Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII


Invasion de la peste. – Prisonniers nîmois conduits à La Rochelle.
En 1720 la peste exerça d'affreux ravages sur le littoral de la Méditerranée; on ignore le nombre des victimes qu'elle fit dans la Provence et le Languedoc; mais tout le monde sait que Belzunce, évêque de Marseille, le chevalier Rose et les échevins Estelle et Moustier s'immortalisèrent par le dévouement héroïque qu'ils firent éclater pendant tout le cours de cette terrible calamité; à Alais, les prisonniers cévenols, forcés à servir de fossoyeurs, parce qu'on n'en trouvait pas de volontaires, furent à leur tour privés de la vie en ensevelissant les cadavres des pestiférés.

À Nîmes, au fléau dévastateur vint se joindre la recrudescence de la persécution religieuse. Dans la nuit du 14 au 15 janvier, en effet, dit Armand de la Chapelle, dans les pièces justificatives de son livre sur «la nécessité du Culte public,» un traître nommé Gras dénonça une assemblée qu'Antoine Court présidait, dans le vallon solitaire de la caverne des Fées ou (baume di Fades), situé dans le torrent du Cadereau, à l'ouest du chemin d'Alais et sur les confins du domaine de Vaqueiroles. Deux compagnies de soldats de la garnison reçurent ordre de la dissoudre par la force; elles se mirent en route précipitamment, et après avoir arrêté vingt-cinq hommes, autant de femmes et un enfant de dix ans, les amenèrent dans les prisons de la citadelle.

Les demoiselles Quissac et Guidès, avec la veuve Brunet, furent envoyées à la tour de Constance, où elles trouvèrent trois autres pauvres captives, abandonnées de tout le monde, dévorées par la vermine, couvertes de haillons, ressemblant à des squelettes et ne respirant qu'autant qu'il le fallait pour ne pas mourir d'étouffement.

Trois vieillards, Barnier, Villars et Boucarut, malgré la faiblesse de leur constitution et la débilité de leur tempérament affaibli par l'âge; reçurent la destination du bagne.

Jean-Pierre Plantier, André Pepin, François Lanne, Claude André, Hilaire et Étienne Mourgues, Claude Cabot, Antoine Mazelier, Jean Bourguerolles, Paul Espérandieu, Antoine Guérin, Pierre Salles, Pierre Defague, Bertrand Bériat, Étienne Pelet et Claude Roussel, avec les femmes Antoinette Gazay, Jeanne Boisseron et Olyinpe Poitte, furent renfermés dans la prison royale de Montpellier. Leur séjour n'y fut pas long, car on leur annonça immédiatement qu'ils étaient destinés à peupler la colonie de la Nouvelle-Orléans, sur les bords du Mississipi, dans les États-Unis, qui était en fondation à cette époque, parce qu'elle faisait partie du plan général des combinaisons du système financier de Law.

À cette nouvelle, Antoine Court essaya d'en sauver quelques-uns, en faisant demander par l'intermédiaire d'un protestant de naissance, nommé Depoussaye, et qui avait du crédit, leur admission dans le régiment des gardes du régent, mais le gouverneur de Roquelaure s'y étant formellement opposé, on prit les dispositions nécessaires pour les faire partir, et l'intendant Bernage, après avoir envoyé un commissaire à Nîmes pour faire vendre à l'encan tout ce qui leur appartenait, les dirigea le 14 juin vers La Rochelle, où ils devaient être embarqués.

Le jour de leur départ, on procéda à leur ferrement pour en former une chaîne semblable à celle des forçats qu'on envoyait au bagne. Un carcan, scellé derrière le cou par un boulon, avait sur le devant une anse, dans laquelle passait une lourde et longue chaîne qui les reliait les uns aux autres, de telle sorte qu'ils devaient se concerter et s'entendre pour faire simultanément les mêmes mouvements, soit pour marcher, soit pour s'arrêter, surtout pour se coucher et se relever. Une forte escorte de soldats les accompagna. Ils marchèrent par étapes, enfermés chaque soir dans des écuries, d'où on ne se donnait pas même la peine d'enlever le fumier, ni de le recouvrir de paille fraîche.

Le 17 juin ils arrivèrent à Nîmes; il pleuvait par torrents, ils étaient trempés jusqu'aux os et couverts de boue depuis les pieds jusqu'à la tête; cela ne les empêcha pas, en entrant dans le faubourg, d'ôter leurs bonnets de prisonnier et d'entonner un psaume. Quel cortège émouvant! Le peuple attendri le contemplait en silence, mais en versant des larmes. Ils furent conduits dans la citadelle, où le major de la place permit à leurs parents seulement de les visiter pendant l'espace de deux heures. Ils les trouvèrent dans un état pitoyable; par suite de leur séjour dans une prison humide, où ils avaient couché pendant cinq mois sur une paille pourrie, leurs corps s'étaient enflés et se trouvaient méconnaissables. On leur apporta du linge sec et des provisions de bouche. Le lendemain, ils partirent pour le Pont-Saint-Esprit; la foule se pressa sur leur passage, plus émue encore que la veille, mais nul ne put les approcher pour leur donner le baiser d'adieu.

