Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

JÉSUS DEVANT PILATE.

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(Jean XVIII, 28 ; XIX, 16.)

La partie de l'histoire de la Passion qui est proposée aujourd'hui à notre méditation - Jésus devant Pilate - peut être considérée comme un drame à trois personnages.

Je me hâte d'ajouter que l'un des trois est un personnage collectif : les Juifs. Certes, il y a, parmi, ce peuple, des gens de toute sorte : prêtres et laïques, docteurs de la loi et ignorants, principaux et populace, pharisiens, sadducéens, hérodiens. Mais quels que soient les dissentiments qui existent entre eux, et en d'autres temps les animent les uns contre les autres, aujourd'hui tous n'ont qu'un coeur et qu'une voix. Une seule passion les possède et les domine, passion horrible, inconcevable : la haine contre Jésus. Autant l'accord dans le bien est admirable, autant l'accord dans le mal est odieux.

Les deux autres acteurs du drame sont l'accusé et le juge, Jésus et Pilate. Pilate est un Romain et, comme tel, il a un certain sentiment et un certain respect du droit ; il lui en coûte de commettre ou de sanctionner l'injustice. Mais c'est un sceptique aussi, et un mondain qui ne connaît rien de supérieur aux honneurs et aux biens terrestres. Comme tel, il ne trouve aucun point d'appui solide en lui ni au-dessus de lui, et par conséquent il n'est pas de taille à tenir tête longtemps à une multitude furieuse qui sait ce qu'elle veut, au moins pour le moment, et le veut avec une sorte de rage.

Jésus... est Jésus !

L'issue du procès n'est pas douteuse. Elle est écrite en bas dans les coeurs des hommes, comme en haut dans les conseils de Dieu. Mais il est singulièrement instructif d'en suivre les péripéties.

Premier épisode : Tentative des Juifs pour emporter d'emblée la condamnation en coupant court à toute enquête.

« Ils menèrent ensuite Jésus de chez Caïphe au prétoire ; c'était le matin. Mais ils n'entrèrent point eux-mêmes dans le prétoire. afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la Pâque. Pilate sortit donc, alla vers eux et leur dit : Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? Ils lui répondirent ; Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. Alors Pilate leur dit : Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi. Les Juifs lui dirent : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne. C'était afin que fût accompli ce que Jésus avait dit, pour indiquer de quelle mort il devait mourir. » (Jean XVIII, 28-32.)

Le Sanhédrin, qui vient de condamner Jésus à mort comme blasphémateur et faux messie, se décide à se prêter à ce qui n'est pour lui qu'une formalité importune, en sollicitant, de la part du gouverneur romain, la confirmation de son injuste arrêt. Jésus enchaîné, déjà maltraité, est donc mené devant Pilate. Ici se place un incident singulièrement propre à caractériser l'espèce de religion et de moralité que pratiquent les Juifs.

On est à la veille de la Pâque. Pour participer au saint repas, il faut se garder de toute souillure ; c'est pourquoi ils s'interdisent d'entrer dans le palais du gouverneur. Franchir le seuil d'une maison païenne, où il doit y avoir du pain levé, ce serait un crime ! tremper leurs mains dans le sang innocent, c'est une bagatelle ! Car ils savent bien que Jésus est innocent, en tout cas au point de vue où doit se placer Pilate. Ce qui le prouve, c'est qu'à la première question, bien naturelle, du gouverneur : « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » ils répondent d'abord d'une manière évasive : « Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. » Ils voudraient obtenir, sans enquête d'aucune sorte, un arrêt de complaisance et de confiance, ratification aveugle de celui du Sanhédrin. Et il s'agit de la vie d'un homme !

Pilate est indigné ; il refuse de se prêter au rôle méprisable qu'on veut lui faire jouer. Sa réponse est marquée au coin de l'équité et du bon sens : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi », c'est-à-dire : « Si vous me croyez incompétent dans cette affaire, s'il vous déplaît de la soumettre sérieusement à ma juridiction, je refuse de m'en mêler, faites ce qui vous plaira, dans la limite de vos droits. »

Ce n'est pas l'affaire des Juifs ; il leur faut du sang, et ils n'ont pas le droit de répandre le sang ! C'est ce qu'ils avouent avec une sorte de naïveté cynique : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne. »
L'instruction de la cause est donc inévitable et va commencer.

