Le premier jour, au cours, je pris place au
hasard sur un banc et j'attendis.
Les élèves ne
tardèrent pas à arriver. Dès
leur entrée, je fus entouré et
questionné avec discrétion. Le
contact ne fut pas long à s'établir.
Je m'étais attendu à ne recevoir
qu'un accueil circonspect ; mais mes premiers
pas dans cette maison hospitalière me furent
facilités au delà de toute attente.
Les professeurs me témoignèrent
dès le début une affectueuse
confiance ; je n'eus aucune difficulté
à m'adapter à ce milieu. Avec quel
tact et quelle délicatesse
n'étions-nous pas traités ! Le
sanctuaire de notre âme et le
caractère de notre personnalité y
étaient respectés.
L'enseignement professoral avait comme
but non seulement d'étendre nos
connaissances, mais d'élever nos
pensées et de nous conduire vers Dieu. Les
professeurs nous faisaient participer à leur
vie comme à leurs expériences
spirituelles, spontanément et avec
amour.
Belle et joyeuse étape, qui
subsistera, telle une traînée lumineuse,
à travers tous les chocs et tous les soucis
de la vie. Ce que j'appris à
connaître, ce fut la liberté
intérieure.
J'avais vainement cherché cette
liberté autour de moi. En tous lieux, je
m'étais senti emprisonné. Partout,
j'avais retrouvé dans la vie le mur du
séminaire qui m'avait empêché
de distinguer la plaine fertile et l'horizon
lumineux ; la guerre, la lutte des classes, le
vice, les foules trompées ; je n'avais
quitté les chaînes du séminaire
que pour en prendre d'autres dans la vie
civile.
Mais maintenant, mes pensées
pouvaient s'épanouir dans une
atmosphère de liberté
intérieure. Certes, prisonnier d'une foi,
j'étais captif du Christ, mais je chantais
dans ma prison. Plus de directeur de conscience,
plus d'autorité extérieure ; la
voix intérieure seule réglait ma
conduite, relevait mes torts, absolvait mes
fautes.
Libre, j'étais enfin libre !
Non pas de cette « liberté sans
frein et sans morale », de cette
liberté licencieuse vis-à-vis des
autres, « qui conduit à tous les
crimes et qui les justifie tous
(1) »,
mais de cette liberté respectueuse de celles
d'autrui lorsqu'elles sont fondées sur la
conscience individuelle ; de cette
liberté souveraine, attachante, qui
n'entravait plus ma rencontre avec Dieu et qui
faisait dire du protestantisme à Karl
Marx : « Il délivre le corps
des chaînes, parce qu'il a mis le coeur dans
les chaînes. »
Je m'élevais au-dessus de cette
terre pour communier avec mon Dieu. Plus
d'intermédiaire, plus d'arrêt dans mon
élan. L'énergie créatrice
reconstituait mon être intérieur, la
liberté guidait mes pas vers Lui à
toute heure et à tout moment.
Lentement s'élabora en moi un
travail d'édification spirituelle. Lorsque
je m'égarais dans les raisonnements des
théologiens, j'en revenais au
fondement : Jésus-Christ ; Lui,
était toujours le même. Je n'avais pas
peur de regarder en face tous les problèmes
qui se posaient à ma conscience et à
ma pensée ; j'étais souvent
troublé, mais jamais
ébranlé ; je m'apercevais alors
que les multiples détours de la
théologie, loin de diminuer ma foi, ne
pouvaient que l'augmenter.
Expériences fécondes,
où, dans le rapprochement de la raison et de
la foi, cette dernière n'a rien à
perdre, mais tout à gagner.
Je n'apercevais bien souvent la
vérité que comme un paysage
éclairé dans le lointain par les
rayons du soleil, et j'étais moi-même
dans l'obscurité. Puis les rayons glissaient
lentement sur les autres paysages alentour pour en
arriver à m'inonder de leur lumière
et de leur chaleur.
