Nous voyons présentement confusément et comme dans un miroir.
Nous ne choisissons que celle parole parmi celles de l'admirable
chapitre que Paul a écrit sur la charité. Comment passe-t-il de son
premier sujet à ce qu'il dit ici de l'imperfection de nos
connaissances ! Rappelons-nous qu'il parlait aux Corinthiens, à
ce troupeau si avancé dans la connaissance chrétienne. Mais la connaissance,
quand elle est seule, enfle ; la charité seule édifie.
La charité est le but du commandement, car la charité est la
vie de Dieu. Les prophéties, le don des langues,
les connaissances quelconques n'ont qu'une valeur relative et ne
doivent servir qu'à former, à alimenter l'amour. L'amour est la
possession de Dieu ; de là vient que lorsque nous posséderons
Dieu pleinement, tout ce qui était préparation cessera. Ce sera Dieu
qui sera notre gloire, et non ce qui nous aura conduit à Dieu.
Quand nous le verrons face à face, alors nous le
connaîtrons, et cette connaissance se confondra avec l'amour.
La charité seule subsiste par elle-même, par nature ; toute autre
disposition n'est que transitoire.
Comment serions-nous orgueilleux de notre connaissance, quand nous
voyons journellement ses lacunes et ses imperfections ? Notre
esprit, obscurci par le péché, ne peut voir que confusément. Les
vérités divines n'arrivent pas immédiatement à nous : elles se
réfléchissent comme dans un miroir, et sont toujours plus ou
moins altérées par notre nature déchue. Notre savoir n'est qu'un clair
obscur, un mélange de vérité et d'erreur.
Celui qui se glorifie de sa science, prouve par cela même qu'il ne
connaît pas comme il faut connaître.
Ces paroles de l'Apôtre nous avertissent donc qu'il y a pour l'âme,
quant à la connaissance des choses divines, un état de vague, où
elle ne voit que confusément et comme dans un
miroir ; or, nous savons tous combien ce qui ne nous est
point clair nous fait souvent souffrir. Le vague est l'éloignement du
vrai, comme le beau en est l'éclat.
Quand nous sommes dans le vague, nous restons en suspens, nous sentons
une incertitude qui cause dans l'âme un douloureux malaise. Chercher
sans pouvoir trouver, vouloir pénétrer dans la nature des choses, et
se trouver sans cesse arrêté par le doute ou par quelque obscurité,
est un état qui est toujours pénible et qui est souvent humiliant. Car
le vague vient souvent de notre faute ; la difficulté n'est pas
toujours dans les choses en elles-mêmes. Il y a des hommes qui ne
cherchent pas sérieusement et qui se plaignent fort
mal à propos de ne point trouver ; il y en a d'autres qui ont
intérêt à rester dans le vague, parce qu'ils pressentent que si la
vérité frappait leur conscience, il faudrait laisser là un genre de
vie qu'ils aiment, ou des idoles qu'ils veulent garder. Le vague peut
donc avoir plus d'un caractère ; nous nous bornerons à en décrire
quatre, dont chacun a un résultat différent.
Il y a un vague qui est un simple malaise ; il y en a un
qui est un véritable danger ; un troisième est un stimulant,
et le dernier enfin est une bénédiction de Dieu.
Le vague qui n'est qu'un simple malaise est celui de
la pensée. Figurez-vous un homme qui cherche à se rendre compte de ce
qu'il sent et qui ne le peut pas. La vérité qu'il entrevoit nage dans
un chaos qu'il ne peut débrouiller ; son esprit n'y trouve ni
circonférence ni centre. Sa pensée, avide de lumière, va à tâtons à la
recherche de clartés qui s'évanouissent. Souvent aussi ou croit avoir
trouvé, mais après un plus mûr examen, on reconnaît que l'idée qu'on
croyait juste est fausse. La vérité qu'on pensait tenir, échappe pour
le fond comme pour la forme. Ce travail de l'esprit occasionne souvent
un cruel malaise. La pensée a ses pénitents aussi bien que la
conscience, et les tourments que cause le vague, ne suivent pas
toujours simplement celui d'une curiosité mal satisfaite. Il est rare
que le sentiment ne se mêle pas à la pensée ; quand on cherche
une vérité, c'est avec une affection quelconque pour elle, et lorsque
l'esprit ne peut sortir du vague à son sujet, le coeur en éprouve
aussi un malaise qui double la souffrance. C'est une grande
humiliation, d'ailleurs, pour un homme sérieux, de chercher sans
obtenir de résultat. Il y a dans le domaine de la
pensée des sujets d'un intérêt si puissant qu'on est attiré vers eux
et qu'il est souvent impossible de ne point l'être. C'est un grand
mécompte alors de se sentir impuissant à les saisir, d'errer autour
sans pouvoir pénétrer dans l'enceinte, de voir la vérité reculer
devant nos efforts, et la pensée rester en route.
