Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

LA GLORIEUSE RENTRÉE DES VAUDOIS

SOUS LA CONDUITE D'ARNAUD ET PAR LES DIRECTIONS DE JAVANEL

(D'août à septembre 1689.)


C'est dans la nuit du 16 au 17 d'août 1689 que les Vaudois s'embarquèrent sur le lac de Genève, pour passer de Suisse en Savoie, et se rendre de là au sein de leurs Vallées.
Il est, près de la ville de Nyon une forêt de chênes, nommée le bois de Prangins, qui recouvre de ses futaies quelques collines, ombrage quelques bas-fonds, et descend par une pente subite sur les flots du Léman.
C'est là que les Vaudois, fidèles au rendez-vous patriotique, avaient pour but, non point de s'attendre, mais bien de se rencontrer; car la forêt devait paraître libre (1), et non point occupée comme un quartier général, pour être prête à recevoir les conjurés de tous les environs entre neuf et dix heures du soir. Un grand nombre de Vaudois étaient donc déjà disposés à partir et cachés dans les alentours, sans qu'on eût aperçu personne dans le bois de Prangins, où ils évitaient de se montrer, pour ne pas attirer l'attention sur ce lieu important.

Depuis deux mois cependant les réfugiés faisaient leurs apprêts de départ. Répartis sur les points les plus éloignés de la Suisse, et jusque sur les limites de la Bavière, du Wurtemberg et du Palatinat, ils étaient prévenus qu'une nouvelle tentative de repatriation devait partir des rives du Léman.
Ils se disposèrent donc d'avance à pouvoir s'y trouver. Les domestiques, les gens à gages, les artisans, se dégageaient sans bruit de leur service; les ouvriers se procuraient des armes; chacun pourvoyait de son mieux aux soins de sa pauvre famille, qu'il allait laisser dans l'exil pour lui reconquérir une patrie (2). Mais les dangers étaient immenses; chacun pouvait périr; le silence nécessaire à cette grande entreprise cacha partout de pénibles adieux.

Plus de huit jours avant le terme fixé, les Vaudois s'étaient mis en marche. Il leur fallait user de mille précautions, afin de pouvoir traverser les États confédérés sans exciter la défiance.
Marchant la nuit, dormant le jour, cherchant l'ombre des bois et des sentiers détournés, ils évitaient avec soin de paraître en groupes nombreux. Ils se rencontraient sans se parler; un regard significatif leur suffisait pour se comprendre. Ils ignoraient d'ailleurs le plan de l'expédition; aucun ordre ne leur avait été donné, rien de précis n'était connu; une seule idée les guidait; rentrer dans leur patrie.
Cependant leur disparition sucessive des lieux où on les avait cantonnés éveille l'attention. Les rapports se croisent et se multiplient.
Le vendredi, 45 d'août, était un jour de jeûne pour la Suisse entière. Dans l'après-midi, au moment où l'on se rendait au sermon, le bailli de Morges est averti que 400 Vaudois ont été vus cachés dans les broussailles sous le pont d'Allamand (3). 

Il fait prévenir les milices environnantes; le lendemain il arrête 100 de ces fugitifs; mais 83 parviennent à s'échapper.
D'autres sont signalés à Rolle, à Ursine, à Pervoi.

Le même jour, des bateliers d'Ouchy se présentent devant le bailli de Lausanne (4).

Des Lusernois, disent-ils, nous ont demandé de les transporter en Savoie sur nos bateaux, mais nous n'avons pas voulu le faire sans vous en prévenir.
Vous avez très bien fait, car je ne puis vous y autoriser. Mais ces gens-là sont-ils nombreux?
Près de 180.
Où vous attendent-ils?
Ils sont cachés dans deux granges près de Vidy.Le magistrat fait partir un major pour engager les Vaudois à se retirer. Cet envoyé s'empare de trois bateaux qu'ils avaient déjà réunis, et dans l'un desquels se trouvaient cinquante fusils.
«Le lendemain, dit le bailli dans son rapport, j'appris que, vers minuit, 500 hommes, marchant très vite et en silence, avaient passé à Romanel, se dirigeant vers le lac...»

Ces 500 hommes, réunis aux 180 qui se trouvaient à Vidy, s'embarquèrent à Saint-Sulpice pour se rendre à Nyon; mais 450 seulement purent s'embarquer, et 230 restèrent, faute des trois bateaux que le bailli de Lausanne leur avait fait enlever (5).

«Aujourd'hui, continue-t-il, sous la date du 16, mon collègue de Morges vient de m'envoyer son fils, pour me dire qu'on a découvert d'autres Vaudois dans les environs d'Aubonne; que le bailli de (6).

Dans le canton d'Uri, 122 Piémontais, venant des Grisons, avaient déjà été arrêtés (7). D'entre ceux qui parvinrent au rendez-vous commun, 200 encore ne purent traverser le lac, parce que, sur quatorze bateaux qui avaient passé leurs frères, trois seulement consentirent à renouveler ce voyage (8).
Les milices fédérales du canton avaient été convoquées pour le 14, afin de mettre obstacle au projet des Vaudois; mais la veille se célébrait une solennité religieuse (9) toujours observée en Suisse avec un grand recueillement. On renvoya toutes les mesures militaires au 16 et au 17. Alors il fut trop tard. Dans la nuit intermédiaire, au lever des premières étoiles, la forêt de Prangins, silencieuse encore au coucher du soleil, fut tout à coup peuplée de mille à douze cents personnes, descendant des hauteurs, montant des ravins, surgissant des taillis, et comme à un signal muet, se concentrant avec un ensemble admirable sur les plages désertes du Léman.
Une quinzaine de bateaux avaient été réunis. Le pasteur Arnaud (10) prononça une fervente prière, pour implorer sur les proscrits la protection divine. «Le jeune seigneur de Prangins, qui se trouvait là par curiosité, comme bien d'autres, après avoir entendu à genoux la prière du pasteur, monta aussitôt après à cheval et courut toute la nuit pour aller à Genève, donner avis au résident français de l'entreprise des Vaudois.»

Par suite de cet avis, on expédia à Lyon l'ordre de faire marcher de la cavalerie vers la Savoie, pour y détruire cette troupe audacieuse. Mais les Vaudois eurent soin de se tenir à l'abri de ses atteintes; remontant les rivières à leur source, pour éviter les villes populeuses, suivant la crête des montagnes de glaciers en glaciers, de précipice en précipice, ils surent se dérober, dans ces profondeurs ou sur ces hautes cimes, aux forces combinées de la France et du Piémont, qui cherchèrent vainement à leur couper le passage.
«L'échevin Devigne (ajoute une dépêche datée du jour même) est arrivé dans la forêt de Prangins au moment où 300 Vaudois avaient déjà traversé le lac. Il en restait encore environ 700. Il leur fit des exhortations et des menaces pour les retenir; mais ils lui répondirent par de bonnes raisons, par des prières, et aussi en laissant entrevoir le dessein de résister (11): de sorte que, dans cette position, n'étant pas assez fort contre eux, il les laissa faire, et les vit partir sur treize bateaux (12).»