Les cours se terminaient toujours trop
rapidement à mon gré ; j'avais
hâte d'être au lendemain pour en
connaître la suite. Je passais des heures
d'études sans ressentir aucune
fatigue ; j'étais tout à la joie
d'apprendre. Heures inoubliables, pendant
lesquelles j'acquis surtout une confiance plus
grande dans la vie. Je saisis
mieux les véritables valeurs religieuses et
je m'attachai davantage aux lis qui croissaient
dans les champs qu'à toute la gloire de
Salomon. Les beaux vêtements sacerdotaux et
tout le ritualisme auxquels j'avais donné
tant d'importance dans mon enfance ne
m'apparaissaient plus que comme des guenilles, et
je cherchais à revêtir la robe blanche
de fin lin, le vêtement intérieur de
la pureté, de la droiture et de la
foi.
Je finis par découvrir cette
filialité qui faisait de moi un enfant de
Dieu. Non, je n'étais plus l'esclave d'un
ritualisme poétique ; l'enfant de
choeur était mort en moi ; l'empreinte
catholique laissée dans la cire molle de ma
jeunesse avait disparu au contact du feu
libérateur, et je retrouvais le Père
que j'avais perdu dans la foule des saints qui
m'avaient caché sa vue. Jamais je n'avais
connu un tel Père. Le Dieu que j'avais
adoré enfant était un Dieu
théâtral, à longue barbe et en
robe harmonieusement plissée, créant
du doigt les astres dans l'espace ; un Dieu
siégeant avec couronne et sceptre ; un
Dieu justicier et vengeur ; un Dieu qui punit
de l'enfer. Certes, ce même Dieu
récompensait du Ciel, mais rares
étaient ceux qui ne devaient pas auparavant
passer par le purgatoire, et, pour obtenir quelque
chose de Lui, mieux valait le demander à la
Vierge : elle apaisait son courroux.
Le Dieu que je connaissais maintenant,
c'était un père et je m'approchais de
Lui sans crainte. Je sentais sa présence
aussi bien dans la semaine aux cours que le
dimanche au culte ; c'était un
père aimant et juste,
scrutant l'horizon dans l'attente des fils. Il
m'avait attendu bien longtemps et j'avais
retrouvé le logis paternel. Le sûr
instinct qu'il avait placé dans mon coeur
m'avait guidé. En reconnaissant un
frère, j'avais retrouvé le chemin, et
maintenant, j'étais dans la maison. Oui,
c'était bien la maison, cette grande famille
protestante si accueillante.
Est-ce que ses moeurs et ses coutumes,
sa liturgie sobre, sa simplicité native ne
correspondaient pas à mes plus chères
préoccupations ? Je retrouvais le
foyer, où la famille pouvait vivre heureuse,
non pas d'un bonheur égoïste, mais
rayonnant. Si je voulais consacrer ma vie au
service de Dieu et de l'humanité, ce
n'était pas pour être sauvé,
mais parce que j'étais sauvé, parce
que j'étais de la maison. Ma famille :
c'étaient mes professeurs sincères,
justes et affectueux ; c'étaient les
étudiants animés d'un esprit de bonne
entente et de franche camaraderie ;
c'étaient les fidèles des
différents cultes que je fréquentais,
car ils croyaient tous au même Père
miséricordieux. Une communauté de
pensées, de prières et d'actions nous
unissait malgré les petites divergences de
vues, comme des frères et comme des soeurs
de la même famille peuvent s'aimer
malgré leurs différences de
tempérament, de conceptions et de
goûts.
Ah ! la maison dans laquelle
notre
enfance passa joyeuse et que nous revoyons en
pensée dans la vie après l'avoir
quittée depuis longtemps, comme elle
possède un charme singulier. Qu'elle soit
belle ou laide, c'est
« La Maison » ; elle
survit à toutes les démolitions et
son souvenir demeure dans le coeur. Or, il me
semblait avoir retrouvé ma maison. Je
sentais de telles affinités avec mes
nouveaux coreligionnaires qu'il me semblait
être de retour au foyer, et ma joie
était grande.
Il faisait si bon de vivre en famille,
de se rencontrer pour parler de la grande famille
humaine, de l'amour incompris du Père.
Parfois, un professeur nous invitait chez lui et
nous donnait une occasion de plus pour resserrer
les liens qui nous unissaient.
Nous appelions ces rencontres des
« séminaires ».
