Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

DÉBUT DE LA QUATRIÈME PERSÉCUTION

GÉNÉRALE DANS LES VALLÉES

(1688 de janvier à fin avril)


Le jeudi 31 janvier 1686, parut l'édit fatal qui causa tant de malheurs dans les Vallées, et put faire croire, pendant quelques années, à la disparition complète de l'Église vaudoise. Cette pièce est trop importante pour ne pas la faire connaître dans toute son étendue (1).
«L'hérésie, y est-il dit, est passée du centre de la vallée de Luserne jusques au cœur du Piémont. Nos ancêtres ont souvent entrepris de l'extirper; mais, par suite des secours que les religionnaires ont reçus des pays étrangers, le saint ouvrage de leur retour à l'Église Romaine n'a pu être achevé, et puisqu'à présent la principale raison que l'on avait de les tolérer vient de disparaître, par le zèle et par
(1) Cet édit a été publié en substance dans l'Hist. de la négociation de 1686. (Genève 1690, in-32). Il se trouve en entier dans les Archives de la cour des comptes de Turin, Regio controrollo, Finanze , da 1678 in 1687; no 165, fol. 224. Verso. — Je crois qu'il manque dans les grandes collections de Borelli et de Duboin. 


La piété du glorieux monarque de France, qui a ramené à la véritable foi les hérétiques voisins des vallées vaudoises, nous estimons qu'il pourrait nous accuser d'ingratitude pour ses grâces signalées, dont nous jouissons encore, si nous laissions échapper l'occasion d'exécuter cet important dessein, suivant l'intention qu'en ont toujours eue nos glorieux prédécesseurs.»

Tel est le résumé succinct, mais fidèle, des préliminaires de l'édit.

Ces paroles pouvaient être habiles au point de vue politique; mais lorsque l'on se rappelle le langage plein de hauteur que Louis XIV avait tenu à Victor-Amédée pour l'obliger à détruire ses plus fidèles sujets, on ne peut s'empêcher de trouver chez ce dernier bien peu de dignité, quand il donne ainsi le nom de grâces signalées au honteux vasselage que lui faisait subir la France. Voici maintenant le dispositif de l'édit qui s'annonçait d'une manière si étrange.
«Par les motifs précédents et par d’autres pressantes raisons (1), nous avons, de notre pleine autorité, certaine science, bon plaisir, et puissance absolue, arrêté ce qui suit:

I. Les Vaudois auront à cesser immédiatement et pour toujours tous les exercices de leur religion.

II. Il leur est défendu de former des réunions religieuses, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens.

III. Tous leurs anciens privilèges sont abolis (2).

IV. Tous les temples, lieux de prières, édifices consacrés au culte doivent être rasés.

V. Tous les pasteurs et les maîtres d'école des vallées seront tenus d'embrasser le catholicisme ou de quitter le pays dans l'espace de quinze jours, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens.

VI. Tous les enfants nés et à naître de parents protestants seront forcément élevés catholiques.

En conséquence, les parents auxquels naîtra un enfant, devront, dans les huit jours qui suivront sa naissance, le présenter au curé de leur paroisse, sous peine, pour la mère, d'être publiquement battue de verges; et pour le père, de cinq ans de galères. 

VII. Les pasteurs vaudois qui abjureront la doctrine qu'ils ont prêchée jusqu'ici, recevront une pension d'un tiers plus forte que celle dont ils jouissaient auparavant. La moitié de cette rente sera réversible à leur veuve.

VIII. Il est ordonné à tous les étrangers protestants, établis en Piémont, de se catholiser ou de partir, dans l'espace de quinze jours.

IX. Par un acte spécial de sa haute et paternelle clémence, le souverain leur permettra de vendre dans cet intervalle les biens qu'ils auraient acquis en Piémont, pourvu que ce ne soit qu'à des acquéreurs catholiques.


