Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XII

VINGT-CINQ ANS APRÈS

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L'Église indépendante célèbre le vingt-cinquième anniversaire de sa fondation.

Ils étaient nombreux ceux qui, à sa naissance, lui prédisaient une existence de courte durée et plusieurs de ses membres n'étaient pas sans inquiétude à son sujet; on la tenait pour une création hâtive, née d'une émotion momentanée, et qui ne supporterait pas l'épreuve du temps; on supposait que, dès qu'un nouveau pasteur serait installé dans la cure nationale demeurée vide, on verrait les troupeaux indépendants, du moins dans les villages, se fondre comme la neige au soleil. Elle a vécu cependant cette Église, si chétive à ses débuts, elle a même progressé assez sensiblement; en 1874, elle comptait 2879 électeurs et un nombre approximatif de 2600 dames; aujourd'hui ces chiffres s'élèvent à 4425 électeurs et 6140 dames, qui représentent une fraction notable de la population. Elle s'est accrue de deux paroisses nouvelles: en 1876, Bôle-Colombier et annexes, et en 1894. Motier-Vully. (Pour apprécier la valeur comparative des chiffres ci-dessus, il faut se souvenir que la constitution admet comme membres de l’Église tous ceux qui, ayant été baptisés et admis à la sainte cène, expriment le désir d'en faire partie. Chaque paroisse comprend donc un certain nombre d'électeurs de seize à vingt ans, qui n'ont pas encore la majorité civile. L'Église de Motier-Vully, qui compte 95 électeurs et 120 dames, se trouve en territoire fribourgeois.)

L'histoire de ces vingt-cinq premières années ne rentre pas dans le cadre de ce livre: mais, après le récit de la fondation de l'Église indépendante, quelques réflexions sur la situation actuelle ne seront pas hors de propos.

Aujourd'hui, les passions des premières années se sont calmées: et si, dans de petites localités surtout, des traces de l'ancienne animosité persistent encore, on peut dire qu'en général l'Église indépendante est acceptée et que des relations plus fraternelles ont succédé à l'hostilité de jadis.

Il faut reconnaître que la situation était à l'origine très pénible. Les pasteurs démissionnaires, qui avaient vu avec regret et chagrin une partie de leurs paroissiens ne pas marcher avec eux, ne pouvaient, avec une parfaite sérénité d'âme, assister à la restauration de l'Église qu'ils avaient quittée, quand ils venaient d'en fonder une nouvelle. Ils prévoyaient bien, quand ils sortaient de la cure où ils laissaient tant de souvenirs, quand, après avoir éteint la lampe et le foyer, ils en fermaient la porte pour la dernière fois, que bientôt cette porte se rouvrirait pour un nouveau pasteur. Mais ils ne pouvaient maîtriser une certaine impatience douloureuse, quand ils voyaient un étranger, ou, ce qui était plus pénible encore, un collègue d'hier ou un ancien camarade, s'installer dans cette même cure, rassembler ceux qui n'avaient pas voulu du nouveau culte et les persuader des avantages d'un régime contre lequel, hier encore, peut-être, ils protestaient. La position du pasteur national était également difficile, surtout dans les nombreuses localités où la majeure partie de l'ancien auditoire régulier avait déserté l'Église établie. Ils sont rares sans doute, dans une Église comme dans l'autre, ceux qui pourraient se rendre le témoignage qu'en traversant ces années de luttes, ils n'ont pas péché.

C'est le schisme, dira-t-on, qui a causé ces divisions; c'est le schisme qui est le grand coupable. Il est vrai; il serait bon cependant de constater que, sans la loi de 1873. il n'y aurait pas eu de schisme et que les uns et les autres ne demandaient qu'à rester unis; ils ont fait tous les efforts possibles pour écarter cette cause de trouble: mais ils n'ont pas réussi: cette loi, qu'une minorité seule réclamait, a été imposée à l'Église et l'a déchirée. Il est bon de bien déterminer les responsabilités.