Ah ! nous ne nous trouvions pas dans un milieu
où l'être captif aspiré
à la liberté et recherche la
lumière, un séminaire avec sa
règle, sa déprimante monotonie et sa
mortelle emprise ; mais, réunis dans un
cabinet de travail, tous les visages pensifs et
tendus vers un but précis que nous
distinguions, nous vivions une
réalité autrement plus vraie, plus
grande et plus belle.
Nous sentions que nos jeunes âmes
se comprenaient et s'étreignaient pour mieux
saisir l'amour qui venait du Père. Nous
discutions avec un souci constant de la
vérité qui m'allait droit au coeur,
et en nous communiquant nos expériences nous
apprenions à nous connaître.
Il fallait avoir passé par le
séminaire catholique pour discerner toute la
beauté des rencontres bienfaisantes de ces
séminaires protestants.
Novembre 1918 traversa le ciel sombre. Ce fut
l'éclair de la paix. Je sortais d'un cours,
quand retentirent de toutes parts les cris des
vendeurs de journaux annonçant la signature
de l'armistice. Mon coeur tressaillit : enfin
c'était la paix ! De grosses larmes
m'empêchaient de distinguer les foules
qu'enivrait cette proclamation. Les rues se
pavoisaient et les gens ne pouvaient plus rester
chez eux. Dans ce moment de joie, ce fut tout
d'abord vers Dieu que monta ma prière
reconnaissante. J'entendais à peine le bruit
confus des gens en fête, je ne distinguais
plus personne. C'était comme un beau
rêve de l'Évangile
réalisé. Le Prince de la Paix pouvait
parler maintenant librement ; sa voix
n'était plus couverte par le bruit du
canon.
Une peur soudaine m'envahit, de
n'être pas un porte-parole fidèle du
Christ dans mon ministère futur. J'eus
conscience de l'énormité du mal et de
ma faiblesse. Saurais-je présenter au monde
le prophète de l'amour ? Je me mis
à douter de moi.
Ne pouvant me résigner à
rentrer chez moi, je gagnai le
soir les hauteurs du parc de l'Ariana.
Genève et son lac bleu semblaient paisibles
de ce point de vue. La chaîne des Alpes aux
dentelures bleutées donnait au paysage un
caractère d'incomparable grandeur. Une seule
voile blanche glissait sur l'eau.
J'avais douté tout à
l'heure en parcourant les rues de la cité,
mais maintenant une force venait d'en haut me
pénétrer tout entier. À mes
pieds, Genève reposait dans le soir calme.
Dans ma pensée, je revis le
réformateur revêtu de la robe noire.
De frêle constitution, il avait entrepris et
mené à bon terme une lutte
héroïque et décisive, mettant en
Dieu seul sa confiance.
Confiance !
Confiance !
Une voix intérieure venait de
répondre à mon anxiété,
et je découvris alors la puissance de Dieu
qui se fait sentir dans la faiblesse de l'homme.
Confiant dans l'Évangile qui m'avait
éclairé et guidé
jusqu'à ce jour, je m'apaisais.
Lorsque le terme de mes études
fut arrivé, les liens qui s'étaient
formés entre condisciples semblèrent
se resserrer davantage. Une intuition des
difficultés futures et peut-être aussi
de la rareté de telles amitiés nous
fit rechercher plus souvent ces heures où
les âmes s'épanchent.
Nous voulions retenir les minutes trop
rapides dans les dernières soirées
passées au Foyer des étudiants la
main dans la main, nous chantions bien souvent
- Comme volent les années,
- Nous voici déjà bientôt des vieux,
- Et le soir de nos journées
- Déjà parait dans les cieux.
- Le passé sans nulle trace,
- Déjà pâlit et s'efface ;
- Regardons vers l'avenir.
- Quand en ce monde tout se glace
- Le coeur encor peut rajeunir.
Chant de tristesse, car ce passé avait
été pour moi un grand bonheur. Il est
dur de quitter ce que l'on a aimé,
même si d'autres amours nous appellent. Avec
quel regret j'allais au-devant du dernier jour qui
devait nous réunir !
Convoqués dans le grand auditoire
de la Faculté pour la dernière fois,
nous devions y passer des moments qui demeureront
toujours gravés dans mon coeur.