Il faut se rapporter à cette époque si éloignée de nous, pour ne pas voir, dans ces prétentions à la clémence, un langage dérisoire et cruel, par lequel la tyrannie aggravait ses révoltantes injustices. — L'État, c'est moi! disaient alors les souverains; l'État, c'est nous! s'écrient aujourd'hui les peuples. — Puisse la main de Dieu leur aider jusqu'au bout à s'affranchir!
Mais, dit la Bible, ce n'est que si Christ vous affranchit que vous serez véritablement libres: — or, aussi longtemps que l'esprit du papisme, luttant contre la Bible, fera peser son joug d'énervement et de superstitions sur les peuples dégradés; aussi longtemps qu'ils consentiront à la tyrannie des consciences et à l'oppression de la pensée, c'est de leur part que sera dérisoire toute prétention à la liberté.

Comment l'homme peut-il être libre quand sa pensée est asservie?
Les Vaudois, qui surent garder l'intégrité de leur foi au prix de leur patrie tyrannisée, portaient en eux plus d'indépendance que n'en aurait un peuple exempt d'oppression, mais sans énergie morale, sans véritable liberté.
Il serait impossible de peindre la profonde consternation, les scènes d'indignation et de carnage, les larmes de douleur et d'angoisse qui remplirent alors les vallées vaudoises.

Toutes les paroisses furent invitées à nommer immédiatement des délégués, qui se réuniraient à Angrogne, pour aviser à la défense des intérêts communs.
«Votre premier soin, avait dit Janavel à ses compatriotes, devra être d'adresser des requêtes à votre souverain.» Ils se souvinrent de ce conseil. Une supplique est dressée; mais elle reste sans réponse. Trois fois encore ils renouvellent leur requête, qui se perd dans un silence de mort. 

À peine obtinrent-ils quelques délais à l'accomplissement de l'édit dont ils demandaient la révocation.
En même temps, ils écrivirent en Suisse pour solliciter les conseils, l'intervention, les sympathies, de cette généreuse nation, dont le gouvernement avait toujours été l'un des plus actifs protecteurs de leur peuple.

La première lettre que le gouvernement helvétique adressa à la cour de Turin en faveur des Vaudois, demeura également sans réponse. Alors se réunirent à Baden, en assemblée extraordinaire, tous les députés des cantons protestants de ce noble pays (3). Ils résolurent d'envoyer sans retard en Piémont des mandataires, chargés de suivre avec activité toutes les démarches possibles pour sauver d'une ruine complète l'Israël des Alpes, si cruellement menacé.

Ces ambassadeurs extraordinaires furent Gaspard et Bernard de Murat, l'un et l'autre
Ces ambassadeurs extraordinaires furent Gaspard et Bernard de Murat, l'un et l'autre conseillers d'État. Ils arrivèrent à Turin au commencement du mois de mars, et sollicitèrent immédiatement de Victor-Amédée une audience qui leur fut refusée.
Mais le temps pressait; les instances de l'ambassadeur de France, du nonce et de la Propagande ne laissaient point de repos au duc; les délais qu'il avait accordés aux Vaudois étaient près d'expirer. Cette ardeur persécutrice, qui semblait s'être alors emparée de l'esprit public, comme une sorte de vertige, avait déjà poussé quelques petits corps de volontaires catholiques à commencer les hostilités contre les habitants des Vallées. Les troupes françaises, cantonnées à Pignerol, attendaient le signal avec impatience. «On ne parle ici que de tout exterminer et de tout détruire; de faire pendre les grands et les petits,» écrivait de Pignerol un officier français, peu peu de jours avant cette époque (4).

Dans ces rencontres partielles, les montagnards avaient eu l'avantage. Mais il se trouvait des traîtres parmi eux; un réfugié français, nommé Desmoulin, faisait connaître journellement au commandant de La Tour (5) les plans et les dispositions de ceux qui lui avaient donné asile. «Ils sont fort impatients d'en venir aux mains,» écrit-il à la date du 4 mars. «Les prisonniers du Villar ont été amenés partie à Bobi et partie à Angrogne (6). — On fait état de trois mille combattants, et l'on attend beaucoup d'étrangers.»

Pour augmenter leur force par une puissante organisation militaire, les Vaudois coordonnèrent les instructions que Janavel leur avait envoyées, en une sorte de discipline dont voici les principales dispositions (7):

Article IV. — Il est défendu, sous peines rigoureuses, de s'injurier les uns les autres, de blasphémer le saint nom de Dieu et d'insulter l'ennemi par des paroles outrageantes ou des cris inutiles.

