« Il fallait que le fils de l'homme souffre beaucoup ! » (MARC. 8 : 31).
Qui était donc ce Jésus, qui fut pour
Pierre l'ami, puis le maître, puis le
sauveur, celui qui l'a transformé et auquel
il s'est donné tout entier ?
On nous a donné hier cette belle
définition : La parole de Dieu, c'est
l'action de Dieu. Je complète :
l'action de Dieu fut une personne ; Dieu a
donné son fils. Jésus est la
« parole faite chair. » Et si
je cherche ce qui, en Jésus, a sauvé
Pierre, je constate que ce ne sont pas ses
discours, qui ont provoqué son
enthousiasme ; ce ne sont pas ses actions, qui
ont excité son admiration. C'est quelque
chose de plus profond : Jésus s'est
donné pour lui, il a souffert, il est mort.
L'action de Jésus se résume dans une
mort volontaire, qui a duré toute sa vie, et
qui a abouti à Golgotha.
Au jour même où Pierre, brisé,
pleurait « en se cachant dans je ne sais
quel trou », honteux, perdu, fini,
Jésus mourait par amour pour lui. Et Pierre
a compris que cette mort avait commencé
depuis longtemps, que toute la vie de son
maître avait été une mort, un
don de soi, une perpétuelle souffrance pour
son âme. Alors lui aussi est mort, il s'est
donné.
Quand nous parlons des souffrances de Jésus,
nous pensons presque toujours aux dernières
heures, à l'agonie, à la passion.
Certes ce fut bien là de la souffrance, la
plus horrible qu'un homme puisse supporter. Mais ce
ne fut que le dernier anneau d'une longue
chaîne. Jésus a souffert constamment,
il a été le
grand blessé jusqu'à
devenir la sainte victime. Pour s'en rendre compte,
il ne suffit pas de la lecture hâtive des
évangiles. Il faut savoir lire
attentivement, lire entre les lignes, car
Jésus n'était pas homme à
étaler ses souffrances et à faire
parade de ses douleurs. Il faut savoir peser les
mots : « Jésus regarda
Pierre », trois mots ! C'est toute
l'angoisse de l'espoir trompé, de l'abandon
d'un ami ! « Pilate le fit
battre, » quatre mots, c'est la douleur
physique, l'ignominie du fouet. « Il fut
crucifié », trois mots encore,
c'est le bruit du marteau enfonçant les
clous dans la chair, l'atroce minute où le
corps, projeté en avant, endurait une
douleur sans nom !... et il faut lire ainsi
tout l'évangile.
Le grand blessé ! Je dirai d'abord
comment je l'ai trouvé dans
le livre, puis
comment je l'ai rencontré dans la
vie.
Jésus possédait, portés
à leur perfection, les deux principaux
éléments de toutes les
blessures : une
âme sainte, et un coeur aimant. Pensez
d'abord
à
ceci : Jésus était
saint dans un monde de péché, quelle
source de souffrance ! Nous ne sommes pas des
saints, loin de là. Pourtant, n'est-il pas
vrai, ce n'est pas gai de vivre dans notre monde.
Quand nous entendons parler des massacres
d'Arménie, des violences sans nom commises
sur des populations sans défense, des
atrocités de la guerre, cela nous fait
bondir, nous ne dormons plus. Quand nous savons les
hontes de la débauche, les maisons où
l'on tue les corps et les âmes, les
cruautés de la spéculation, la
puissance de l'argent et la lâcheté
des hommes, cela nous fait mal. Quand nous voyons,
tout près de nous, tant d'injustices, de
tyrannies, de méchancetés, de
mensonges, cela nous met hors de nous, nous blesse
dans notre être le plus intime. Pourtant nous
ne sommes pas des saints. Pensez maintenant
à ce qu'a été, vue sous ce
jour, la vie de Jésus, la vie d'une
âme sainte, dans ce monde qui parfois nous
écoeure, la vie d'une âme sensible
à toutes les souillures, ouverte à
toute les plaintes, vibrant à toutes les
désharmonies ; une âme qui
apportait un idéal dont on ne voulait pas,
qui avait en elle une force de
régénération dont on s'est
moqué, une semence de justice et d'amour
qu'on a jetée avec mépris sur les
pierres du chemin ! Les hommes sont venus
à lui, par milliers, curieux, mais aussi
souffrants. Car faire le mal, c'est une souffrance.
