Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIV

LA MAISON

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Le premier jour, au cours, je pris place au hasard sur un banc et j'attendis.
Les élèves ne tardèrent pas à arriver. Dès leur entrée, je fus entouré et questionné avec discrétion. Le contact ne fut pas long à s'établir. Je m'étais attendu à ne recevoir qu'un accueil circonspect ; mais mes premiers pas dans cette maison hospitalière me furent facilités au delà de toute attente. Les professeurs me témoignèrent dès le début une affectueuse confiance ; je n'eus aucune difficulté à m'adapter à ce milieu. Avec quel tact et quelle délicatesse n'étions-nous pas traités ! Le sanctuaire de notre âme et le caractère de notre personnalité y étaient respectés.

L'enseignement professoral avait comme but non seulement d'étendre nos connaissances, mais d'élever nos pensées et de nous conduire vers Dieu. Les professeurs nous faisaient participer à leur vie comme à leurs expériences spirituelles, spontanément et avec amour.

Belle et joyeuse étape, qui subsistera, telle une traînée lumineuse, à travers tous les chocs et tous les soucis de la vie. Ce que j'appris à connaître, ce fut la liberté intérieure.
J'avais vainement cherché cette liberté autour de moi. En tous lieux, je m'étais senti emprisonné. Partout, j'avais retrouvé dans la vie le mur du séminaire qui m'avait empêché de distinguer la plaine fertile et l'horizon lumineux ; la guerre, la lutte des classes, le vice, les foules trompées ; je n'avais quitté les chaînes du séminaire que pour en prendre d'autres dans la vie civile.
Mais maintenant, mes pensées pouvaient s'épanouir dans une atmosphère de liberté intérieure. Certes, prisonnier d'une foi, j'étais captif du Christ, mais je chantais dans ma prison. Plus de directeur de conscience, plus d'autorité extérieure ; la voix intérieure seule réglait ma conduite, relevait mes torts, absolvait mes fautes.

Libre, j'étais enfin libre ! Non pas de cette « liberté sans frein et sans morale », de cette liberté licencieuse vis-à-vis des autres, « qui conduit à tous les crimes et qui les justifie tous (1) », mais de cette liberté respectueuse de celles d'autrui lorsqu'elles sont fondées sur la conscience individuelle ; de cette liberté souveraine, attachante, qui n'entravait plus ma rencontre avec Dieu et qui faisait dire du protestantisme à Karl Marx : « Il délivre le corps des chaînes, parce qu'il a mis le coeur dans les chaînes. »
Je m'élevais au-dessus de cette terre pour communier avec mon Dieu. Plus d'intermédiaire, plus d'arrêt dans mon élan. L'énergie créatrice reconstituait mon être intérieur, la liberté guidait mes pas vers Lui à toute heure et à tout moment.

Lentement s'élabora en moi un travail d'édification spirituelle. Lorsque je m'égarais dans les raisonnements des théologiens, j'en revenais au fondement : Jésus-Christ ; Lui, était toujours le même. Je n'avais pas peur de regarder en face tous les problèmes qui se posaient à ma conscience et à ma pensée ; j'étais souvent troublé, mais jamais ébranlé ; je m'apercevais alors que les multiples détours de la théologie, loin de diminuer ma foi, ne pouvaient que l'augmenter.

Expériences fécondes, où, dans le rapprochement de la raison et de la foi, cette dernière n'a rien à perdre, mais tout à gagner.
Je n'apercevais bien souvent la vérité que comme un paysage éclairé dans le lointain par les rayons du soleil, et j'étais moi-même dans l'obscurité. Puis les rayons glissaient lentement sur les autres paysages alentour pour en arriver à m'inonder de leur lumière et de leur chaleur.