En attendant les professeurs, je
parcourus encore du regard cette vaste salle
ensoleillée, les portraits
poussiéreux et surannés de
professeurs d'un autre âge, les tables
incrustées d'inscriptions latines, grecques
ou hébraïques. Au bas des gradins,
devant la chaire, on avait disposé une table
recouverte d'une nappe et surmontée d'une
coupe et d'un plateau d'argent. Un culte de Sainte
Cène avait été prévu
pour cette séparation... Une autre
séparation me revint en mémoire.
J'avais assisté jadis au départ des
missionnaires pour l'Afrique, avec un grand
séminariste qui faisait son noviciat aux
Pères du Saint-Esprit, et
je revis le Supérieur évêque
monter en chaire, je revis les
élèves, anxieux, attendant les ordres
qui devaient désigner à chacun son
poste. Je me rappelais quelle sensation de froid me
saisit lorsqu'il désigna les lieux de
résidence ; tous ces nouveaux
prêtres semblaient obéir sans mot
dire. Ce souvenir me fit sentir le contraste entre
ces deux départs. Certes, j'entendais aussi
un ordre ; mais il était si doux, si
prenant, qu'il ne pouvait pas être
comparé à celui de
l'évêque ; c'était le
Maître seul qui parlait, et de mon coeur
s'élevait une douce invitation à le
mettre au service de Dieu et de mes
frères.
Les professeurs entrèrent. Le
Doyen prit place dans la chaire.
Maintenant, partagé entre deux
désirs, j'aurais voulu retenir l'heure qui
s'écoulait, la faire durer longtemps, bien
longtemps, et cependant j'avais hâte de
partir. Jadis, j'avais fui la maison
inhospitalière, où mon âme
s'était appauvrie ; aujourd'hui,
j'aurais aimé que la Faculté me
retînt plus longuement, parce qu'elle
m'apparaissait comme une mère spirituelle.
Que de fois d'intenses émotions me
transportèrent lorsque, du haut de cette
chaire, je reçus le breuvage de vie.
Toute une vie ignorée
s'était élaborée en moi, et
ces richesses me dominaient de leur splendeur.
Elles débordaient le cadre étroit de
ma personne ; aussi, avais-je hâte de
les publier, d'annoncer au monde la bonne
nouvelle ; et voilà pourquoi, tout en
regrettant ce départ, je
le sentais nécessaire, et même
j'étais poussé à le
hâter pour annoncer
l'Évangile.
Le professeur méditait maintenant
une parole biblique : « Dieu,
dit-il, est en droit d'attendre beaucoup de vous,
après vous avoir comblé de tant de
bienfaits. Tout ce que vous possédez vous
devez le faire fructifier. »
Oui, je possédais tout
désormais. Non certes toutes les
connaissances intellectuelles, mais je
possédais ce capital spirituel lentement
édifié au cours de ma vie et surtout
pendant ces dernières années, me
permettant d'affirmer le salut des âmes par
la foi en Jésus-Christ. Je possédais
tout, puisqu'une certitude absolue demeurait au
fond de mon coeur et me donnait une confiance sans
bornes dans ma destinée et dans celle de
l'humanité. J'avais bien conscience d'une
grande faiblesse qui m'empêchait de mettre en
valeur tout l'amour de Dieu pour les hommes, mais
j'avais aussi l'espoir que sa force y
suppléerait.
Partir. Oui, je voulais partir à
la conquête des âmes, je rêvais
de renaissances et de renouvellements de vies par
Jésus-Christ ; je trouvais sur mes
lèvres les accents qui devaient provoquer
ces renouveaux. Je rêvais de
résurrection morale. Ressusciter la fille
tombée ; ressusciter le père
alcoolique ou débauché ;
ressusciter les consciences endormies, les coeurs
refroidis ; ressusciter, rendre la vie. Y
a-t-il oeuvre plus belle ; n'est-ce pas
coopérer avec le souverain Maître de
l'univers et des consciences humaines ?
Le moment de la communion était
venu. Le plateau aux petits carrés de pain
et la coupe de vin circulaient entre professeurs et
élèves. Moment
inoubliable !
Je découvris le monde nouveau
vers lequel le Christ voulait
m'entraîner : celui de la paix et de
l'amour ; je regardais cette paix
intérieure pénétrer en moi, et
lorsque je pris le pain, ces paroles :
« ceci est mon corps »
s'imposèrent à ma pensée. Oui
l'esprit du Christ allait s'associer au mien.
