La partie de l'histoire de la Passion qui est
proposée aujourd'hui à notre
méditation - Jésus devant Pilate -
peut être considérée comme un
drame à trois personnages.
Je me hâte d'ajouter que l'un
des trois est un personnage collectif : les
Juifs. Certes, il y a, parmi, ce peuple, des gens
de toute sorte : prêtres et
laïques, docteurs de la loi et ignorants,
principaux et populace, pharisiens,
sadducéens, hérodiens. Mais quels que
soient les dissentiments qui existent entre eux, et
en d'autres temps les animent les uns contre les
autres, aujourd'hui tous n'ont qu'un coeur et
qu'une voix. Une seule passion les possède
et les domine, passion horrible,
inconcevable : la haine contre Jésus.
Autant l'accord dans le bien est
admirable, autant l'accord dans le mal est
odieux.
Les deux autres acteurs du drame
sont l'accusé et le juge, Jésus et
Pilate. Pilate est un Romain et, comme tel, il a un
certain sentiment et un certain respect du
droit ; il lui en coûte de commettre ou
de sanctionner l'injustice. Mais c'est un sceptique
aussi, et un mondain qui ne connaît rien de
supérieur aux honneurs et aux biens
terrestres. Comme tel, il ne trouve aucun point
d'appui solide en lui ni au-dessus de lui, et par
conséquent il n'est pas de taille à
tenir tête longtemps à une multitude
furieuse qui sait ce qu'elle veut, au moins pour le
moment, et le veut avec une sorte de rage.
Jésus... est
Jésus !
L'issue du procès n'est pas
douteuse. Elle est écrite en bas dans les
coeurs des hommes, comme en haut dans les conseils
de Dieu. Mais il est singulièrement
instructif d'en suivre les
péripéties.
Premier épisode :
Tentative des Juifs pour emporter d'emblée
la condamnation en coupant court à toute
enquête.
« Ils menèrent ensuite Jésus de chez Caïphe au prétoire ; c'était le matin. Mais ils n'entrèrent point eux-mêmes dans le prétoire. afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la Pâque. Pilate sortit donc, alla vers eux et leur dit : Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? Ils lui répondirent ; Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. Alors Pilate leur dit : Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi. Les Juifs lui dirent : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne. C'était afin que fût accompli ce que Jésus avait dit, pour indiquer de quelle mort il devait mourir. » (Jean XVIII, 28-32.)
Le Sanhédrin, qui vient de condamner
Jésus à mort comme
blasphémateur et faux messie, se
décide à se prêter à ce
qui n'est pour lui qu'une formalité
importune, en sollicitant, de la part du gouverneur
romain, la confirmation de son injuste arrêt.
Jésus enchaîné,
déjà maltraité, est donc
mené devant Pilate. Ici se place un incident
singulièrement propre à
caractériser l'espèce de religion et
de moralité que pratiquent les
Juifs.
On est à la veille de la
Pâque. Pour participer au saint repas, il
faut se garder de toute souillure ; c'est
pourquoi ils s'interdisent d'entrer dans le palais
du gouverneur. Franchir le seuil d'une maison
païenne, où il doit y avoir du pain
levé, ce serait un crime ! tremper
leurs mains dans le sang innocent, c'est une
bagatelle ! Car ils savent bien que
Jésus est innocent, en tout cas au point de
vue où doit se placer Pilate. Ce qui le
prouve, c'est qu'à la
première question, bien naturelle, du
gouverneur : « Quelle accusation
portez-vous contre cet homme ? » ils
répondent d'abord d'une manière
évasive : « Si ce
n'était pas un malfaiteur, nous ne te
l'aurions pas livré. » Ils
voudraient obtenir, sans enquête d'aucune
sorte, un arrêt de complaisance et de
confiance, ratification aveugle de celui du
Sanhédrin. Et il s'agit de la vie d'un
homme !