Les cours se terminaient toujours trop rapidement à mon gré ; j'avais hâte d'être au lendemain pour en connaître la suite. Je passais des heures d'études sans ressentir aucune fatigue ; j'étais tout à la joie d'apprendre. Heures inoubliables, pendant lesquelles j'acquis surtout une confiance plus grande dans la vie. Je saisis mieux les véritables valeurs religieuses et je m'attachai davantage aux lis qui croissaient dans les champs qu'à toute la gloire de Salomon. Les beaux vêtements sacerdotaux et tout le ritualisme auxquels j'avais donné tant d'importance dans mon enfance ne m'apparaissaient plus que comme des guenilles, et je cherchais à revêtir la robe blanche de fin lin, le vêtement intérieur de la pureté, de la droiture et de la foi.

Je finis par découvrir cette filialité qui faisait de moi un enfant de Dieu. Non, je n'étais plus l'esclave d'un ritualisme poétique ; l'enfant de choeur était mort en moi ; l'empreinte catholique laissée dans la cire molle de ma jeunesse avait disparu au contact du feu libérateur, et je retrouvais le Père que j'avais perdu dans la foule des saints qui m'avaient caché sa vue. Jamais je n'avais connu un tel Père. Le Dieu que j'avais adoré enfant était un Dieu théâtral, à longue barbe et en robe harmonieusement plissée, créant du doigt les astres dans l'espace ; un Dieu siégeant avec couronne et sceptre ; un Dieu justicier et vengeur ; un Dieu qui punit de l'enfer. Certes, ce même Dieu récompensait du Ciel, mais rares étaient ceux qui ne devaient pas auparavant passer par le purgatoire, et, pour obtenir quelque chose de Lui, mieux valait le demander à la Vierge : elle apaisait son courroux.

Le Dieu que je connaissais maintenant, c'était un père et je m'approchais de Lui sans crainte. Je sentais sa présence aussi bien dans la semaine aux cours que le dimanche au culte ; c'était un père aimant et juste, scrutant l'horizon dans l'attente des fils. Il m'avait attendu bien longtemps et j'avais retrouvé le logis paternel. Le sûr instinct qu'il avait placé dans mon coeur m'avait guidé. En reconnaissant un frère, j'avais retrouvé le chemin, et maintenant, j'étais dans la maison. Oui, c'était bien la maison, cette grande famille protestante si accueillante.

Est-ce que ses moeurs et ses coutumes, sa liturgie sobre, sa simplicité native ne correspondaient pas à mes plus chères préoccupations ? Je retrouvais le foyer, où la famille pouvait vivre heureuse, non pas d'un bonheur égoïste, mais rayonnant. Si je voulais consacrer ma vie au service de Dieu et de l'humanité, ce n'était pas pour être sauvé, mais parce que j'étais sauvé, parce que j'étais de la maison. Ma famille : c'étaient mes professeurs sincères, justes et affectueux ; c'étaient les étudiants animés d'un esprit de bonne entente et de franche camaraderie ; c'étaient les fidèles des différents cultes que je fréquentais, car ils croyaient tous au même Père miséricordieux. Une communauté de pensées, de prières et d'actions nous unissait malgré les petites divergences de vues, comme des frères et comme des soeurs de la même famille peuvent s'aimer malgré leurs différences de tempérament, de conceptions et de goûts.

Ah ! la maison dans laquelle notre enfance passa joyeuse et que nous revoyons en pensée dans la vie après l'avoir quittée depuis longtemps, comme elle possède un charme singulier. Qu'elle soit belle ou laide, c'est « La Maison » ; elle survit à toutes les démolitions et son souvenir demeure dans le coeur. Or, il me semblait avoir retrouvé ma maison. Je sentais de telles affinités avec mes nouveaux coreligionnaires qu'il me semblait être de retour au foyer, et ma joie était grande.
Il faisait si bon de vivre en famille, de se rencontrer pour parler de la grande famille humaine, de l'amour incompris du Père. Parfois, un professeur nous invitait chez lui et nous donnait une occasion de plus pour resserrer les liens qui nous unissaient.
Nous appelions ces rencontres des « séminaires ». Ah ! nous ne nous trouvions pas dans un milieu où l'être captif aspiré à la liberté et recherche la lumière, un séminaire avec sa règle, sa déprimante monotonie et sa mortelle emprise ; mais, réunis dans un cabinet de travail, tous les visages pensifs et tendus vers un but précis que nous distinguions, nous vivions une réalité autrement plus vraie, plus grande et plus belle.
Nous sentions que nos jeunes âmes se comprenaient et s'étreignaient pour mieux saisir l'amour qui venait du Père. Nous discutions avec un souci constant de la vérité qui m'allait droit au coeur, et en nous communiquant nos expériences nous apprenions à nous connaître.

