Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

Le vague.

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1 Cor., XIII, 12.

 Nous voyons présentement confusément et comme dans un miroir.



Nous ne choisissons que celle parole parmi celles de l'admirable chapitre que Paul a écrit sur la charité. Comment passe-t-il de son premier sujet à ce qu'il dit ici de l'imperfection de nos connaissances ! Rappelons-nous qu'il parlait aux Corinthiens, à ce troupeau si avancé dans la connaissance chrétienne. Mais la connaissance, quand elle est seule, enfle ; la charité seule édifie. La charité est le but du commandement, car la charité est la vie de Dieu. Les prophéties, le don des langues, les connaissances quelconques n'ont qu'une valeur relative et ne doivent servir qu'à former, à alimenter l'amour. L'amour est la possession de Dieu ; de là vient que lorsque nous posséderons Dieu pleinement, tout ce qui était préparation cessera. Ce sera Dieu qui sera notre gloire, et non ce qui nous aura conduit à Dieu. Quand nous le verrons face à face, alors nous le connaîtrons, et cette connaissance se confondra avec l'amour. La charité seule subsiste par elle-même, par nature ; toute autre disposition n'est que transitoire.
Comment serions-nous orgueilleux de notre connaissance, quand nous voyons journellement ses lacunes et ses imperfections ? Notre esprit, obscurci par le péché, ne peut voir que confusément. Les vérités divines n'arrivent pas immédiatement à nous : elles se réfléchissent comme dans un miroir, et sont toujours plus ou moins altérées par notre nature déchue. Notre savoir n'est qu'un clair obscur, un mélange de vérité et d'erreur.

Celui qui se glorifie de sa science, prouve par cela même qu'il ne connaît pas comme il faut connaître.
Ces paroles de l'Apôtre nous avertissent donc qu'il y a pour l'âme, quant à la connaissance des choses divines, un état de vague, où elle ne voit que confusément et comme dans un miroir ; or, nous savons tous combien ce qui ne nous est point clair nous fait souvent souffrir. Le vague est l'éloignement du vrai, comme le beau en est l'éclat.
Quand nous sommes dans le vague, nous restons en suspens, nous sentons une incertitude qui cause dans l'âme un douloureux malaise. Chercher sans pouvoir trouver, vouloir pénétrer dans la nature des choses, et se trouver sans cesse arrêté par le doute ou par quelque obscurité, est un état qui est toujours pénible et qui est souvent humiliant. Car le vague vient souvent de notre faute ; la difficulté n'est pas toujours dans les choses en elles-mêmes. Il y a des hommes qui ne cherchent pas sérieusement et qui se plaignent fort mal à propos de ne point trouver ; il y en a d'autres qui ont intérêt à rester dans le vague, parce qu'ils pressentent que si la vérité frappait leur conscience, il faudrait laisser là un genre de vie qu'ils aiment, ou des idoles qu'ils veulent garder. Le vague peut donc avoir plus d'un caractère ; nous nous bornerons à en décrire quatre, dont chacun a un résultat différent.
Il y a un vague qui est un simple malaise ; il y en a un qui est un véritable danger ; un troisième est un stimulant, et le dernier enfin est une bénédiction de Dieu.


I.

 Le vague qui n'est qu'un simple malaise est celui de la pensée. Figurez-vous un homme qui cherche à se rendre compte de ce qu'il sent et qui ne le peut pas. La vérité qu'il entrevoit nage dans un chaos qu'il ne peut débrouiller ; son esprit n'y trouve ni circonférence ni centre. Sa pensée, avide de lumière, va à tâtons à la recherche de clartés qui s'évanouissent. Souvent aussi ou croit avoir trouvé, mais après un plus mûr examen, on reconnaît que l'idée qu'on croyait juste est fausse. La vérité qu'on pensait tenir, échappe pour le fond comme pour la forme. Ce travail de l'esprit occasionne souvent un cruel malaise. La pensée a ses pénitents aussi bien que la conscience, et les tourments que cause le vague, ne suivent pas toujours simplement celui d'une curiosité mal satisfaite. Il est rare que le sentiment ne se mêle pas à la pensée ; quand on cherche une vérité, c'est avec une affection quelconque pour elle, et lorsque l'esprit ne peut sortir du vague à son sujet, le coeur en éprouve aussi un malaise qui double la souffrance. C'est une grande humiliation, d'ailleurs, pour un homme sérieux, de chercher sans obtenir de résultat. Il y a dans le domaine de la pensée des sujets d'un intérêt si puissant qu'on est attiré vers eux et qu'il est souvent impossible de ne point l'être. C'est un grand mécompte alors de se sentir impuissant à les saisir, d'errer autour sans pouvoir pénétrer dans l'enceinte, de voir la vérité reculer devant nos efforts, et la pensée rester en route.