Pilate est indigné ; il
refuse de se prêter au rôle
méprisable qu'on veut lui faire jouer. Sa
réponse est marquée au coin de
l'équité et du bon sens :
« Prenez-le vous-mêmes et jugez-le
selon votre loi »,
c'est-à-dire : « Si vous me
croyez incompétent dans cette affaire, s'il
vous déplaît de la soumettre
sérieusement à ma juridiction, je
refuse de m'en mêler, faites ce qui vous
plaira, dans la limite de vos
droits. »
Ce n'est pas l'affaire des
Juifs ; il leur faut du sang, et ils n'ont pas
le droit de répandre le sang ! C'est ce
qu'ils avouent avec une sorte de
naïveté cynique : « Il
ne nous est pas permis de faire mourir
personne. »
L'instruction de la cause est
donc
inévitable et va commencer.
Jusqu'ici, Pilate ne s'est
montré que par son bon côté. Quant aux
Juifs, le mélange de haine, d'insolence et
de religion, que nous constatons chez eux, nous
fait horreur. C'est le propre du fanatisme :
il fausse et pervertit la conscience. Il couvre
d'un nom sacré la violation la plus
flagrante de la loi de Dieu et de la loi naturelle
elle-même. Que Dieu nous garde de ses
atteintes ! Veillons avec un soin jaloux
à la pureté de cet oeil
intérieur qui s'appelle la conscience ;
retenons bien ce principe : tout ce qui est
contraire à l'amour, tout ce qui inspire la
haine, ne peut jamais venir de Dieu.
Mais Jésus, en tout ceci, que
fait-il ? Il se tait. Il y a plus d'une sorte
de silence. Le silence que gardent, à cette
heure critique du procès de Jésus,
ses amis et ses disciples, est une
lâcheté. Il nous permet de dire que,
dans le milieu où a vécu le Sauveur,
personne n'a été complètement
innocent de sa mort. Quant au silence de
Jésus, il signifie : acceptation
entière de la volonté du Père
céleste ; patience et douceur à
l'égard des hommes, même les plus
méchants ; sagesse économe de
paroles et de protestations inutiles. Comme
s'exprime le prophète :
« Semblable à une brebis muette
devant ceux qui la tondent, il n'a point ouvert la
bouche. » Souvenons-nous de ce silence,
lorsque viendra pour nous
l'heure des grandes épreuves, qu'elles nous
soient infligées par les hommes, ou qu'elles
nous viennent uniquement de la volonté de
Dieu.
Deuxième
épisode : Entretien de Jésus et
de Pilate au sujet de la royauté et de la
vérité.
« Alors Pilate rentra dans le prétoire et, ayant fait venir Jésus, il lui dit : C'est toi qui es le Roi des Juifs ? Jésus répondit : Dis-tu cela de ton propre mouvement, ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? Pilate répondit : Suis-je Juif ? Ta nation et les principaux sacrificateurs t'ont livré à moi : qu'as-tu fait ? Jésus répondit ; Mon règne n'est pas de ce monde ; si mon règne était de ce monde, mes gens combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon règne n'est pas d'ici-bas. - Alors Pilate lui dit : Tu es donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, je suis roi. Voici pourquoi je suis né et pourquoi je suis venu dans le monde : c'est pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est pour la vérité, écoute ma voix. Pilate lui dit : Qu'est-ce que la vérité ? » (Jean XVIII, 33-38.)
La question que Pilate adresse à
Jésus : « Es-tu le roi des
Juifs ? » suppose évidemment
que les Juifs ont accusé Jésus de
prétendre à la royauté. C'est
ce que nous racontent les autres
évangélistes. D'après eux, les
Juifs poussaient des cris contre
Jésus : « Il se dit
roi ! ... Il soulève le peuple !
... Il s'oppose à ce que l'on paie le tribut
à César l... »
« Il se dit roi » ?