Il fallait avoir passé par le séminaire catholique pour discerner toute la beauté des rencontres bienfaisantes de ces séminaires protestants.




XV


REPAS DE FAMILLE


Novembre 1918 traversa le ciel sombre. Ce fut l'éclair de la paix. Je sortais d'un cours, quand retentirent de toutes parts les cris des vendeurs de journaux annonçant la signature de l'armistice. Mon coeur tressaillit : enfin c'était la paix ! De grosses larmes m'empêchaient de distinguer les foules qu'enivrait cette proclamation. Les rues se pavoisaient et les gens ne pouvaient plus rester chez eux. Dans ce moment de joie, ce fut tout d'abord vers Dieu que monta ma prière reconnaissante. J'entendais à peine le bruit confus des gens en fête, je ne distinguais plus personne. C'était comme un beau rêve de l'Évangile réalisé. Le Prince de la Paix pouvait parler maintenant librement ; sa voix n'était plus couverte par le bruit du canon.

Une peur soudaine m'envahit, de n'être pas un porte-parole fidèle du Christ dans mon ministère futur. J'eus conscience de l'énormité du mal et de ma faiblesse. Saurais-je présenter au monde le prophète de l'amour ? Je me mis à douter de moi.
Ne pouvant me résigner à rentrer chez moi, je gagnai le soir les hauteurs du parc de l'Ariana. Genève et son lac bleu semblaient paisibles de ce point de vue. La chaîne des Alpes aux dentelures bleutées donnait au paysage un caractère d'incomparable grandeur. Une seule voile blanche glissait sur l'eau.
J'avais douté tout à l'heure en parcourant les rues de la cité, mais maintenant une force venait d'en haut me pénétrer tout entier. À mes pieds, Genève reposait dans le soir calme. Dans ma pensée, je revis le réformateur revêtu de la robe noire. De frêle constitution, il avait entrepris et mené à bon terme une lutte héroïque et décisive, mettant en Dieu seul sa confiance.

Confiance ! Confiance !
Une voix intérieure venait de répondre à mon anxiété, et je découvris alors la puissance de Dieu qui se fait sentir dans la faiblesse de l'homme. Confiant dans l'Évangile qui m'avait éclairé et guidé jusqu'à ce jour, je m'apaisais.

Lorsque le terme de mes études fut arrivé, les liens qui s'étaient formés entre condisciples semblèrent se resserrer davantage. Une intuition des difficultés futures et peut-être aussi de la rareté de telles amitiés nous fit rechercher plus souvent ces heures où les âmes s'épanchent.

Nous voulions retenir les minutes trop rapides dans les dernières soirées passées au Foyer des étudiants la main dans la main, nous chantions bien souvent

Comme volent les années,
Nous voici déjà bientôt des vieux,
Et le soir de nos journées
Déjà parait dans les cieux.
Le passé sans nulle trace,
Déjà pâlit et s'efface ;
Regardons vers l'avenir.
Quand en ce monde tout se glace
Le coeur encor peut rajeunir.

Chant de tristesse, car ce passé avait été pour moi un grand bonheur. Il est dur de quitter ce que l'on a aimé, même si d'autres amours nous appellent. Avec quel regret j'allais au-devant du dernier jour qui devait nous réunir !
Convoqués dans le grand auditoire de la Faculté pour la dernière fois, nous devions y passer des moments qui demeureront toujours gravés dans mon coeur.

