts d'industriels, ces fidèles protestants pour la plupart ne renièrent pas leurs convictions religieuses.

Assidus aux assemblées que les ministres convoquaient malgré les édits et les soldats, ils ne craignirent pas de s'exposer à la prison et à l'amende. C'est dans les oubliettes de leurs maisons que les pasteurs poursuivis purent souvent se réfugier.
Dans une de ces familles bourgeoises, Jean Pradel, qui plus tard prit le nom de guerre de Vernezobre, naissait le 26 Janvier 1718. Sur ses parents, on ne sait rien si ce n'est qu'ils trafiquaient du drap.
On peut supposer quoiqu'aucun renseignement ne le confirme, que son éducation a été celle de tous les jeunes protestants de son époque ; éducation austère, simple, où la Bible tenait la première place. Aux enfants huguenots, la porte des collèges était rigoureusement fermée. Aussi ne leur restait-il que la maigre science des régents. Lire, écrire, un peu d'arithmétique et les premiers éléments de la grammaire constituaient tout leur bagage intellectuel.

À cette insuffisance du programme venait souvent s'ajouter l'animosité de leurs camarades catholiques. Antoine Court, plus tard maître de Pradel au séminaire de Lausanne, raconte dans ses mémoires (1) toutes les vexations dont il fut victime. Un jour le jeune Antoine, refusant d'assister à la messe, ses camarades le poursuivent de leurs clameurs et décident de le mener de force à l'église. Quatre d'entr'eux, les plus robustes, pénètrent dans sa maison, mais il a le temps de saisir la rampe de l'escalier et de s'y cramponner. Les autres luttent pour l'en arracher. Au bruit du vacarme, les voisins s'assemblent. Tous conseillent à l'enfant de céder. Mais celui-ci oppose une résistance si opiniâtre qu’il oblige ses adversaires à s'enfuir sans qu'ils aient réalisé leur projet. Ainsi malmenés, participant déjà aux souffrances qu'enduraient leurs parents, les jeunes protestants poursuivaient leurs études dans les conditions les moins favorables.

La fréquentation de l'école était un véritable cauchemar et ils voyaient en approcher la fin avec joie. Beaucoup de familles, la mort dans l'âme, se contentaient de donner à leurs fils une instruction grossière plutôt que de les exposer aux violences de professeurs et de camarades fanatiques. On a quelquefois reproché aux protestants de l'ancien régime leur indifférence, presque leur mépris pour les lettres, les arts ou la philosophie. Cela ne provient ni de leur incapacité d'esprit ni de leur pauvreté de sentiments, mais de l'état d'insécurité où ils vivaient.
Un danger terrible les menaçait, comment auraient-ils eu le temps, la possibilité et le goût de s'intéresser aux travaux de l'esprit à l'heure où se dressaient les gibets sanglants et où des troupeaux de pauvres religionnaires étaient conduits aux galères !

Une Décision Héroïque.

En 1734, la situation des protestants est critique. Depuis la fameuse déclaration royale (2) publiée en 1724, la persécution fait rage partout. Le clergé impitoyable, décidé à exterminer l'hérésie coûte que coûte, redouble d'activité. Les intendants reçoivent des ordres pressants pour arrêter les ministres qu'on considère à juste titre comme les meneurs les plus dangereux. Les rangs des pasteurs s'éclaircissent.
À Montpellier, Pierre Durand marche au supplice en chantant un psaume. Antoine Court, devançant l'orage s'est réfugié à Lausanne. Dans chaque ville, dans chaque village, la terreur s'étend.
Les exigences des Édits atteignent les réformés dans tous les actes sans exception de leur vie civile et religieuse. Heureusement que les représentants de la cour s'efforcent d'adoucir dans la pratique cette législation effroyable.
La plupart des dispositions d'une si cruelle minutie sont presque inexécutables. Les intendants agissent par secousse, par saccadés, suivant les intrigues du clergé qui, lui, ne cesse d'invoquer l’exécution intégrale des édits et de faire une pression continue sur la cour.
Cette attitude permet aux églises de s'organiser.

Les représentants du Languedoc, de Guyenne et des Cévennes se réunissent et signent une délibération par laquelle ils se considèrent comme formant un synode national le 26 Février 1733. On décide que toutes les fois que des jeunes gens désireraient devenir ministres, deux députés se transporteraient sur les lieux pour examiner s'ils avaient les moeurs requises et du talent pour la prédication.
On prend de sages mesures d'administration financière. On nomme des commissaires pour chaque district afin de régulariser les comptes et aussi de surveiller les écoles ambulantes. Ainsi en pleine persécution, la vie des Églises reprend. Les dangers les plus graves sont connus par les pasteurs. Ils continuent pourtant, courageux et prudents, leur ministère avec persévérance. Ils réchauffent le zèle de leurs fidèles désemparés.
Dans la nuit ils vont frapper aux portes et apporter l'Évangile à leurs amis. C'est ainsi qu'un soir d'hiver, le pasteur Bédrine (3) au hasard d'une tournée, arrive à Bédarieux et passe la soirée chez les Rabaut.
On a de la peine de nos jours à se représenter ce que la visite du pasteur pouvait apporter de joie dans une maison huguenote. On réunissait les voisins, les amis. Solennellement le visiteur faisait la lecture de la Bible puis prononçait quelques paroles d'encouragement. Un entretien s'engageait sur les affaires du temps se rapportant à la religion et aux événements survenus dans les églises. Le prédicateur ne manquait pas non plus de faire le récit souvent passionnant de ses longues courses à travers le pays.