Autrefois et sur d'autres matières on a été plus heureux, mais ces
succès antérieurs consolent difficilement des mécomptes actuels ;
car l'homme intellectuel vit rarement de ce qu'il a, mais presque
toujours de ce qu'il voudrait avoir. Il en est de même des
connaissances spirituelles ; celles qu'on a acquises rendent
l'esprit désireux de s'élancer plus loin, mais plus loin il trouve le
vague, et par le vague la souffrance. Ce qu'il connaît lui paraît si
pauvre à côté du terrain qui s'étend devant lui et qu'il désirerait
parcourir. L'état normal de l'esprit est un besoin d'avancement, mais
plus il fait de progrès, plus la lenteur et
l'insuffisance de ces progrès l'humilient. Au lieu d'être entouré de
lumière, à mesure qu'il avance, il ne fait que se convaincre toujours
plus douloureusement, qu'en effet nous ne voyons que confusément
et comme dans un miroir.
Ce vague-là est un malaise, une souffrance, mais il y en a un
qui est un véritable danger ; c'est le vague de la
conscience. L'état d'un homme qui ne connaît rien et qui est en pleine
sécurité dans son ignorance est moins grave que celui d'un homme qui
sent qu'il n'est pas heureux.
Les faits moraux sont plus sérieux que les faits de l'intelligence, et
c'est dans la conscience que sont déposés les éléments de notre
bonheur ou de notre malheur.
Le vague de la conscience vient de ce qu'on n'est pas au clair avec
soi-même, de ce qu'il y a un nuage entre notre âme
et Dieu, ou de ce que le fondement de notre paix n'est pas le
véritable. Il est bien évident que ce vague est un danger, car qu'y
a-t-il de plus urgent que de savoir où l'on en est avec Dieu et avec
l'éternité ?
La mort qui frappe à toute heure peut nous frapper à l'improviste, et
l'incertitude en ce qui touche une chose capitale, n'est certainement
pas un signe de notre salut.
Nous pouvons sans danger rester dans des termes vagues avec mille
sortes de personnes, mais il est impossible de vivre ainsi avec Dieu.
Ce n'est pas une chose incertaine ni vague qu'il est notre juge et
qu'il demande qu'on le connaisse.
C'est toujours notre faute quand nos rapports avec Dieu ne sont pas
nefs et bien déterminés. C'est signe que nous avons peur de nous
approcher de lui, ou, en d'autres mots, que nous aimons mieux nos
ténèbres que sa lumière. Le vague de la conscience vient d'un
refus de nous examiner à fond sur notre état de péché, ou d'une
réconciliation avec Dieu qui n'a point été ratifiée
par le sceau du Saint-Esprit, ou enfin de l'estime et de l'affection
que nous avons encore pour nos mauvais soutiens. Le fond du coeur est
un sombre abîme, où l'on craint avec raison de se rencontrer
soi-même ; mais que gagne-t-on à vivre dans le vague et dans
l'étourdissement ?
La vérité n'aura-t-elle pas son heure, et ne vaut-il pas mieux lui
donner audience tandis qu'elle se présente en amie, que lorsque, plus
tard et trop tard, elle nous atteindra en accusatrice devant le
tribunal de Dieu ?
Ce qui entretient le vague dans les replis de la conscience, c'est, il
faut le reconnaître, l'esprit de fraude et la répugnance à se juger
soi-même. On tourne autour de la vérité, mais on ne veut pas permettre
qu'elle enfonce ses traits et qu'elle dévoile ce qu'on cache. Renoncez
à votre impénitence, et vous saurez bientôt où vous en êtes quant à
votre âme et à votre avenir. Mais tant que vous refusez de nommer le
péché péché, vous n'aurez ni lumière ni
vie, et votre vague même vous condamnera.