Art. V. — La débauche, le larcin, et autres semblables actions contraires à la loi de Dieu sont sévèrement défendues. (Le conseil de guerre était juge des peines encourues et de leur application.)

Art. IX. — On aura soin de prendre garde à ceux qui seront lâches dans le combat, ou qui ne voudront pas obéir à leurs officiers, afin qu'ils soient châtiés selon leur désobéissance. 

Art. XIII.— Personne ne tirera de coups de fusil sans nécessité, pour épargner les munitions.

Art. XIV. — Les soldats entre lesquels s'élèvera quelque sujet de dispute devront se rendre devant leurs officiers et s'en rapporter à leur décision.

Art. XV. Chaque officier sera obligé de répondre, devant le conseil de guerre, de ses soldats.

Art. XX. — Les femmes et les filles se tiendront sur les lieux de combat pour emporter les malades et les blessés, ainsi que pour rouler des pierres quand il sera besoin.


Il est dit, en outre, qu'on établira des signaux pour s'avertir mutuellement. — Les frondes et les faux sont mises au nombre des armes recommandées. — Tous les soldats doivent se réunir, une heure avant le jour, pour assister en armes à la prière du matin.

La simplicité presque naïve de ces dispositions met en saillie le caractère mâle et religieux de ce peuple des Alpes; la courageuse ferveur des sentiments qui y respirent rappelle bien le héros de Rora, Janavel, qui savait unir la calme intrépidité du guerrier à l'austère humilité du chrétien.

La préoccupation rigide du devoir et le sentiment profond des misères de l'homme éclatent surtout dans ces quelques lignes, mises en tête du règlement.
«Puisque la guerre que l'on intente contre nous est un effet de la haine contre notre religion, et que nos péchés en sont la cause, il faut que chacun s'amende, et que les officiers aient soin de faire lire de bons livres, dans les corps de garde, à ceux qui demeurent en repos, et de faire faire la prière soir et matin, selon qu'il est dit à la fin de ces articles.»

N'est-il pas remarquable de voir la lecture des bons livres, la prière, la réserve et la modération, mises à l'ordre du jour dans une armée près de combattre?

L'oraison quotidienne qui devait être prononcée matin et soir, dans le camp des Vaudois, est pleine aussi d'une foi humble et courageuse, telle qu'il convient à des gens dont le plus sûr recours est dans le bras de Dieu.
Nous la ferons connaître lorsque la suite des événements nous conduira dans les camps héroïques de l'Israël des Alpes.
Mais avant d'en venir aux mains, les Vaudois voulaient épuiser tous les moyens de conciliation. Déjà cernés par les troupes ducales et françaises, ils ignoraient que la Suisse eût envoyé des ambassadeurs pour défendre leur cause. Ces ambassadeurs eux-mêmes, n'ayant pu aborder Victor-Amédée, rédigèrent un mémoire plein de force, dans lequel, rappelant au jeune prince les édits qui garantissaient aux Vaudois la liberté de conscience, ils lui représentaient que la fidélité aux traités constitue la force des États et peut seule assurer leur repos; que s'il n'était plus permis de compter sur la parole des rois, les princes protestants pourraient traiter leurs sujets catholiques comme il traitait lui-même ses sujets protestants; et que sa propre gloire, l'humanité, la justice, la prospérité du Piémont, étaient intéressées à ce qu'il ne se fit pas lui-même le destructeur et le bourreau d'un peuple fidèle, dont il devait être le protecteur, auquel il avait promis de servir de père.

Le marquis de Saint-Thomas, l'un des ministres du duc de Savoie, fut chargé de répondre à ce mémoire.
Les habitants des Vallées, dit-il aux ambassadeurs, se sont rendus coupables d'avoir pris les armes contre leur souverain et ne peuvent plus être protégés par les édits que vous invoquez.
Les Vaudois n'ont pris les armes que lorsqu'ils se sont vus attaqués, et, à cet égard, c'est Son Altesse elle-même qui a manqué la première à ses engagements, répondirent les ambassadeurs.
D'autres engagements puissants avec le roi de France nous ont dicté notre conduite, reprenait le ministre.
Ne dites donc pas alors que les Vaudois sont coupables, et cessez de les persécuter.
Les choses sont trop avancées maintenant pour que l'on puisse reculer. Cependant, ajouta le marquis de Saint-Thomas, si les Vaudois veulent sauver les apparences et se conformer extérieurement aux dispositions de l'édit du 31 janvier, les choses pourront peut-être s'arranger.