Mais, ceci admis, il y aurait eu deux modes de faire possibles pour éviter le schisme: tous les pasteurs et leurs troupeaux auraient pu se mettre d'accord, soit pour subir la loi, soit pour la repousser. Tôt après la crise de 1873, chaque Église prônait l'une de ces manières d'agir, comme la seule juste et la seule admissible. Cependant, un de ces hommes rares, qui savent garder toute leur liberté de jugement, même dans les temps le plus agités — c'était un pasteur national — écrivait, au moment même de la crise. les lignes suivantes, qui méritent d'être conservées et méditées:

«On a exprimé le regret que tous les pasteurs et ministres ne fussent pas sortis, ou que tous ne fussent pas demeurés à leur poste. Quant à moi, j'estime que ce qui est arrivé est ce qui convenait le mieux à l'Église: que tous fussent restés, c'était l'aplatissement de l'Église qui aurait perdu tout respect et toute considération; l'État aurait dit: Je puis faire de ce clergé neuchâtelois tout ce que je voudrai. Et il aurait probablement travaillé activement à introduire dès maintenant l'élément rationaliste.

«Que tous fussent sortis, c'eût été, j'en suis convaincu, pour le pays entier, une crise qui aurait surexcité les passions et qui aurait produit une agitation, peut-être même une révolution, devant laquelle l'établissement d'une Église indépendante serait devenu très difficile.

«Mais, par une direction providentielle, à mes yeux, une moitié à peu près des pasteurs se sont sentis forcés par leur conscience de sortir de l'établissement officiel; les autres, agissant aussi par conscience, n'ont pas cru pouvoir abandonner leurs paroisses, d'autant moins que la nouvelle loi, si mauvaise qu'elle soit, leur laisse la liberté d'y exercer leur ministère comme auparavant.» (Journal religieux du 29 novembre 1873. La lettre est signée: «Un de vos abonnés, pasteur restant.»)

On voit par ces paroles si mesurées et si sages, que ceux qui, comme l'auteur de cette lettre, se sont décidés à subir la loi, ont pu le faire en bonne conscience, et il fut peut-être heureux, en effet, pour l'avancement du règne de Dieu, que tous les membres évangéliques de l'Église n'aient pas suivi la même voie.

Voici en quels termes deux pasteurs, qui peuvent être envisagés comme des représentants authentiques de leurs partis respectifs, formulaient la manière dont ils comprenaient chacun la situation:

M. Robert-Tissot, le rédacteur du Journal religieux, écrivait le 20 septembre 1873: «Le devoir, le voici: Que les chrétiens reviennent au moyen que les apôtres employaient pour fonder des Églises: la libre réunion en un même corps de tous ceux qui croient en Jésus-Christ, et qu'ils constituent ainsi, sur les ruines de l'ancienne Église réformée neuchâteloise, une nouvelle Église, sa fille légitime, qui maintiendra dans notre peuple l'Évangile que la loi, soi-disant ecclésiastique, est chargée de faire disparaître.»

M. Henri DuBois, le futur professeur de théologie à la faculté de l'Académie, répondait le même jour: «Il est des personnes dévouées à notre Église et des pasteurs attachés de cœur à l'Évangile, qui sont loin de partager ces vues. Ils estiment que la loi ecclésiastique nouvelle, quelque regrettable qu'elle soit à bien des égards, ne violente pas leur conscience, puisqu'elle n'apporte aucune entrave à la libre prédication de l'Évangile, et qu'après avoir fait ce qui est en leur pouvoir pour obtenir qu'elle fût modifiée ou pour en empêcher la promulgation, ils peuvent s'y soumettre sans être infidèles envers le Chef de l'Église... Aussi, en leur âme et conscience, voient-ils le devoir, non à sortir, mais à rester.» (Journal religieux du 27 septembre 1873.)

Il est intéressant de rechercher ce qu'il y a de commun entre ces deux déclarations, ou, d'une manière plus générale, entre les deux groupes de chrétiens évangéliques qui se sont séparés à ce moment, pour voir ensuite sur quel point précis les divergences de vues se sont produites.

