On a décrit dans ces douze
Méditations douze états
différents du coeur : ce sont les
principales entraves qui s'opposent à
l'oeuvre de la grâce et au
développement de la vie chrétienne.
Plus nous avançons dans le
ténébreux labyrinthe de notre nature
déchue, plus nous faisons de
découvertes, et ce qui a été
dit ne sera rien à côté de ce
qui reste à dire. Qu'un autre que nous
continue les mêmes fouilles ; nous
n'avons fait que les premiers pas. Ce sont des
études sur
nous-mêmes ; si nous
les faisons avec simplicité et le flambeau
de la Parole de Dieu à la main, elles sont
propres à nous faire croître en
profondeur de vie et en amour pour Celui qui a tout
refait et dont l'oeuvre est devant Dieu la
nôtre. Nous désirons que chacun se
reconnaisse dans ces douze portraits, et qu'ils
nous portent à obéir à cette
exhortation que l'Écriture Sainte nous
adresse : Recherchez vos voies et les
sondez, et retournez jusqu'à
l'Éternel (Lament., III, 40).
Épinal, janvier 1852.
Et
six jours
après, Jésus prit Pierre, et Jacques,
et Jean, son frère, et les mena à
l'écart sur une haute montagne
Et il fut transfiguré en leur
présence ; et son visage resplendit
comme le soleil ; et ses vêtements
devinrent blancs comme la lumière.
Et voici, ils virent Moïse et Élie qui
s'entretenaient avec lui.
Alors Pierre, prenant la parole, dit à
Jésus : Seigneur, il est bon que nous
soyons ici : faisons-y, si tu le veux, trois
tentes ; une pour toi, une pour Moïse et
une pour Élie
Et comme il parlait encore, voici une nuée
resplendissante qui les couvrit de son ombre ;
puis voilà une voix qui vint de la
nuée, disant : Celui-ci est mon Fils
bien-aimé, en qui j'ai pris mon bon
plaisir ;
écoutez-le.
Ce que les disciples ayant ouï, ils
tombèrent le visage contre terre et eurent
une très grande peur.
Mais Jésus s'approchant les toucha, en leur
disant : Levez-vous, et n'ayez point de
peur.
Et eux, levant leurs yeux, ne virent personne, que
Jésus tout seul.
Notre nature humaine est sujette à une
double imperfection, celle de voir tantôt
tout en noir, tantôt tout en beau. Rarement
nous voyons les choses telles qu'elles sont.
L'histoire ancienne nous parle de deux philosophes,
dont l'un pleurait toujours et dont l'autre riait
toujours. Ces deux philosophes existent encore.
Vous retrouvez l'un dans l'esprit d'une certaine
classe de gens qui se plaignent toujours. Jamais
leur santé n'est bonne, si vous demandez
après leur santé ; jamais leurs
affaires ne vont bien, si vous demandez
après leurs affaires. Toujours il y a
quelque chose qui leur déplaît ou
quelque chose qui ne leur suffit pas.
Pour d'autres, c'est le contraire. Ici, vous
retrouvez le philosophe qui riait toujours :
ce sont des personnes qu'un rien éblouit.
Sont-elles malades ? un mot du médecin
suffit pour les remplir
d'espérance.
Leurs affaires vont-elles mal ? vous n'avez
qu'à leur proposer quelque entreprise
avantageuse, et elles croient déjà
leur fortune faite. Sont-elles tristes ?
l'appât du moindre plaisir fait revivre leur
joie. Elles sont toujours sous l'impression du
moment ; mais ce premier feu n'est jamais un
feu qui dure.
Cette seconde espèce de caractères se
retrouve aussi dans la vie chrétienne. Il y
a beaucoup de chrétiens qui sont sujets aux
éblouissements. Ce sont ceux qui ont
l'imagination vive et à qui manque la
sobriété.
Nous allons prendre cet état pour sujet de
notre méditation. C'est la
transfiguration de Jésus-Christ que nous
avons devant nous. Nous pouvons donner à
cette histoire une application plus
générale. De même que les
disciples du Sauveur sont éblouis en voyant
devant eux la gloire de leur Maître, il y a
des chrétiens qui dans leur vie voient
souvent le ciel et la terre dans une autre
lumière. Ce sont aussi des transfigurations,
mais qui ne durent pas. Pierre veut dresser des
tentes sur le mont Thabor ; mais la vive
lumière qui l'entoure s'efface de nouveau.
Jésus-Christ,
glorifié, redevient un simple homme, les
deux figures célestes disparaissent, et les
disciples sont obligés de redescendre de la
montagne et de reprendre leurs filets.