Jusqu'ici, Pilate ne s'est montré que par son bon côté. Quant aux Juifs, le mélange de haine, d'insolence et de religion, que nous constatons chez eux, nous fait horreur. C'est le propre du fanatisme : il fausse et pervertit la conscience. Il couvre d'un nom sacré la violation la plus flagrante de la loi de Dieu et de la loi naturelle elle-même. Que Dieu nous garde de ses atteintes ! Veillons avec un soin jaloux à la pureté de cet oeil intérieur qui s'appelle la conscience ; retenons bien ce principe : tout ce qui est contraire à l'amour, tout ce qui inspire la haine, ne peut jamais venir de Dieu.

Mais Jésus, en tout ceci, que fait-il ? Il se tait. Il y a plus d'une sorte de silence. Le silence que gardent, à cette heure critique du procès de Jésus, ses amis et ses disciples, est une lâcheté. Il nous permet de dire que, dans le milieu où a vécu le Sauveur, personne n'a été complètement innocent de sa mort. Quant au silence de Jésus, il signifie : acceptation entière de la volonté du Père céleste ; patience et douceur à l'égard des hommes, même les plus méchants ; sagesse économe de paroles et de protestations inutiles. Comme s'exprime le prophète : « Semblable à une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n'a point ouvert la bouche. » Souvenons-nous de ce silence, lorsque viendra pour nous l'heure des grandes épreuves, qu'elles nous soient infligées par les hommes, ou qu'elles nous viennent uniquement de la volonté de Dieu.

Deuxième épisode : Entretien de Jésus et de Pilate au sujet de la royauté et de la vérité.

« Alors Pilate rentra dans le prétoire et, ayant fait venir Jésus, il lui dit : C'est toi qui es le Roi des Juifs ? Jésus répondit : Dis-tu cela de ton propre mouvement, ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? Pilate répondit : Suis-je Juif ? Ta nation et les principaux sacrificateurs t'ont livré à moi : qu'as-tu fait ? Jésus répondit ; Mon règne n'est pas de ce monde ; si mon règne était de ce monde, mes gens combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon règne n'est pas d'ici-bas. - Alors Pilate lui dit : Tu es donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, je suis roi. Voici pourquoi je suis né et pourquoi je suis venu dans le monde : c'est pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est pour la vérité, écoute ma voix. Pilate lui dit : Qu'est-ce que la vérité ? » (Jean XVIII, 33-38.)

La question que Pilate adresse à Jésus : « Es-tu le roi des Juifs ? » suppose évidemment que les Juifs ont accusé Jésus de prétendre à la royauté. C'est ce que nous racontent les autres évangélistes. D'après eux, les Juifs poussaient des cris contre Jésus : « Il se dit roi ! ... Il soulève le peuple ! ... Il s'oppose à ce que l'on paie le tribut à César l... » « Il se dit roi » ? Équivoque perfide ! ... « Il soulève le peuple » ? Mensonge !... S'il avait consenti à soulever le peuple contre les Romains et à se mettre à sa tête, les Juifs l'acclameraient au lieu de vociférer contre lui. « Il s'oppose à ce que l'on paie le tribut à César » ? Mensonge particulièrement éhonté ! Trois jours auparavant, à Jérusalem même, Jésus a dit : « Rendez à César ce qui est à César. »

On peut éprouver un respect mêlé de pitié pour le fanatique sincère ; mais que dire de celui qui calomnie sa victime ? Mentir au nom de Dieu est, en un sens, plus grave encore que tuer au nom de Dieu. Et pourtant Jésus a dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » O divine charité ! il nous convient de t'adorer, non de te limiter, car nous aussi, nous avons besoin de toi. Qui peut affirmer que la prévention et l'esprit de parti ne l'aient jamais détourné du sentier de la vérité et de la droiture ?