En attendant les professeurs, je parcourus encore du regard cette vaste salle ensoleillée, les portraits poussiéreux et surannés de professeurs d'un autre âge, les tables incrustées d'inscriptions latines, grecques ou hébraïques. Au bas des gradins, devant la chaire, on avait disposé une table recouverte d'une nappe et surmontée d'une coupe et d'un plateau d'argent. Un culte de Sainte Cène avait été prévu pour cette séparation... Une autre séparation me revint en mémoire. J'avais assisté jadis au départ des missionnaires pour l'Afrique, avec un grand séminariste qui faisait son noviciat aux Pères du Saint-Esprit, et je revis le Supérieur évêque monter en chaire, je revis les élèves, anxieux, attendant les ordres qui devaient désigner à chacun son poste. Je me rappelais quelle sensation de froid me saisit lorsqu'il désigna les lieux de résidence ; tous ces nouveaux prêtres semblaient obéir sans mot dire. Ce souvenir me fit sentir le contraste entre ces deux départs. Certes, j'entendais aussi un ordre ; mais il était si doux, si prenant, qu'il ne pouvait pas être comparé à celui de l'évêque ; c'était le Maître seul qui parlait, et de mon coeur s'élevait une douce invitation à le mettre au service de Dieu et de mes frères.
Les professeurs entrèrent. Le Doyen prit place dans la chaire.

Maintenant, partagé entre deux désirs, j'aurais voulu retenir l'heure qui s'écoulait, la faire durer longtemps, bien longtemps, et cependant j'avais hâte de partir. Jadis, j'avais fui la maison inhospitalière, où mon âme s'était appauvrie ; aujourd'hui, j'aurais aimé que la Faculté me retînt plus longuement, parce qu'elle m'apparaissait comme une mère spirituelle. Que de fois d'intenses émotions me transportèrent lorsque, du haut de cette chaire, je reçus le breuvage de vie.

Toute une vie ignorée s'était élaborée en moi, et ces richesses me dominaient de leur splendeur. Elles débordaient le cadre étroit de ma personne ; aussi, avais-je hâte de les publier, d'annoncer au monde la bonne nouvelle ; et voilà pourquoi, tout en regrettant ce départ, je le sentais nécessaire, et même j'étais poussé à le hâter pour annoncer l'Évangile.
Le professeur méditait maintenant une parole biblique : « Dieu, dit-il, est en droit d'attendre beaucoup de vous, après vous avoir comblé de tant de bienfaits. Tout ce que vous possédez vous devez le faire fructifier. »

Oui, je possédais tout désormais. Non certes toutes les connaissances intellectuelles, mais je possédais ce capital spirituel lentement édifié au cours de ma vie et surtout pendant ces dernières années, me permettant d'affirmer le salut des âmes par la foi en Jésus-Christ. Je possédais tout, puisqu'une certitude absolue demeurait au fond de mon coeur et me donnait une confiance sans bornes dans ma destinée et dans celle de l'humanité. J'avais bien conscience d'une grande faiblesse qui m'empêchait de mettre en valeur tout l'amour de Dieu pour les hommes, mais j'avais aussi l'espoir que sa force y suppléerait.

Partir. Oui, je voulais partir à la conquête des âmes, je rêvais de renaissances et de renouvellements de vies par Jésus-Christ ; je trouvais sur mes lèvres les accents qui devaient provoquer ces renouveaux. Je rêvais de résurrection morale. Ressusciter la fille tombée ; ressusciter le père alcoolique ou débauché ; ressusciter les consciences endormies, les coeurs refroidis ; ressusciter, rendre la vie. Y a-t-il oeuvre plus belle ; n'est-ce pas coopérer avec le souverain Maître de l'univers et des consciences humaines ?
Le moment de la communion était venu. Le plateau aux petits carrés de pain et la coupe de vin circulaient entre professeurs et élèves. Moment inoubliable !