Tous les expéditionnaires eurent traversé le lac vers deux heures du matin (13). Le ciel était voilé; il tombait une pluie fine. Au milieu de la traversée un coup de vent sépara les bateaux, et ceux qui s'écartèrent furent dédommagés de ce contretemps par la rencontre qu'ils firent d'une petite barque venue de Genève, avec dix-huit de leurs frères qui se rendaient aussi à l'appel de la repatriation.
À mesure que les premiers débarqués mettaient le pied sur les terres de Savoie, Arnaud plaçait des sentinelles dans toutes les directions; et, à l'exception des factionnaires, les Vaudois, en attendant d'être tous réunis, se groupèrent sous un arbre au bord du lac, faisant des vœux pour la prompte arrivée de leurs frères qui étaient encore sur l'autre rive (14).

Un des bateaux dispersés par l'orage s'écarta néanmoins tellement, qu'il ne prit terre qu'au point du jour. Les hommes qu'il portait rejoignirent la troupe, déjà en marche et militairement organisée.
Janavel avait dit:

«Premièrement il faut, tous tant que vous êtes, mettre les genoux en terre, lever les yeux et les mains au ciel, le cœur et l'âme au Seigneur, par d'ardentes prières, afin qu'il vous donne son Saint-Esprit et vous fasse nommer les plus capables d'entre vous pour conduire les autres (15).»

Le corps expéditionnaire fut divisé en dix-neuf compagnies, ayant chacune un capitaine et un sergent (16).
Le général en chef devait être celui de l'expédition ultérieure, que nous avons déjà nommé (17); mais, n'ayant pu se trouver au rendez-vous, on élut à sa place un compatriote de M. Arnaud, le capitaine Turrel, originaire de Die (18).


Les Vaudois, avant de se mettre en marche, adressèrent une courte et fervente prière à l'Éternel, pour 
implorer sa bénédiction sur leur entreprise (19); puis, comme les côtes de la Savoie avaient été garnies de troupes, et qu'ils ne pouvaient sans danger conserver longtemps une position aussi exposée que celle qu'ils occupaient, ils partirent une heure avant le lever du soleil, sans même attendre les derniers arrivants (20). 

Nous allons les suivre dans ce voyage, en feuilletant la relation journalière qu'en écrivirent Hugues et Reynaudin (21), et à laquelle Arnaud a attaché son nom.
«Celte histoire, dit-il, qui a couru de montagne en montagne, roulé par les précipices et d'un valIon à l'autre sera donc rude et âpre; mais elle n'en sera pas moins véritable, et si elle n'a pas ce langage poli qu'on cherche dans ce siècle, on y remarquera du moins la vérité toute pure (22).»

Dès les premiers pas cependant, les Vaudois eurent un sujet de regret; car l'un des trois pasteurs qui les accompagnaient, Cyrus Chyon, étant allé chercher un guide dans le prochain village, y fut arrêté et conduit de là à Chambéry, où il resta prisonnier jusqu'au rétablissement officiel des Vaudois dans leur patrie.
Voyant qu'on les traitait déjà en ennemis, les Vaudois se mirent immédiatement sur le pied de guerre, et le général Turrel envoya un corps d'observation pour sommer la bourgade nommée Yvoire d'ouvrir sans résistance un passage aux repatriés, si elle ne voulait être mise à feu et à sang. Elle obéit; et, selon les recommandations expresses de Janavel, on y prit deux otages, le châtelain et le percepteur des tailles, qui furent ensuite remplacés par le châtelain de Wernier et deux autres gentilshommes du pays (23).

Les égards que l'on eut pour eux et la sévère discipline de la troupe vaudoise concilièrent bientôt à cette dernière les sympathies de la population; car le peuple comprend ce qui est noble et grand avec une intuition plus sûre que celle de bien des intelligences cultivées, qui sont souvent prévenues par des idées de noblesse et de grandeur factices.
«Que Dieu vous accompagne!» disait maint pauvre paysan en levant son chapeau devant le cortège des proscrits.
«Le curé de Filly leur ouvrit sa cave et les fit rafraîchir sans vouloir accepter d'eux aucun argent (24).»

En passant le col de Voirons, ils purent jeter un dernier regard de reconnaissance sur ces paisibles rivages du lac de Genève, où ils laissaient leurs femmes et leurs enfants sous la sauvegarde de l'hospitalité suisse. 

On approchait de la ville de Viu, située au pied de la montagne pyramidale qu'on appelle le Mole, et qui est pour Genève en ligne droite de Chamouny.Un maréchal des logis et le châtelain de Boëge, qui avaient augmenté le nombre des otages, facilitèrent aux Vaudois l'entrée de cette ville, en se faisant précéder de la lettre suivante:
«Ces messieurs sont arrivés ici au nombre de deux mille; ils nous ont priés de les accompagner, afin de pouvoir rendre compte de leur conduite; et nous pouvons vous assurer qu'elle est toute modérée. Ils payent tout ce qu'ils prennent et ne demandent que le passage; ainsi, nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin ni battre la caisse, et de faire retirer votre monde en cas qu'il soit sous les armes (25).»

Ce témoignage fut si bien confirmé par la bonne conduite des Vaudois, qu'il s'éveilla, dit Arnaud, une espèce d'émulation sur la route à qui donnerait plus promptement ce que l'on souhaitait. Les habitants du pays consentaient à préparer d'avance des vivres, des montures et des charrettes dans les villages qu'on devait traverser; et nul retard ne fut apporté à la marche des Vaudois par l'inexécution de ces mesures. 

Ils entrèrent à Viu sur la fin du jour; s'y reposèrent deux heures, et repartirent au clair de lune. Dans le bourg de Saint-Joire, où ils arrivèrent ensuite, tout le monde sortit sur le seuil des maisons pour les voir passer. Les magistrats firent mettre un tonneau de vin au milieu de la rue pour rafraîchir les voyageurs. Mais les Vaudois n'y séjournèrent pas, et allèrent camper à une demi-lieue de là, sur un tertre nu et aride nommé Carman.

Il était près de minuit; la journée du samedi (17 août) s'était heureusement écoulée; on fit la prière; puis on posta des sentinelles; et l'armée expéditionnaire, fatiguée d'une si longue route, demanda à la nudité du sol un repos facile pour des montagnards.

Le lendemain, vers dix heures, on se trouva sur les bords de l'Arve, en face de la ville de Cluse, alors entourée de murailles. Cette bourgade, qui semble arrêtée à la gorge d'une étroite vallée, dont les rochers taillés à pic, mais ombragés d'arbustes, surplombent les derniers toits de ses maisons, est engagée comme un navire échoué dans l'entaille de la montagne.