Ces termes étaient trop vagues; en les acceptant, les Vaudois se fussent placés dans une position tout aussi incertaine et beaucoup moins honorable. Les ambassadeurs en jugèrent ainsi et repoussèrent avec dignité cette ouverture de temporisation et de faux semblants.
D'ailleurs, quelle assurance aurait-on eue que cette parole, cette espérance donnée sans garantie, n'eût pas été trompée, lorsque des édits solennels avaient été violés?
Les ambassadeurs résolurent de se rendre eux-mêmes dans les Vallées. Un sauf-conduit leur fut accordé à cet effet.

L'électeur de Brandebourg, la Hollande et l'Angleterre venaient d'adresser à Victor-Amédée de nouvelles représentations au sujet des Vaudois: on pouvait espérer que ces circonstances réunies exerceraient une heureuse influence en leur faveur.
Les mandataires suisses arrivèrent aux Vallées, le 22 de mars, et prièrent immédiatement les représentants de toutes les communes vaudoises de vouloir bien se réunir le lendemain.
Cette réunion se tint au Chiabas. La séance fut ouverte par une fervente prière, prononcée par le pasteur Arnaud.
Les messieurs de Morat exposèrent ensuite toutes les démarches qu'ils avaient faites depuis leur arrivée à Turin, et demandèrent aux Vaudois quelle était leur résolution.

Consentiriez-vous à quitter votre patrie, si nous obtenions de Victor-Amédée qu'il vous laissât disposer de vos biens et sortir de ses États avec vos familles? 

La stupeur dont fut saisie l'assemblée à cette proposition ne saurait se dépeindre; les Vaudois demandaient du secours, s'attendaient à la lutte, espéraient la victoire, et, avant même qu'ils eussent combattu, on leur parlait d'accepter toutes les conséquences de la défaite. Encore une défaite peut-elle se réparer; mais l'exil entraînait pour eux la perte de la patrie, la ruine de leur Église, l'anéantissement du peuple tout entier.
Alors les ambassadeurs représentèrent avec énergie l'impossibilité où ils étaient de leur porter secours autrement que par des négociations.
«Vos vallées sont enclavées dans les États de vos ennemis; tous les passages sont gardés; aucune nation n'est en mesure de faire la guerre à la France dans votre seul intérêt; nulle armée ne pourrait même pénétrer jusqu'ici, et vous seuls, enfin, vous avez à peine trois mille combattants; vous devrez néanmoins nourrir plus de douze mille bouches; on observe toutes vos démarches; les troupes réglées n'attendent que le signal du massacre: comment pourrez-vous résister?»

Mais l'amour de la patrie luttait encore, dans l'esprit des Vaudois, contre la lumière désolante que ces paroles y faisaient pénétrer.
Ce serait une lâcheté, s'écriaient-ils, de perdre courage devant Dieu, qui a si souvent délivré nos pères, et qui a sauvé de tant de périls le peuple d'Israël.
«Ce serait une folie, répondaient les prudents diplomates, de compter aujourd'hui sur des événements miraculeux. Il vous est impossible de lutter de vive force contre vos ennemis; il vous est impossible d'être secourus! Réfléchissez à votre position. Une issue vous reste pour en sortir. Ne vaut-il pas mieux transporter ailleurs le flambeau de l'Évangile, dont vous êtes dépositaires, que de le laisser ici s'éteindre dans le sang?»

À la suite de ces paroles, l'assemblée se trouva divisée et répondit qu'elle ne pourrait s'engager, sur un objet aussi grave, sans avoir consulté tout le peuple (8).

Les ambassadeurs ne pouvaient attendre cette décision et retournèrent à Turin. Ils demandèrent un sauf-conduit pour que des députés vaudois pussent leur apporter la réponse du peuple; mais cela fut refusé. 

