Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AVANT-PROPOS.

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 On a décrit dans ces douze Méditations douze états différents du coeur : ce sont les principales entraves qui s'opposent à l'oeuvre de la grâce et au développement de la vie chrétienne. Plus nous avançons dans le ténébreux labyrinthe de notre nature déchue, plus nous faisons de découvertes, et ce qui a été dit ne sera rien à côté de ce qui reste à dire. Qu'un autre que nous continue les mêmes fouilles ; nous n'avons fait que les premiers pas. Ce sont des études sur nous-mêmes ; si nous les faisons avec simplicité et le flambeau de la Parole de Dieu à la main, elles sont propres à nous faire croître en profondeur de vie et en amour pour Celui qui a tout refait et dont l'oeuvre est devant Dieu la nôtre. Nous désirons que chacun se reconnaisse dans ces douze portraits, et qu'ils nous portent à obéir à cette exhortation que l'Écriture Sainte nous adresse : Recherchez vos voies et les sondez, et retournez jusqu'à l'Éternel (Lament., III, 40).
Épinal, janvier 1852.



I

Les éblouissements.


MATTH., XVII, 1-8.

 Et six jours après, Jésus prit Pierre, et Jacques, et Jean, son frère, et les mena à l'écart sur une haute montagne
Et il fut transfiguré en leur présence ; et son visage resplendit comme le soleil ; et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.
Et voici, ils virent Moïse et Élie qui s'entretenaient avec lui.
Alors Pierre, prenant la parole, dit à Jésus : Seigneur, il est bon que nous soyons ici : faisons-y, si tu le veux, trois tentes ; une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie
Et comme il parlait encore, voici une nuée resplendissante qui les couvrit de son ombre ; puis voilà une voix qui vint de la nuée, disant : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai pris mon bon plaisir ; écoutez-le.
Ce que les disciples ayant ouï, ils tombèrent le visage contre terre et eurent une très grande peur.
Mais Jésus s'approchant les toucha, en leur disant : Levez-vous, et n'ayez point de peur.
Et eux, levant leurs yeux, ne virent personne, que Jésus tout seul.



Notre nature humaine est sujette à une double imperfection, celle de voir tantôt tout en noir, tantôt tout en beau. Rarement nous voyons les choses telles qu'elles sont.
L'histoire ancienne nous parle de deux philosophes, dont l'un pleurait toujours et dont l'autre riait toujours. Ces deux philosophes existent encore. Vous retrouvez l'un dans l'esprit d'une certaine classe de gens qui se plaignent toujours. Jamais leur santé n'est bonne, si vous demandez après leur santé ; jamais leurs affaires ne vont bien, si vous demandez après leurs affaires. Toujours il y a quelque chose qui leur déplaît ou quelque chose qui ne leur suffit pas.
Pour d'autres, c'est le contraire. Ici, vous retrouvez le philosophe qui riait toujours : ce sont des personnes qu'un rien éblouit. Sont-elles malades ? un mot du médecin suffit pour les remplir d'espérance.

Leurs affaires vont-elles mal ? vous n'avez qu'à leur proposer quelque entreprise avantageuse, et elles croient déjà leur fortune faite. Sont-elles tristes ? l'appât du moindre plaisir fait revivre leur joie. Elles sont toujours sous l'impression du moment ; mais ce premier feu n'est jamais un feu qui dure.

Cette seconde espèce de caractères se retrouve aussi dans la vie chrétienne. Il y a beaucoup de chrétiens qui sont sujets aux éblouissements. Ce sont ceux qui ont l'imagination vive et à qui manque la sobriété.
Nous allons prendre cet état pour sujet de notre méditation. C'est la transfiguration de Jésus-Christ que nous avons devant nous. Nous pouvons donner à cette histoire une application plus générale. De même que les disciples du Sauveur sont éblouis en voyant devant eux la gloire de leur Maître, il y a des chrétiens qui dans leur vie voient souvent le ciel et la terre dans une autre lumière. Ce sont aussi des transfigurations, mais qui ne durent pas. Pierre veut dresser des tentes sur le mont Thabor ; mais la vive lumière qui l'entoure s'efface de nouveau. Jésus-Christ, glorifié, redevient un simple homme, les deux figures célestes disparaissent, et les disciples sont obligés de redescendre de la montagne et de reprendre leurs filets.