Le temps était pluvieux; la ville était fermée; les paysans d'alentour criaient de loin des injures aux Vaudois. On menaçait de leur disputer le passage.
Messieurs, cela vous regarde, dirent-ils aux otages; si l'on nous tire dessus, vous serez les premiers tués. Cette menace ne fut pas inutile; car M. de Fora écrivit aussitôt à M. de la Rochette, l'un des nobles habitants de Cluse, pour réclamer le libre transit des montagnards. Ce dernier vint à leur camp avec d'autres gentilshommes, que l'on retint au nombre des otages.
Un officier vaudois fut envoyé dans la ville, pour tenir lieu des habitants qu'on avait retenus.

Où est votre ordre? lui dit-on.
À la pointe de nos épées.
Ces paroles hardies annonçant une résolution sérieuse, il fallut capituler. L'Israël des Alpes traversa cette place au milieu des habitants en armes, rangés en haie sur leur passage. Puis les fourriers de la troupe eurent soin de faire apporter en plein champ cinq quintaux de pain et cinq charges de vin, qui furent payés cinq louis d'or; ce dont les vendeurs se montrèrent fort satisfaits.

De Cluse à Salanches, la vallée est fort étroite, et l'Arve y roulait alors des eaux gonflées par la fonte des neiges. Au château de Maglan, qu'on rencontre dans l'intervalle, les Vaudois prirent de nouveaux otages, et reçurent avis que la traversée de Salanches leur serait disputée. Les tristes appréhensions que cause l'hostilité des hommes commençaient de les assaillir au milieu des scènes majestueuses de la nature; telles, par exemple, que l'aspect des deux cascades remarquables: le Nant-d'Urli et le Nant-d'Arpénas, qui se trouvaient sur leur passage. La route était pénible, la pluie continuait de tomber, les otages se plaignaient; mais les proscrits marchaient sans relâche.

Un pont de bois, couvert de toitures, traverse l'Arve, entre le village de Saint-Martin et la cité de Salanches; on entama des pourparlers avant de le franchir. La troupe vaudoise, s'apercevant que ses adversaires traînaient les négociations en longueur afin d'organiser leur résistance, emporta le pont de vive force, le borda de quarante soldats, et, quand elle eut passé, alla se ranger en bataille en face de la ville, dont six cents hommes en armes défendaient les abords. On menaça de l'incendier et de tuer les otages au moindre mouvement hostile dont on serait l'objet. Cette menace produisit son effet; car les Vaudois purent passer sans obstacle, et allèrent camper à une lieue de là, au village de Cablan, ou Colombier, qui ne leur offrit aucune ressource, mais qu'ils bénirent Dieu d'avoir atteint sans accident.
Telle fut la fin de leur seconde journée, 18 août 1689.

Le lundi, 19, devait être une des journées les plus fatigantes pour l'expédition. De grand matin les trompettes sonnèrent; on tint conseil sur les précautions à prendre pour traverser la montagne des Praz et celle de Haute-Luce, élevées de sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
Le village de Migève fut le dernier bourg de quelque importance que les Vaudois eurent à traverser. Les habitants s'étaient mis sous les armes; mais ils ne firent point de résistance.
Sur la montagne se trouvaient des hameaux abandonnés, où l'on se reposa à cause de la pluie qui durait toujours. Il y avait ça et là, dans les chalets ouverts, des provisions et des restes de laitage, auxquels les troupes s'abstenaient de toucher. Les otages, surpris de cette réserve et mécontents de la frugalité qu'on leur faisait subir, en témoignèrent leur étonnement, disant qu'en fait de vivres, c'était la coutume des soldats d'en prendre où ils en trouvaient, sans que l'on pût s'en formaliser (26). Ces paroles, jointes à l'abandon dans lequel les bergers avaient laissé leurs chalets, et surtout la faim qu'éprouvaient les Vaudois, les engagèrent à faire usage de ces provisions délaissées, quoiqu'ils les eussent payées avec empressement, si quelqu'un des propriétaires avait été là pour en recevoir le prix.

Ayant ainsi repris des forces et du courage, les Vaudois descendirent des Praz, et commencèrent ensuite à gravir la montagne de Haute-Luce, l'une des plus escarpées et des plus arides qu'ils eussent à franchir. Cette montagne, alors inondée par les pluies, enveloppée de nuages, couverte de neige, ou profondément déchirée par des précipices infranchissables, offrait mille difficultés (27). Le guide perdit sa route. On battit la campagne pour trouver quelques paysans qui pussent le remplacer; mais bientôt on s'aperçut que ces Savoyards dirigeaient la troupe voyageuse par les chemins les plus longs et les plus dangereux.
Arnaud les menaça du gibet s'ils déviaient du bon chemin; et, par ses exhortations, releva le courage de la caravane exténuée. 

«S'il est difficile de monter une roide montagne, ajoute-t-il lui-même, on sait qu'il est aussi fort pénible de la descendre; et dans cette occasion la descente ne pouvait s'opérer qu'autant que chaque homme, assis ou sur le dos, se laissait glisser, comme au fond d'un précipice, n'ayant d'autre clarté que celle produite par la blancheur de la neige.»
Ce ne fut qu'à grand-peine, et au milieu de la nuit, que ces hardis passagers arrivèrent à un misérable hameau, nommé Saint-Nicolas de Vérose, où ils ne trouvèrent que des étables vides pour s'abriter.
Situé dans un entonnoir d'effrayantes montagnes, ce lieu, profond comme un abîme, désert et froid comme une tombe, ne reçoit que de rares bergers, qui séjournent pendant deux mois d'été dans ces demeures de passage. Les Vaudois furent obligés de prendre du bois à la toiture de ces huttes délabrées pour se chauffer un peu. Mais ce n'était là qu'une bien faible ressource; car la pluie qui continuait de tomber, ne fit que les atteindre plus aisément, et leur rendre ce séjour plus pénible.

Le lendemain, mardi 20 août, l'impatience de quitter un si méchant poste, et les craintes qu'on avait eues de quelque perfidie méditée par les Savoyards, firent partir les Vaudois plus tôt que de coutume. Ils se mirent à gravir courageusement la montagne du col Bonhomme, l'une des plus hautes arêtes du Mont-Blanc, ayant, disaient-ils, la pluie sur le dos et de la neige jusqu'au genou (28). Ce col présente à son sommet un vallon prolongé et presque horizontal, nommé le Plan-des-Dames. C'est là que l'année précédente les Vaudois seraient arrivés, en débouchant par le col de la Seigne, s'ils avaient pu réaliser leur projet de repatriation qui échoua à Bex. On avait depuis lors fortifié ce passage, dans la prévision d'une nouvelle tentative de retour effectuée par les exilés; ils en étaient prévenus, et s'attendaient à une vive résistance. Mais le gouvernement piémontais, lassé d'entretenir des troupes dans un poste si désavantageux, les avait retirées depuis quelque temps, et les pèlerins de l'exil, en marche vers la patrie, rendirent grâces à Dieu de ce qu'il leur avait aplani une route déjà si fatigante, en écartant de leurs pas ce redoutable obstacle.

Ils descendirent alors sur les bords de l'Isère encore rapprochée de sa source, et qu'ils furent obligés plusieurs fois de traverser sur des rochers épars. 