Autrefois et sur d'autres matières on a été plus heureux, mais ces succès antérieurs consolent difficilement des mécomptes actuels ; car l'homme intellectuel vit rarement de ce qu'il a, mais presque toujours de ce qu'il voudrait avoir. Il en est de même des connaissances spirituelles ; celles qu'on a acquises rendent l'esprit désireux de s'élancer plus loin, mais plus loin il trouve le vague, et par le vague la souffrance. Ce qu'il connaît lui paraît si pauvre à côté du terrain qui s'étend devant lui et qu'il désirerait parcourir. L'état normal de l'esprit est un besoin d'avancement, mais plus il fait de progrès, plus la lenteur et l'insuffisance de ces progrès l'humilient. Au lieu d'être entouré de lumière, à mesure qu'il avance, il ne fait que se convaincre toujours plus douloureusement, qu'en effet nous ne voyons que confusément et comme dans un miroir.


II.

 Ce vague-là est un malaise, une souffrance, mais il y en a un qui est un véritable danger ; c'est le vague de la conscience. L'état d'un homme qui ne connaît rien et qui est en pleine sécurité dans son ignorance est moins grave que celui d'un homme qui sent qu'il n'est pas heureux.
Les faits moraux sont plus sérieux que les faits de l'intelligence, et c'est dans la conscience que sont déposés les éléments de notre bonheur ou de notre malheur.
Le vague de la conscience vient de ce qu'on n'est pas au clair avec soi-même, de ce qu'il y a un nuage entre notre âme et Dieu, ou de ce que le fondement de notre paix n'est pas le véritable. Il est bien évident que ce vague est un danger, car qu'y a-t-il de plus urgent que de savoir où l'on en est avec Dieu et avec l'éternité ?
La mort qui frappe à toute heure peut nous frapper à l'improviste, et l'incertitude en ce qui touche une chose capitale, n'est certainement pas un signe de notre salut.

Nous pouvons sans danger rester dans des termes vagues avec mille sortes de personnes, mais il est impossible de vivre ainsi avec Dieu. Ce n'est pas une chose incertaine ni vague qu'il est notre juge et qu'il demande qu'on le connaisse.
C'est toujours notre faute quand nos rapports avec Dieu ne sont pas nefs et bien déterminés. C'est signe que nous avons peur de nous approcher de lui, ou, en d'autres mots, que nous aimons mieux nos ténèbres que sa lumière. Le vague de la conscience vient d'un refus de nous examiner à fond sur notre état de péché, ou d'une réconciliation avec Dieu qui n'a point été ratifiée par le sceau du Saint-Esprit, ou enfin de l'estime et de l'affection que nous avons encore pour nos mauvais soutiens. Le fond du coeur est un sombre abîme, où l'on craint avec raison de se rencontrer soi-même ; mais que gagne-t-on à vivre dans le vague et dans l'étourdissement ?
La vérité n'aura-t-elle pas son heure, et ne vaut-il pas mieux lui donner audience tandis qu'elle se présente en amie, que lorsque, plus tard et trop tard, elle nous atteindra en accusatrice devant le tribunal de Dieu ?