Merveilleux symbole, riche de toutes les richesses
de la terre et des cieux, symbole qui venait de
prendre à mes yeux sa signification profonde
et vraie. La vie venait de s'emparer de mon
être, elle renversait la pierre tombale pour
y laisser pénétrer un flot de
lumière. Une sève nouvelle circulait
en mon âme. Je sentais monter cette
sève, elle affluait ; je n'étais
plus seul, mais un autre compagnon cheminait
maintenant avec moi dans la vie. Ce n'était
plus un compagnon irréel ; sa
présence était bien plus
réelle que jadis lorsque je fis ma
première communion. Ce n'était plus
seulement le Christ attaché au bois,
incapable de se mouvoir, mais c'était un
Christ vivant, historique et glorieux, qui
s'était libéré des
chaînes auxquelles les hommes l'avaient
lié.
Il m'apparaissait proclamant
l'immortalité et la vie.. « Ceci
est mon corps », il le
répétait à ceux qui doutaient
de sa présence. « Ceci est mon
corps », il infusait sa vie en moi, et je
voyais toutes les vies relevées par le Christ à
travers
ses serviteurs, je concevais toute la splendeur du
symbole ; le Christ de l'histoire ressuscitait
plus vivant que jamais ; vivant, non pas avec
son burnous oriental et sa robe exigée par
la loi juive, mais avec ses qualités
transmissibles d'homme à homme ; vivant
par la présence de l'Esprit qui anime son
Évangile ; vivant et présent par
l'élévation de sa pensée et de
son caractère, par l'absoluité de sa
justice et de son amour ; capable de susciter
la race des fils de Dieu.
Que de splendeurs j'entrevoyais, quel
harmonieux concert venait éclater dans mon
âme. J'entendais chanter cette âme
après l'avoir entendue pleurer. Elle
fêtait la venue de son Sauveur et de son
Maître, une venue plus réelle que
celle opérée par l'hostie, laquelle
ne laisse plus rien lorsqu'elle se
désagrège, puisque la présence
du Christ est liée à la
réalité substantielle du pain. Plus
de pain, plus de présence réelle.
Pauvre désenchantement qui pousse les
frères catholiques à communier sans
cesse, et à voir sans cesse le Christ leur
échapper !
Non, le Christ n'était plus pour
moi une bouchée de pain ; il vivait, il
luttait, il relevait, il aimait chaque jour et
à chaque heure. Il m'apparaissait comme la
puissance des puissances, entrée dans le
monde pour devenir sa pulsation et non sa
relique.
Une prière ardente et
passionnée montait maintenant de mon coeur.
Je communiais avec le Christ de l'histoire aussi
présent aujourd'hui qu'il y a vingt siècles, et je
pénétrais enfin dans le sanctuaire
sans autel ni veilleuse où l'esprit n'est
pas captif mais libre, où la vie n'est pas
localisée mais illimitée.
Enfant, j'avais pleuré en
recevant l'hostie, mais maintenant mon bonheur
était trop riche. Il me remplissait
d'harmonies surhumaines. Wagner raconte que, dans
son château de Lucerne, il entendit un jour
de sa fenêtre le son des cloches d'une
église lointaine mêlé aux
clochettes des vaches qui paissaient dans une
prairie et qu'il en conçut une sonate.
J'entendis de même à cette heure le
son lointain des Pâques futures et la
clochette toute proche qui annonçait la
présence de Dieu ; mais je vis surtout
ce grand compositeur, Jésus-Christ,
enchantant ma vie par sa présence absolue et
souveraine, et je me confiai en lui, me consacrant
à son service sans
arrière-pensée.
Lorsque nous nous quittâmes,
après la prière, je me sentais un
autre homme ; mon âme était plus
sereine et ma joie plus parfaite ! Je pouvais
partir.
Les années ont suivi leur cours, et rien
n'est venu ternir ma grande confiance dans l'Eglise
à laquelle j'appartiens. J'oublie parfois
les rigueurs du passé.