Auprès de Saint-Maurice, ils trouvèrent un pont barricadé, dont le passage paraissait devoir leur être disputé par des paysans armés de fourches ce n'était pas un obstacle sérieux; mais le comte de Val-Isère ayant parlementé avec les Vaudois, fit déblayer le pont qui fut franchi sans résistance. Vers le soir, ils allèrent camper près de la petite ville de Scez, qui avait d'abord manifesté de l'opposition en sonnant le tocsin à toute volée, mais qui leur apporta, après cela, des vivres en abondance.

Le lendemain, cinquième jour de marche, on fit la prière et on leva le camp avant l'aube du jour; mais on ne trouva sur la route que des hameaux abandonnés. Les Vaudois durent aller jusques au bourg de Sainte-Foi, pour faire halte et prendre quelque réfection. On les reçut même avec tant de politesse et de prévenance, que cet accueil parut suspect.
Les principaux de la ville les engageaient instamment à y séjourner pour reprendre des forces; et les plus fatigués écoutaient avec complaisance ces flatteuses propositions. Arnaud qui se trouvait alors à l'arrière-garde, s'apercevant que l'on n'avançait pas, arriva aux premiers rangs, fit reprendre la marche, et retint même au nombre des otages quelques-uns de ces dangereux flatteurs qui auraient au moins fait perdre un temps précieux, si toutefois ils ne lui avaient tendu quelque piège funeste. On alla camper ce jour-là à Laval, où pour la première fois depuis huit jours, Arnaud et Montoux purent enfin goûter un repos de quelques heures dans un lit de village.

Le jeudi 22 d'août on traversa le bourg de Tignes, et l'on gravit le mont Iseran, où des bergers fournirent aux voyageurs un repas de laitages, en les prévenant toutefois que des troupes les attendaient au pied du Mont-Cenis. Cette nouvelle, loin d'intimider les exilés, augmenta leur ardeur. Ils réorganisèrent leurs compagnies, créèrent quelques officiers, puis se remirent en route. Franchissant alors les sommets d'une chaîne située entre le Faucigny, la Tarentaise et la Maurienne, ils descendirent à Bonneval, jolie ville de la vallée de l'Arc, où on les reçut avec bienveillance. Il n'en fut pas de même au village suivant nommé Bessas, où ils prirent quelques otages, et près duquel ils allèrent camper, dans un vaste bassin de montagnes, où ils ne cessèrent d'être exposés à la pluie durant toute la nuit.

Le septième jour de marche fut marqué par une capture inopinée qu'ils firent sur le Mont-Cenis. Les équipages du cardinal Angelo Banuzzi, qui se rendait à Rome pour assister au conclave à la suite duquel fut promu Alexandre VIII, tombèrent entre les mains des Vaudois, qui ne firent que s'emparer des chevaux et des mulets du convoi; mais le cardinal, inquiet du retard de ses bagages, crut qu'ils étaient perdus, et comme ils contenaient des papiers importants, on prétend qu'il en mourut de douleur.

«Ce que les Vaudois souffrirent, dit Arnaud, pour passer le grand et le petit Mont-Cenis, surpasse l'imagination. La terre était couverte de neige; ils durent descendre la montagne de Tourliers, plutôt par un précipice que par un chemin; et pour comble de malheur, la nuit les ayant surpris, plusieurs d'entre eux demeurèrent épars sur la montagne, abattus de fatigue et de sommeil.»
Ils se réunirent toutefois le lendemain 24 d'août, dans la petite et stérile vallée du Gaillon, fermée comme une arène par des montagnes circulaires qui se rejoignent vers le fond, et semblent ne devoir laisser aucune issue au voyageur.
La troupe expéditionnaire les gravit cependant; mais des soldats de la garnison d'Exilles s'y tenaient embusqués; ils écrasèrent l'avant-garde en faisant rouler des rochers, en lançant des grenades, et abattant sous leur mousqueterie quiconque s'avançait. C'est là que le capitaine Pellenc fut fait prisonnier.

Les Vaudois ayant donc été obligés de redescendre dans l'arène fermée du Gaillon, où ils pouvaient être enveloppés et détruits sans retour, résolurent alors de revenir sur leurs pas. Il fallait pour cela remonter la pente escarpée du Tourliers, afin de tourner par les hauteurs le corps qui leur faisait obstacle. Mais cette ascension devint bientôt si pénible que les otages au désespoir, tombant de lassitude et d'épuisement, demandaient en grâce qu'on leur ôtât la vie plutôt que de les traîner plus loin.
Plusieurs des montagnards eux-mêmes restèrent en chemin, vaincus par la fatigue et les difficultés insurmontables qu'ils rencontraient sous leurs pas.
Deux chirurgiens, entre autres, privèrent ainsi de leur présence et de leurs soins la troupe des Vaudois. L'un, nommé Malanot, demeura pendant quatre jours dans un trou de rocher, ne vivant que de l'eau qui coulait auprès. Ne pouvant plus alors rejoindre l'expédition, il fut fait prisonnier, conduit à Suze, puis à Turin, et ne recouvra la liberté qu'après neuf mois de détention.

L'autre chirurgien, qui se nommait Muston, fut saisi sur les terres de France, conduit à Grenoble, puis aux galères, où il finit ses jours. «Par sa constance et par sa fermeté dans un si long martyre, dit Arnaud, il mérite une place dans cette histoire.»
Les expéditionnaires étant enfin parvenus au sommet de la montagne du Tourliers, firent sonner leurs clairons pour réunir les retardataires et ceux d'entre les leurs qui s'étaient égarés. Le gros de la troupe attendit là deux heures; plusieurs manquaient toujours à l'appel; mais enfin, dit Arnaud, ne pouvant s'arrêter plus longtemps sans danger, les Vaudois, «consolés de savoir que ce n'est ni par la force, ni par l'adresse, ni par le nombre des hommes, que Dieu exécute ses merveilleux desseins, invoquèrent son nom et se remirent en route.»
Bientôt ils aperçurent à travers le brouillard un corps de troupes qui marchait tambours battants sur une lisière de montagne vers laquelle ils se dirigeaient. Le chef de ce corps était le commandant d'Exilles. — «Prenez à droite, dit-il aux Vaudois par un billet, et on vous laissera passer; sinon, si vous voulez forcer le poste que j'occupe, je demande huit heures pour délibérer.» — Ces huit heures n'eussent été pour lui qu'un moyen de se mettre en état de défense; mais il offrait un passage; les Vaudois l'acceptèrent en se fiant à sa parole.