Avant tout, les deux Églises ont été unanimes à se réclamer de l'héritage de l'ancienne Église neuchâteloise; et même leur accord, à cet égard, est si complet qu'il courrait risque de dégénérer en désaccord, la prétention des uns semblant contredire celle des autres. C'est ce qui provoqua, au moment de la séparation, une dispute assez oiseuse pour savoir qui restait et qui sortait. L'histoire qui vient d'être racontée, montre, sans qu'il soit besoin d'insister davantage, quelle part de la tradition du passé chaque Église est en droit de revendiquer et à quel titre elle peut se réclamer de l’Église de nos pères. Mais un fait intéressant ressort de cette querelle, c'est que tous les protestants évangéliques entendaient avoir suivi la ligne tracée par leurs devanciers, et qu'ils ne voulaient pas être accusés d'avoir inauguré un régime nouveau; chacun avait à la bouche les noms de Farel et d'Ostervald. Ce sentiment très louable était une protestation, inconsciente peut-être chez plusieurs, contre l'œuvre des législateurs qui n'avaient pas bouleversé l'Église et le pays entier, pour conserver simplement ce qui existait.

L'accord n'était pas moins grand entre tous, sur le principe de la liberté de conscience. Jusqu'à l'avènement du protestantisme libéral, la question ne se posait pas encore: ce n'était pas qu'il n'y eût déjà de nombreux adversaires de la doctrine évangélique: on l'avait constaté lors des conférences du professeur Vogt, en 1863, mais ils ne s'étaient pas formés en société constituée et militante. Lorsque les libéraux le tirent, chacun reconnut que, du moment qu'ils payaient l'impôt, ils avaient droit à être traités sur un pied d'égalité avec les autres citoyens, membres de l'Église établie.

Enfin, tous les chrétiens évangéliques voyaient dans le christianisme libéral, tel qu'il avait été formulé par MM. Buisson et Pécaut, une opposition radicale au christianisme biblique, prêché jusqu'alors dans toutes les chaires; aucun pasteur ne se déclara partisan des idées nouvelles, aucun même ne tenta de concilier les deux doctrines, jugées inconciliables par chacun. Et l'on peut dire, sans risquer d'être contredit, que le ferme désir de tous ceux qui s'intéressaient à l'Église et le but de tous leurs efforts, c'était de conserver à notre peuple le trésor de l'Évangile tel qu'ils l'avaient reçu de leurs pères.

Ce sont là des points essentiels sur lesquels un accord complet a régné constamment entre tous les membres croyants de l'Église, aussi bien au synode que dans l'Union évangélique.

Sur quoi donc a porté le désaccord? Qu'est-ce qui a transformé en adversaires ceux qui avaient jusqu'alors combattu dans les mêmes rangs et sous la même bannière?

Les uns estimèrent que l'Église ne conserverait l'Évangile à notre peuple, que si elle professait franchement sa foi à cet Évangile et si elle repoussait tout enseignement contraire. Et, comme la loi de 1873 tolérait toutes les croyances, comme elle n'admettait d'autre règle que l'opinion de la majorité des électeurs, ils jugèrent qu'un tel système serait une école de scepticisme pour le peuple, et ils fondèrent une Église indépendante.

Les autres estimèrent qu'il était préférable de porter la lutte sur le terrain de la loi, et de chercher à occuper tous les postes et à gagner partout la majorité, afin que, même sous un régime où toutes les doctrines religieuses où irréligieuses sont tolérées, ce ne fût cependant que l'Évangile qui serait prêché. Ils pensaient qu'en agissant ainsi, ils restaient davantage en contact avec la nation tout entière.