Ce qui entretient le vague dans les replis de la conscience, c'est, il faut le reconnaître, l'esprit de fraude et la répugnance à se juger soi-même. On tourne autour de la vérité, mais on ne veut pas permettre qu'elle enfonce ses traits et qu'elle dévoile ce qu'on cache. Renoncez à votre impénitence, et vous saurez bientôt où vous en êtes quant à votre âme et à votre avenir. Mais tant que vous refusez de nommer le péché péché, vous n'aurez ni lumière ni vie, et votre vague même vous condamnera.
Vous pourriez saisir la vérité, et vous ne voulez pas ; c'est votre mauvaise foi qui vous tient loin de Dieu. Ce n'est pas la faiblesse de votre vue ni votre manque d'intelligence ; vous n'êtes que trop instruit, hélas ! mais dans l'art de vous cacher ; trop clairvoyant, mais quand il s'agit de fuir ce qui pourrait vous éclairer. N'y a-t-il pas de la folie à vivre ainsi ? Que trouvez-vous loin de Dieu, loin de sa paix ? Une vie sans joie, une conscience sans autorité, des jugements qui vous menacent en attendant le jour où ils éclateront.


III.

 Il y a une troisième espèce de vague qui peut devenir un stimulant : c'est le vague qui se trouve dans une position nouvelle. Quand on a formé de nouvelles relations ; que l'on a entrepris une nouvelle tâche, on est dans un monde imparfaitement connu, mais qu'on désire connaître ; l'incertitude alors se transforme en aiguillons qui stimulent. On en a souvent besoin dans la vie. Il n'y a rien qui engourdisse comme la monotonie, et c'est un bienfait quand Dieu nous jette hors de notre assiette ordinaire. Quand on vit toujours avec les mêmes personnes, qu'on tourne toujours dans le cercle des mêmes pensées, et qu'on n'a qu'un seul genre d'occupations, on devient aisément un automate, et la vie ne se fait plus sentir. La variété, dit-on, fait vivre. Il faut de nouvelles figures, un autre genre de travail, une position qui nécessite la lutte et qui oblige à chercher des expédients toujours nouveaux ; en un mot, il faut être ballotté dans le monde, de peur de s'endormir. Or, tout ce que la vie, à mesure qu'elle s'écoule, amène de nouveau, tout ce qui plus tard aura des conséquences dans notre avenir, a d'abord commencé par un état vague, qui nous a stimulé à chercher une issue.
Vous arrivez dans une ville sans savoir ce que vous y deviendrez. Dieu vous met en rapport avec des caractères qu'il faut d'abord étudier, avant de savoir s'ils seront pour vous des amis ou des ennemis. Il faut se plier à des usages qui ne sont pas trop de votre goût, mais qui auront plus tard des avantages. Il faut tout à coup changer de système, de méthode, de manière de voir. On est d'abord tout dépaysé, peu à peu on se reconnaît, ou devient inventif ; derrière ces brouillards luit peut-être un beau soleil. Cherchez, travaillez, priez, et le nouveau aura toujours du charme, ne fût-ce que par l'exercice et le stimulant qu'il vous donne.

Il y a des hommes qui perdent la tête quand il leur vient une visite imprévue, quand ils sont enveloppés dans quelque contrariété, quand ils sont obligés de prendre en toute hâte une détermination. Ils préféreraient une vie tranquille et unie, près du coin du feu, à côté de leur femme et de leurs enfants. Il n'y a rien de meilleur pour ces chrétiens sédentaires que des ébranlements de ménage. Ils apprennent à penser, à se remuer, à se donner du mouvement, et ils seront charmés plus tard que les jours se suivent sans se ressembler. Les grandes ressources naissent toujours des grandes perplexités. Quand la nacelle monte au cieux et descend aux abîmes, on en apprend davantage que lorsqu'on dort tranquillement.

Ce qui est vrai du vague qui accompagne une nouvelle position, l'est aussi du vague d'une nouvelle relation. Dieu vous met en rapport suivi, par exemple, avec une personne que vous ne connaissiez ni en bien ni en mal. Que de choses une âme d'homme renferme qu'il est bon de ne pas connaître de prime abord ! Les liaisons qui se font trop vite sont rarement des liaisons qui durent. Il y a de ces rapprochements plus lents qui laissent longtemps dans le vague, qui sont d'abord entourés d'une certaine méfiance. Il y a des caractères retenus qui, sans être fiers, se tiennent d'abord sur la réserve et à l'égard desquels on reste dans le vague jusqu'à ce qu'une occasion se présente et les oblige à se prononcer.
Ce vague qui entoure les nouvelles liaisons est aussi un stimulant. On est piqué de savoir à qui on a véritablement affaire ; on prie pour cela, on travaille à pénétrer jusqu'à l'homme intérieur dont on ne connaît bien que l'enveloppe ; peu à peu la sympathie se fait sentir, des relations solides se forment : plus le vague aura été long, plus les rapports qui en résulteront feront plaisir.