Il y a dans la vie chrétienne des époques semblables. Nous pouvons appeler ces époques des époques d'éblouissements. Il y en a de plus d'une espèce. Nous ne voulons en signaler que trois. Ce sont les éblouissements qui nous viennent des circonstances, ceux qui nous viennent des hommes et ceux qui nous viennent de nos états chrétiens. Regardons de plus près ces trois sortes d'état.

Je dis qu'il y a des éblouissements qui nous viennent des circonstances.
Il y a souvent dans notre vie une si heureuse rencontre de circonstances que nous sommes comme éblouis. Nous venons de recevoir quelque heureuse nouvelle, et ce bonheur fait que notre vie ordinaire est comme transfigurée. Nous avons été délivres de quelque crainte, et aussitôt il semble que tous nos voeux soient remplis. Nous avons eu quelque succès qui améliore peut-être notre position, et nous voilà dans la joie et dans les triomphes. Il faut souvent si peu de chose pour que notre vie soit transformée ! Souvent ce ne sont pas même des réalités qui nous éblouissent, ce ne sont que des idées. On se fait un Thabor tout composé d'espérance. Ces espérances se dissipent d'ordinaire l'une après l'autre.
Est-on devenu plus sage, plus sobre ? Ce sont de nouveaux éblouissements qui vont remplacer les premiers. Ce sont des montagnes de projets, de combinaisons, d'attentes chimériques. On ne voit jamais la vie dans son véritable jour ; c'est toujours le mirage de l'imagination qui l'emporte sur la réalité. Après tous les désappointements qu'on a eus, on se retrouve de nouveau sur le Thabor ; on y voit déjà quelques tentes dressées.

Voilà les éblouissements qui nous viennent des circonstances.
Or, il y a deux cas possibles : ou les belles choses que nous voyons devant nous nous échappent, ou ce sont des biens qui nous tombent réellement en partage.

Je suppose qu'il s'agisse du premier cas. Vous êtes à la veille d'un bonheur, et ce bonheur vous échappe. Ou vos perspectives vous trompent ; vous aviez mal raisonné, mal combiné, et des hauteurs de la poésie vous retombez dans la prose. Comme on se déplaît alors dans la position où il faut continuer à vivre ! comme on creuse ces images de pertes ou d'échecs ! Mais au lieu de se tourner vers des biens permanents, on reste ce qu'on est. On ne fait pas une expérience de plus sur soi-même. On ne veut que jouir ; et voilà la cause qui empêche qu'on ne trouve la vérité.
On a horreur du renoncement, de la mortification du vieil homme ou de l'attitude silencieuse près du Seigneur. On veut un christianisme rayonnant de joie et des montagnes où ne coule que le lait et le miel. Mais en conservant cette tendance, non seulement on n'avance pas, mais très souvent, après avoir commencé par l'esprit, l'on finit par la chair.
Est-on plus heureux quand l'autre cas arrive ?

Vous voyez briller devant vous un bonheur, et ce bonheur devient votre partage. Vous pouvez le toucher des mains et en rassasier votre coeur. Êtes-vous satisfait ? Vous avez cru gagner un bien réel, et vous n'avez gagné qu'un éblouissement. Vus de près, tous nos biens terrestres ne sont que cendre et poussière. Ce nouveau bonheur, vous y êtes bientôt accoutumé ; dans quelques jours vous serez un homme blasé.
Ce changement de position cachait bien des mécomptes ; vous n'en aviez vu que les beaux côtés, vous allez en ressentir les épines. On paie bien cher au monde ses faveurs et ces degrés qu'il nous laisse monter. Quand l'illusion se dissipe, on n'avait embrassé que des fantômes ; on court après d'autres, ce ne seront encore que des éblouissements.

Il y a une autre espèce d'éblouissements qui nous viennent des hommes.
Il y a des hommes qui au premier abord éblouissent. C'est par des qualités qui donnent le change et qui émerveillent. Tantôt c'est l'extérieur de quelqu'un qui vous éblouit. Ce n'est pas que ce soit toujours la beauté. Il y a des cas où la beauté nous laisse froids et où un extérieur ordinaire nous captive. Ce sont de ces sympathies inexplicables ; mais seront-elles durables ? C'est une autre question.
Ou ce n'est point l'extérieur, ce sont des qualités intérieures qui vous éblouissent. C'est la tournure de l'esprit. Quand on trouve un esprit vif, piquant, original, on est ébloui.
Ou ce sont des qualités du coeur qui vous ont touché. C'est la modestie, la douceur, la simplicité ; c'est quelque belle action peut-être.
Ou enfin, c'est un christianisme qui rayonne. Vous vous écriez : Comme on est heureux d'être arrivé à une telle hauteur ! Tous ces éblouissements sont au fond les mêmes : ce sont ceux qui nous viennent des hommes.
Mais ici encore il faut redescendre du Thabor.