Les jeunes Paul Rabaut et Jean Pradel écoutaient Bédrine avec une attention soutenue. Ils voulurent le suivre. Bédrine les accepta après leur avoir fait le tableau de tout ce qui les attendait : la misère, la faim, l'épuisement physique, l'isolement moral, le gibet peut-être.
Avant un engagement définitif, il réclama d'eux ce qu'Antoine Court appelait "l’esprit du désert", "J'entends par là, disait-il (4), un esprit "de mortification, de sanctification, de prudence, de circonspection, un esprit de réflexion, de grande sagesse et surtout de martyre qui, nous apprenant tous les jours à mourir à nous-mêmes, à vaincre, à surmonter nos passions avec leurs concupiscences, nous prépare et nous dispose à perdre courageusement la vie dans les tourments et sur un gibet si Dieu nous y appelle".

L'Apprentissage.


Jean Pradel âgé de seize ans quitte sa famille et sa ville natale pour entreprendre l'office périlleux de proposant, en attendant d'être consacré pasteur.
La préparation qu'on allait lui imposer était extrêmement pénible. Outre les privations matérielles et les souffrances physiques, elle présentait de graves lacunes intellectuelles. Quand quatre ans auparavant en 1730, le pasteur Bédrine avait proposé de fonder "l'école ambulante" faute d'école véritable, il avait écrit en Suisse pour demander des maîtres plus qualifiés pour cette tâche que ne l'étaient les simples pasteurs ne possédant qu'une instruction souvent insuffisante (5). Mais la Suisse n'avait pas pu envoyer des professeurs.

La vie matérielle du jeune proposant était précaire. Un asile lui était gratuitement offert mais c'était dans le coin le plus obscur, le plus malsain d'une ferme où, en hiver, il souffrait horriblement du froid ; il n'avait pas la ressource du feu dans la cheminée car tout mouvement lui était interdit ; les espions étaient trop nombreux, on aurait pu découvrir sa cachette.
En été il s'établissait en plein air dans un coin sauvage du pays. Antoine Court (6) nous offre la description d'un de ces campements.

"Je fis dresser, dit-il, un lit de camp dans un torrent et au-dessous d'un rocher. L'air nous servait de rideaux et des branches feuillées soutenues par des perches traversées nous servaient de ciel. C'est là que nous campâmes près de huit jours. C'étaient là nos salles, nos parterres, nos cabinets.
Pour exercer nos proposants, je leur donnais un texte de l'Écriture Sainte pour y faire des réflexions. Ce fut les onze premiers versets du cinquième chapitre de Saint Luc. Il ne leur était permis ni de se communiquer leurs lumières les uns les autres, ni de se servir d'autre secours que la Bible.
Aux heures de récréation, je leur proposais tantôt un point de doctrine à expliquer, tantôt un passage de l'Écriture, tantôt un précepte de morale, tantôt Je leur donnais des passages à concilier".

Mais dans cette vie si mouvementée, les leçons restaient rares, irrégulières, trop éloignées les unes des autres. Les étudiants apprenaient quelques chapitres de la Bible et du catéchisme, de temps à autre un sermon imprimé, faisaient un peu de grammaire et assez rarement de la théologie. L'un d'eux, Lombard (7) écrit que depuis qu'il est entré dans la carrière du désert, il n'a reçu tout bien compté que dix à douze leçons sur les matières de religion. Or il y était depuis quatre ans en attendant qu'on l’envoyât au séminaire de Lausanne.
Les pasteurs sous la croix étaient des hommes d'action et de dévouement et non des hommes de science. où d'ailleurs auraient-ils pris le temps de s'instruire ?