Équivoque perfide ! ... « Il soulève le
peuple » ? Mensonge !... S'il
avait consenti à soulever le peuple contre
les Romains et à se mettre à sa
tête, les Juifs l'acclameraient au lieu de
vociférer contre lui. « Il
s'oppose à ce que l'on paie le tribut
à César » ? Mensonge
particulièrement éhonté !
Trois jours auparavant, à Jérusalem
même, Jésus a dit :
« Rendez à César ce qui est
à César. »
On peut éprouver un respect
mêlé de pitié pour le fanatique
sincère ; mais que dire de celui qui
calomnie sa victime ? Mentir au nom de Dieu
est, en un sens, plus grave encore que tuer au nom
de Dieu. Et pourtant Jésus a dit :
« Père, pardonne-leur, car ils ne
savent ce qu'ils font. » O divine
charité ! il nous convient de t'adorer,
non de te limiter, car nous aussi, nous avons
besoin de toi. Qui peut affirmer que la
prévention et l'esprit de parti ne l'aient
jamais détourné du sentier de la
vérité et de la
droiture ?
Mais revenons à l'entretien
de Jésus et de Pilate. Jamais Jésus
ne fut plus grand que lorsqu'il prononça
dans le prétoire les paroles sublimes que
nous venons de relire, et que son disciple
bien-aimé nous a seul conservées.
À la question de Pilate :
« Es-tu Roi ? » il ne
répond ni par un oui, ni
par un non pur et simple, qui l'un et l'autre
seraient mal compris, mais en distinguant deux
sortes de royautés. La royauté
politique, matérielle, en quelque sorte
semblable à celle de César,
(royauté dont Pilate lui-même a
reçu un petit fragment et un faible reflet),
non, Jésus ne la possède pas, n'y
prétend pas, ne s'en soucie pas. Cette
royauté-là se défend à
main armée ; or, Jésus n'a
jamais commandé ni permis à personne
de combattre pour lui de cette manière.
Mais il y a une royauté bien
différente, royauté toute morale et
spirituelle, royauté des âmes, qui
s'établit et s'exerce par le
témoignage rendu à la
vérité. Cette
royauté-là appartient à
Jésus par droit de naissance, par droit de
conquête, par droit de souffrance aussi, et
c'est pour la sceller de son sang qu'il va mourir.
Il est vrai qu'au moment où Jésus
parle ainsi, sa royauté spirituelle est
singulièrement voilée, et qu'il
paraît n'avoir pas plus de disciples que de
soldats. Mais, du présent qui le repousse,
il se réfugie dans l'avenir ; il en
appelle à tous les coeurs droits, à
toutes les consciences affamées de justice,
à toutes les âmes faites pour la
lumière ; il les compte et les salue
d'avance comme étant sa famille, son peuple,
ses sujets : « Quiconque est pour la
vérité entend ma
voix. » - Oui, ô Roi de la
vérité, l'avenir a entendu ta voix et
a répondu. Depuis bientôt deux mille
ans, les plus nobles esprits, les plus beaux
génies, surtout les justes et les saints, en
un mot tout ce que l'humanité a
possédé de meilleur et de plus grand,
forme et grossit ton cortège, acclame ta
royauté !
Mes bien-aimés frères,
avons-nous tous entendu cette voix ? Nous
sommes-nous tous rangés sous le sceptre de
Jésus-Christ, qui est celui de la
vérité même ? S'il est
notre Roi, le confessons-nous comme tel,
joyeusement, franchement, fidèlement, par
nos paroles et par nos oeuvres ? - Quant
à vous qui hésitez, qui doutez
encore, retenez la parole du Maître, parole
que l'expérience des siècles a si
étonnamment justifiée :
« Quiconque est pour la
vérité entend ma voix. » Si
vous n'entendez pas encore la voix du Christ, si
vous ne lui dites pas :
« oui » de toute votre
âme, si vous ne l'appelez pas sans
réserve votre Seigneur et votre Sauveur,
c'est donc que vous n'êtes pas
tout-à-fait pour la vérité,
qu'il y a quelque chose en vous qui résiste
à son autorité ou qui fuit sa
lumière. Puisse cette semaine sainte
triompher de vos dernières
hésitations et vous amener au pied de la
croix !