Il y a dans la vie chrétienne des
époques semblables. Nous pouvons appeler ces
époques des époques
d'éblouissements. Il y en a de plus
d'une espèce. Nous ne voulons en signaler
que trois. Ce sont les
éblouissements qui nous viennent des circonstances, ceux
qui nous viennent des hommes et ceux qui nous viennent de
nos états chrétiens. Regardons de
plus près ces trois sortes
d'état.
Je dis qu'il y a des éblouissements qui nous viennent des
circonstances.
Il y a souvent dans notre vie une si heureuse
rencontre de circonstances que nous sommes comme
éblouis. Nous venons de recevoir quelque
heureuse nouvelle, et ce bonheur fait que notre vie
ordinaire est comme transfigurée. Nous avons
été délivres de quelque
crainte, et aussitôt il semble que tous nos
voeux soient remplis. Nous avons eu quelque
succès qui améliore peut-être
notre position, et nous
voilà dans la joie et dans les triomphes. Il
faut souvent si peu de chose pour que notre vie
soit transformée ! Souvent ce ne sont
pas même des réalités qui nous
éblouissent, ce ne sont que des
idées. On se fait un Thabor tout
composé d'espérance. Ces
espérances se dissipent d'ordinaire l'une
après l'autre.
Est-on devenu plus sage, plus sobre ? Ce sont
de nouveaux éblouissements qui vont
remplacer les premiers. Ce sont des montagnes de
projets, de combinaisons, d'attentes
chimériques. On ne voit jamais la vie dans
son véritable jour ; c'est toujours le
mirage de l'imagination qui l'emporte sur la
réalité. Après tous les
désappointements qu'on a eus, on se retrouve
de nouveau sur le Thabor ; on y voit
déjà quelques tentes
dressées.
Voilà les éblouissements qui nous
viennent des circonstances.
Or, il y a deux cas possibles : ou les belles
choses que nous voyons devant nous nous
échappent, ou ce sont des biens qui nous
tombent réellement en
partage.
Je suppose qu'il s'agisse du premier cas. Vous
êtes à la veille d'un bonheur, et ce
bonheur vous échappe. Ou vos perspectives
vous trompent ; vous aviez mal
raisonné, mal combiné, et des
hauteurs de la poésie vous retombez dans la
prose. Comme on se déplaît alors dans
la position où il faut continuer à
vivre ! comme on creuse ces images de pertes
ou d'échecs ! Mais au lieu de se
tourner vers des biens permanents, on reste ce
qu'on est. On ne fait pas une expérience de
plus sur soi-même. On ne veut que
jouir ; et voilà la cause qui
empêche qu'on ne trouve la
vérité.
On a horreur du renoncement, de la mortification du
vieil homme ou de l'attitude silencieuse
près du Seigneur. On veut un christianisme
rayonnant de joie et des montagnes où ne
coule que le lait et le miel. Mais en
conservant cette tendance, non seulement on
n'avance pas, mais très souvent,
après avoir commencé par l'esprit,
l'on finit par la chair.
Est-on plus heureux quand l'autre cas
arrive ?
Vous voyez briller devant vous un
bonheur, et ce bonheur devient
votre partage. Vous pouvez le toucher des mains et
en rassasier votre coeur. Êtes-vous
satisfait ? Vous avez cru gagner un bien
réel, et vous n'avez gagné qu'un
éblouissement. Vus de près, tous nos
biens terrestres ne sont que cendre et
poussière. Ce nouveau bonheur, vous y
êtes bientôt accoutumé ;
dans quelques jours vous serez un homme
blasé.
Ce changement de position cachait bien des
mécomptes ; vous n'en aviez vu que les
beaux côtés, vous allez en ressentir
les épines. On paie bien cher au monde ses
faveurs et ces degrés qu'il nous laisse
monter. Quand l'illusion se dissipe, on n'avait
embrassé que des fantômes ; on
court après d'autres, ce ne seront encore
que des éblouissements.
Il y a une autre espèce
d'éblouissements qui nous viennent des
hommes.
Il y a des hommes qui au premier abord
éblouissent. C'est par des qualités
qui donnent le change et qui émerveillent.
Tantôt c'est l'extérieur de quelqu'un
qui vous éblouit. Ce n'est pas que ce soit
toujours la beauté. Il y a
des cas où la beauté nous laisse
froids et où un extérieur ordinaire
nous captive. Ce sont de ces sympathies
inexplicables ; mais seront-elles
durables ? C'est une autre question.
Ou ce n'est point l'extérieur, ce sont des
qualités intérieures qui vous
éblouissent. C'est la tournure de l'esprit.
Quand on trouve un esprit vif, piquant, original,
on est ébloui.
Ou ce sont des qualités du coeur qui vous
ont touché. C'est la modestie, la douceur,
la simplicité ; c'est quelque belle
action peut-être.
Ou enfin, c'est un christianisme qui rayonne. Vous
vous écriez : Comme on est heureux
d'être arrivé à une telle
hauteur ! Tous ces éblouissements sont
au fond les mêmes : ce sont ceux qui
nous viennent des hommes.