Mais quand ils ont compris que ce qu'il voulait,
c'est un changement des coeurs et des vies, ils
sont partis, et l'ont laissé tout seul pour
mourir.
Pensez encore ceci : Jésus avait un
coeur rempli d'amour sur une terre pleine de
douleurs. Comme il a dû souffrir ! Nous
n'avons qu'un pauvre coeur bien sec, bien froid,
bien égoïste, et cependant, ce n'est
pas gai de vivre dans notre monde. Quand nous
pensons aux hôpitaux regorgeant de malades et
de blessés, quand nous entendons à
travers la nuit les gémissements de ceux
qu'on tue, et les pleurs de celles qui restent
veuves, cela nous fait saigner le coeur. Quand nous
voyons, tout près de nous, tant de
misères, des jeunes qui meurent, des
mères qui regardent mourir, des aveugles,
des estropiés, des poitrinaires et des
coeurs en deuil, cela nous fait mal. Pourtant
qu'est-ce que notre coeur et sa capacité
d'aimer, comparé à celui de
Jésus ? Et que sont les souffrances
auxquelles nous assistons, comparées
à celles qu'il a rencontrées ?
Sur son passage, les maisons dégorgeaient
leurs malades, il ne pouvait plus avancer tant il y
en avait ; on les apportait sur les brancards,
on les traînait sur la route, on les
hélait quand il passait, on perçait
le toit des maisons pour les lui amener. Toutes les
victimes de la débauche, tous les
rejetés de la société, toutes
les plaies de l'ordre social, se donnaient
rendez-vous devant ses pas.
Que pouvait-il faire ? en guérir, en
consoler quelques-uns ; et les autres ?
Il aurait dû vivre cent ans pour panser la
plaie béante du monde ! Et ces
gens-là même, auxquels il rêvait
de faire du bien, allaient le tuer bien vite, le
faire disparaître comme un être
malfaisant !
Deux fois seulement dans l'évangile, il nous
est dit que Jésus pleura : près
du tombeau de Lazare, c'est son coeur aimant qui s
est brisé en pensant à la souffrance
de ses frères ; près de
Jérusalem, c'est son âme de
sainteté qui a saigné en pensant
à leur péché. Mais il a
sûrement pleuré plus souvent.
Seulement il ne voulait pas décourager ses
amis. Je suis sûr que lorsqu'on nous dit
qu'il s'en allait, seul, à l'écart,
ce n'était pas seulement pour prier, aussi
pour souffrir et pleurer tout seul.
Suivons
maintenant
Jésus pas
à pas sur cette voie douloureuse qui aurait
pu être une vie de gloire et qui a
été un martyre. Car ce qui rend la
souffrance du Maître plus poignante, c'est
qu'elle a été volontaire. Il ne fut
pas la victime des événements. Il
a
voulu
souffrir, il a
cherché les lieux où l'on souffre, il
ne s'est jamais dérobé. Il a ouvert
ses yeux, ses oreilles, son coeur, tout grands,
pour y ramasser la douleur.
Commençons par un domaine tout
matériel, vulgaire, où les
souffrances n'ont pas d'éclat et où
elles sont cependant de rudes épines
à l'existence. Jésus
a eu faim. Savez-vous
ce que
c'est que d'avoir faim ? Il y a des gens qui
le savent, et pour lesquels il est précieux
de penser que Jésus les comprend, parce
qu'il a connu, lui aussi, la misère du corps
qui réclame du pain. Jésus
a eu soif Sur la
croix,
dévoré par la fièvre, il a
poussé ce cri d'autant plus déchirant
qu'il venait d'un homme qui n'a jamais songé
à sa propre personne : « J'ai
soif ! » J'aime cette parole, elle
rapproche tellement Jésus de nous, elle nous
reporte aux heures où, veillant près
d'un malade bien cher, nous essayions en vain de
calmer la fièvre qui le torturait. Et
Jésus n'a pas eu la consolation de recevoir
un verre d'eau d'une main amie, il n'avait que des
geôliers. Jésus
a eu froid. Au matin
du jour
fatal, on a allumé dans la cour un feu pour
réchauffer les soldats. Le prisonnier, lui,
peut grelotter, on le réchauffe avec des
coups. Jésus a
été fatigué, près
du puits de Jacob, et
ailleurs, quand l'évangile nous dit qu'il y
avait tant d'allants et de venants qu'il n'avait
pas le temps de manger. Il était parfois
harcelé de travail.