Voilà donc les chrétiens évangéliques, unis jusqu'en 1873, mais divisés depuis cette date, qui entendent, les uns et les autres, poursuivre le même but, le but le plus élevé, le plus grand qu'une Église puisse se proposer, celui de conserver le christianisme à notre peuple. Ils ne diffèrent que sur le moyen. Ne semble-il pas qu'il leur serait facile de s'entendre et de s'entraider et que nulle part l'esprit de l'alliance évangélique ne devrait trouver un terrain plus propice?

Nous ne méconnaissons point cependant l'importance de la divergence de vues qui les sépare.

L'Église indépendante arbore le drapeau de l'Évangile, elle proclame sa foi: puis elle ouvre largement ses portes à tous ceux qui y adhèrent. Elle est évangélique par sa constitution même.

L'Église nationale n'a, de par la loi, aucun caractère doctrinal; elle est ce que la majorité la fait être: aujourd'hui elle est évangélique, et c'est un privilège immense pour notre peuple; mais demain, telle paroisse peut se prononcer dans un sens contraire, sans que l'Église ait aucun moyen de s'y opposer. Elle se trouve actuellement dans une situation analogue à celle où était l'Église neuchâteloise en 1869, avant la campagne libérale; elle est évangélique de fait, et non de droit, mais avec cette différence considérable, qu'elle est aujourd'hui privée de tous les moyens de résistance qu'avait cette ancienne Église: son synode n'a plus aucune autorité doctrinale. Survienne une nouvelle crise religieuse, que les adversaires de l'Évangile se liguent et se réclament de leur droit d'électeurs ecclésiastiques, il ne leur sera point nécessaire pour obtenir satisfaction de lutter, comme les chrétiens libéraux, quatre ans durant: les portes leur sont ouvertes: qu'ils obtiennent la majorité dans une paroisse quelconque, et l'Église non seulement ne pourra pas les repousser, mais elle devra les agréer et installer le pasteur de leur choix.

Une telle éventualité est-elle une chimère? La nation, depuis vingt-cinq ans, est-elle tellement gagnée à l'Évangile qu'un mouvement d'opposition sérieux ne soit plus à redouter? Mais chacun sait qu'il se fait actuellement une propagande anti-religieuse, plus intense que jamais: dans certains milieux socialistes, on a déclaré la guerre au christianisme et le matérialisme est professé ouvertement. Ces éléments de la population se tiennent, pour le moment, en dehors de l'Église, mais qu'un chef les rassemble et qu'il leur donne une organisation, et le danger sera imminent.

Ne l'a-t-il pas été déjà, du reste, en 1873? Pourquoi cette lutte acharnée pour faire passer la loi ecclésiastique, sinon pour faire entrer dans l'Église des pasteurs libéraux? C'est le comité de ce parti qui avait demandé la revision de l'ancienne loi; ce sont ses chefs qui ont dirigé la campagne; quand, après tant d'efforts, ils se préparaient à goûter les charmes de la victoire, ils ont disparu tout à coup de la scène, on n'a plus entendu parler de l'Union du christianisme libéral ni de ses comités. Ce n'était certes pas que la loi ne répondît à tous leurs désirs; mais un fait nouveau s'était produit, la fondation de l'Église indépendante, et cela a suffi pour paralyser ce parti; chacun comprit que, si un pasteur libéral était élu dans une paroisse, tous ceux qui tenaient à l'Évangile passeraient immédiatement à la nouvelle Église, et le mot d'ordre fut donné partout, et à La Chaux-de-Fonds en premier lieu, de ne nommer que des candidats orthodoxes. Personne n'admettra que, si M. Numa Droz avait tant travaillé, c'était dans le but d'avoir une nouvelle Église aussi évangélique que la précédente. Personne ne croira que les chrétiens libéraux ne voulaient obtenir que la satisfaction platonique de savoir que l'Église leur était ouverte, pour céder ensuite la place à leurs adversaires. La loi de 1873 a réussi à passer, mais elle a complètement manqué l’effet qu'elle devait produire et que chacun en attendait: si le libéralisme n'a pas réussi, somme toute, à s'implanter dans les paroisses, la cause en est dans la présence de l'Église indépendante.