Vous pourriez saisir la vérité, et vous ne voulez pas ; c'est
votre mauvaise foi qui vous tient loin de Dieu. Ce n'est pas la
faiblesse de votre vue ni votre manque d'intelligence ; vous
n'êtes que trop instruit, hélas ! mais dans l'art de vous
cacher ; trop clairvoyant, mais quand il s'agit de fuir ce qui
pourrait vous éclairer. N'y a-t-il pas de la folie à vivre
ainsi ? Que trouvez-vous loin de Dieu, loin de sa paix ? Une
vie sans joie, une conscience sans autorité, des jugements qui vous
menacent en attendant le jour où ils éclateront.
Il y a une troisième espèce de vague qui peut devenir un
stimulant : c'est le vague qui se trouve dans une position
nouvelle. Quand on a formé de nouvelles relations ; que l'on a
entrepris une nouvelle tâche, on est dans un
monde imparfaitement connu, mais qu'on désire connaître ;
l'incertitude alors se transforme en aiguillons qui stimulent. On en a
souvent besoin dans la vie. Il n'y a rien qui engourdisse comme la
monotonie, et c'est un bienfait quand Dieu nous jette hors de notre
assiette ordinaire. Quand on vit toujours avec les mêmes personnes,
qu'on tourne toujours dans le cercle des mêmes pensées, et qu'on n'a
qu'un seul genre d'occupations, on devient aisément un automate, et la
vie ne se fait plus sentir. La variété, dit-on, fait vivre. Il faut de
nouvelles figures, un autre genre de travail, une position qui
nécessite la lutte et qui oblige à chercher des expédients toujours
nouveaux ; en un mot, il faut être ballotté dans le monde, de
peur de s'endormir. Or, tout ce que la vie, à mesure qu'elle s'écoule,
amène de nouveau, tout ce qui plus tard aura des conséquences dans
notre avenir, a d'abord commencé par un état vague,
qui nous a stimulé à chercher une issue.
Vous arrivez dans une ville sans savoir ce que vous y deviendrez. Dieu
vous met en rapport avec des caractères qu'il faut d'abord étudier,
avant de savoir s'ils seront pour vous des amis ou des ennemis. Il
faut se plier à des usages qui ne sont pas trop de votre goût, mais
qui auront plus tard des avantages. Il faut tout à coup changer de
système, de méthode, de manière de voir. On est d'abord tout dépaysé,
peu à peu on se reconnaît, ou devient inventif ; derrière ces
brouillards luit peut-être un beau soleil. Cherchez, travaillez,
priez, et le nouveau aura toujours du charme, ne fût-ce que par
l'exercice et le stimulant qu'il vous donne.
Il y a des hommes qui perdent la tête quand il leur vient une visite
imprévue, quand ils sont enveloppés dans quelque contrariété, quand
ils sont obligés de prendre en toute hâte une détermination. Ils
préféreraient une vie tranquille et unie, près du
coin du feu, à côté de leur femme et de leurs enfants. Il n'y a rien
de meilleur pour ces chrétiens sédentaires que des ébranlements de
ménage. Ils apprennent à penser, à se remuer, à se donner du
mouvement, et ils seront charmés plus tard que les jours se suivent
sans se ressembler. Les grandes ressources naissent toujours des
grandes perplexités. Quand la nacelle monte au cieux et descend
aux abîmes, on en apprend davantage que lorsqu'on dort
tranquillement.
Ce qui est vrai du vague qui accompagne une nouvelle position, l'est
aussi du vague d'une nouvelle relation. Dieu vous met en rapport
suivi, par exemple, avec une personne que vous ne connaissiez ni en
bien ni en mal. Que de choses une âme d'homme renferme qu'il est bon
de ne pas connaître de prime abord ! Les liaisons qui se font
trop vite sont rarement des liaisons qui durent. Il y a de ces
rapprochements plus lents qui laissent longtemps
dans le vague, qui sont d'abord entourés d'une certaine méfiance. Il y
a des caractères retenus qui, sans être fiers, se tiennent d'abord sur
la réserve et à l'égard desquels on reste dans le vague jusqu'à ce
qu'une occasion se présente et les oblige à se prononcer.