Leur secrétaire alors alla la chercher dans les Vallées. Il y arriva le 28 de mars. L'assemblée des communes était en permanence à Angrogne; il la trouva dans une grande agitation.
«Votre cause, leur dit-il, empire de jour en jour. Louis XIV jette feu et flammes, par l'organe de son ambassadeur, contre les retards du duc de Savoie. Le nonce promet à ce dernier l'investiture du Masseran, dès qu'il aura agi; la Propagande travaille dans l'armée et dans le peuple: hâtez-vous de quitter ce pays pendant que vous le pouvez encore.»
«Qui nous assure, répondaient les Vaudois, qu'on ne cherchera pas à nous détruire en

«Qui nous assure, répondaient les Vaudois, qu'on ne cherchera pas à nous détruire en nous dirigeant par groupes isolés hors du pays? On n'a pas respecté les édits qui nous garantissaient le séjour de ces vallées: respectera-l-on mieux l'engagement par lequel on nous permettra d'en sortir?»

Un mémoire renfermant toutes ces objections fut adressé par l'assemblée aux ambassadeurs. Les Vaudois ajoutaient, par une lettre particulière, qu'ils s'en remettraient à leur décision. Cette lettre était signée par neuf ministres et huit laïques.
Les ambassadeurs dirent alors au marquis de Saint-Thomas, ministre des affaires étrangères, qu'ils espéraient pouvoir décider les Vaudois à quitter leur patrie, pourvu qu'on leur garantît toute sûreté dans le voyage d'émigration. Victor-Amédée répondit à cette ouverture, par l'intermédiaire du comte de Marsenas, que les Vaudois, ayant déjà pris les armes contre lui, avaient mérité les plus rigoureux supplices; mais que, s'ils voulaient envoyer des députés pour demander grâce au nom de tout le peuple, on verrait ce qu'il y aurait à faire.

Les messieurs de Morat témoignèrent leur étonnement de ce qu'après avoir si obstinément refusé jusque-là de recevoir les Vaudois à Turin, on exigeait maintenant leur présence dans cette capitale. N'était-ce pas que, en les forçant de venir demander grâce, on voulait qu'ils se reconnussent coupables et qu'on pût dès lors les traiter comme tels?
Mais il n'y avait pas à hésiter, et ils conseillèrent aux Vaudois de témoigner leur déférence au souverain, en se conformant à ses désirs, plutôt que de l'irriter davantage par un refus.
Un sauf-conduit fut alors accordé pour les députés des Vallées. Le secrétaire d'ambassade le leur apporta lui-même. Mais l'assemblée des communes, toujours en permanence, n'avait pu se résoudre encore à prendre une détermination.

La plupart des pasteurs étaient d'avis de se soumettre; le peuple préférait se défendre. Les débats se prolongèrent sans résultat pendant une journée entière. Le lendemain, une partie des communes vaudoises résolut de passer soumission (10) et d'envoyer des députés à Turin; les autres persistèrent dans leur refus (11).
Elles envoyèrent cependant aussi un député, mais chargé seulement de remercier l'ambassade suisse de sa bienveillante entreprise, en lui déclarant qu'on était résolu à se défendre jusqu'au dernier soupir.
Les ennemis des Vaudois triomphaient de cette division; et, pour en recueillir tout de suite les fruits, ils firent signer à Victor-Amédée l'édit du 9 avril, qui traitait de l'émigration des Vaudois comme d'une affaire décidée (12).Il fut publié dans les Vallées le 11 d'avril, et ne fit d'abord qu'augmenter l'agitation qui y régnait déjà.

Trois jours après, les délégués des communes se réunirent à Rocheplate pour en délibérer, et furent d'avis que les conditions imposées par cet édit étaient inadmissibles. En conséquence ils décidèrent à l'unanimité de résister jusqu'au bout, de s'en remettre à la Providence et de défendre vaillamment leurs toits et leurs autels, comme avaient fait leurs pères.
Ainsi cette mesure, qui avait été prise pour les désunir, produisit un effet contraire.


Les pasteurs cependant n'approuvaient pas cette décision; ils écrivirent aux messieurs de Morat qu'ils déploraient l'aveuglement de leurs troupeaux, dont la résistance allait s'engager dans une voie désespérée, mais qu'ils étaient résolus en même temps à ne point les abandonner.