Comme Jésus est bien notre frère,
quand nous le voyons souffrir ainsi ! La faim,
la soif, le froid, la fatigue, le travail
écrasant, il a connu tout cela. Pour les
petits enfants qui vont sans pain, fuyant
l'invasion, Jésus a voulu connaître la
faim, pour les comprendre mieux. Il a voulu
comprendre le soldat qui attend en grelottant dans
la tranchée le matin de sa mort ; et le
fiévreux qui se tourne et se retourne, et
qui réclame de l'eau ; et la pauvre
mère fatiguée, debout du matin au
soir, toujours à la tâche, et qui ne
trouve pas un instant de repos et de recueillement.
Jésus comprend ; il a passé par
là. Quand nous devons aller chaque jour
à la besogne monotone, le corps et l'esprit
fatigués, pensons qu'il fallait que
Jésus souffrît beaucoup, pour nous
aider. Il n'avait pas toujours le temps de manger,
il a toujours trouvé le temps d'aimer.
Suivons
Jésus dans sa
vie de famille. C'est là aussi qu'il a
dû souffrir ! D'abord il a dû
devenir, lui, l'ami du foyer, l'enfant de Marie, un
sans-famille. Pas un endroit dont il puisse
dire : c'est chez moi. Pas un lieu où
reposer sa tête. Quand il va à
Nazareth, son village, on l'entraîne sur un
rocher pour se jeter en bas*******. Quand il va
à Capernaüm, on lui dit de s'en aller
bien vite, car Hérode veut le tuer. Quand il
va à Jérusalem, il doit aller coucher
dehors parce que ses ennemis le guettent et qu'il
n'y a pas de place pour lui dans la ville.
Déjà avant sa naissance, il n'y avait
pas de place pour lui dans l'hôtellerie. Sa
dernière nuit, il la passe sous les arbres
d'un jardin. Tout seul au monde, comme un chemineau
« sans famille et sans nid »,
tel a été le sort de notre
Sauveur.
Pensez aussi à cette douleur :
Jésus a vécu trente ans chez ses
parents, avec ses frères et soeurs, dans son
village, en fils soumis, en frère aimant, en
fidèle ami. Sa mère ne l'a pas
compris ! ses frères voulaient le faire
enfermer « disant qu'il était hors
de sens » ! ses concitoyens l'ont
chassé de l'église et presque
massacré !
Être incompris, quel chagrin ! Souvent,
quand nous essayons de bien faire, l'accueil que
nous recevons des nôtres nous casse les bras.
Un jeune homme essaie de rendre pur son sentier,
c'est son père qui se moque de lui, - sa
mère qui le décourage. Un homme veut
changer de conduite, c'est sa femme qui refuse de
le suivre. Une jeune fille veut se rendre utile, on
abuse d'elle sans ménagement. Les plus
proches semblent avoir les yeux fermés
à nos désirs religieux, à
notre aspiration vers l'idéal, à nos
repentirs. Alors on dit : « Tant
pis ! je renonce ». Ne renoncez pas,
ne renoncez jamais. Jésus vous comprend, il
a passé par là. Pendant trente ans,
il a été un fils modèle, un
frère comme nous n'en sommes pas ; sa
mère ne l'a pas compris, ses frères
l'ont traité de fou, ses combourgeois l'ont
chassé du village... il fallait qu'il
souffrît cela, pour comprendre les
incompris.
Quand c'était trop tard, quand il n'avait
plus qu'une heure à vivre, il eut encore une
douleur atroce : voir sa mère au pied
de la croix. Il avait dû briser ce coeur qui
ne pouvait pas accepter la mort de son
premier-né, en pleine jeunesse. Il faut
encore qu'il la voie, là, se tordant les
mains. Sa mère, qui aurait voulu le serrer
dans ses bras, lui adoucir les derniers
moments : impossible, son fils était
attaché à la potence. Jésus
voyait ces gestes maternels, cette suprême
douleur, il aurait voulu, lui aussi, tendre les
bras. Oh ! ne fût-ce qu'une minute,
pouvoir détacher ses mains de la poutre pour
la bénir. Il me semble qu'à ce moment
il a dû y avoir chez le supplicié des
soubresauts terribles, comme un essai de rompre ses
liens, d'arracher ses clous, et quel regard vers le
Père tout-puissant qui pouvait lui permettre
d'embrasser sa mère, au moins une seconde !