Bientôt cependant ils s'aperçurent qu'il les suivait à distance à la tête de ses troupes, et présumant que le passage concédé n'avait pour but que de les conduire à une embuscade où ils eussent été pris entre deux feux, ils firent volte-face, et sommèrent ces troupes de se retirer; elles obéirent. Plus loin, près de Salabertrans, ils demandèrent à un paysan si l'on y trouverait des vivres. «Allez! allez! répondit-il, on vous y prépare un bon souper!»
Ces paroles aggravèrent les soupçons d'un prochain combat. Déjà ils étaient en vue des montagnes aux vastes pentes qui encaissent si profondément, quoiqu'avec une majestueuse ampleur, la longue vallée de la Doire. Parvenus en vue de cette rivière, à une demi-lieue du pont de Salabertrans, ils virent trente-six feux de bivouac allumés dans la plaine. Estimant qu'une compagnie de militaires pouvait être réunie autour de chacun de ces feux, ils conclurent, sur ces indices, qu'ils se trouvaient en face d'un camp de plus de deux mille hommes. Ils poursuivirent néanmoins leur course, mais bientôt l'avant-garde tomba dans les avant-postes ennemis, et y laissa cinq hommes. Ne doutant plus alors qu'il ne fallût en venir aux mains, ils firent la prière pour demander à Dieu, non la vie, mais la victoire. L'action commença par un engagement de tirailleurs. Après une heure et demie de fusillade, il y eut une sorte d'armistice tacite; un instant de répit, pendant lequel les Vaudois tinrent conseil sur ce qu'il y avait à faire (29). La nuit était venue; le temps était couvert, il faisait très sombre.

Le conseil de guerre décida que l'on se formerait en trois corps d'attaque: l'un en tête du pont, l'autre en amont, le troisième en aval.
C'étaient des troupes françaises qui en défendaient le passage; M. de Larrey les commandait; il occupait la tête du pont avec ses meilleurs soldats. J'étais de l'avant-garde, dit un des combattants vaudois. Nous approchâmes de la rivière, vers la gauche du pont: « au même instant arrivèrent deux cents hommes qui   firent une décharge sur nous, dans la nuit. Trois des nôtres furent tués. Nous remontâmes sur la droite; on fit une nouvelle décharge. Alors notre brigade se porta sur le pont, où après avoir tiré quelques coups, voyant les ennemis s'approcher, nous nous jetâmes ventre à terre, et une décharge épouvantable passa sur nous sans nous atteindre. «Nous nous relevâmes, le sabre au poing, criant à l'arrière-garde - En avant! le pont est gagné (30)!»

Soudain les Vaudois du centre s'élancent à la suite de ces hardis combattants. Le pont était encore couvert de troupes ennemies; mais les deux ailes de l'armée vaudoise croisaient leurs feux sur ce point décisif. M. de Larrey est blessé au bras. Il se retire du champ de bataille, où l'on n'avait pu juger de la gravité de sa blessure. Ses troupes hésitent, et se croient sans chef. «En avant! en avant!» reprennent les Vaudois. Un élan électrique passe comme la foudre dans leurs rangs, et les entraîne tous vers le pont. Les ailes se replient alors sur le centre; tout s'ébranle, tous courent; rien ne résiste à cette masse impétueuse; le passage est franchi.
«Mais de l'autre côté il y avait une muraille, et plutôt que de l'abandonner, les Français se laissaient couper le cou et entasser les uns sur les autres, morts et défaits par le sabre. Leur cavalerie faisait feu continuellement sur nous. D'autres soldats venus de Salabertrans nous surprirent par derrière et nous attaquèrent aussi (31).» Arnaud et Mondon les repoussèrent, pendant que le reste de leur petite armée poursuivait son élan vers le camp des Français.

Poussés par les derniers venus, les premiers ne peuvent s'arrêter et font une trouée imprévue dans les rangs de leurs adversaires. Leur courage s'exalte; ils percent de part en part l'armée ennemie, la coupent en deux, vont heurter ses retranchements, les emportent à la baïonnette, mettent tout en déroute, poursuivent les fuyards et restent maîtres de la plaine, fumante encore des décharges de l'artillerie, des feux de bivouac, et du sang répandu.
«Jamais choc ne fut si rude, dit Arnaud (32); le sabre des Vaudois mettait en pièces les épées des Français et faisait jaillir mille étincelles des canons de fusils dont ces derniers se servaient pour parer les coups qui leur étaient portés.»
«Est-il possible, s'écria le marquis de Larrey, que je perde à la fois la bataille et l'honneur?»

À peine le pont fut-il franchi, que les Vaudois le détruisirent. «Tout le long de la rivière, dit un témoin, le gravier était rempli de corps morts, tant de la cavalerie que de paysans et de soldats du «roi (33).»
Le combat avait duré plus de deux heures. La déroute des Français était telle, qu'un grand nombre d'entre eux, ne sachant de quel côté prendre la fuite, se mêlèrent parmi les Vaudois, espérant se confondre avec eux et se sauver ainsi. Mais une circonstance, qui paraîtrait grotesque si elle avait été moins fatale pour eux, les fit reconnaître malgré les ombres de la nuit. Les Vaudois, après avoir occupé les retranchements de leurs adversaires, avaient mis des sentinelles sur toutes les avenues. Le mot d'ordre était: Angrogne! Et quand les factionnaires criaient: Qui vive? Ces étrangers, croyant répondre à la consigne, mutilaient le mot d'ordre en le prononçant, et répondaient seulement grogne! ce qui les trahissait et amenait leur mort (34).»

La lune s'étant levée fit voir le sol jonché de morts. Plusieurs des compagnies du marquis de Larrey avaient été réduites à sept ou huit hommes; d'autres privées d'officiers, toutes mises en fuite vers Suze, Exilles ou Briançon. «Nous n'eûmes que 22 tués et 8 blessés; des ennemis il en demeura 700, tous tués sur la place et bien comptés, sans parler des blessés (35).» Le bassin de la Doire était redevenu désert et silencieux.

Les Vaudois se réunirent et prièrent. Puis ils prirent des munitions ennemies tout ce qu'ils en pouvaient emporter, mirent en tas quelques barils de poudre dont ils n'avaient que faire, y laissèrent une mèche allumée et s'éloignèrent du vallon.
Bientôt une détonation terrible fit trembler les montagnes, en dispersant au loin les restes du camp français. Les exilés retrouvant des forces, à cette salve de victoire, jetèrent en l'air leurs chapeaux, en s'écriant: «Gloire soit à l'Éternel des armées qui nous a délivrés des mains de nos ennemis (36)!»

Un courage ordinaire eût alors demandé du repos; car depuis trois jours et trois nuits les Vaudois avaient marché sans relâche, sans sommeil et presque sans nourriture, ne dormant que peu d'heures, ne s'alimentant que de pain et d'eau.

Dans la crainte que de nouvelles troupes ne vinssent les prendre par derrière, ils résolurent de partir.

La montagne qu'il leur restait à franchir sépare la vallée de la Doire de celle de Pragela.

La lune s'était levée, la route n'offrait point de danger; mais les forces humaines ne sont pas illimitées, et à chaque instant quelque soldat tombait au pied d'un arbre, accablé de lassitude et de sommeil. L'arrière-garde eut fort à faire à les réveiller; il en resta néanmoins encore qui furent oubliés et qu'on ne revit plus (37).