Pilate en est loin,
hélas ! Dans ce mémorable
entretien, son infériorité est
écrasante ; les côtés
faibles et mauvais de sa nature apparaissent, et
même prennent le dessus. Quand il a dit
à Jésus : « Es-tu le
Roi des Juifs ? » la réponse
de Jésus, qui est une question :
« Dis-tu cela de toi-même, ou
d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
ne lui convient pas. Il lui déplaît
que l'accusé ose ainsi l'interroger à
son tour. Il le met donc brusquement en demeure de
confesser le délit qu'il a dû
commettre. Jésus répond, comme nous
venons de le rappeler, en affirmant sa
qualité de roi. Sa réponse jette
Pilate dans la stupeur. Il pourrait dire :
« Qu'est-ce que cette
royauté ? » Allant encore
plus au fond des choses, il dit en haussant les
épaules : « Qu'est-ce que la
vérité ? »
Cette question de Pilate a aussi
sa
grandeur, il faut l'avouer. Elle est restée
dans la mémoire des hommes comme la
définition la plus brève et la plus
exacte du scepticisme, état d'esprit et
d'âme qui n'est pas plus rare de nos jours
qu'au temps de Jésus. Ce qui le
caractérise, c'est le doute obstiné
et de parti pris, non pas au sujet de telle
vérité particulière seulement,
mais au sujet de la vérité en
général, j'entends la grande
vérité, la vérité morale et
religieuse, celle qui concerne notre
destinée et nos rapports avec Dieu. Pour
Pilate et ceux qui pensent comme lui, cette
vérité-là n'existe pas ;
ou, ce qui revient au même, si elle existe,
il n'existe aucun moyen pour l'homme de la
discerner ; il ne peut, dans ce domaine,
affirmer légitimement quoi que ce soit. Mais
alors, il n'y a plus ni certitude, ni foi, ni
espérance, ni religion, ni morale, ni rien
enfin au-dessus de nous. La vie n'est qu'une
mauvaise plaisanterie ; ce que nous avons de
mieux à faire ici-bas, c'est de nous y
installer le plus commodément possible,
pendant que nous y sommes. Si, pour y parvenir ou
nous y maintenir, il faut sacrifier, opprimer les
autres, même les innocents, tant pis pour
eux !
La suite de la conduite de
Pilate ne
montrera que trop que tel est au fond son
système.
Troisième
épisode : Barabbas.
« Quand Pilate eut dit cela, il sortit de nouveau vers les Juifs et leur dit : Je ne trouve aucun crime en lui. Mais vous avez une coutume, c'est que je vous relâche quelqu'un à la fête de Pâque ; voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? Alors, ils s'écrièrent de nouveau : Non pas lui, mais Barabbas ! Or Barabbas était un brigand. » (Jean XVIII, 38-40.)
L'entretien de Jésus avec Pilate a eu du
moins cette conséquence,
que l'opinion du juge est faite au sujet de
l'innocence de l'accusé. Jésus est,
aux yeux de Pilate, un homme qui a la naïve
persuasion d'être en possession de la
vérité et appelé à
l'enseigner au monde ; c'est donc un
exalté, un visionnaire, mais c'est tout le
contraire d'un ambitieux et d'un agitateur
politique. Ceux qui le représentent comme
tel, sont des menteurs et des méchants.
Pilate n'en doute pas : voilà au moins
une vérité dont il est sûr. Son
devoir évident est d'agir en
conséquence, c'est-à-dire, non
seulement comme il le fait, de déclarer
l'accusé innocent, mais de le traiter comme
tel, de le relâcher et même de le
protéger.
Mais s'il le fait, qu'en
résultera-t-il ? voilà ce qu'il
se demande, ce qui le préoccupe avant tout.
