Lorsque j'étais étudiant, le
professeur Tholuck, que j’avais le
privilège de connaître, me raconta,
l’anecdote suivante : "Dans un voyage en
Italie", dit-il, "je fus conduit par un cocher dont
la physionomie ouverte gagna ma sympathie. En le
quittant, je lui demandai quel était le plus
grand désir de son coeur. Sans
hésiter il me répondit d’une
voix vibrante : Morire in pace con Dio (Mourir en paix
avec Dieu)." Là
était le voeu suprême de cet homme
simple, le voeu qui dominait et déterminait
tous les autres. Le vieux Tholuck ajoutait que
parmi toutes les choses belles et grandes
qu’il avait vues et entendues en Italie,
aucune ne l’avait autant ému et
réjoui que la simple parole du cocher des
Abruzzes. Ils sont tous frères ceux qui
désirent par-dessus tout mourir en paix avec
Dieu. Ils ont tous la nostalgie du ciel et par des
voies différentes, ils marchent tous vers la
patrie.
"Heureux ceux qui ont le mal du pays car ils
rentreront dans la patrie." Ainsi s’exprime
Jung Stilling et cette pensée serait digne
d'être dans la Bible, car elle est
inspirée par l’esprit qui
régné dans le saint livre. Cet esprit
animait Joseph mourant comme il avait animé
Jacob. Une aspiration ardente vers la Canaan
terrestre et vers la Canaan céleste,
pénétré les derniers chapitres
de la Genèse. "J'espère en ton
secours, o Éternel !" C’est le
sentiment qui traverse toute la vie
tourmentée de Jacob et qui trouve sa
véritable expression sur les lèvres
du mourant. Il pouvait à peine attendre le
moment où Jéhovah ferait tomber le
voile qui lui dérobait la vue du monde
à venir. La dernière requête
adressée à son fils fut de
déposer son corps en Canaan, le pays de la
promesse. Il voulut reposer à
côté des hommes qui, comme lui,
"cherchaient la cité dont Dieu est
l’architecte et le fondateur." Son
désir fut accompli et dès lors cette
dépouille sacrée devint un aimant qui
attira les Israélites de la vallée du
Nil vers celle du Jourdain, de Goscen vers
Hébron, de Memphis et d'Héliopolis
vers Jérusalem et Sichem.
À cet aimant, qui se trouvait en Canaan,
s’en ajouta un autre en Égypte :
les os de Joseph. Pendant quatre-vingts ans cet
homme doux et fort avait exercé
l’office de chancelier (probablement sous
plusieurs rois) et son administration avait
été bénie. Il ne nous est rien
dit des cinquante-quatre ans qui suivirent la mort
de son père, nous savons seulement
qu’il consola ses frères et loua la
sagesse et la profondeur des lois divines. Nous
devons conclure du silence de la parole de Dieu que
le même esprit de foi et d’amour
l’anima jusqu'à la fin ; le texte
que nous méditons confirme cette opinion. On
aurait pu craindre que pendant une aussi longue
période de gloire et d’honneurs, cet
homme, chéri par ses subordonnés,
fût fasciné par l’esprit du
monde. Il arriva le contraire. Fidèle
jusqu'à la mort, il s’attacha aux
choses invisibles, comme si elles eussent
été des réalités
palpables. Son âme croyante avait saisi
fortement la révélation faite
à Abraham.
Sentant approcher sa mort il appela auprès
de lui ses frères encore vivants ;
d’une voix ferme, avec un grand calme il leur
dit : "Je vais mourir, mais Dieu vous visitera
et il vous fera remonter de ce pays-ci dans le pays
qu’il a juré de donner à
Abraham, à Isaac et à Jacob." Cet
événement cache dans un lointain
avenir lui parait aussi certain que les faits
présents. Il ignore s’il se produira
dans quarante ou dans quatre cents ans, mais il
n’en doute pas, car il sait que Dieu tient ses
promesses. Oh ! bienheureux Joseph qui croit
du fond du coeur à la parole de Dieu, et
bienheureux ceux qui, jusqu'à leur mort, ont
une semblable foi. Pour eux plus de questions
angoissantes, plus de doutes, de scrupules ;
une chose demeure ferme : "Tu es mon
Dieu."
L’exode des Israélites rencontra des
difficultés insurmontables au point de vue
humain. Mais le Dieu tout-puissant en triompha.
Joseph sur son lit de mort ne pressentait pas ces
difficultés, mais les eut-il prévues,
il n’en eut nullement été
effrayé, car il savait que pour Dieu il
n’existe pas d’obstacles.