Mais ici encore il faut redescendre du
Thabor.
Rien de si laid, quand on le voit de près,
que l'homme. À distance, nous nous aimons
tous, nous nous complimentons tous ; mais
pourquoi ? Nous sommes éblouis. Quand
nous nous montrons l'un à l'autre, c'est
toujours sous le jour le plus favorable. On cache
les côtés ténébreux, on
les enveloppe d'un manteau de lumière. Mais ôtez tout cet
entourage de
politesse, de justice propre, de clinquant d'esprit
ou de sentiment, ce qui reste, c'est le vieil
homme.
Plus on est ensemble, plus nos admirations
mutuelles tombent.
Voulez-vous conserver la faveur de quelqu'un ?
Ne le voyez pas trop souvent ; ne lui faites
pas des visites trop longues ; plus on se voit
de prés, plus on perd. Mais quand nous
sommes ainsi désillusionnés l'un
à l'égard de l'autre, nous tombons
dans l'autre extrême. De l'engouement, nous
tombons dans l'antipathie. Quand vous êtes
rassasié de quelqu'un, vous l'évitez,
vous n'êtes plus ébloui. Nos
enthousiasmes se changent en misanthropie. Nous ne
nous fions plus à personne, et nous
épluchons partout le mal. Jadis nous
faisions du prochain un ange ; aujourd'hui
nous faisons de lui un démon. Nous ne
parlons que de nos prétentions envers les
autres ; nous ne nous disons pas : Tout ce que tu veux
que ton prochain
te fasse, fais-le-lui d'abord. Nous trouvons
que tel homme a le coeur froid,
et nous n'avons nous-mêmes aucun mouvement de
chaleur pour lui.
Nous nous étions attendus, de la part d'un
autre, à plus de délicatesse ;
et nous ne sommes guère disposés
à lui prêcher d'exemple. Nous
demandons que les autres supportent tout, et que
supportons-nous quand notre tour arrive ?
Nous sommes dans l'éblouissement sur
nous-mêmes, comme nous avons
été dans l'éblouissement sur
le prochain. Il y a un Thabor pour le vieil homme,
comme il y en a un pour les disciples du Seigneur.
C'est de nos propres hauteurs qu'il nous faut
descendre, si nous voulons monter sur celles de
Jésus-Christ. Encore peut-on se faire
illusion à l'égard de ces
dernières, et nous arrivons à un
genre d'éblouissement qui est
peut-être le plus dangereux de tous.
Nous voulons parler des éblouissements qui nous viennent de
nos états
chrétiens.
Au commencement d'une conversion, tout se
transfigure pour nous. C'est une
autre terre, un autre soleil que
nous voyons. Nous ne nous sentons plus dans la
même atmosphère ; nous avons pris
notre essor vers les montagnes d'où nous
vient le secours.
Moïse et Élie ont reçu un
éclat nouveau. La loi de Dieu, la
prophétie, toute l'Écriture sainte,
quand nos yeux se sont ouverts, ont subi la
même transfiguration. Nos goûts
mondains. se trouvent remplacés par des
goûts spirituels ; des fleurs de
paix sortent des lieux élevés, des
fontaines de joie du milieu des
vallées. Nous touchons des mains le
Sauveur, et nous regardons avec pitié les
frivoles préoccupations de la terre.
Nous ne devinons pas que c'est encore un
éblouissement. Nous prenons pour
Jésus-Christ lui-même cette
effervescence d'un premier réveil.
Hélas ! de rudes écoles nous
attendent. Nous ne sommes pas au moment de dresser
nos tentes sur le Thabor. Les mêmes disciples
que vous voyez sur la montagne seront bientôt
à Gethsémané. D'abord les
hauteurs, puis les profondeurs ; aujourd'hui, les paroles
ineffables venant du paradis ; demain, les
soufflets de
Satan : l'un ne vient pas sans l'autre. Ne comptez pas
sur votre coeur : ni sur votre coeur mondain,
ni sur votre coeur chrétien. Ces hautes
joies ne se soutiennent pas ; cette ivresse
chrétienne n'est qu'un
éblouissement ; ne vous livrez pas
à ce vertige. Jésus-Christ va perdre
de nouveau son éclat ; il descendra
avec vous de la montagne comme un homme
ordinaire ; mais, que cette pensée vous
console, il descend avec vous.
Attachez-vous, non à ses rayons, mais
à sa personne. Rappelez-vous ce qu'il est,
ce qu'il a fait pour vous pour toujours, ne partez
pas de ce que vous éprouvez pour lui.
Dites-vous cela quand vous êtes
retombé dans votre vie ordinaire, dans sa
prose et dans ses filets ?