Rien de si laid, quand on le voit de près, que l'homme. À distance, nous nous aimons tous, nous nous complimentons tous ; mais pourquoi ? Nous sommes éblouis. Quand nous nous montrons l'un à l'autre, c'est toujours sous le jour le plus favorable. On cache les côtés ténébreux, on les enveloppe d'un manteau de lumière. Mais ôtez tout cet entourage de politesse, de justice propre, de clinquant d'esprit ou de sentiment, ce qui reste, c'est le vieil homme.
Plus on est ensemble, plus nos admirations mutuelles tombent.
Voulez-vous conserver la faveur de quelqu'un ? Ne le voyez pas trop souvent ; ne lui faites pas des visites trop longues ; plus on se voit de prés, plus on perd. Mais quand nous sommes ainsi désillusionnés l'un à l'égard de l'autre, nous tombons dans l'autre extrême. De l'engouement, nous tombons dans l'antipathie. Quand vous êtes rassasié de quelqu'un, vous l'évitez, vous n'êtes plus ébloui. Nos enthousiasmes se changent en misanthropie. Nous ne nous fions plus à personne, et nous épluchons partout le mal. Jadis nous faisions du prochain un ange ; aujourd'hui nous faisons de lui un démon. Nous ne parlons que de nos prétentions envers les autres ; nous ne nous disons pas : Tout ce que tu veux que ton prochain te fasse, fais-le-lui d'abord. Nous trouvons que tel homme a le coeur froid, et nous n'avons nous-mêmes aucun mouvement de chaleur pour lui.

Nous nous étions attendus, de la part d'un autre, à plus de délicatesse ; et nous ne sommes guère disposés à lui prêcher d'exemple. Nous demandons que les autres supportent tout, et que supportons-nous quand notre tour arrive ?
Nous sommes dans l'éblouissement sur nous-mêmes, comme nous avons été dans l'éblouissement sur le prochain. Il y a un Thabor pour le vieil homme, comme il y en a un pour les disciples du Seigneur. C'est de nos propres hauteurs qu'il nous faut descendre, si nous voulons monter sur celles de Jésus-Christ. Encore peut-on se faire illusion à l'égard de ces dernières, et nous arrivons à un genre d'éblouissement qui est peut-être le plus dangereux de tous.

Nous voulons parler des éblouissements qui nous viennent de nos états chrétiens.
Au commencement d'une conversion, tout se transfigure pour nous. C'est une autre terre, un autre soleil que nous voyons. Nous ne nous sentons plus dans la même atmosphère ; nous avons pris notre essor vers les montagnes d'où nous vient le secours.
Moïse et Élie ont reçu un éclat nouveau. La loi de Dieu, la prophétie, toute l'Écriture sainte, quand nos yeux se sont ouverts, ont subi la même transfiguration. Nos goûts mondains. se trouvent remplacés par des goûts spirituels ; des fleurs de paix sortent des lieux élevés, des fontaines de joie du milieu des vallées. Nous touchons des mains le Sauveur, et nous regardons avec pitié les frivoles préoccupations de la terre.
Nous ne devinons pas que c'est encore un éblouissement. Nous prenons pour Jésus-Christ lui-même cette effervescence d'un premier réveil. Hélas ! de rudes écoles nous attendent. Nous ne sommes pas au moment de dresser nos tentes sur le Thabor. Les mêmes disciples que vous voyez sur la montagne seront bientôt à Gethsémané. D'abord les hauteurs, puis les profondeurs ; aujourd'hui, les paroles ineffables venant du paradis ; demain, les soufflets de Satan : l'un ne vient pas sans l'autre. Ne comptez pas sur votre coeur : ni sur votre coeur mondain, ni sur votre coeur chrétien. Ces hautes joies ne se soutiennent pas ; cette ivresse chrétienne n'est qu'un éblouissement ; ne vous livrez pas à ce vertige. Jésus-Christ va perdre de nouveau son éclat ; il descendra avec vous de la montagne comme un homme ordinaire ; mais, que cette pensée vous console, il descend avec vous.
Attachez-vous, non à ses rayons, mais à sa personne. Rappelez-vous ce qu'il est, ce qu'il a fait pour vous pour toujours, ne partez pas de ce que vous éprouvez pour lui.
Dites-vous cela quand vous êtes retombé dans votre vie ordinaire, dans sa prose et dans ses filets ?
Comme Jésus s'est anéanti lui-même, il anéantit aussi les siens. Il veut qu'ils marchent par la foi et non par la vue, non par le sentiment. Que deviendrions-nous sur le Thabor, si nous y dressions trop tôt nos tentes ? Des orgueilleux ou des fous. Saint Paul, tout humble qu'il est, a peur de s'élever trop à cause de l'excellence de ses révélations. Qui sommes-nous pour être plus rassurés sur nous-mêmes ? Plus on est élevé, plus les chutes sont profondes, et les hauteurs spirituelles sont les plus dangereuses. Ou, si ce n'est point l'orgueil, c'est la folie qui peut prendre le dessus. Nous prendrions pour de la foi un or qui n'a passé par aucun creuset, nous parlerions d'expériences chrétiennes, et nous n'en aurions fait aucune ; nous aurions de hautes idées, et nous les donnerions pour de la vie spirituelle.
La vraie vie chrétienne, c'est celle qui fait descendre. Il faut se dépouiller si l'on veut être revêtu ; il faut avoir été fait une même plante avec Christ, par la conformité à sa mort, pour l'être aussi par la conformité à sa résurrection. Celui pour qui et par qui sont toutes choses, s'il veut amener plusieurs enfants à la gloire, les consacre, comme l'auteur de leur salut, par les souffrances.