Le patriarche, parlant du retour des
Israélites, formula une requête :
"Dieu vous visitera et vous ferez remonter mes os
loin d'ici." Il veut être de ceux qui
rentreront en Canaan et ce désir lui tient
tellement à coeur qu’il exige de ses
frères un serment. Le voeu de Joseph mourant
se grava si profondément dans le souvenir
des membres de sa famille, que trois ou quatre
cents ans plus tard, leurs descendants
acquittèrent fidèlement cette dette
d’honneur. Quelle que fut la hâte du
départ, ils n'oublièrent pas le
cercueil qui contenait le corps de Joseph
(Exode
13, 19) et, la conquête
terminée, les os de Joseph furent
enterrés à Sichem dans un champ que
Jacob avait jadis acheté
(Josué
24, 32).
(Peut-être la place manquait-elle dans la
caverne d’Hébron). Ce lieu que Jacob
avait particulièrement aime, qui lui
appartenait par droit d’acquisition et non pas
seulement de conquête, était bien
choisi pour y déposer son fils.
Joseph mourut en paix, certain de se trouver parmi
ceux qui, joyeux et reconnaissants, entreraient
dans le pays de la promesse. Par son tombeau
provisoire au bord du Nil, il parla quoique mort.
Il lui était indifférent de savoir de
quelle manière les Égyptiens
honoreraient sa dépouille. Sans doute la
vallée du Nil tout entière retentit
de gémissements après sa mort, on
n'épargna rien pour l’embaumer de la
manière la plus parfaite, on le
déposa dans le plus splendide des cercueils
et l’on éleva pour lui le plus
somptueux des tombeaux, mais ces choses
étaient passagères. Ce qui nous
importe, c’est que sa dernière parole
ait été une parole de foi,
destinée à entretenir en Israël
la nostalgie de Canaan, un signe, une étoile
pour diriger les yeux des Hébreux vers
l’Orient.
On s’est parfois étonné que
dans le chapitre 11 des Hébreux qui met
devant nos yeux tant d’exemples de la foi qui
supporte, qui lutte et qui persévère,
Joseph soit si brièvement
mentionné : "C’est par la foi que
Joseph mourant fit mention de la sortie des fils
d'Israël, et qu’il donna des ordres
touchants ses os."
(Héb.
11, 22). C’est peu,
et l'écrivain sacré aurait eu,
semble-t-il, bien d’autres choses à
dire. Celles-ci par exemple : Par la foi
Joseph honora son Dieu en étant
fidèle au service de Potiphar, par la foi il
triompha de la tentation, par la foi il resta
joyeux dans l'épreuve et consola les
affligés. Par la foi il devint le sauveur de
l'Égypte et resta humble dans une position
élevée. Par la foi il attendit
patiemment que la main divine eut amené sa
famille en Égypte. Par la foi il jura
à son père de transporter son corps
en Canaan. L’auteur de l'épître
aux Hébreux garde le silence sur tous ces
faits. Il n’en mentionne qu’un qui est
comme le sceau mis sur toute la vie de Joseph,
l’accord final de cette existence remplie de
souffrances, de luttes et de nobles actions.
C’est la note harmonieuse dans laquelle se
résolvent toutes les dissonances
apparentes.
De même que Jacob mourant
s'écriait : "J'espère en ton
secours, o Éternel", Joseph expire avec une
parole de foi. Il semble que nous l’entendions
dire : "C’est avec toi, o mon Dieu, que
j’ai marche, en toi que mon âme
s’est confiée. Tu as été
mon secours dans les tentations, mon refuge dans
mes heures de solitude, mon soleil dans la sombre
vallée de l'épreuve. Tu es
resté la lumière de ma vie, alors que
j'étais apprécié par tous mes
semblables, comme tu l’as été
dans les jours de mon abjection. Tu as
résolu tous les mystères de ma vie.
Je me repose entre tes bras, maintenant que mon
coeur va cesser de battre. Les
ténèbres de la mort seront
lumière tant que je serai avec toi et la
nuit resplendira comme le jour. Tu ne
m’abandonneras pas, je remets mon esprit entre
tes mains." Le patriarche mourant est resté
uni au Dieu auquel il croyait, la mort ne faisait
que l’affranchir plus encore qu’il ne
l'était. Tout cela est évident, bien
que la Bible ne le dise pas. Pourrions-nous
supposer en effet que Dieu abandonnât au
moment de la mort celui qui l’avait servi avec
tant de persévérance. Si cela
était, la mort serait plus puissante que
Dieu lui-même, ou bien Dieu ne serait plus
fidèle et miséricordieux.