Ce qu'il en adviendra ? D'abord, sans doute,
une explosion de fureur populaire ; puis, ce
qui est plus grave encore, une accusation
auprès de l'empereur Tibère,
accusation que Pilate, coupable de plusieurs actes
arbitraires et cruels, a toutes sortes de raisons
de redouter. Voilà ce qu'il faut
éviter à tout prix, même au
prix du sang innocent. Jésus est donc perdu,
et la résistance de Pilate ne durera pas
longtemps.
Pourtant il ne cède pas
encore : un espoir lui reste. Il ne fera pas
justice à Jésus, c'est certain ;
mais s'il pouvait, je ne dis pas lui faire
grâce, mais obtenir cette grâce de la
part des Juifs ? Car il est de plus en plus
clair que ce sont les Juifs qui commandent, et
Pilate qui obéit. Une idée lui
vient : Il est de tradition et de règle
qu'on relâche aux Juifs un prisonnier, un
condamné, à l'occasion de la
fête de Pâque ; s'il pouvait faire
bénéficier Jésus de cette
étrange coutume ? Pour y parvenir,
Pilate met celui qu'il aime à
désigner comme le roi des Juifs en balance
avec un criminel notoire, un assassin, Barabbas. Il
se dit : "entr'elles deux ils n'oseront pas
hésiter... » En effet, ils
n'hésitent pas : ils choisissent
Barabbas.
La psychologie du gouverneur
romain
est visiblement en défaut ; il
connaît mal les hommes, les foules, et les
Juifs en particulier. S'étant
lâchement dessaisi de ses droits et de son
autorité de juge, ayant laissé aux
Juifs la faculté d'opter entre un criminel
et un innocent, il faut qu'il cède
maintenant au féroce caprice de la
multitude. Il n'a que ce qu'il mérite. Mais
que penser des Juifs ? Ils étaient
déjà bien odieux dès le
commencement, mais à chaque pas ils
descendent plus avant dans la perversité,
comme dans les cercles d'un enfer.
Ne nous hâtons pas cependant
de leur jeter la pierre. Toutes les fois que nous
avons préféré la chair
à l'esprit, la grossière satisfaction
de quelque convoitise à l'évidente et
sainte volonté de Dieu, ne nous sommes-nous
pas en quelque manière prononcés pour
Barabbas et contre Jésus ?
Quatrième
épisode : La flagellation.
« Voici l'homme. »
« Alors Pilate prit Jésus et le fit battre de verges. Et les soldats, ayant tressé une couronne d'épines, la lui mirent sur la tête, et ils le revêtirent d'un manteau de pourpre. Puis, s'approchant, ils lui disaient : Salut, roi des Juifs ! et ils lui donnaient des soufflets.
Pilate sortit encore une fois et leur dit : Le voici, je vous l'amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve aucun crime en lui. Jésus sortit donc, portant la couronne d'épines et le manteau de pourpre. Pilate leur dit : Voici l'homme ! » (Jean XIX, 1-6.)
Pilate cède. En fait, il condamne
Jésus, puisqu'il commence à faire
procéder à son exécution. La
flagellation, supplice barbare dont je vous
épargne les détails, était le
prélude ordinaire de celui de la croix.
Pourtant Pilate n'a pas perdu tout espoir de sauver
la vie de Jésus. Il se flatte encore de
n'essuyer qu'une demi-défaite et de n'aller
pas au-delà d'une
demi-infamie. Il prévoit que les coups de
verge et les atrocités que les soldats
romains ne manqueront pas d'y ajouter de
gaieté de coeur, (son attente ne fut pas
trompée) mettront l'accusé dans un
état pitoyable, et il compte s'en servir
pour exciter la commisération des Juifs. Ce
programme s'exécute. Je n'insiste pas sur
l'affreuse scène du prétoire, si ce
n'est pour vous donner en spectacle l'admirable et
divine patience de Jésus.