Mes souvenirs s'estompent et même
s'effacent, car j'avance tranquille sur le droit
chemin. Dieu est ma force et mon appui ;
l'Évangile est ma paix. J'ai trouvé
dans le ministère pastoral tout ce que j'en
avais attendu ; il ne m'a pas trompé un
seul instant avec ses difficultés et ses
joies. Je revois mon arrivée, sous le ciel
gris de Belgique, dans la province du Hainaut
où l'industrie étend sa
puissance ; cette toute petite salle
d'évangélisation dans laquelle je
parlai la première fois pour annoncer
l'Évangile, et tous ces regards avides qui
me fixèrent lorsque je pris la
parole.
Toute la journée j'avais parcouru
les rues avec un collègue. Nous nous
étions rendus au chevet des malades, dans la
maison de l'ouvrier qui partait pour son travail au
fond de la mine. N'avait-il pas besoin de courage
et de franche sympathie ?
Nous avions entendu bien des confessions
tristes, bien des pleurs nous
avaient émus ; bien des plaies morales,
que nous croyions cicatrisées depuis la fin
des hostilités, nous étaient apparues
encore fraîches. On entendait au dehors la
plainte du vent monotone et égale qui nous
poursuivait.
Comme, je fus heureux de proclamer ce
soir-là le divin message. Je
réalisais enfin ce que j'avais tant
désiré.
Le local était une ancienne
chambre transformée quelques bancs et une
petite table avaient suffi pour en faire un lieu de
culte, un de ces foyers de sympathie
chrétienne où il fait bon se
réunir pour chanter et prier.
De simples ménagères
avaient quitté un moment leurs occupations
journalières ; des ouvriers, entre deux
journées de travail, avaient senti le besoin
de venir chercher des forces dans la communion
fraternelle.
Certes, je ne pensais pas qu'au sortir
de cette salle tous ces hommes et ces femmes
allaient être débarrassés de
tous les soucis de la vie, que leur existence
allait s'écouler sans heurt et sans nuage,
qu'ils allaient vivre tranquilles, comme une barque
vogue sur un lac bien calme ; mais je savais
que, dans la communion d'âme à
âme avec le Christ, tout allait devenir plus
supportable et plus facile. Aussi je parlais de
cette communion avec enthousiasme, mêlant mes
expériences passées aux
expériences actuelles, saluant
Jésus-Christ comme le Libérateur des
consciences et le Sauveur du monde. Dans les rudes figures
de ces mineurs,
sillonnées de rides, leurs yeux parlaient et
ils parlaient d'héroïsme obscur. On
pouvait y lire la lutte et les misères de
l'existence. La dure école du travail avait
rompu les membres, penché les corps, mais
l'Évangile avait soutenu les
énergies, enrichi les espérances,
maintenu la foi. Comment n'aurait-il pas
parlé à leur coeur, cet
Évangile ? Avaient-ils vécu tout
ce que. la vie promettait, ces hommes qui,
entrés à 9 ou 10 ans dans la mine, en
étaient sortis pour végéter et
bientôt mourir ! Non, ce n'était
pas une vie qu'ils avaient menée. Ils
avaient besoin d'en acquérir une autre et
même de la sentir dès à
présent palpiter en eux. L'Évangile,
vieux de vingt siècles, opérait
là des renaissances, comme l'amour
chanté par chaque génération.
Il revivait plus puissant et plus fort, plus jeune
et plus beau dans l'âme de ces
humbles.
Lorsque je quittai cette salle, ce
soir-là, après avoir donné une
poignée de main à chacun sur le seuil
de la porte, je ressentis le bonheur d'être
disciple du Christ.
Le lendemain, je fus convié
à gravir un terril. Les hauts-fourneaux, les
châssis à molettes d'ascenseurs des
puits de charbonnages et les multiples
cheminées émergeaient d'un peu
partout. J'avais l'impression de revivre une page
de Zola. D'épaisses fumées passaient
dans le ciel terne où des flammes
s'élevaient.
C'était désormais dans ce
milieu que je devais vivre. Je pensais à ces
milliers d'êtres humains qui peinaient,
souffraient, luttaient, là, devant moi. Les uns
privés de
lumière et d'air pur, accroupis contre des
parois de charbon, extrayant péniblement les
blocs, pendant de nombreuses heures. Les autres
occupés dans les fonderies ou les laminoirs,
menacés constamment par le danger. Dans les
verreries, je voyais des hommes forts, couverts de
sueur, exténués de travail en face de
la gueule béante du four
incandescent.