Ces pentes, boisées, rapides, régulières, interminables, de la montagne de Sci, se prolongèrent jusques au point du jour. Au lever du soleil tous les exilés, s'étant à diverses reprises attendus et encouragés les uns les autres, se trouvèrent enfin réunis au sommet du col.
C'était un dimanche matin (25 d'août 1689); ils aperçurent de là des montagnes aussi hautes encore que celles qu'ils avaient franchies; mais par-dessus leurs crêtes sombres, étincelaient au loin les glaciers de leurs Alpes natales, les sommités rayonnantes de la patrie.
Aux premières lueurs du matin, ces neiges élevées se colorent d'une teinte de rose vif, et blanchissent ensuite sous l'éclat plus égal du jour, pendant que les profondeurs silencieuses de la vallée sont encore remplies d'ombres et de brouillards.

Après tant de fatigues, de persévérance et de douleurs, les valeureux pèlerins entrevoyaient enfin le terme de leur course. Les contours les plus hauts de la vallée de Pragela s'étalaient à leurs pieds. C'était déjà une des terres de leurs ancêtres. Ils tombèrent à genoux, en remerciant le ciel de leur avoir rendu la vue de leur berceau.
«Seigneur, mon Dieu, s'écria le pasteur, toi qui as reconduit les enfants de Jacob de la terre de servitude dans celle de leurs aïeux, Dieu d'Israël, Dieu de nos pères! daigne achever et bénir ton ouvrage en nous, tes faibles serviteurs! Que le flambeau de l'Évangile ne soit point renversé pour jamais dans ces montagnes qu'il a si longtemps éclairées; accorde à nos mains la grâce de l'y relever et de l'y maintenir. Bénis nos familles absentes!... et qu'à toi seul, Père céleste, comme à Jésus ton Fils unique notre Sauveur, et au Saint-Esprit notre consolateur, soient honneur, louange et gloire, dès maintenant et à jamais. Amen.»

Pendant que les Vaudois rendaient grâces à l'Éternel, au sommet des montagnes, sous la voûte du ciel, dans ce temple magnifique de la nature qui n'a pas été construit de main d'homme, tous les prêtres catholiques de la vallée de Pragela abandonnaient leur paroisse et prenaient la fuite, au bruit du retour victorieux des proscrits qu'ils avaient tant persécutés.
Les Vaudois allèrent camper le soir de ce jour-là dans le village de Jossand, au pied du col du Pis, qui les séparait de la vallée de Saint-Martin.
Pendant la nuit la pluie recommença de tomber; on partit le lendemain matin un peu plus tard que de coutume; le col du Pis était gardé par dos troupes piémontaises, qui prirent la fuite à l'arrivée des Vaudois. Ces derniers s'arrêtèrent à l'Alpage du Pis, et descendirent la montagne de nuit, en s'éclairant avec des flambeaux de branches résineuses que leur fournirent abondamment les pins et les mélèzes dont ces montagnes sont garnies.

Le mardi 27, ils arrivèrent à la Balsille, ce poste de défense que leur avait tout particulièrement signalé Janavel et qui devait leur servir de quartier d'hiver à la fin de l'année. Une demi-compagnie d'ennemis fut prise en cet endroit. Les Vaudois, ayant passé au fil de l'épée les quarante-six hommes qui la composaient, cachèrent ensuite leurs armes dans les rochers. Le lendemain ils se rendirent à Pral où ils célébrèrent, pour la première fois depuis leur exil, le service divin dans un des temples de leurs ancêtres.

Le jeudi 29, ils apprirent que l'ennemi les attendait au col Julian, et, conformément aux instructions de Janavel, qui les avaient déjà si bien servis à Salaberirans, ils partagèrent leur petite armée en trois corps, représentant la tête et les deux ailes.
Arrivés à la forêt de mélèzes qui revêt la montagne jusqu'aux deux tiers de sa hauteur, ils aperçurent quelques sentinelles, puis bientôt les avant-postes ennemis. On leur criait avec arrogance: «Venez! venez, Barbets du diable; nous sommes plus de trois mille et nous occupons tous les postes.»

Les Vaudois montèrent à l'assaut, et tous ces postes furent emportés. La fuite de ces soldats naguère si insolents s'opéra avec tant de précipitation et de désordre qu'ils n'emportèrent aucune des munitions dont leurs retranchements étaient garnis. Ces munitions furent d'un grand secours aux Vaudois. Mais ils eurent la douleur de perdre dans cette affaire le capitaine Josué Mondon, qui mourut de ses blessures et fut enseveli le lendemain au hameau des Paousettes, sous un rocher couvert de clématites.
Ils descendirent le même jour de la montagne, allèrent ensuite à l'Aiguille et à Sibaoud, et chassèrent le 30 d'août les nouveaux habitants de Bobi.

Le lendemain 1er de septembre, la vallée leur étant rendue par la retraite des étrangers et de l'ennemi qui s'était arrêté au Villar, ils jugèrent à propos de se recueillir dans un culte solennel. C'était un dimanche.
Réunis sur la colline de Sibaoud, dont la vue domine tout le bassin de Bobi, ils groupèrent leurs armes en faisceaux, et sous l'ombrage des grands châtaigniers qui la couronnent, au milieu d'un alpestre tapis de verdure, au pied des ruines d'un vieux château, ils goûtèrent pour la première fois avec calme, les douces émotions de la patrie reconquise.

Le pasteur Montoux, ayant mis la porte d'une maison sur deux rochers, y monta comme dans une chaire et développa ces paroles de Luc XVI, 16 : «La loi et les prophètes ont duré jusques à Jean; depuis lors le règne de Dieu est évangélisé et chacun le force.»
Après cette prédication on s'occupa de faire quelques règlements; puis les religieux et vaillants patriotes se lièrent solidairement par une promesse solennelle, renouvelée de l'ancien serment d'union des Vallées, et contenant pour ainsi dire la substance même des instructions de Janavel. En voici les principaux passages:

« Dieu, par sa divine grâce, nous ayant heureusement ramenés dans les héritages de nos pères, pour y rétablir le pur service de notre sainte religion, en continuant et achevant la grande entreprise que ce grand Dieu des armées a jusqu'ici conduite en notre faveur; Nous, pasteurs, capitaines et autres officiers, jurons et promettons devant la face du Dieu vivant, et sur la vie de nos âmes, d'observer parmi nous l'union et l'ordre; de ne point nous séparer ni désunir tant que Dieu nous conservera la vie, dussions-nous être réduits à trois ou quatre; de ne jamais parlementer sans la participation de notre conseil de guerre etc..
Et nous, soldats, promettons et jurons aujourd'hui devant Dieu d'être obéissants aux ordres de nos officiers et de leur demeurer fidèles jusqu'à la dernière goutte de notre sang...
Et nous, officiers, promettons de prendre garde à ce que tous les soldats conservent leurs armes et munitions, et surtout de châtier très sévèrement ceux d'entre eux qui jureront et blasphémeront le saint nom de Dieu.
Et afin que l'union, qui est l'âme de toutes nos affaires, demeure toujours inébranlable entre nous, les officiers jurent fidélité aux soldats, et les soldats aux officiers;
Promettant tous ensemble à notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ d'arracher autant que possible les restes dispersés de nos frères au joug qui les opprime, pour rétablir avec eux et maintenir dans ces vallées le règne de l'Évangile jusqu'à la mort. 
En foi de quoi nous jurons d'observer toute notre «vie le présent règlement.»