Les ambassadeurs, désolés de voir s'écrouler en un instant les résultats si péniblement obtenus de toutes leurs démarches, firent une dernière tentative, adressèrent un dernier appel à l'Israël des Alpes, par une lettre des plus pressantes, qui fut lue du haut de la chaire dans toutes les paroisses vaudoises.
«Sans doute, leur disaient-ils, la patrie a de grands charmes! mais les biens du ciel sont préférables à ceux de la terre. Vous pouvez encore sortir de ce pays, qui vous est à la fois si cher et si funeste; vous pouvez emmener vos familles, conserver votre religion, éviter de répandre le sang: au nom du ciel, ne vous obstinez pas dans une résistance inutile! 
Ne vous fermez pas la dernière issue qui vous reste pour éviter une totale destruction!»

Qu'on juge de l'effet que ces paroles durent produire sur un auditoire mêlé de personnes timides, de vieillards, de femmes et d'enfants! Tous les temples de nos vallées retentissaient de larmes et de sanglots. Mais bientôt les graves accents de la prière s'élevèrent seuls au-dessus de ces lamentations. On implora l'assistance et les conseils de Dieu. Les cœurs furent calmés, les âmes fortifiées: la confiance reprit le dessus dans les esprits agités.

Une assemblée solennelle de tous les délégués des Vallées se tint à Rocheplate, le 19 avril; elle renouvela sa déclaration du 14, par laquelle, au nom de la justice de leur cause, les Vaudois s'engageaient à défendre leur patrie et leur religion jusqu'à la mort.
C'était le vendredi saint. «Seigneur Jésus, dit le pasteur Arnaud, toi qui as tant souffert et qui es mort pour nous, accorde-nous la grâce de pouvoir souffrir aussi et de sacrifier notre vie pour toi! Ceux qui persévéreront jusqu'à la fin seront sauvés; que chacun de nous s'écrie avec l'Apôtre: Je puis tout par Christ qui me fortifie!»

On décida que d'universelles exhortations à la repentance et à l'amendement seraient adressées au peuple des Vallées, pour qu'il reçût avec humilité les épreuves par lesquelles il devait passer, et que la main divine daignât en modérer la rigueur.
Puis, dans chaque paroisse devait se célébrer au dimanche suivant, jour de Pâques, une solennelle communion de tous les enfants de ces montagnes, héroïques disciples de l'Évangile, résolus à se défendre contre d'indignes oppresseurs.
Dans quelques communes l'affluence du peuple se trouva si nombreuse à cette solennité, que la sainte cène fut célébrée en plein air. Auguste et touchante cérémonie! sublime et douloureuse communion! En participant ainsi au sacrifice de leur Sauveur, les Vaudois s'engageaient à braver la torture et à répandre leur propre sang pour défendre son culte. Ils s'unissaient aux pieds de l'Éternel dans le même dévouement, dans la même affection, dans les mêmes prières.

Hélas! ce fut pour la plupart d'entre eux «l'hostie» du mourant qu'ils reçurent en cette circonstance. Ce devait être pour le peuple tout entier la dernière communion à laquelle il pût assister avant la terrible catastrophe que nous allons raconter, et qui entraîna la dispersion totale de ce peuple héroïque.

Alors on put le croire anéanti. Mais, comme les deux témoins de l'Apocalypse qui sont appelés les chandeliers du Seigneur sur la terre, et desquels il est dit qu'après avoir été renversés pendant trois jours et demi ils se relevèrent avec l'esprit de vie (Apoc. XI, 3,4, 7,9, 11...), les Vaudois, ces antiques dépositaires de l'Ancien et du Nouveau Testament, ces deux témoins célestes, après trois ans d'exil et de mort apparente, devaient reconquérir leur patrie, reparaître dans leurs montagnes, et redresser pour jamais le chandelier symbolique de l'éternelle vérité sur le théâtre ensanglanté mais béni, de tant d'atroces persécutions.


1
) Tel est du reste le fatal dilemme de la tyrannie toujours suspendue entre ces deux termes: le servilisme et l'oppression.

2) On doit se rappeler que Victor-Amédée avait solennellement ratifié ces mêmes privilèges le 4 décembre 1681; et se jouer ainsi du droit et du sang des humains, le papisme l'appelait une sainte piété! 