Ce vague qui entoure les nouvelles liaisons est aussi un stimulant. On
est piqué de savoir à qui on a véritablement affaire ; on prie
pour cela, on travaille à pénétrer jusqu'à l'homme intérieur dont on
ne connaît bien que l'enveloppe ; peu à peu la sympathie se fait
sentir, des relations solides se forment : plus le vague aura été
long, plus les rapports qui en résulteront feront plaisir.
Enfin, il y a un dernier état de vague qui est une
bénédiction de Dieu : c'est celui dans lequel le Seigneur
enveloppe ses voies. Les voies de Dieu ne sont pas
nos voies, et c'est surtout quand il s'agit de les discerner
que nous voyons confusément et comme dans un miroir. Mais
tout ce qui exerce la foi est une bénédiction. Tu ne sais pas
maintenant ce que je fais, disait Jésus-Christ à Pierre, mais
tu le sauras dans la suite.
Quand Dieu nous laisse dans le vague, il a pour but de nous
apprendre à croire, les yeux fermés. Remets ta voie sur l'Éternel
et t'assure en lui et il travaillera pour toi. Que celui qui marche
dans les ténèbres, et qui n'a point de lumière, ait sa confiance au
nom de l'Éternel et qu'il s'appuie sur son Dieu. - Si l'on
voyait ce qu'on espère, ce ne serait plus espérance, car comment
espérer ce qu'on voit ? Mais si nous espérons ce que nous ne
voyons pas, c'est que nous l'attendons avec patience. Une
telle, attente est par elle-même un grand gain, sans compter ce qui
vient après. On est alors mis en présence de soi-même, de bien des
manières différentes.
Les mauvais mouvements du coeur et tout ce qu'il y
a de passionné et d'inconverti en nous, paraît au grand jour et nous
montre le peu de profondeur de notre vie spirituelle. On reconnaît
alors par la peine qu'on a à se soumettre à une position incertaine,
quelle force de rébellion il y a en nous ; on se convainc que
notre attachement pour le Seigneur n'est encore qu'un attachement à
ses bienfaits, et non de l'amour pour sa personne.
Un état d'attente est toujours un état de mortification et de combats
contre la chair, contre la volonté propre, contre l'impénitence,
l'ingratitude ou l'incrédulité ; mais ce revers de la médaille ne
doit pas nous fermer les yeux sur les nombreuses bénédictions que cet
état renferme. Quand il s'agit d'entrer dans les voies de Dieu, sans
prévoir ce qui en arrivera, on est tenu en haleine, et un faux repos
n'est plus possible. On est alors comme une sentinelle qui s'attend à
quelque mauvaise rencontre et qui a l'oeil à son arme. Nous
ferions rarement de nous-mêmes la révision de notre christianisme, si
les circonstances ne nous y forçaient. Cette vigilance pousse aussi
nécessairement à la prière. Les hommes ne peuvent ni nous consoler ni
affermir l'état chancelant de nos affaires ; ce ne sont pas eux
non plus qui ont en main notre avenir. Pour marcher, il faut apprendre
à prier.
Les promesses de Dieu ont une valeur toute autre que dans les temps
ordinaires. Il faut se fier à Dieu sur parole, marcher sur sa simple
affirmation, et parce qu'il nous dit, comme à Moïse : Je
ferai passer toute ma bonté devant tes yeux. - II nous a donné
son Fils, il l'a immolé sur la croix pour nous : voudrait-il nous
mettre dans une position qui ne fût pas en accord avec cet
amour-là ? Il lui serait facile sans doute de nous montrer
sur-le-champ cette bonté, mais il aime mieux l'envelopper dans le
vague pour en faire un sujet de bénédictions.
Quand l'âme apprend à croire, ses forces et sa
puissance se développent ; car il faut marcher par la foi, pour
que l'invisible triomphe du visible et que la liberté devienne un des
éléments de notre bonheur.
C'est ainsi que le vague lui-même finit par nous ramener à la charité,
à l'amour. Il concourt avec tous les autres moyens de préparation à
nous jeter dans les bras de notre Dieu, pour lui donner gloire en
toutes choses, et pour être rendus capables de le voir un jour dans la
lumière et de le connaître comme nom avons été connus.
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