Je découvris le monde nouveau vers lequel le Christ voulait m'entraîner : celui de la paix et de l'amour ; je regardais cette paix intérieure pénétrer en moi, et lorsque je pris le pain, ces paroles : « ceci est mon corps » s'imposèrent à ma pensée. Oui l'esprit du Christ allait s'associer au mien. Merveilleux symbole, riche de toutes les richesses de la terre et des cieux, symbole qui venait de prendre à mes yeux sa signification profonde et vraie. La vie venait de s'emparer de mon être, elle renversait la pierre tombale pour y laisser pénétrer un flot de lumière. Une sève nouvelle circulait en mon âme. Je sentais monter cette sève, elle affluait ; je n'étais plus seul, mais un autre compagnon cheminait maintenant avec moi dans la vie. Ce n'était plus un compagnon irréel ; sa présence était bien plus réelle que jadis lorsque je fis ma première communion. Ce n'était plus seulement le Christ attaché au bois, incapable de se mouvoir, mais c'était un Christ vivant, historique et glorieux, qui s'était libéré des chaînes auxquelles les hommes l'avaient lié.

Il m'apparaissait proclamant l'immortalité et la vie.. « Ceci est mon corps », il le répétait à ceux qui doutaient de sa présence. « Ceci est mon corps », il infusait sa vie en moi, et je voyais toutes les vies relevées par le Christ à travers ses serviteurs, je concevais toute la splendeur du symbole ; le Christ de l'histoire ressuscitait plus vivant que jamais ; vivant, non pas avec son burnous oriental et sa robe exigée par la loi juive, mais avec ses qualités transmissibles d'homme à homme ; vivant par la présence de l'Esprit qui anime son Évangile ; vivant et présent par l'élévation de sa pensée et de son caractère, par l'absoluité de sa justice et de son amour ; capable de susciter la race des fils de Dieu.

Que de splendeurs j'entrevoyais, quel harmonieux concert venait éclater dans mon âme. J'entendais chanter cette âme après l'avoir entendue pleurer. Elle fêtait la venue de son Sauveur et de son Maître, une venue plus réelle que celle opérée par l'hostie, laquelle ne laisse plus rien lorsqu'elle se désagrège, puisque la présence du Christ est liée à la réalité substantielle du pain. Plus de pain, plus de présence réelle. Pauvre désenchantement qui pousse les frères catholiques à communier sans cesse, et à voir sans cesse le Christ leur échapper !
Non, le Christ n'était plus pour moi une bouchée de pain ; il vivait, il luttait, il relevait, il aimait chaque jour et à chaque heure. Il m'apparaissait comme la puissance des puissances, entrée dans le monde pour devenir sa pulsation et non sa relique.
Une prière ardente et passionnée montait maintenant de mon coeur. Je communiais avec le Christ de l'histoire aussi présent aujourd'hui qu'il y a vingt siècles, et je pénétrais enfin dans le sanctuaire sans autel ni veilleuse où l'esprit n'est pas captif mais libre, où la vie n'est pas localisée mais illimitée.

Enfant, j'avais pleuré en recevant l'hostie, mais maintenant mon bonheur était trop riche. Il me remplissait d'harmonies surhumaines. Wagner raconte que, dans son château de Lucerne, il entendit un jour de sa fenêtre le son des cloches d'une église lointaine mêlé aux clochettes des vaches qui paissaient dans une prairie et qu'il en conçut une sonate. J'entendis de même à cette heure le son lointain des Pâques futures et la clochette toute proche qui annonçait la présence de Dieu ; mais je vis surtout ce grand compositeur, Jésus-Christ, enchantant ma vie par sa présence absolue et souveraine, et je me confiai en lui, me consacrant à son service sans arrière-pensée.

Lorsque nous nous quittâmes, après la prière, je me sentais un autre homme ; mon âme était plus sereine et ma joie plus parfaite ! Je pouvais partir.




XVI

NOUVELLE VIE


Les années ont suivi leur cours, et rien n'est venu ternir ma grande confiance dans l'Eglise à laquelle j'appartiens. J'oublie parfois les rigueurs du passé.