II fallait qu'il souffrît cela, pour
comprendre ceux qui ont vu souffrir leur
mère et dont le coeur s'est brisé
d'impuissance.
Suivons
Jésus dans sa
plus grande famille, dans le cercle de ses amis.
Que de souffrances ! Il a passé trois'
ans avec eux, et ils l'ont si peu compris, se
disputant pour savoir quel est le plus grand. Il
les laissera bientôt seuls, ces jeunes hommes
qu'il a arrachés à leur
carrière normale pour les lancer dans des
aventures tragiques, qu'ils sont trop faibles pour
supporter. Lourde responsabilité pour un
chef d'avoir conduit ses soldats sur des sentiers
pareils ! Il les voit à la fin si
fatigués, si découragés,
a-t-il vraiment eu raison de les attacher à
sa personne maudite, à son oeuvre pleine
d'effroi ? Je pense aux regards qu'il a
souvent jetés sur le petit groupe
aimé, en rêvant à l'avenir qui
les attendait, par sa volonté, à
cause de lui.
Et Judas ! Avoir aimé cet homme, lui
avoir donné tant de conseils, tant de
preuves d'affection, tant de confiance, pour se
voir vendu par lui ; et surtout, ce qui fut
pour Jésus le plus terrible, pour le voir
perdre son âme ! Oui, Jésus a eu
cette âme tout près de la sienne, et
elle s'est perdue. Le vendredi matin, avant de
marcher au supplice, il a pu apprendre que Judas
venait de se pendre. Cela a dû être
pour le Maître un coup affreux. Avez-vous eu
dans votre vie une âme, âme de fils ou
de fille, âme de frère ou de soeur,
âme d'épouse, âme d'ami, une
âme pour laquelle vous avez prié, pour
laquelle vous avez souffert, pour laquelle vous
avez saigné... et cette âme s'est
perdue, vous l'avez vue s'en aller dans le
désespoir ? On se demande : est-ce
que j'ai su assez l'aimer, la comprendre ? on
se torture de remords. Jésus a eu un ami,
qu'il a su aimer, et cet ami s'est pendu !
Et Pierre ! quelle déception pour
Jésus ! Car enfin, être trahi et
poursuivi par ses ennemis, on s'y attend. Mais
être lâchement trahi par son ami, par
son meilleur, par celui qui a dit qu'il irait
jusqu'au bout, et être abandonné par
lui juste au moment où on est seul,
où on aurait tant besoin d'un appui !
Chez ce grand prêtre où on le
soufflette, quelle force eût
été pour Jésus la
présence à son côté d'un
fidèle ! Il est là, dans la
cour, le fidèle, Jésus le voit, et
souffre certainement pour lui une douleur plus
grande que la sienne propre. Les soldats le
tiennent, il ne peut pas aller à son
secours, il sent que Pierre va perdre pied, qu'il
le lâche. Pendant qu'on l'entraîne, il
regarde son disciple. Oh ! ce
regard !
Jésus a dû mourir sans avoir revu
Pierre, sans avoir pu lui dire qu'il lui
pardonnait ; mourir tout seul. Son meilleur
ami l'avait abandonné.
Suivons
Jésus dans sa
vie de patriote, de citoyen, d'homme. Partout il a
dû souffrir. Il guérit dix
lépreux : un seul vient lui dire merci.
Il apaise un démoniaque : pour le
récompenser on le supplie de s'en aller. Il
va dans les villes et les villages, semant la
guérison et les bienfaits : au matin du
vendredi, une foule immense crie :
« Crucifie-le ! ». Dans
cette foule, pas un ami. Jésus pourrait
peut-être reconnaître, là des
aveugles auxquels il avait rendu la vue, des
boiteux qu'il avait remis sur pied, des gens
auxquels il avait tendu la main. Pas un n'ose venir
vers lui. Ceux qui ne crient pas avec les autres,
se cachent, et lui, souffre de leur
lâcheté une peine sans nom.
Nous savons ce que c'est que l'ingratitude. Nous
avons voulu bien faire, soulager une misère,
accorder un pardon, donner un conseil, une parole
d'affection. On ne nous a pas remerciés, au
contraire, on nous en a voulu. Alors nous nous
révoltons : les hommes sont
méchants, les hommes sont
lâches ! Je crois bien que les hommes
sont méchants, ils ont crié :
crucifie-le ! à celui qui les aimait.