IV.

 Enfin, il y a un dernier état de vague qui est une bénédiction de Dieu : c'est celui dans lequel le Seigneur enveloppe ses voies. Les voies de Dieu ne sont pas nos voies, et c'est surtout quand il s'agit de les discerner que nous voyons confusément et comme dans un miroir. Mais tout ce qui exerce la foi est une bénédiction. Tu ne sais pas maintenant ce que je fais, disait Jésus-Christ à Pierre, mais tu le sauras dans la suite.

Quand Dieu nous laisse dans le vague, il a pour but de nous apprendre à croire, les yeux fermés. Remets ta voie sur l'Éternel et t'assure en lui et il travaillera pour toi. Que celui qui marche dans les ténèbres, et qui n'a point de lumière, ait sa confiance au nom de l'Éternel et qu'il s'appuie sur son Dieu. - Si l'on voyait ce qu'on espère, ce ne serait plus espérance, car comment espérer ce qu'on voit ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, c'est que nous l'attendons avec patience. Une telle, attente est par elle-même un grand gain, sans compter ce qui vient après. On est alors mis en présence de soi-même, de bien des manières différentes.

Les mauvais mouvements du coeur et tout ce qu'il y a de passionné et d'inconverti en nous, paraît au grand jour et nous montre le peu de profondeur de notre vie spirituelle. On reconnaît alors par la peine qu'on a à se soumettre à une position incertaine, quelle force de rébellion il y a en nous ; on se convainc que notre attachement pour le Seigneur n'est encore qu'un attachement à ses bienfaits, et non de l'amour pour sa personne.
Un état d'attente est toujours un état de mortification et de combats contre la chair, contre la volonté propre, contre l'impénitence, l'ingratitude ou l'incrédulité ; mais ce revers de la médaille ne doit pas nous fermer les yeux sur les nombreuses bénédictions que cet état renferme. Quand il s'agit d'entrer dans les voies de Dieu, sans prévoir ce qui en arrivera, on est tenu en haleine, et un faux repos n'est plus possible. On est alors comme une sentinelle qui s'attend à quelque mauvaise rencontre et qui a l'oeil à son arme. Nous ferions rarement de nous-mêmes la révision de notre christianisme, si les circonstances ne nous y forçaient. Cette vigilance pousse aussi nécessairement à la prière. Les hommes ne peuvent ni nous consoler ni affermir l'état chancelant de nos affaires ; ce ne sont pas eux non plus qui ont en main notre avenir. Pour marcher, il faut apprendre à prier.

Les promesses de Dieu ont une valeur toute autre que dans les temps ordinaires. Il faut se fier à Dieu sur parole, marcher sur sa simple affirmation, et parce qu'il nous dit, comme à Moïse : Je ferai passer toute ma bonté devant tes yeux. - II nous a donné son Fils, il l'a immolé sur la croix pour nous : voudrait-il nous mettre dans une position qui ne fût pas en accord avec cet amour-là ? Il lui serait facile sans doute de nous montrer sur-le-champ cette bonté, mais il aime mieux l'envelopper dans le vague pour en faire un sujet de bénédictions.
Quand l'âme apprend à croire, ses forces et sa puissance se développent ; car il faut marcher par la foi, pour que l'invisible triomphe du visible et que la liberté devienne un des éléments de notre bonheur.
C'est ainsi que le vague lui-même finit par nous ramener à la charité, à l'amour. Il concourt avec tous les autres moyens de préparation à nous jeter dans les bras de notre Dieu, pour lui donner gloire en toutes choses, et pour être rendus capables de le voir un jour dans la lumière et de le connaître comme nom avons été connus.



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