Mes souvenirs s'estompent et même s'effacent, car j'avance tranquille sur le droit chemin. Dieu est ma force et mon appui ; l'Évangile est ma paix. J'ai trouvé dans le ministère pastoral tout ce que j'en avais attendu ; il ne m'a pas trompé un seul instant avec ses difficultés et ses joies. Je revois mon arrivée, sous le ciel gris de Belgique, dans la province du Hainaut où l'industrie étend sa puissance ; cette toute petite salle d'évangélisation dans laquelle je parlai la première fois pour annoncer l'Évangile, et tous ces regards avides qui me fixèrent lorsque je pris la parole.

Toute la journée j'avais parcouru les rues avec un collègue. Nous nous étions rendus au chevet des malades, dans la maison de l'ouvrier qui partait pour son travail au fond de la mine. N'avait-il pas besoin de courage et de franche sympathie ?
Nous avions entendu bien des confessions tristes, bien des pleurs nous avaient émus ; bien des plaies morales, que nous croyions cicatrisées depuis la fin des hostilités, nous étaient apparues encore fraîches. On entendait au dehors la plainte du vent monotone et égale qui nous poursuivait.
Comme, je fus heureux de proclamer ce soir-là le divin message. Je réalisais enfin ce que j'avais tant désiré.

Le local était une ancienne chambre transformée quelques bancs et une petite table avaient suffi pour en faire un lieu de culte, un de ces foyers de sympathie chrétienne où il fait bon se réunir pour chanter et prier.
De simples ménagères avaient quitté un moment leurs occupations journalières ; des ouvriers, entre deux journées de travail, avaient senti le besoin de venir chercher des forces dans la communion fraternelle.

Certes, je ne pensais pas qu'au sortir de cette salle tous ces hommes et ces femmes allaient être débarrassés de tous les soucis de la vie, que leur existence allait s'écouler sans heurt et sans nuage, qu'ils allaient vivre tranquilles, comme une barque vogue sur un lac bien calme ; mais je savais que, dans la communion d'âme à âme avec le Christ, tout allait devenir plus supportable et plus facile. Aussi je parlais de cette communion avec enthousiasme, mêlant mes expériences passées aux expériences actuelles, saluant Jésus-Christ comme le Libérateur des consciences et le Sauveur du monde. Dans les rudes figures de ces mineurs, sillonnées de rides, leurs yeux parlaient et ils parlaient d'héroïsme obscur. On pouvait y lire la lutte et les misères de l'existence. La dure école du travail avait rompu les membres, penché les corps, mais l'Évangile avait soutenu les énergies, enrichi les espérances, maintenu la foi. Comment n'aurait-il pas parlé à leur coeur, cet Évangile ? Avaient-ils vécu tout ce que. la vie promettait, ces hommes qui, entrés à 9 ou 10 ans dans la mine, en étaient sortis pour végéter et bientôt mourir ! Non, ce n'était pas une vie qu'ils avaient menée. Ils avaient besoin d'en acquérir une autre et même de la sentir dès à présent palpiter en eux. L'Évangile, vieux de vingt siècles, opérait là des renaissances, comme l'amour chanté par chaque génération. Il revivait plus puissant et plus fort, plus jeune et plus beau dans l'âme de ces humbles.
Lorsque je quittai cette salle, ce soir-là, après avoir donné une poignée de main à chacun sur le seuil de la porte, je ressentis le bonheur d'être disciple du Christ.

Le lendemain, je fus convié à gravir un terril. Les hauts-fourneaux, les châssis à molettes d'ascenseurs des puits de charbonnages et les multiples cheminées émergeaient d'un peu partout. J'avais l'impression de revivre une page de Zola. D'épaisses fumées passaient dans le ciel terne où des flammes s'élevaient.
C'était désormais dans ce milieu que je devais vivre. Je pensais à ces milliers d'êtres humains qui peinaient, souffraient, luttaient, là, devant moi. Les uns privés de lumière et d'air pur, accroupis contre des parois de charbon, extrayant péniblement les blocs, pendant de nombreuses heures. Les autres occupés dans les fonderies ou les laminoirs, menacés constamment par le danger. Dans les verreries, je voyais des hommes forts, couverts de sueur, exténués de travail en face de la gueule béante du four incandescent.
Tout le bruit qui s'élevait de cette agglomération en travail me révélait la résistance énergique de ces hommes, ployés sous leur dur labeur pour gagner le pain quotidien. Il était beau dans sa laideur, ce coin de terre assujetti aux puissances industrielles. Sa beauté avait pour parure : le travail.