Il faut ajouter que personne ne s'attendait alors à ce résultat; les indépendants annonçaient l'invasion imminente du rationalisme dans l'Église nationale, les nationaux évangéliques reprochaient avant tout aux démissionnaires de livrer infailliblement leurs paroisses à l'adversaire, en quittant leurs postes. Ces prophéties sinistres ne se vérifièrent pas, ensuite d'un enchaînement de causes et d'effets que personne ne prévoyait alors. Et il se trouva que par la mise en vigueur de la loi, le nombre des pasteurs évangéliques fut presque doublé.

Il est instructif de comparer à cet égard la situation de Neuchâtel avec celles des cantons qui adoptèrent à la même époque des lois ecclésiastiques presque identiques à celle de M. Numa Droz.

À Genève, en avril 1874, la Semaine religieuse, au moment où une nouvelle loi allait être soumise au peuple, exprimait le vœu «que, si elle venait à être votée, pasteurs et paroissiens évangéliques s'entendissent pour reconstituer, d'une manière ou d'une autre, une véritable Église sur les ruines de l'ancienne.» Mais cette ligne de conduite ne fut pas adoptée; les pasteurs évangéliques annoncèrent à leurs troupeaux, dans une adresse, qu'ils resteraient à leur poste. La vieille Église de Genève, disaient-ils, a cessé d'exister; elle a été remplacée par une sorte d'établissement religieux qui n'est plus une Église; ils y resteront pour chercher à grouper les éléments évangéliques, en attendant le jour où la séparation de l'Église et de l'État sera prononcée. À Berne, où la nouvelle loi fut adoptée par le peuple à une énorme majorité, il n'y eut pas de velléité de séparation. Il faut remarquer que, dans ces deux cantons, le libéralisme religieux s'était implanté depuis longtemps et que la loi ne faisait qu'établir en droit l'état de fait. L'Église de Bâle, en échange, était toujours demeurée, comme celle de Neuchâtel, fidèlement attachée à l'orthodoxie. Il s'y trouvait bien un parti réformiste, mais son comité se plaignait, dans une lettre à M. Buisson du 20 février 1869, de la rareté des théologiens libéraux, si bien qu'on devait appeler du dehors des personnes dévouées à la cause de la libre pensée. (L'Émancipation, I, p. 31.) Cependant, quand le grand conseil bâlois eut adopté la nouvelle organisation ecclésiastique, les pasteurs n'hésitèrent pas à s'y soumettre pour y défendre la cause de l'Évangile, et il n'y eut qu'une seule démission Quelques mois plus tard, un premier pasteur libéral était nommé à Saint-Léonard, et, depuis lors, toutes les paroisses sont été envahies l'une après l'autre par des représentants plus ou moins nombreux de ce parti.

Pourquoi n'en aurait-il pas été de même à Neuchâtel, où la situation était très analogue? En dehors de toute question de principes, et si l'on se borne à apprécier les résultats obtenus, il semble évident que l'attitude prise par une partie de l'Église neuchâteloise, en refusant d'accepter le nouveau régime, a été favorable au progrès de la cause évangélique.

Il n'en est pas moins douloureux, et c'est une épreuve pour tous les vrais chrétiens, de voir les disciples d'un même Maître divisés entre eux et partagés en deux camps. Mais, si l'on y réfléchit, on trouvera peut-être que les effets fâcheux, résultant de la rivalité de deux Églises où l'Évangile est annoncé. ne sont pas comparables avec les maux qu'entraîne la présence de deux partis religieux hostiles dans une même Église. Cette zizanie a été épargnée au pays de Neuchâtel. On n'y connaît pas ces luttes électorales violentes entre orthodoxes et réformistes, cherchant chacun à faire passer leur candidat, ni ces compromis entre adversaires déclarés, toujours froissants pour la conscience. Il est difficile que les convictions ne soient pas ébranlées à la longue et que le scepticisme religieux n'en profite pas, quand le prédicateur du jour contredit les déclarations de celui de la veille; et, dans les relations personnelles entre collègues dans le saint ministère, la difficulté est grande, dans ces circonstances, de déterminer les limites exactes entre les devoirs de la charité et ceux de la fidélité à l'Évangile. Il y a là une position fausse, dont les conséquences peuvent être d'une gravité extrême.