Mais revenons à l'entretien de Jésus et de Pilate. Jamais Jésus ne fut plus grand que lorsqu'il prononça dans le prétoire les paroles sublimes que nous venons de relire, et que son disciple bien-aimé nous a seul conservées. À la question de Pilate : « Es-tu Roi ? » il ne répond ni par un oui, ni par un non pur et simple, qui l'un et l'autre seraient mal compris, mais en distinguant deux sortes de royautés. La royauté politique, matérielle, en quelque sorte semblable à celle de César, (royauté dont Pilate lui-même a reçu un petit fragment et un faible reflet), non, Jésus ne la possède pas, n'y prétend pas, ne s'en soucie pas. Cette royauté-là se défend à main armée ; or, Jésus n'a jamais commandé ni permis à personne de combattre pour lui de cette manière.

Mais il y a une royauté bien différente, royauté toute morale et spirituelle, royauté des âmes, qui s'établit et s'exerce par le témoignage rendu à la vérité. Cette royauté-là appartient à Jésus par droit de naissance, par droit de conquête, par droit de souffrance aussi, et c'est pour la sceller de son sang qu'il va mourir. Il est vrai qu'au moment où Jésus parle ainsi, sa royauté spirituelle est singulièrement voilée, et qu'il paraît n'avoir pas plus de disciples que de soldats. Mais, du présent qui le repousse, il se réfugie dans l'avenir ; il en appelle à tous les coeurs droits, à toutes les consciences affamées de justice, à toutes les âmes faites pour la lumière ; il les compte et les salue d'avance comme étant sa famille, son peuple, ses sujets : « Quiconque est pour la vérité entend ma voix. » - Oui, ô Roi de la vérité, l'avenir a entendu ta voix et a répondu. Depuis bientôt deux mille ans, les plus nobles esprits, les plus beaux génies, surtout les justes et les saints, en un mot tout ce que l'humanité a possédé de meilleur et de plus grand, forme et grossit ton cortège, acclame ta royauté !

Mes bien-aimés frères, avons-nous tous entendu cette voix ? Nous sommes-nous tous rangés sous le sceptre de Jésus-Christ, qui est celui de la vérité même ? S'il est notre Roi, le confessons-nous comme tel, joyeusement, franchement, fidèlement, par nos paroles et par nos oeuvres ? - Quant à vous qui hésitez, qui doutez encore, retenez la parole du Maître, parole que l'expérience des siècles a si étonnamment justifiée : « Quiconque est pour la vérité entend ma voix. » Si vous n'entendez pas encore la voix du Christ, si vous ne lui dites pas : « oui » de toute votre âme, si vous ne l'appelez pas sans réserve votre Seigneur et votre Sauveur, c'est donc que vous n'êtes pas tout-à-fait pour la vérité, qu'il y a quelque chose en vous qui résiste à son autorité ou qui fuit sa lumière. Puisse cette semaine sainte triompher de vos dernières hésitations et vous amener au pied de la croix !

Pilate en est loin, hélas ! Dans ce mémorable entretien, son infériorité est écrasante ; les côtés faibles et mauvais de sa nature apparaissent, et même prennent le dessus. Quand il a dit à Jésus : « Es-tu le Roi des Juifs ? » la réponse de Jésus, qui est une question : « Dis-tu cela de toi-même, ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? » ne lui convient pas. Il lui déplaît que l'accusé ose ainsi l'interroger à son tour. Il le met donc brusquement en demeure de confesser le délit qu'il a dû commettre. Jésus répond, comme nous venons de le rappeler, en affirmant sa qualité de roi. Sa réponse jette Pilate dans la stupeur. Il pourrait dire : « Qu'est-ce que cette royauté ? » Allant encore plus au fond des choses, il dit en haussant les épaules : « Qu'est-ce que la vérité ? »

Cette question de Pilate a aussi sa grandeur, il faut l'avouer. Elle est restée dans la mémoire des hommes comme la définition la plus brève et la plus exacte du scepticisme, état d'esprit et d'âme qui n'est pas plus rare de nos jours qu'au temps de Jésus. Ce qui le caractérise, c'est le doute obstiné et de parti pris, non pas au sujet de telle vérité particulière seulement, mais au sujet de la vérité en général, j'entends la grande vérité, la vérité morale et religieuse, celle qui concerne notre destinée et nos rapports avec Dieu. Pour Pilate et ceux qui pensent comme lui, cette vérité-là n'existe pas ; ou, ce qui revient au même, si elle existe, il n'existe aucun moyen pour l'homme de la discerner ; il ne peut, dans ce domaine, affirmer légitimement quoi que ce soit. Mais alors, il n'y a plus ni certitude, ni foi, ni espérance, ni religion, ni morale, ni rien enfin au-dessus de nous. La vie n'est qu'une mauvaise plaisanterie ; ce que nous avons de mieux à faire ici-bas, c'est de nous y installer le plus commodément possible, pendant que nous y sommes. Si, pour y parvenir ou nous y maintenir, il faut sacrifier, opprimer les autres, même les innocents, tant pis pour eux !
La suite de la conduite de Pilate ne montrera que trop que tel est au fond son système.