Tout le bruit qui s'élevait de
cette agglomération en travail me
révélait la résistance
énergique de ces hommes, ployés sous
leur dur labeur pour gagner le pain quotidien. Il
était beau dans sa laideur, ce coin de terre
assujetti aux puissances industrielles. Sa
beauté avait pour parure : le
travail.
La vue de ce champ immense d'âmes
me fit mesurer ma faiblesse ; mais
j'étais prêt plus que jamais à
proclamer avec conviction le message de
l'Évangile. Ils avaient, plus que bien
d'autres, besoin de libération et de
nouvelle vie ces travailleurs accablés sous
leurs fardeaux. Le catholicisme, avec ses
prescriptions légales et ses tendances
superstitieuses, me parut incapable de créer
l'atmosphère de
sérénité et de confiance
nécessaire à ces hommes. Il
était un joug de plus. Seul
l'Évangile me sembla capable
d'épanouir et d'embellir ces vies.
En prenant contact avec les
Églises de la région, je fus le
témoin de ces épanouissements dus
à l'Évangile. Parmi ces ouvriers
rudes, mais bons, je découvris de belles
âmes, et leur amitié me fit oublier la
grisaille des journées déprimantes.
Après plus de trois ans de
ministère, je puis affirmer que je crois
dans la force de l'enseignement du Christ, parce
que j'ai vu de près les miracles moraux
qu'il peut accomplir dans des coeurs et des
familles. J'ai vu que le catholicisme était
loin de satisfaire les âmes et que, de plus
en plus, ses dogmes désuets poussaient les
plus éclairés des fidèles
à se libérer du joug de Rome. J'ai vu
les superstitions grossières
engendrées par le catholicisme. J'ai vu le
crucifix de cuivre en évidence sur les
cheminées et présent dans les maisons
catholiques, même dans celles où
règnent les divisions, les querelles. J'ai
vu rechercher les cérémonies
religieuses par ceux qui n'avaient aucune
conviction.
N'est-ce pas la religion qui convient
à beaucoup d'hommes encore enfants, et qui
leur conviendra hélas ! encore
longtemps. Le prêtre, directeur de
conscience, autorité visible de Dieu,
voilà la force du catholicisme ; aussi,
après avoir constaté à la fois
sa force et sa faiblesse, je compris que le
progrès de l'humanité n'était
guère possible tant que Rome dominerait. Je
me suis aperçu que son autorité se
maintient grâce à l'ignorance ou
à l'indifférence des populations qui
lui sont asservies. Beaucoup ne considèrent
le catholicisme que comme un frein à
l'immoralité et au désordre social.
Pour ces raisons, il est beaucoup plus
toléré qu'adopté et, il faut
le dire hautement, il est devenu incapable de
satisfaire le besoin de justice et de
vérité des hommes d'aujourd'hui. Le
progrès scientifique et le besoin de justice
sociale ont semé le doute. Mais j'ai vu
alors l'Eglise protestante
servir de gîte à ces âmes
tourmentées et leur procurer la paix ;
bien plus encore, j'ai vu de vraies
résurrections morales accomplies par
l'Évangile. J'ai vu l'ignorance reculer ses
frontières grâce à la lecture
de la Bible. J'ai vu le débauché,
l'adultère, l'avare lutter corps à
corps avec son mal et vaincre les obstacles les
plus redoutables. J'ai vu la lutte des âmes
aux prises avec les puissances sataniques et j'ai
assisté à des réformés,
à des transformations et à des
victoires. J'ai vu s'éveiller bien des
âmes d'enfants instruites à
l'école de Jésus-Christ ; j'ai
vu des jeunes hommes, des jeunes filles
acquérir une noblesse de caractère et
une soif d'idéal qui font rêver
à l'humanité future,
régénérée.
J'ai vu, j'ai vu le Prince de la Paix,
crucifié il y a vingt siècles, aussi
vivant et agissant aujourd'hui qu'autrefois. J'ai
vu le saint de l'humanité dans le triomphe
de l'Évangile. J'ai vu la lumière
après les ténèbres et
Jésus-Christ, demeurant toujours le
même, sortir du tombeau de l'Eglise romaine
pour illuminer les âges futurs du Royaume de
Dieu enfin réalisé sur la terre.
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