Tous les Vaudois, levant leurs mains au ciel, ratifièrent par serment cet engagement solennel qu'Arnaud venait de lire, et peu après ils se séparèrent en deux corps, pour occuper simultanément la vallée de Luserne et celle de Saint-Martin. On se rappelle que Janavel, le patriarche de leurs armées, avait recommandé cette double occupation comme indispensable au succès de l'entreprise. Il sera surtout nécessaire de l'opérer, disait-il, si vous n'êtes qu'un petit nombre.
Le petit nombre l'emporta, mais après des efforts, des luttes, des privations, des malheurs de tout genre, dont le récit remplirait un volume.
C'est la dernière de ces épreuves seulement que nous allons raconter.

1) On se doutait du projet des Vaudois. Des patrouilles fédérales parcoururent à diverses reprises la forêt de Prangins; une descente sur les lieux se fit le 13 d'août dans le but d'y arrêter les Vaudois qui y seraient surpris; on n'y trouva personne.
(Rapport du bailli de Nyon sur le départ des Vaudois. Archives de Berne, Onglet D.) Dans un autre rapport, il est dit que la forêt était vide le 16, au coucher du soleil, mais qu'au bout de trois ou quatre heures, elle fut remplie de Piémontais. (Même source.)

2) Ces traits rapides sont le résumé d'une multitude de détails, renfermés dans les lettres particulières et les rapports contemporains, trop nombreux pour être tous cités ici.

3) Tous ces détails et les suivants sont extraits du Rapport du bailli de Nyon, et d'un autre rapport intitulé: Information véritable de ce qui est arrivé dans le baillage de Nyon pour le trajet des Piémontais, de la conduite qu'ils ont tenue, etc.. (Archives de Berne.) Ce rapport commence ainsi: «Le 9 de juillet 1689. LL. EE. de Berne m'ont donné avis que les Piémontais suivent leur opiniâtre dessein de rentrer dans leur patrie, etc.» D'autres lettres qui remontent jusqu'au 10 de mai attestent le mouvement que se donnaient déjà les Vaudois et l'attention qu'ils avaient excitée. (Voir les Archives du Conseil d'État de Genève, aux séances du 10 et du 28 mai 1689.)

4) Ce bailli se nommait Sturler. Son rapport est daté du 16 d'août 1689. (Archives de Berne.)

5Même pièce, avec confrontation des autres rapports. (Même source.)

6) Encore extrait de la dépêche du bailli de Lausanne. Voir aussi le rapport du bailli de Nyon et une dépêche du châtelain de Rolle, datée du 16 août 1689. (Même source).

7) ARNAUD, p. 37, BEATTIE vallées vaudoises pitt. p. 121.

8) ARNAUD, p. 141. Dans le manuscrit original, il est dit en outre, qu'on ne jugea pas à propos d'attendre un troisième voyage, parce que l'aube du jour commençait à paraître.

9Feuille du jour de l'an, offerte à la Suisse romande, par la réunion lausannoise de l'union fédérale, no III, p. 5. À cette feuille est jointe une lithographie, remarquable comme composition, qui représente le départ des Vaudois au moment où, réunis sur le rivage, ils écoutent la prière de leur pasteur.

10Arnaud, p. M, M.

11) C'est ici une première preuve de la fermeté calme dont les Vaudois firent usage dans cette expédition.

12) Lettre du châtelain de Rolles au bailli de Nyon, 16 août. (Archives de Berne.)

13) Ce détail et les suivants sont extraits du manuscrit original de la Rentrée des Vaudois, dont plusieurs passages ont été retranchés à l'impression.

14) MSC orig. de la Rentrée, p. 42. Bibl. roy. de Berlin.

15) Instruttione data alli ribelli etc... (Archives de Turin), pièce déjà citée.

16) On lit dans le Manuscrit original de la Rentrée, p. 46: «Comme de ces capitaines, il y en eut de tués et de pris en chemin et d'autres qui désertèrent, on en substitua de nouveaux ou bien l'on incorpora leurs 4 compagnies, selon les occasions, D

17) BOURGEOIS de Neuchâtel. (ARNAUD Rentrée, p. 45.)

18) Comme ce fait est entièrement nouveau pour nous, je dois dire sur quelles preuves il s'appuie.

Voici le texte du Manuscrit original de la Rentrée, déposé à Berlin, bibl. roy. no — p. 42.
«Quand tous furent arrivés, on s'appliqua à former un corps que le nommé Bourgeois de Neuchâtel, devait commander. Il manqua au rendez-vous; nous ne dirons pas ici par quel principe, ayant dans la suite de cette histoire à parler assez amplement de lui. Il me suffit de remarquer que le poste d'honneur qu'on lui avait destiné, fut donné au sieur TURREL, qui était un réfugié de Die, au courage et à l'expérience militaire de qui on avait assez de confiance pour le déclarer commandant général; en sorte pourtant qu'il ne pouvait ordonner rien sans la participation du conseil de guerre composé des capitaines, et principalement sans conférer avec M. Arnaud, qui avait l'œil à tout, et qui était comme son collègue et son avoué au commandement.»

Ce passage, qui fait déjà une part très honorable à l'influence d'Arnaud, fut supprimé par lui à l'impression. On ne peut le rétablir sans apporter quelques modifications aux idées reçues généralement sur l'économie militaire de cette expédition. Voyons si les faits et les analogies militent pour son maintien ou pour sa suppression. Arnaud laisse croire qu'il a été lui-même le général en chef de l'armée vaudoise, sans dire pourtant nulle part qu'on lui eût conféré ce grade; ce qu'il ne se serait probablement pas borné à laisser entendre par de simples insinuations s'il en avait été formellement revêtu.
Mais peut-on admettre qu'il ait passé sous silence un fait aussi important, si ce fait était vrai? Et avons-nous, en dehors du témoignage d'Arnaud, assez de preuves pour rétablir? Ces deux questions méritent chacune un examen à part.

A. J'hésiterais à croire qu'Arnaud eût gardé un silence intéressé et partial sur le compte du général Turrel, dont mes lecteurs entendent probablement parler pour la première fois, si je ne retrouvais dans cet auteur d'autres exemples de la même réserve. Mais on ne peut contester la part très importante que Janavel a prise à l'expédition; et cependant Arnaud n'en parle pas si ce n'est à la page 175, où il le fait, comme si cet illustre proscrit était resté complètement étranger à l'entreprise des Vaudois.
Il s'y est pourtant intéressé, puisque les registres du Conseil d'État de Genève en font foi; il l'a dirigée, puisqu'on a retrouvé ses instructions et qu'elles ont été suivies de point en point. Arnaud ne pouvait les ignorer puisqu'il a été appelé lui-même à les faire exécuter et que leur texte était joint au journal de l'expédition, dont il fut plus tard l'éditeur.