Troisième épisode : Barabbas.

« Quand Pilate eut dit cela, il sortit de nouveau vers les Juifs et leur dit : Je ne trouve aucun crime en lui. Mais vous avez une coutume, c'est que je vous relâche quelqu'un à la fête de Pâque ; voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? Alors, ils s'écrièrent de nouveau : Non pas lui, mais Barabbas ! Or Barabbas était un brigand. » (Jean XVIII, 38-40.)

L'entretien de Jésus avec Pilate a eu du moins cette conséquence, que l'opinion du juge est faite au sujet de l'innocence de l'accusé. Jésus est, aux yeux de Pilate, un homme qui a la naïve persuasion d'être en possession de la vérité et appelé à l'enseigner au monde ; c'est donc un exalté, un visionnaire, mais c'est tout le contraire d'un ambitieux et d'un agitateur politique. Ceux qui le représentent comme tel, sont des menteurs et des méchants. Pilate n'en doute pas : voilà au moins une vérité dont il est sûr. Son devoir évident est d'agir en conséquence, c'est-à-dire, non seulement comme il le fait, de déclarer l'accusé innocent, mais de le traiter comme tel, de le relâcher et même de le protéger.

Mais s'il le fait, qu'en résultera-t-il ? voilà ce qu'il se demande, ce qui le préoccupe avant tout. Ce qu'il en adviendra ? D'abord, sans doute, une explosion de fureur populaire ; puis, ce qui est plus grave encore, une accusation auprès de l'empereur Tibère, accusation que Pilate, coupable de plusieurs actes arbitraires et cruels, a toutes sortes de raisons de redouter. Voilà ce qu'il faut éviter à tout prix, même au prix du sang innocent. Jésus est donc perdu, et la résistance de Pilate ne durera pas longtemps.

Pourtant il ne cède pas encore : un espoir lui reste. Il ne fera pas justice à Jésus, c'est certain ; mais s'il pouvait, je ne dis pas lui faire grâce, mais obtenir cette grâce de la part des Juifs ? Car il est de plus en plus clair que ce sont les Juifs qui commandent, et Pilate qui obéit. Une idée lui vient : Il est de tradition et de règle qu'on relâche aux Juifs un prisonnier, un condamné, à l'occasion de la fête de Pâque ; s'il pouvait faire bénéficier Jésus de cette étrange coutume ? Pour y parvenir, Pilate met celui qu'il aime à désigner comme le roi des Juifs en balance avec un criminel notoire, un assassin, Barabbas. Il se dit : "entr'elles deux ils n'oseront pas hésiter... » En effet, ils n'hésitent pas : ils choisissent Barabbas.

La psychologie du gouverneur romain est visiblement en défaut ; il connaît mal les hommes, les foules, et les Juifs en particulier. S'étant lâchement dessaisi de ses droits et de son autorité de juge, ayant laissé aux Juifs la faculté d'opter entre un criminel et un innocent, il faut qu'il cède maintenant au féroce caprice de la multitude. Il n'a que ce qu'il mérite. Mais que penser des Juifs ? Ils étaient déjà bien odieux dès le commencement, mais à chaque pas ils descendent plus avant dans la perversité, comme dans les cercles d'un enfer.

Ne nous hâtons pas cependant de leur jeter la pierre. Toutes les fois que nous avons préféré la chair à l'esprit, la grossière satisfaction de quelque convoitise à l'évidente et sainte volonté de Dieu, ne nous sommes-nous pas en quelque manière prononcés pour Barabbas et contre Jésus ?