Tout en le déguisant en
monarque, on le traite comme le plus vil des
esclaves et des criminels ; on le raille, on
le bat, on le soufflette ; on lui met sur le
front une couronne d'épines. Le sang coule
sur ses joues livides, mais il ne prononce pas une
parole de protestation ni de plainte il se tait et
regarde le ciel. Bossuet a osé dire
« Cette face qui ravit en admiration le
ciel et la terre, il la présente droite et
élevée aux crachats de cette
canaille ! »
Pilate juge le moment propice
pour
tenter le dernier effort qu'il a
préparé. En vérité, le
livre des Proverbes a raison de dire que les
compassions des méchants sont
cruelles ! Il présente à la
foule Jésus, affublé du
prétendu manteau de pourpre et portant la
couronne d'épines ; et après l'avoir une fois
de plus
déclaré innocent, il dit :
« Voici l'homme ! » Une
seconde fois, il a trouvé un mot historique
et digne de la situation. Voici l'homme en effet,
l'homme tel que Dieu l'a pensé et l'a voulu
dans toute sa grandeur et dans sa vraie
royauté ; obéissant et aimant
jusqu'à l'extrême souffrance et
jusqu'à la mort.
Les Juifs (les principaux et les
prêtres surtout, c'est eux qui insufflent au
peuple leur méchanceté) n'ont point
d'yeux ni de coeur pour comprendre la
sublimité de ce spectacle. Quant à la
vue du sang, loin de les apaiser, elle les
excite : c'est ce qui arrivait tous les jours
au Colisée à Rome ; c'est ce qui
arrive aujourd'hui dans les arènes de
Nîmes. Jusque-là, ils s'étaient
contentés de demander la mort de leur
victime, sans rien spécifier quant à
son supplice ; maintenant ils disent :
« Qu'il soit
crucifié ! » Le supplice de
la croix est le plus atroce et le plus ignominieux
que l'on connaisse ; c'est donc le seul qui
puisse assouvir leur haine.
Saint et charitable
Sauveur !
c'est pour eux cependant que tu souffrais et que tu
mourais, en même temps que pour
nous !
Cinquième et dernier
épisode : Le Fils de Dieu. Point
d'autre royauté que celle de César.
« Mais, quand les principaux sacrificateurs et leurs agents le virent, ils s'écrièrent : Crucifie-le ! Crucifie-le !
Pilate leur dit : Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez ; car pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. Les Juifs lui répondirent : Nous avons une loi, et selon cette loi, il doit mourir, parce qu'il s'est fait le Fils de Dieu. Quand Pilate eut entendu cette parole, il eut encore plus de crainte.
Il rentra de nouveau dans le prétoire et dit à Jésus : D'où es-tu ? Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. Pilate lui dit : Tu ne me dis rien ? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te délivrer et le pouvoir de te crucifier ? Jésus répondit ; Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en haut ; c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi est coupable d'un plus grand péché. Depuis ce moment, Pilate cherchait à le délivrer ; mais les Juifs criaient : Si tu délivres cet homme, tu n'es pas un ami de César ; car quiconque se fait roi se déclare contre César. Pilate, ayant entendu ces paroles, mena Jésus dehors et s'assit sur le Tribunal, au lieu appelé le Pavé, en hébreu Gabbatha. Or c'était le jour de la préparation de la Pâque, environ la sixième heure. Et Pilate dit aux Juifs : Voilà votre roi ! Ceux-ci se mirent à crier : Ôte-le ! ôte-le ! crucifie-le ! Pilate leur dit ; Crucifierai-je votre roi ? Les principaux sacrificateurs répondirent : Nous n'avons pas d'autre toi que César.
Alors il le leur livra pour être crucifié. » (Jean XIX, 7-16.)