J'en conclus que le silence d'Arnaud ne doit pas suffire à faire rejeter le passage cité en tête de cette note.

B. Mais ce texte suffit-il à établir le fait omis par cet écrivait? Observons d'abord que les Vaudois devaient avoir un chef; je crois inutile de m'arrêter à le prouver. Ils ne pouvaient ensuite confier leurs destinées qu'à un chef dont la capacité militaire eût été reconnue; et il serait au moins extraordinaire qu'ils eussent pour cela été choisir un pasteur*.
Arnaud lui-même ne dit pas qu'il ait été ce chef; mais comme il se nomme en toutes lettres chaque fois qu'il s'agit d'un fait qui lui est propre, même de peu de valeur historique, on est porté à rechercher la cause des expressions vagues dont il se sert toutes les fois qu'il s'agit d'une résolution importante, d'un ordre décisif, d'un grand mouvement militaire, etc; car alors il n'emploie que la formule indéterminée on fit, ON résolut, ON décida; d'où il me semble qu'on peut conclure avec raison que dans ce dernier cas le pronom indéfini désigne le général en chef ou le conseil de guerre, tandis que l'initiative personnelle d'Arnaud doit être réservée aux choses qu'il s'attribue avec raison d'une manière positive.
Enfin, il a été séparé de l'armée vaudoise en divers moments de l'expédition (XVIIIe journée. Rentrée, IIe partie, de la p. 166 à 200), ce qui n'eût pu avoir lieu sans une transmission de commandement ou des désordres que rien n'indique.

C. Quels motifs Arnaud peut-il avoir eus de supprimer dans son récit le nom du général Turrel?

Il est à croire que c'est par un sentiment de réserve et pour couvrir d'un voile la désertion et la mort peu honorable de ce chef qu'Arnaud ne mentionne que comme un simple capitaine, qu'il a gardé le silence sur la haute position que les Vaudois lui avaient accordée: car, après les avoir conduits dans leur patrie, Turrel les abandonna croyant leur cause désespérée (p. 154-156). Il fut alors remplacé par P. Odin, sous le titre de major général. (Id-, p. 265-392.)

* Le seul acte par lequel la capacité stratégique d'Arnaud eût pu se révéler avant cette époque, le seul au moins qu'il ait rappelé (préface, p. 49) n'était pas de nature à faire pressentir ce qu'il serait plus tard. Ayant 400 hommes sous la main (Relatione del succeduto etc.... Arch. Turin, no de série 300) il ne trouva rien de mieux, pour s'emparer de 70 soldats ennemis qui s'étaient renfermés dans le temple de Saint-Germain, que de faire creuser des canaux autour de cet édifice afin de les y noyer. (Rentrée, fol. 24.) Il est inutile de dire qu'ils s'échappèrent tous. Mais il est juste d'observer aussi que plus tard Arnaud fit souvent preuve d'un génie militaire remarquable. Esprit de décision, sûreté de coup d'oeil, courage et fermeté, telles sont les qualités que l'expérience développa rapidement en lui et qui signale l'homme de guerre distingué.

Il me semble donc que l'on peut admettre:
1° qu'Arnaud n’a pas été primitivement le chef militaire des Vaudois (et lui même ne s'attribue nulle part cette qualité);
2° qu'ils ont eu pendant quelque temps un autre chef nommé Turrel;
3° qu'Arnaud n'était d'abord que l'un des trois pasteurs, destinés à remplir les fonctions du ministère évangélique dans cette expédition (les deux autres étaient Montoux et Chyon; mais après le septième jour, ils furent l'un et l'autre prisonniers); 
 qu'étant resté seul, Arnaud les remplaça avec un courage et un dévouement dignes des plus grands éloges, allant d'une vallée à l'autre pour célébrer les services religieux, distribuer la sainte cène, prendre part aux conseils (Rentrée, p. 126,138,161, 200, 204 etc), et répondant toujours avec la plus noble énergie à ceux qui le pressaient d'abandonner la cause des Vaudois. (Rentrée, p. 233, 237, 250.) Il était digne assurément, malgré son origine étrangère, de dire comme il l'a fait en parlant des Vallées: «Nous avons reconquis le pays de nos pères.» (Id. préface, et p. 238.)

Arnaud obligé de s'en retirer en 1698, y revint en 1703 (Mercure histor. t. XXVI, p. 141); il était pasteur provisionnaire à Saint-Jean en 1706 (Mémoire sur l'état présent des Églises vaud. daté du 27 décembre 1706. Arch. part.); s'en absenta en 1707: (Actes du Synode du 14 février 1708, vers la fin); se trouvait à Londres en 1708 (date de son portrait par Van Somer). En 1709, il revint en Allemagne (Anciens registres consistoriaux de la paroisse de Durmentz); et en 1710, il publia La glorieuse Rentrée, vingt ans après que le manuscrit de cet ouvrage était sorti des mains de ses rédacteurs primitifs. (Voir à l'article ARNAUD, dans la Bibliographie placée à la fin de L'Israël des Alpes.)

19) Variantes du MSC. or. de la Rentrée, p. 47. Bibl. roy. de Berlin.)

20) Ces détails sont tirés d'une relation imprimée à La Haye en 1690, in-18, de 92 pages.

21) Voir Rentrée, première édit., p. 216, 217 (Hue ou Hugues), et p. 175, Paul Reynaudin.

22) ARNAUD, Dédicace; Rentrée, fol. 12 et 13. (Non paginés. — Première édition.)

23) MM. de Coudrées et de Fora.

24Arnaud, p. 49.

25Arnaud id. p. 51.

26Arnaud, p. 67.

27Béattie, p. 136. (Voir dans la Bibliographie; 1ère partie, sections, § III, no IV.)

28) Relation de la Rentrée, Arnaud, p. 71.

29) Ces détails et les suivants sont tirés, non pas de l'ouvrage d'Arnaud, mais d'une lettre inédite, écrite par un Vaudois de l'expédition et conservée à Berne Archives d'État, liasse D.

30) Ces détails sont tirés d'un petit livre assez rare, dont le titre est fort long: Relation de ce qui s'est passé de plus remarquable dans le retour des Vaudois.... Par un soldat de l'expédition, etc.... La Haye, 1690, in-18 de 92 p. La citation actuelle se rapporte à la page 10.

31) Extrait de la même relation, p. 11.

32) Page 97.

33) Relation d'un soldat, p. 11.

34) Rentrée, p. 98. — Ceci rappelle Juges, XII, 6.

35) Relation, p. 12.

36) Rentrée, p. 100.

37) Leur nombre s'éleva à quatre-vingts. Ils furent pris par les troupes françaises, emmenés à Grenoble et de là aux galères. (Arnaud, p. 103.)


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