Quatrième épisode : La flagellation. « Voici l'homme. »

« Alors Pilate prit Jésus et le fit battre de verges. Et les soldats, ayant tressé une couronne d'épines, la lui mirent sur la tête, et ils le revêtirent d'un manteau de pourpre. Puis, s'approchant, ils lui disaient : Salut, roi des Juifs ! et ils lui donnaient des soufflets. 
Pilate sortit encore une fois et leur dit : Le voici, je vous l'amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve aucun crime en lui. Jésus sortit donc, portant la couronne d'épines et le manteau de pourpre. Pilate leur dit : Voici l'homme ! » (Jean XIX, 1-6.)

Pilate cède. En fait, il condamne Jésus, puisqu'il commence à faire procéder à son exécution. La flagellation, supplice barbare dont je vous épargne les détails, était le prélude ordinaire de celui de la croix. Pourtant Pilate n'a pas perdu tout espoir de sauver la vie de Jésus. Il se flatte encore de n'essuyer qu'une demi-défaite et de n'aller pas au-delà d'une demi-infamie. Il prévoit que les coups de verge et les atrocités que les soldats romains ne manqueront pas d'y ajouter de gaieté de coeur, (son attente ne fut pas trompée) mettront l'accusé dans un état pitoyable, et il compte s'en servir pour exciter la commisération des Juifs. Ce programme s'exécute. Je n'insiste pas sur l'affreuse scène du prétoire, si ce n'est pour vous donner en spectacle l'admirable et divine patience de Jésus.

Tout en le déguisant en monarque, on le traite comme le plus vil des esclaves et des criminels ; on le raille, on le bat, on le soufflette ; on lui met sur le front une couronne d'épines. Le sang coule sur ses joues livides, mais il ne prononce pas une parole de protestation ni de plainte il se tait et regarde le ciel. Bossuet a osé dire « Cette face qui ravit en admiration le ciel et la terre, il la présente droite et élevée aux crachats de cette canaille ! »

Pilate juge le moment propice pour tenter le dernier effort qu'il a préparé. En vérité, le livre des Proverbes a raison de dire que les compassions des méchants sont cruelles ! Il présente à la foule Jésus, affublé du prétendu manteau de pourpre et portant la couronne d'épines ; et après l'avoir une fois de plus déclaré innocent, il dit : « Voici l'homme ! » Une seconde fois, il a trouvé un mot historique et digne de la situation. Voici l'homme en effet, l'homme tel que Dieu l'a pensé et l'a voulu dans toute sa grandeur et dans sa vraie royauté ; obéissant et aimant jusqu'à l'extrême souffrance et jusqu'à la mort.

Les Juifs (les principaux et les prêtres surtout, c'est eux qui insufflent au peuple leur méchanceté) n'ont point d'yeux ni de coeur pour comprendre la sublimité de ce spectacle. Quant à la vue du sang, loin de les apaiser, elle les excite : c'est ce qui arrivait tous les jours au Colisée à Rome ; c'est ce qui arrive aujourd'hui dans les arènes de Nîmes. Jusque-là, ils s'étaient contentés de demander la mort de leur victime, sans rien spécifier quant à son supplice ; maintenant ils disent : « Qu'il soit crucifié ! » Le supplice de la croix est le plus atroce et le plus ignominieux que l'on connaisse ; c'est donc le seul qui puisse assouvir leur haine.

Saint et charitable Sauveur ! c'est pour eux cependant que tu souffrais et que tu mourais, en même temps que pour nous !

Cinquième et dernier épisode : Le Fils de Dieu. Point d'autre royauté que celle de César.