À Neuchâtel, les hommes qui prirent en mains la reconstitution de l'Église nationale. (MM. Nagel, Alph. Petitpierre et Savoie furent les membres d'une commission ecclésiastique, nommée à cet effet.) gravement ébranlée par la fondation de l'Église indépendante, surent profiter des circonstances pour empêcher que la loi ne portât ses effets les plus fâcheux. Très attachés à la foi évangélique, ils se multiplièrent pour mener à bien la tâche qui leur était confiée; ils trouvèrent, non sans peine, dans les cantons voisins et à l'étranger, des ecclésiastiques partageant leurs convictions qui consentirent à venir occuper les postes laissés vacants par les démissionnaires. Quand le conseil d'État nomma des professeurs de théologie, il comprit qu'il serait imprudent de choisir des libéraux et il s'adressa à des hommes tels que MM. H. DuBois et Alex. Perrochet, qui avaient tous deux fait partie du comité central de l'Union évangélique, ou comme MM. Nagel, Rollier et Ladame, dont l'orthodoxie était à l'abri de tout soupçon.

Depuis lors, le temps a marché, les idées se sont modifiées, la loi, n'ayant pas eu les conséquences que l'on redoutait, a été jugée moins sévèrement par plusieurs, et tel qui ne s'est résigné à la subir qu'avec douleur, serait disposé peut-être aujourd'hui à en prendre la défense, voire même à en faire l'éloge. L'esprit national s'est accentué: tandis qu'il y a vingt ou trente ans, il se formait partout en Suisse des associations basées sur les affinités religieuses, soit évangéliques, soit libérales, aujourd'hui le groupement se fait d'après les principes ecclésiastiques et l'on a vu se créer un colloque des pasteurs nationaux de la Suisse romande.

D'autre part, l'Église indépendante a fait, pendant cette première période de son existence, l'expérience des avantages de la liberté. Sans en faire un dogme, elle a compris toujours mieux la valeur du principe de la séparation de l'Église et de l'État, et elle ne consentirait plus à y renoncer. Grâce à la sage direction de ses autorités, elle a dissipé les craintes de plusieurs de ses membres, qui s'étaient joints à elle par raison, plutôt que par sympathie pour l'idée de l'indépendance. Ils redoutaient que l'Église ne fût compromise par l'esprit sectaire, mais elle est demeurée largement multitudiniste: il suffit pour s'en convaincre d'assister à l'un de ses cultes du dimanche, dans telle de nos grandes localités: on lui reproche même d'aller trop loin dans ce sens, mais la grande majorité des membres de l’Église tient beaucoup à ce caractère populaire.

La question financière pouvait aussi causer de graves embarras; le premier budget qu'adopta le synode fut un acte de foi; il s'élevait à plus de fr. 100,000; la commission des finances, qui nous rappelle les noms respectés de son premier président, M. Louis DuBois-DuBois, et de son premier caissier. M. Eug. Humbert, invita les paroisses à lui faire parvenir les dons qu'elles avaient reçus pendant l’année: quand l'addition en fut faite, il se trouva un excédent de recettes de fr. 3000, et. depuis lors, les dépenses, qui s'élèvent annuellement de fr. 110,000 à fr. 115,000, ont toujours été couvertes par les dons anonymes versés dans les sachets. L'Église apprenait à donner, et à donner spontanément, ce qui est un grand bien; et ses contributions pour les œuvres de mission, d'évangélisation ou de charité, sont allées toujours en croissant.