Qui le croirait ? Pilate résiste
encore. Assailli par les clameurs
meurtrières des Juifs, il se débat
comme un faible oiseau entre les serres d'un
vautour. Étranger à leurs questions,
il lui en coûte beaucoup
de leur livrer cet innocent, ce juste, qui lui
inspire, malgré lui, une sympathie
mêlée de crainte. Oui, de crainte. Un
mot parti de la foule et qui avait pour but de
triompher des dernières hésitations
du gouverneur, les redouble au contraire :
« Nous avons une loi, et selon cette loi,
il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de
Dieu ! » Fils de Dieu ! Si ce
personnage extraordinaire, tel que Pilate n'en a
jamais vu de pareil, et qui conserve, dans
l'excès de son malheur et de sa
détresse, une dignité impossible
à méconnaître, était le
fils d'un dieu quelconque ? Si Pilate, en le
condamnant, allait s'exposer à quelque
vengeance d'ordre surnaturel ? Les sceptiques
et les athées sont très souvent
superstitieux, et Pilate ne fait pas
exception.
Une seconde fois donc, il tire
à part l'accusé et lui dit, -
à voix basse, j'imagine - :
« D'où es-tu ? »
Jésus ne répond rien ; il lui
répugne d'exploiter à son profit la
frayeur de son juge. Il ne peut pas lui dire :
« Je ne suis pas Fils de
Dieu », car il l'est ; il ne veut
pas lui dire : « Je suis Fils de
Dieu », car il serait infailliblement mal
compris. Pilate est étonné et
blessé de ce silence ; il se drape dans
sa dignité de gouverneur, dont il vient de
faire si bon marché vis-à-vis des
Juifs : « Ne sais-tu pas, dit-il,
que j'ai le pouvoir de te
crucifier et le pouvoir de te
relâcher ? » La réponse
de Jésus est pleine de bonté et l'on
peut dire d'indulgence. Elle signifie :
« Ce n'est pas volontairement, je le
sais, que tu remplis à mon égard, les
fonctions de juge ; les circonstances, la
Providence de Dieu elle-même, t'ont
imposé cette épreuve redoutable. J'ai
pitié de ta faiblesse. Bien plus coupables
que toi sont les Juifs qui, sans mandat divin ni
humain quelconque, se sont constitués mes
accusateurs et sont les vrais auteurs de ma
mort. »
Pilate, touché, renouvelle
ses protestations en faveur de Jésus et ses
inutiles tentatives pour apaiser ses adversaires.
Ceux-ci, plus avisés cette fois, se placent
de nouveau sur le terrain politique :
« Si tu laisses vivre cet homme, tu n'es
pas un ami de César, car quiconque se fait
roi est ennemi de César. » -
« Crucifierai-je votre
roi ? » - « Nous n'avons
pas d'autre roi que César. » Ici
les Juifs atteignent vraiment le dernier fond de la
bassesse. En réalité, ils
haïssent et maudissent la domination
romaine ; ils vont faire périr
Jésus, précisément parce qu'il
a refusé de se faire l'instrument et le
complice de leurs passions
révolutionnaires ; mais, à ce
moment, pour assouvir leur vengeance, ils se font
plus Romains que le
gouverneur romain et plus impérialistes que
l'empereur. Reniant même le principe de la
théocratie et tout le passé glorieux
de leur nation, ils déclarent n'avoir pas
d'autre roi que César.
Cette fois Pilate est
tout-à-fait vaincu. S'il hésite
encore, il passera pour être moins
fidèle et moins dévoué
à César que les Juifs
eux-mêmes. Une crainte plus positive, plus
tangible que celle qui l'émouvait
tout-à-l'heure, emporte ses derniers
scrupules ; il livre aux Juifs Jésus de
Nazareth pour être crucifié.
Ma conclusion sera brève.
Dans ce choix et dans cette lutte entre le bien et
le mal, qui constituent le fond seul absolument
sérieux et seul éternellement
important de toute vie humaine, trois attitudes
sont possibles, correspondant à celles des
Juifs, de Pilate et de Jésus.