Le 22 juillet, après trente-neuf jours d'une marche lente et pénible, ils arrivèrent à Lyon, où, après un repos de deux semaines, ils furent incorporés à la chaîne des forçats de Bourgogne et envoyés à Roanne, d'où on leur fit descendre la Loire jusqu'à Saumur. À leur arrivée à La Rochelle, qui eut lieu le 1er août, on les enferma dans une prison si infecte qu'on fut obligé de les en retirer momentanément pour l'assainir.

Leurs coreligionnaires étrangers s'intéressèrent vivement à leur affreuse position. Marc Guitton, chapelain de l'ambassadeur de Hollande à Paris, leur envoya 500 livres, le 16 septembre; il renouvela ce secours pécuniaire le 7 octobre, et portant plus loin sa sollicitude charitable, il fit passer par des mains sûres 1200 livres à Antoine Court pour les distribuer à leurs familles. Claude André avait laissé à Nîmes sa femme et cinq enfants fort jeunes. Antoine Mazelier avait encore sa vieille mère; celle de Pierre Espérandieu était infirme. Tous les autres étaient mariés et avaient des enfants, à l'exception de Jeanne Boisseron qui était célibataire, mais dont le père et la mère étaient vieux et estropiés.

Cette assistance généreuse trouva encore des ennemis jaloux qui essayèrent de la faire cesser, en accusant secrètement les prisonniers, auprès de l'ambassadeur des Provinces-Unies, d'avoir été pris les armes à la main. Informés par Guitton de cette trame aussi odieuse que révoltante, ils écrivirent une lettre collective à leur bienfaiteur pour se disculper. Il leur fut facile de le faire, car les procès-verbaux de leur capture portaient qu'ils avaient été pris à deux portées de fusil de la ville, en divers lieux, sur les grands chemins et séparément; aussi cette noire calomnie fut sans résultat.

Mais ce qui en eut un bien funeste fut l'état de leur santé; ils tombèrent, en effet, presque tous malades; quinze d'entre eux s'alitèrent en même temps; le hâle du jour les avait consumés; les tempêtes, les orages, les pluies, les fatigues, les craintes, le découragement et les alarmes avaient bien souvent chassé le sommeil de leurs paupières, dérangé la circulation régulière de leur sang dans les veines et altéré leur constitution physique; ils furent attaqués par des fièvres malignes; quelques-uns tombèrent jusqu'à cinq fois en rechute, après de courtes et passagères convalescences, d'autres moururent de langueur; de ce nombre furent Bertrand Bériat, jeune homme de vingt et un ans, et Jean-Pierre Plantier, chrétien convaincu et fervent, dont la piété était exemplaire et qui pendant les heures si longues d'une captivité sans limites, servit de père, de conseiller et de consolateur à ses malheureux compagnons d'infortune. Lorsqu'il fut mort d'une fièvre lente, le procureur du roi voulut faire un procès à son cadavre, pour le faire traîner ignominieusement sur la claie, comme relaps. Mais l'intendant s'y opposa et le fit ensevelir sans scandale.

Antoine Court s'occupa sans cesse de ces infortunées victimes de l'intolérance; par ses conseils, il décida Antoine Reboul, beau-frère d'Antoinette Gazay, à se rendre à Paris pour leur trouver des amis et des protecteurs. À leur tête, se plaça Sutton, ambassadeur anglais; il plaida leur cause avec une telle persévérance, qu'après bien des déceptions et d'interminables délais, il obtint enfin que leur peine fût commuée en un bannissement perpétuel en Angleterre. Ce n'était pas la grâce, car le crime d'avoir prié Dieu dans une autre langue que le latin et dans un autre lieu qu'une église catholique, était irrémissible en France, mais uniquement un adoucissement de la peine: pour les en faire jouir sans retard, l'ambassadeur envoya son chapelain Darlis à La Rochelle, afin de présider à leur embarquement; il les accompagna jusqu'au vaisseau, où ils furent conduits par un sergent et quatre mousquetaires qui ne les quittèrent qu'au moment de mettre à la voile. Au rapport de Court, quatre mille personnes pour le moins accoururent sur le port pour les voir passer, les accompagner de leurs voeux et leur donner une dernière marque de sympathie chrétienne; elles criaient, en leur tendant les mains et découvrant leurs têtes: Adieu, chers frères! que le Seigneur soit avec vous et vous donne un heureux voyage!

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