3
) Cette assemblée eut lieu le 26 février 1686.

4
) La lettre est datée du 26 janvier. — Archives de Berne, onglet D.

5
) C'était le major Verceili. Les lettres de l'espion sont aux krch. de Turin.

6
) L'existence des prisonniers prouve que l'on s'était déjà battu.

7
) Voici le titre exact de cette pièce: Règlement à observer dans le corps de garde et généralement dans tous les exercices et fonctions de la guerre faite contre ceux des vallées du Piémont au sujet de leur religion. Cette expression ceux des vallées, semblerait faire supposer que ce règlement, qui reproduit toutes les instructions de Janavel, a été composé hors des Vallées et probablement par Janavel lui-même. La date précise ne peut être indiquée.

8
) Moser (Geachichte der Waldenaer... § 25), prétend que, dans cette circonstance, Victor-Amédée avait envoyé aux Vallées le chancelier Vercelli; que les Vaudois s'en emparèrent et le retinrent comme otage. (Peut-être eussent-ils bien fait.) Mais je n'ai trouvé nulle part la preuve de ce fait; je n'ai rencontré que le major du fort de La Tour, et non un chancelier, qui portât le nom de Vercelli. Moser ne dit pas sur quelle autorité il s'appuie. Le reste de sa narration est souvent inexact, et toujours incomplet. J'ai donc cru ne pas devoir ici m'arrêter à son témoignage.

10
) Ces communes étaient celles de la Pérouse et de Saint-Martin, de Prarusting et de Rocheplate, de Rora, du Villar et de La Tour, cette dernière n'adhérant pas à l'unanimité.

11
) Ce furent les communes de Bobi, de Saint-Jean et d'Angrogne, avec les dissidents de celle de La Tour.

12
) Dans l'intervalle, les ambassadeurs suisses avaient envoyé aux Vallées le député de Bobi, avec une lettre par laquelle ils exhortaient le parti de la résistance à joindre sa soumission à celle de ses concitoyens, pour ne pas diviser la cause de leurs Églises. Chacune des trois communes résolues à combattre nomma des députés chargés de répondre en leur note.

Cette réponse fut rédigée le 4 d'avril. Elle est signée de Jean Muston et de Michel Parise, députés de Saint-Jean, Negrin Banne et Berlin, députés de Bobi, et Jean Buffa, député d'Angrogne. Ils témoignèrent le regret de se voir forcés de résister aux instances des ambassadeurs, et renouvelaient la déclaration d'une défense désespérée.
Pendant ce temps, le marquis de Saint-Thomas pressait vivement les cinq députés soumissionnaires, qui étaient restés à Turin et de faire leur soumission. Mais ils renvoyèrent toujours pour attendre celui de Bobi. Ces longueurs impatientèrent la cour, et surtout l'ambassadeur de France, qui pressait Victor-Amédée, son édit à la main et presque la menace à la bouche, de faire exécuter enfin les mesures exigées par Louis XIV.
Sur ces entrefaites, on apprit que deux Français avaient été tués, et ce meurtre fut imputé aux Vaudois.
Le marquis de Grancy en témoigna une violente irritation. C'est alors que, pour éviter le massacre des Vaudois et dans des vues d'humanité, Victor Amédée rendit le décret du 9 avril, qui réglait leur sortie du pays, comme si c'était déjà une chose convenue.
D'après ce décret, les habitants de la vallée de Luserne devaient se réunir à La Tour le 21 d'avril; ceux d'Angrogne, de Prarusting et de Rocheplate devaient se réunir à Saint-Segont, le 22, et ceux de la vallée de Saint-Martin à Miradol, le 23, pour s'éloigner ainsi en trois détachements. Ils avaient dix jours pour vendre leurs biens; ils devaient poser les armes immédiatement, et démolir tous leurs temples, de leurs propres mains, avant leur départ.
Cet édit, signé le 9, fut entériné le 10, et publié dans les Vallées le 11. — Il renferme encore d'autres dispositions. — On peut le voir dans Duboin, t. II, p. 243, et dans l'Histoire des négociations de 1686, p. 42.

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