Il est vrai que la résurrection de Christ a
elle seule lève le voile qui recouvrait la
vie à venir, de même que sa mort
expiatoire nous a seule donne la pleine
intelligence du pardon divin. Mais de même
qu’Abraham, Joseph, son véritable
héritier spirituel, a entrevu le jour de
Christ avec des tressaillements de joie. Même
s’il ne l’a pas entrevu, son âme
qui était si fortement enracinée en
Dieu a dû, malgré les
obscurités qui enveloppaient sa foi,
être pénétrée de la
certitude que Dieu ne l’abandonnait pas et que
la mort ne pouvait pas l’enchaîner
à toujours. Nous trouvons cette conviction
même chez Socrate mourant, ainsi que chez les
nobles esprits dans toutes les nations et à
toutes les époques. Cette croyance est
inébranlable chez ceux à qui le Dieu
saint s’est révélé comme
"le Dieu qui était, qui est et qui sera."
Comment ces hommes de foi auraient-ils pu
considérer la mort comme la fin de
l’existence ? Ils disaient bien
plutôt avec le poète : "La mort
ne saurait m’effrayer, elle n’est que le
moyen de m’amener au lieu ou mon âme a
déjà sa demeure."
C’est, animé de cet esprit, que le
Sauveur cherche à convaincre les
Sadducéens incrédules de
l'immortalité de l'âme
(Matt.
22, 31-32). Il ne leur dit pas
qu’elle soit immortelle par nature. Je ne
trouve pas cette doctrine dans l'écriture et
je ne crois pas qu’elle y soit. Mais
Jésus cite cette parole du
Père : "Je suis le Dieu d’Abraham,
le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Dieu
n’est pas le Dieu des morts, mais des
vivants." Des siècles après la mort
des patriarches, Dieu s’est encore
nommé. "Dieu d’Abraham, d’Isaac et
de Jacob." Il serait indigne de lui de se donner un
tel nom, si ces hommes n’existaient plus, cela
serait absurde, impossible. Dieu se nomme leur
Dieu, parce qu’ils ont placé son nom
au-dessus de tout autre, qu’ils n’ont pas
eu honte de lui, mais l’ont glorifié
par leur vie.
Du fait que Dieu se nomme le Dieu des croyants,
Jésus conclut à la
résurrection des morts, à la
transfiguration de tout l'être sans en
excepter le corps. Il ne contredit pas cette
assertion lorsqu’il déclare être
"la résurrection et la vie" lorsqu’il
dit : "Celui qui croit en moi vivra, quand
même il serait mort ; quiconque vit et
croit en moi ne mourra jamais". De même que
toutes les révélations de Dieu ont
leur plein accomplissement en Jésus-Christ,
de même la foi n’atteint son plein
épanouissement que lorsque l'âme a
saisi le salut par Christ. Il n’y a pas la
différence de fait mais de degré.
Toute la vie du croyant tend vers Jésus, de
même que les fleuves coulent vers
l'océan. Joseph terminant son
pèlerinage avec une confiance pleine et
entière au Dieu de l’alliance, saisit
le Sauveur sans s’en douter, car toute la
révélation est oui et amen en
lui.
Lorsque Moïse et Élie furent
réunis sur le mont de la transfiguration
avec le Sauveur et s’entretinrent avec lui de
son oeuvre rédemptrice, ils n'étaient
que les représentants de toutes les
âmes qui, depuis la création du monde,
ont cherche Dieu. Leurs désirs, leurs
pensées, leur amour, leurs souffrances sont,
à leur insu, pénétrés
de l’attente de celui que Dieu devait envoyer
pour calmer toutes les souffrances terrestres.
Nous prendrons congé du grand héros
de la foi, en répétant les vers de
Christian Barth : "Le pèlerin quittant
la terre lointaine, s’avance vers la patrie.
Comme une étoile, elle lui fait signe, elle
l’appelle au suprême repos. De
même les fleuves vont à la mer, leurs
flots s’y plongent, loin des regards humains.
Le son de la harpe se perd dans le bruissement du
vent. Le pèlerin qui a trempé ses
lèvres à la coupe de
l'éternité ne trouve sa patrie
qu’au delà du tombeau. Aussi, pendant
la vie, la nostalgie ne lui laisse aucun
repos ; là-haut il cherche la
paix ; là-haut vont ses désirs."
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