Le nombre des étudiants de la faculté de théologie était faible à l'origine: il s'est accru graduellement; pendant ces vingt-cinq ans, la commission des études a accordé 91 diplômes, elle a pu ainsi répondre à tous les besoins des paroisses et un grand nombre de ses anciens élèves occupent des postes à l'étranger. (Voir Appendice V, la liste des licenciés en théologie, avec leur domicile actuel, et Appendice VII, le rôle des pasteurs des paroisses indépendantes.)

Si l'Église indépendante a largement profité, à l'origine, du droit que lui conférait la loi, de faire usage des édifices religieux, elle a été amenée cependant à construire un certain nombre de temples ou de chapelles, parce que les heures qui lui étaient concédées étaient défavorables ou parce qu'elle tenait à pouvoir disposer à son gré d'un lieu de culte. Dans la plupart des paroisses de campagne, elle a aussi bâti des presbytères, souvent réunis à une chapelle. Sans jamais faire appel à des dons étrangers, elle a consacré à ces constructions une somme qui dépasse sensiblement le million. (Voir Appendice VI, le tableau des temples, chapelles et presbytères de l'Église indépendante.) Le vaste temple de La Chaux-de-Fonds, avec sa tour élancée, sa grande rosace et ses trois cloches, est le plus beau de ces édifices; il est digne de la localité qui fut le berceau de l'Église indépendante. La plupart des paroisses se sont constituées en sociétés civiles; ce sont elles, en général, qui possèdent les immeubles qu'elles utilisent.

Ajoutons que le gouvernement a continué toujours à respecter scrupuleusement la liberté des cultes, et que l'Église indépendante n'a jamais été entravée dans son œuvre. Elle a pu se joindre avec joie à toutes les manifestations de la vie nationale.

Pendant ces vingt-cinq ans, chacune des deux Églises a donc affirmé de plus en plus le principe ecclésiastique sur lequel elle repose: c'est un effet naturel de leur coexistence, qui a son avantage: dans quelques localités, les temples qui étaient, avant la crise, amplement suffisants pour contenir l'auditoire ordinaire, ne pourraient suffire aujourd'hui à réunir tous les fidèles de la paroisse. Cependant cette rivalité, plus ou moins latente, a ses dangers sérieux: il importe de se rappeler toujours que l'Église n'est qu'un moyen et que le but, c'est l'avancement du règne de Dieu.

Doit-on conclure de ces faits qu'une réunion de tous les chrétiens évangéliques en un même corps soit devenue une impossibilité? Quand on voit par quelles voies imprévues et déjouant tout calcul humain, il a plu à Dieu de faire passer l'Église neuchâteloise, un tel jugement serait imprudent et peu fondé. Des circonstances peuvent surgir, d'un moment à l'autre, qui modifieront complètement la situation; l'ancien monopole religieux des Églises d'État a fait son temps: il ne cadre plus avec les institutions des sociétés modernes: la religion tend à devenir de plus en plus une affaire individuelle. Mais, partout où les deux Églises seront d'accord pour annoncer la vérité chrétienne, leur devoir sera de faire cesser toute rivalité mesquine, et, sans renoncer à leur liberté d'action, de travailler ensemble à conserver à notre pays bien-aimé le trésor de l'Évangile. La Société pastorale a donné, sous ce rapport, un bel exemple, au moment de la crise de 1873: elle a décidé qu'elle continuerait à réunir dans son sein les membres des deux clergés. Un bibliothécaire de la Classe du commencement de ce siècle disait à ses collègues: «Soignez bien vos vieux livres et vos anciennes archives; votre bibliothèque sera peut-être un jour le point de ralliement des membres divisés du clergé neuchâtelois.»

La tâche actuelle de l'Église indépendante est de rendre recommandable à tous le principe qu'elle défend. Elle n'y parviendra qu'en demeurant fidèlement attachée à l'Évangile, ce qui est sa seule raison d'être, et en travaillant, sous le régime de l'indépendance, au bien du peuple tout entier. Que le Seigneur Jésus-Christ, son unique chef, lui accorde la grâce d'être fidèle à sa mission!


Temple de la Chx-de-Fds



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