Au bout de quelques années, les étudiants subissaient leur examen de proposants devant le synode ou devant une délégation composée d'au moins trois pasteurs et parfois de délégués laïques. Très peu de candidats étaient refusés. L'examen subi avec succès, ils prenaient le titre de proposants et ils devenaient des collaborateurs précieux des pasteurs. Ils remplissaient les mêmes charges mais ils ne célébraient pas les mariages et les baptêmes et ne donnaient pas la Gène.
Après la fondation du séminaire, les proposants voulurent tous venir compléter leurs études à Lausanne.
Devant les exigences de leur ministère, ils reconnaissaient toutes les insuffisances de leur culture intellectuelle et ils voulaient les compléter. C'est avec joie qu'ils envisageaient leur départ pour la Suisse.
"Enfin me voici au Synode, écrit Lombard, époque heureuse puisque ce sera celle de mon départ pour Lausanne".

De 1734 à 1741 Jean Pradel accomplit ce dur apprentissage. Aucun document ne permet de suivre sa trace. Il y a tout lieu de croire qu'il vécut dans les mêmes conditions que ses condisciples.
En 1736 il vécut le premier épisode dramatique de sa carrière pastorale. Une assemblée devait se réunir pendant la nuit dans la Vaunage aux environs de Congénies.
Déjà la nuit tombait et chacun se préparait à partir pour "le prêche" quand tout à coup le village fut investi par les soldats. Grâce à la panique provoquée par cette irruption inattendue, Pradel put s'enfuir dans les garrigues qui s'étendent au nord de Congénies (8).

C'est dans un vallon sauvage, véritable désert de pierres qu'il passa sa première nuit de terreur. Dans cette région légèrement accidentée, couverte d'épais buissons épineux, la poursuite de nuit était vraiment impossible. Aussi les soldats désappointés durent-ils se retirer dans leur garnison sans ramener de prise.

À quelle date Pradel passa-t-il son examen de proposant ? Dans les papiers Court (9) on trouve "un tableau des jeunes gens qui prêchent actuellement en Languedoc" et qui porte que Jean Pradel ayant 22 ans prêche depuis 1735 sous la direction de Bédrine. Ainsi le jeune étudiant, selon Court, aurait été reçu proposant en 1735 puisque seuls les proposants pouvaient prêcher.
D'autre part dans la table des synodes du désert dressée par Edmond Hugues, on peut lire l'article suivant du synode provincial du Bas-Languedoc de 1738.

Article IV. "On a reçu MM. Paul Rabaut, Gibert dit Clément, Pradel dit Vernezobre, à la charge de prédicateurs après avoir subi un examen grave et avoir répondu à toutes les demandes ou questions qui leur ont été faites, tant sur la parole de Dieu que sur la discipline des églises réformées de France et promis de se conduire selon que l'Église du Seigneur le commande".
Rivière, secrétaire.

Des deux documents concernant la date de son examen de proposant, celui qui paraît posséder une plus grande certitude est celui qui contient les actes du Synode. La mémoire d'Antoine Court, accablé de besogne, a fort bien pu le trahir, aussi la date que nous choisirons de préférence sera 1738.

Dans la relation du synode, relevons le fait que Pradel est déjà connu sous le surnom de Vernezobre.
C'est ainsi que dans toutes les pièces et dans toutes les lettres de son époque, il sera désigné.

En 1739 le pasteur Claris bénit au désert le mariage de Vernezobre avec Elisabeth Pongy, mariage non reconnu par la loi et par conséquent inexistant au point de vue juridique. Les enfants appelés à naître de cette union étaient illégitimes et considérés comme bâtards. Le courage de ces jeunes femmes qui, par leur union, acceptaient de partager les mêmes rigueurs, les mêmes souffrances que leur mari mérite d'être rappelé (10).
Très souvent, par leur noble fermeté et leur résistance farouche, elles ont été pour leurs époux des collaboratrices précieuses.


1) Mémoires d'Antoine Court, publiées par E. Hugues, p. 230

2) Bibliothèque Nationale Mn. N°7049, p. 53. Cette déclaration a été publiée par E. Hugues dans son "Histoire de la restauration du protestantisme", Tome I, p. 256.

3) Voir annuaire de Paul Rabaut. - Le pasteur Bédrine avait comme paroisse le Haut-Languedoc et la Guyenne en 1734.

4) Mn. Court, N° 7 ; t. 9 p. 655

5
) Thèse du pasteur Guiraud, N° 226, sur "Le Séminaire de Lausanne", présentée à l'Université de Genève en 1913.

6) Mn. Court, N° 7, t. II, p. 3011

7) La Vie des Étudiants au désert d'après la correspondance de l'un d'eux, Simon Lombard, par Charles Dardier, Lettre 21.

8) Village de 1000 habitants, situé à 20 km. de Nîmes.

9) N° 17, t. 4.

10) L'exemple de Madeleine Gaidan, femme de Paul Rabaut est significatif : Elle a mieux aimé mener une vie errante avec sa vieille mère et ses enfants que de pousser Rabaut à quitter son poste. D'ailleurs le Comte de Mirepoix, intendant du Languedoc, eut honte de ces ignobles vexations et lui permit, après deux ans de poursuite, de rentrer à Nîmes.
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