« Mais, quand les principaux sacrificateurs et leurs agents le virent, ils s'écrièrent : Crucifie-le ! Crucifie-le !
Pilate leur dit : Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez ; car pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. Les Juifs lui répondirent : Nous avons une loi, et selon cette loi, il doit mourir, parce qu'il s'est fait le Fils de Dieu. Quand Pilate eut entendu cette parole, il eut encore plus de crainte.
Il rentra de nouveau dans le prétoire et dit à Jésus : D'où es-tu ? Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. Pilate lui dit : Tu ne me dis rien ? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te délivrer et le pouvoir de te crucifier ? Jésus répondit ; Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en haut ; c'est pourquoi celui qui m'a livré à toi est coupable d'un plus grand péché. Depuis ce moment, Pilate cherchait à le délivrer ; mais les Juifs criaient : Si tu délivres cet homme, tu n'es pas un ami de César ; car quiconque se fait roi se déclare contre César. Pilate, ayant entendu ces paroles, mena Jésus dehors et s'assit sur le Tribunal, au lieu appelé le Pavé, en hébreu Gabbatha. Or c'était le jour de la préparation de la Pâque, environ la sixième heure. Et Pilate dit aux Juifs : Voilà votre roi ! Ceux-ci se mirent à crier : Ôte-le ! ôte-le ! crucifie-le ! Pilate leur dit ; Crucifierai-je votre roi ? Les principaux sacrificateurs répondirent : Nous n'avons pas d'autre toi que César.
Alors il le leur livra pour être crucifié. » (Jean XIX, 7-16.)

Qui le croirait ? Pilate résiste encore. Assailli par les clameurs meurtrières des Juifs, il se débat comme un faible oiseau entre les serres d'un vautour. Étranger à leurs questions, il lui en coûte beaucoup de leur livrer cet innocent, ce juste, qui lui inspire, malgré lui, une sympathie mêlée de crainte. Oui, de crainte. Un mot parti de la foule et qui avait pour but de triompher des dernières hésitations du gouverneur, les redouble au contraire : « Nous avons une loi, et selon cette loi, il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu ! » Fils de Dieu ! Si ce personnage extraordinaire, tel que Pilate n'en a jamais vu de pareil, et qui conserve, dans l'excès de son malheur et de sa détresse, une dignité impossible à méconnaître, était le fils d'un dieu quelconque ? Si Pilate, en le condamnant, allait s'exposer à quelque vengeance d'ordre surnaturel ? Les sceptiques et les athées sont très souvent superstitieux, et Pilate ne fait pas exception.

Une seconde fois donc, il tire à part l'accusé et lui dit, - à voix basse, j'imagine - : « D'où es-tu ? » Jésus ne répond rien ; il lui répugne d'exploiter à son profit la frayeur de son juge. Il ne peut pas lui dire : « Je ne suis pas Fils de Dieu », car il l'est ; il ne veut pas lui dire : « Je suis Fils de Dieu », car il serait infailliblement mal compris. Pilate est étonné et blessé de ce silence ; il se drape dans sa dignité de gouverneur, dont il vient de faire si bon marché vis-à-vis des Juifs : « Ne sais-tu pas, dit-il, que j'ai le pouvoir de te crucifier et le pouvoir de te relâcher ? » La réponse de Jésus est pleine de bonté et l'on peut dire d'indulgence. Elle signifie : « Ce n'est pas volontairement, je le sais, que tu remplis à mon égard, les fonctions de juge ; les circonstances, la Providence de Dieu elle-même, t'ont imposé cette épreuve redoutable. J'ai pitié de ta faiblesse. Bien plus coupables que toi sont les Juifs qui, sans mandat divin ni humain quelconque, se sont constitués mes accusateurs et sont les vrais auteurs de ma mort. »

Pilate, touché, renouvelle ses protestations en faveur de Jésus et ses inutiles tentatives pour apaiser ses adversaires. Ceux-ci, plus avisés cette fois, se placent de nouveau sur le terrain politique : « Si tu laisses vivre cet homme, tu n'es pas un ami de César, car quiconque se fait roi est ennemi de César. » - « Crucifierai-je votre roi ? » - « Nous n'avons pas d'autre roi que César. » Ici les Juifs atteignent vraiment le dernier fond de la bassesse. En réalité, ils haïssent et maudissent la domination romaine ; ils vont faire périr Jésus, précisément parce qu'il a refusé de se faire l'instrument et le complice de leurs passions révolutionnaires ; mais, à ce moment, pour assouvir leur vengeance, ils se font plus Romains que le gouverneur romain et plus impérialistes que l'empereur. Reniant même le principe de la théocratie et tout le passé glorieux de leur nation, ils déclarent n'avoir pas d'autre roi que César.

Cette fois Pilate est tout-à-fait vaincu. S'il hésite encore, il passera pour être moins fidèle et moins dévoué à César que les Juifs eux-mêmes. Une crainte plus positive, plus tangible que celle qui l'émouvait tout-à-l'heure, emporte ses derniers scrupules ; il livre aux Juifs Jésus de Nazareth pour être crucifié.