Plusieurs, hélas !
comme
les Juifs, sont ennemis du bien et de la
vérité, étant dominés
par une passion mauvaise et méchante, -
convoitise charnelle, égoïsme, amour de
l'argent, envie, ambition, orgueil, qui, à
mesure qu'ils s'y livrent davantage, obscurcit et
fausse leur conscience, étouffe tous leurs beaux
sentiments.
S'ils ne
s'arrêtent pas dans cette voie, il n'y a pas
d'extrémité odieuse ni d'action
coupable à laquelle ils ne puissent
être entraînés. Et ces hommes ne
sont pas toujours des incrédules et des
athées ; ce peuvent être, comme
les Juifs, des dévots, des sectaires au
coeur étroit et au zèle amer.
O Dieu, aie pitié de
nous ! ne nous expose pas à la
tentation, délivre-nous du mal,
préserve-nous surtout de jamais haïr en
ton nom !
D'autres, comme Pilate, ont un
certain discernement de ce qui est juste, une
certaine répugnance pour le mal, ou du moins
pour certaines formes et certains degrés du
mal ; mais, comme lui, ils manquent de
convictions fermes ; il n'y a pas pour eux de
vérité au sens élevé du
mot, c'est-à-dire pas de lumière
céleste, pas de guide sûr, pas de
force divine qui soutienne leur faiblesse. Leur
intérêt personnel est, au fond, le
motif principal de leur conduite ; ils feront
le bien, pourvu que le bien n'exige pas de
sacrifices ; ils éviteront le mal,
pourvu qu'ils n'y soient pas poussés par une
trop forte pression des hommes ou des
circonstances. Ceux-ci deviendront, le cas
échéant, les jouets et les complices
des premiers ; ils seront entraînés à
des actions à peine moins condamnables. Il
n'y a pas d'iniquité dont nous ne soyons
capables, s'il y a quelque chose qui nous soit plus
cher que notre devoir et la volonté de Dieu.
Pilate a beau se laver les mains ; la
postérité n'a pas ratifié
cette justification illusoire et mensongère.
Elle partage, inégalement il est vrai, entre
les Juifs et lui, la responsabilité du
meurtre légal du Christ.
Enfin, il y a Jésus.
Jésus, dont chaque acte, chaque parole,
chaque silence signifie : obéissance
à Dieu et amour pour les hommes ;
Jésus, qui oppose la vérité au
mensonge, l'amour à la haine, le pardon
à l'injure et à l'injustice, la
sainteté et la charité parfaites au
plus horrible déchaînement de
méchanceté dont la terre ait jamais
été témoin.
Au moment de son procès,
Jésus est seul, absolument seul à
prendre et à garder cette attitude, et nous
savons tous qu'il n'a jamais été
égalé. Mais il a été
suivi pourtant, d'abord par ses apôtres, une
fois qu'ils ont été
réveillés de l'espèce de
stupeur où les avait plongés la
Passion de leur Maître, puis par une
multitude de disciples, de confesseurs et de
martyrs. Ceux qui marchent sur les traces de
Jésus peuvent être appelés,
comme lui, à endurer l'oppression et la
persécution ; il est même inévitable, s'ils
sont
fidèles, qu'ils aient quelque chose à
souffrir pour lui. Mais Dieu est avec eux et en
eux ; quoi qu'il en soit du présent,
l'avenir leur reste : l'avenir céleste,
car après la mort viendra la
résurrection ; l'avenir terrestre
même, car la vérité et la
justice ne peuvent manquer de triompher à la
fin, et les souffrances endurées pour elles
ne peuvent être perdues. La
postérité, qui flétrit les
Juifs et Pilate, exalte et adore
Jésus-Christ.
Mais c'est peu de l'exalter, ce
n'est même pas assez de l'adorer, il faut
l'imiter ; il faut que chacun de nous devienne
son serviteur et son collaborateur dans le travail
et dans le combat journalier pour Dieu et pour les
hommes.
Que tel soit le fruit de notre
semaine sainte! Amen.
Nîmes, Grand-Temple, Jeudi-Saint 20 mars 1913.
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