Je viens de détruire vos illusions ; qu'ai-je mis à leur place ? L'homme ne vit pas de ce qu'on lui ôte, mais de ce qu'on lui donne.
Ne vous ai-je rien donné ? Il est dit que de la nuée resplendissante qui couvrit les disciples, il sortit une voix qui dit : C'est ici mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon affection ; écoutez-le. Et les disciples, élevant les yeux, ne virent plus que Jésus seul.
Qu'est-ce que cela nous dit ? C'est que de tous les éblouissements qui nous cachent souvent la vérité, il sort un don de Dieu qui est le plus précieux de tous ; c'est Jésus-Christ lui-même. Quelque forme qu'il prenne, il est le même, qu'il monte avec nous ou qu'il descende. Nos nuées se dissipent, Jésus-Christ ne se dissipera point. C'est à lui que Dieu nous adresse, quand les prestiges de la vie s'évanouissent. Les événements nous trompent, les hommes changent, notre coeur nous séduit, mais c'est afin que nous élevions les yeux et que nous ne voyions plus que Jésus seul.

Les illusions qui tombent feront place à un bien permanent. Descendez toujours de la montagne, entrez dans les vallées sombres qui vous attendent ; ni les hauteurs ni les profondeurs ne peuvent séparer de Christ. Une main invisible vous conduit ; que vous la voyiez ou non, saisissez-la avec confiance. Le grand gain de votre foi, si vos douceurs tarissent, c'est la sobriété. Ne la confondez pas avez la sécheresse.
Un homme sobre est un homme qui est content de l'état où il se trouve. Il sait être dans la pauvreté, il sait aussi être dans l'abondance. Partout, et en toutes rencontres, il a appris à être rassasié et à avoir faim, à être dans l'abondance et à être dam la disette.
Un homme sobre est un homme qui peut tout par Christ qui le fortifie.

Cet état ne vaut-il pas mieux que les éblouissements ? C'est celui qui donne à la foi sa continuité et son calme divin. Au lieu de monter aux cieux et de descendre aux abîmes, on reste sur la terre en repos et en assurance. On se trouve uni à Jésus-Christ ; c'est lui qu'on a trouvé, et l'on peut se passer du reste. Sur le Thabor, comme dans les lieux profonds, on a le même Sauveur.
Dans nos élévations et dans nos abaissements, nous aurons un coeur qui a trouvé le repos et qui possède un fondement solide. C'est pour cet état que Jésus-Christ nous prépare quand il descend avec nous de la montagne. Qu'il nous ramène à nos filets, nous les reprendrons sans peine.
Tout édifie quand, quelque chose qu'on fasse, on le fait pour le Seigneur.
La vraie piété est celle qui a les promesses de la vie présente comme de la vie à venir. Les trois tentes que Pierre veut dresser sur le Thabor, nous pouvons les dresser dans la vie domestique. Fixons-nous près du Seigneur, près de sa loi, près de ses promesses. Ce sera encore une transfiguration. C'est celle de la vie ordinaire, telle que nous la fait la sobriété de la foi. De tous les nuages qui nous attendent, il sortira une voix paternelle qui nous dira : C'est ici mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toute mon affection ; écoutez-le.


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