Ma conclusion sera brève. Dans ce choix et dans cette lutte entre le bien et le mal, qui constituent le fond seul absolument sérieux et seul éternellement important de toute vie humaine, trois attitudes sont possibles, correspondant à celles des Juifs, de Pilate et de Jésus.

Plusieurs, hélas ! comme les Juifs, sont ennemis du bien et de la vérité, étant dominés par une passion mauvaise et méchante, - convoitise charnelle, égoïsme, amour de l'argent, envie, ambition, orgueil, qui, à mesure qu'ils s'y livrent davantage, obscurcit et fausse leur conscience, étouffe tous leurs beaux sentiments. S'ils ne s'arrêtent pas dans cette voie, il n'y a pas d'extrémité odieuse ni d'action coupable à laquelle ils ne puissent être entraînés. Et ces hommes ne sont pas toujours des incrédules et des athées ; ce peuvent être, comme les Juifs, des dévots, des sectaires au coeur étroit et au zèle amer.

O Dieu, aie pitié de nous ! ne nous expose pas à la tentation, délivre-nous du mal, préserve-nous surtout de jamais haïr en ton nom !

D'autres, comme Pilate, ont un certain discernement de ce qui est juste, une certaine répugnance pour le mal, ou du moins pour certaines formes et certains degrés du mal ; mais, comme lui, ils manquent de convictions fermes ; il n'y a pas pour eux de vérité au sens élevé du mot, c'est-à-dire pas de lumière céleste, pas de guide sûr, pas de force divine qui soutienne leur faiblesse. Leur intérêt personnel est, au fond, le motif principal de leur conduite ; ils feront le bien, pourvu que le bien n'exige pas de sacrifices ; ils éviteront le mal, pourvu qu'ils n'y soient pas poussés par une trop forte pression des hommes ou des circonstances. Ceux-ci deviendront, le cas échéant, les jouets et les complices des premiers ; ils seront entraînés à des actions à peine moins condamnables. Il n'y a pas d'iniquité dont nous ne soyons capables, s'il y a quelque chose qui nous soit plus cher que notre devoir et la volonté de Dieu. Pilate a beau se laver les mains ; la postérité n'a pas ratifié cette justification illusoire et mensongère. Elle partage, inégalement il est vrai, entre les Juifs et lui, la responsabilité du meurtre légal du Christ.

Enfin, il y a Jésus. Jésus, dont chaque acte, chaque parole, chaque silence signifie : obéissance à Dieu et amour pour les hommes ; Jésus, qui oppose la vérité au mensonge, l'amour à la haine, le pardon à l'injure et à l'injustice, la sainteté et la charité parfaites au plus horrible déchaînement de méchanceté dont la terre ait jamais été témoin.

Au moment de son procès, Jésus est seul, absolument seul à prendre et à garder cette attitude, et nous savons tous qu'il n'a jamais été égalé. Mais il a été suivi pourtant, d'abord par ses apôtres, une fois qu'ils ont été réveillés de l'espèce de stupeur où les avait plongés la Passion de leur Maître, puis par une multitude de disciples, de confesseurs et de martyrs. Ceux qui marchent sur les traces de Jésus peuvent être appelés, comme lui, à endurer l'oppression et la persécution ; il est même inévitable, s'ils sont fidèles, qu'ils aient quelque chose à souffrir pour lui. Mais Dieu est avec eux et en eux ; quoi qu'il en soit du présent, l'avenir leur reste : l'avenir céleste, car après la mort viendra la résurrection ; l'avenir terrestre même, car la vérité et la justice ne peuvent manquer de triompher à la fin, et les souffrances endurées pour elles ne peuvent être perdues. La postérité, qui flétrit les Juifs et Pilate, exalte et adore Jésus-Christ.

Mais c'est peu de l'exalter, ce n'est même pas assez de l'adorer, il faut l'imiter ; il faut que chacun de nous devienne son serviteur et son collaborateur dans le travail et dans le combat journalier pour Dieu et pour les hommes.
Que tel soit le fruit de notre semaine sainte! Amen.

Nîmes, Grand-Temple, Jeudi-Saint 20 mars 1913.

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