Comme Jésus s'est anéanti
lui-même, il anéantit aussi les
siens. Il veut qu'ils marchent par la foi et non
par la vue, non par le sentiment. Que
deviendrions-nous sur le Thabor, si nous y
dressions trop tôt nos tentes ? Des
orgueilleux ou des fous. Saint Paul, tout humble
qu'il est, a peur de s'élever trop
à cause de l'excellence de
ses révélations. Qui sommes-nous
pour être plus rassurés sur
nous-mêmes ? Plus on est
élevé, plus les chutes sont
profondes, et les hauteurs spirituelles sont les
plus dangereuses. Ou, si ce n'est point l'orgueil,
c'est la folie qui peut prendre le dessus. Nous
prendrions pour de la foi un or qui n'a
passé par aucun creuset, nous parlerions
d'expériences chrétiennes, et nous
n'en aurions fait aucune ; nous aurions de
hautes idées, et nous les donnerions pour de
la vie spirituelle.
La vraie vie chrétienne, c'est celle qui
fait descendre. Il faut se dépouiller si
l'on veut être revêtu ; il faut avoir été fait une même
plante avec Christ, par la conformité
à sa mort, pour l'être aussi par la
conformité à sa résurrection.
Celui pour qui et par qui sont toutes choses, s'il
veut amener plusieurs enfants à la gloire,
les consacre, comme l'auteur de leur salut, par les
souffrances.
Je viens de détruire vos illusions ;
qu'ai-je mis à leur place ? L'homme ne
vit pas de ce qu'on lui ôte, mais de ce qu'on
lui donne.
Ne vous ai-je rien donné ? Il est dit
que de la nuée resplendissante qui
couvrit les disciples, il sortit une voix qui
dit : C'est ici mon Fils bien-aimé, en
qui j'ai mis toute mon affection ;
écoutez-le. Et les disciples, élevant
les yeux, ne virent plus que Jésus seul.
Qu'est-ce que cela nous dit ? C'est que de
tous les éblouissements qui nous cachent
souvent la vérité, il sort un don
de Dieu qui est le plus précieux de
tous ; c'est Jésus-Christ
lui-même. Quelque forme qu'il prenne, il est
le même, qu'il monte avec nous ou qu'il
descende. Nos nuées se dissipent,
Jésus-Christ ne se dissipera point. C'est
à lui que Dieu nous adresse, quand les
prestiges de la vie s'évanouissent. Les
événements nous trompent, les hommes
changent, notre coeur nous séduit, mais
c'est afin que nous élevions les yeux et
que nous ne voyions plus que Jésus seul.
Les illusions qui tombent feront place à un
bien permanent. Descendez toujours de la montagne,
entrez dans les vallées sombres qui vous
attendent ; ni les hauteurs
ni les
profondeurs ne
peuvent séparer de Christ. Une main
invisible vous conduit ; que vous la voyiez ou
non, saisissez-la avec confiance. Le grand gain de
votre foi, si vos douceurs tarissent, c'est la
sobriété. Ne la confondez pas avez la
sécheresse.
Un homme sobre est un homme qui est content de
l'état où il se trouve. Il sait
être dans la pauvreté, il sait aussi
être dans l'abondance. Partout, et en toutes
rencontres, il a appris à être
rassasié et à avoir faim, à
être dans l'abondance et à être
dam la disette.
Un homme sobre est un homme qui peut tout
par Christ qui le fortifie.
Cet état ne vaut-il pas mieux que les
éblouissements ? C'est celui qui donne
à la foi sa continuité et son calme
divin. Au lieu de monter aux cieux et de
descendre aux abîmes, on reste sur la
terre en repos et en assurance. On se trouve
uni à Jésus-Christ ; c'est lui
qu'on a trouvé, et l'on peut se passer du
reste. Sur le Thabor, comme dans les lieux
profonds, on a le même Sauveur.
Dans nos élévations et dans nos
abaissements, nous aurons un
coeur qui a trouvé le repos et qui
possède un fondement solide. C'est
pour cet état que Jésus-Christ nous
prépare quand il descend avec nous de la
montagne. Qu'il nous ramène à nos
filets, nous les reprendrons sans peine.
Tout édifie quand, quelque chose qu'on
fasse, on le fait pour le Seigneur.
La vraie piété est celle qui a les promesses de la vie
présente comme de
la vie à venir. Les trois tentes que
Pierre veut dresser sur le Thabor, nous pouvons les
dresser dans la vie domestique. Fixons-nous
près du Seigneur, près de sa loi,
près de ses promesses. Ce sera encore une
transfiguration. C'est celle de la vie ordinaire,
telle que nous la fait la sobriété de
la foi. De tous les nuages qui nous attendent, il
sortira une voix paternelle qui nous dira : C'est ici mon
Fils bien-aimé en qui j'ai
mis toute mon affection ;
écoutez-le.
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