La vue de ce champ immense d'âmes me fit mesurer ma faiblesse ; mais j'étais prêt plus que jamais à proclamer avec conviction le message de l'Évangile. Ils avaient, plus que bien d'autres, besoin de libération et de nouvelle vie ces travailleurs accablés sous leurs fardeaux. Le catholicisme, avec ses prescriptions légales et ses tendances superstitieuses, me parut incapable de créer l'atmosphère de sérénité et de confiance nécessaire à ces hommes. Il était un joug de plus. Seul l'Évangile me sembla capable d'épanouir et d'embellir ces vies.

En prenant contact avec les Églises de la région, je fus le témoin de ces épanouissements dus à l'Évangile. Parmi ces ouvriers rudes, mais bons, je découvris de belles âmes, et leur amitié me fit oublier la grisaille des journées déprimantes.

Après plus de trois ans de ministère, je puis affirmer que je crois dans la force de l'enseignement du Christ, parce que j'ai vu de près les miracles moraux qu'il peut accomplir dans des coeurs et des familles. J'ai vu que le catholicisme était loin de satisfaire les âmes et que, de plus en plus, ses dogmes désuets poussaient les plus éclairés des fidèles à se libérer du joug de Rome. J'ai vu les superstitions grossières engendrées par le catholicisme. J'ai vu le crucifix de cuivre en évidence sur les cheminées et présent dans les maisons catholiques, même dans celles où règnent les divisions, les querelles. J'ai vu rechercher les cérémonies religieuses par ceux qui n'avaient aucune conviction.

N'est-ce pas la religion qui convient à beaucoup d'hommes encore enfants, et qui leur conviendra hélas ! encore longtemps. Le prêtre, directeur de conscience, autorité visible de Dieu, voilà la force du catholicisme ; aussi, après avoir constaté à la fois sa force et sa faiblesse, je compris que le progrès de l'humanité n'était guère possible tant que Rome dominerait. Je me suis aperçu que son autorité se maintient grâce à l'ignorance ou à l'indifférence des populations qui lui sont asservies. Beaucoup ne considèrent le catholicisme que comme un frein à l'immoralité et au désordre social. Pour ces raisons, il est beaucoup plus toléré qu'adopté et, il faut le dire hautement, il est devenu incapable de satisfaire le besoin de justice et de vérité des hommes d'aujourd'hui. Le progrès scientifique et le besoin de justice sociale ont semé le doute. Mais j'ai vu alors l'Eglise protestante servir de gîte à ces âmes tourmentées et leur procurer la paix ; bien plus encore, j'ai vu de vraies résurrections morales accomplies par l'Évangile. J'ai vu l'ignorance reculer ses frontières grâce à la lecture de la Bible. J'ai vu le débauché, l'adultère, l'avare lutter corps à corps avec son mal et vaincre les obstacles les plus redoutables. J'ai vu la lutte des âmes aux prises avec les puissances sataniques et j'ai assisté à des réformés, à des transformations et à des victoires. J'ai vu s'éveiller bien des âmes d'enfants instruites à l'école de Jésus-Christ ; j'ai vu des jeunes hommes, des jeunes filles acquérir une noblesse de caractère et une soif d'idéal qui font rêver à l'humanité future, régénérée.

J'ai vu, j'ai vu le Prince de la Paix, crucifié il y a vingt siècles, aussi vivant et agissant aujourd'hui qu'autrefois. J'ai vu le saint de l'humanité dans le triomphe de l'Évangile. J'ai vu la lumière après les ténèbres et Jésus-Christ, demeurant toujours le même, sortir du tombeau de l'Eglise romaine pour illuminer les âges futurs du Royaume de Dieu enfin réalisé sur la terre.


FIN


(1) Révérend Père HILAIRE. La religion démontrée, p. 322. 
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