Je crois bien qu'ils sont lâches, ils ont
dit : à mort ! à celui qui
leur apportait le bonheur. Il fallait qu'il
souffrît cela, qu'il vît
l'humanité comme elle est, qu'il
goûtât toute la saveur de sa
pourriture, pour avoir le droit, ayant
été tout au bas, de soulever tout le
poids jusqu'en haut.
Il fallait qu'il assistât à la
déchéance morale de son peuple, qu'il
pressentît la ruine de son pays, aimé
par lui plus que nous n'aimons notre Suisse. Bien
plus, il fallait qu'il renonçât
à travailler à sa délivrance,
qu'il refusât de mettre au service de son
peuple ses talents, qu'il précipitât
sa ruine ! Il aurait pu, s'il avait voulu,
briser la puissance des tyrans ; il aurait pu
se faire proclamer roi, balayer l'aristocratie
démoralisée, régner comme un
père sur cette patrie, et faire tant de
bien ! Mais en sauvant son peuple, il aurait
perdu l'humanité en la laissant dans le
péché. Il a dû renoncer
à ses aspirations les plus légitimes
de patriote, pour devenir comme quelqu'un qui a
trahi, qui a lâché son poste, qui a
aimé les ennemis de la patrie. Il avait
dû briser le coeur de sa mère, pour
sauver les hommes! Il dût briser le coeur de
son pays, détruire ses espérances,
pour sauver les peuples.
Suivons
Jésus dans ses
rapports
avec ses ennemis. Des ennemis, si nous en avons,
nous n attendons pas qu'ils nous aiment. Mais ce
que nous croyons pouvoir exiger d'eux, c'est qu'ils
nous attaquent en face, avec des armes loyales.
Jésus n'a pas même eu cette
satisfaction. Ses ennemis l'ont tourné,
épié, poursuivi. Ils arrivaient
à lui avec toutes les marques du respect,
l'appelaient maître, et tâchaient de
démolir son oeuvre. Ils étaient
partout. Pas un cercle où Jésus
osât discourir sans penser qu'il y avait des
oreilles mal intentionnées. Et lorsqu'ils
ont vu qu'il était impossible de le prendre
en faute, que leurs roueries ne prenaient pas,
qu'il était trop simple pour leurs finesses
et trop intelligent pour leurs manoeuvres, alors
ils sont allés au milieu de la nuit
réveiller des menteurs. Et sans laisser
à l'accusé le temps de se
défendre, on a escamoté le
procès, on a crié pour se dispenser
de juger. Il est condamné à mort.
Accablé par le mensonge, la calomnie,
Jésus est frappé en plein coeur. On
le fait passer pour un impie, lui l'homme de
prière ; pour un ambitieux, lui le seul
vrai humble ; pour un révolutionnaire,
lui le prince de la paix. Et on court chez Pilate
obtenir la permission de l'exécuter au plus
vite.
Suivons
Jésus,
suivons-le avec respect, silencieusement, dans ces
heures horribles où s'accumulent et se
résument toutes ses souffrances.
Il vient de passer une nuit d'angoisse, sans
sommeil. Il n'a rien mangé depuis la veille.
Il fait froid. En attendant le jour, on donne des
soufflets au malheureux, et on raille son regard de
prophète : « Devine qui t'a
frappé ». Pendant ce temps, Pierre
le renie.
Le jour arrive enfin. Un cortège se forme.
Traîné par la police, hué par
la foule, Jésus est amené devant
Pilate, et pendant que le soleil se lève et
accable son corps épuisé, il assiste
à la lutte morale de cet homme qui peut le
délivrer, qui voudrait le délivrer,
qui n'a besoin peut-être pour cela que d'un
geste, d'une parole implorant la pitié.
« Et Jésus ne répondit pas
un mot ». Alors Pilate cherche à
se débarrasser de lui, il l'envoie à
Hérode. Un nouveau cortège se forme,
et Jésus est entraîné par la
police jusqu'au palais d'Hérode, qui se
moque de lui et le renvoie à Pilate, qui se
décide enfin à le laisser tuer.
Jésus est au corps de garde. Il est
dévêtu, et les peintres n'osent pas
rendre le caractère immonde du lieu,
l'ignominie de cette nudité, l'angoisse de
ce corps si pur exposé à toute la
honte. Il est cruellement battu par le fouet romain
garni de pointes. Tout brisé, on l'assied,
on met sur le corps ruisselant de sang une
vieille tunique de soldat, sur la tête une
couronne d'épines. On frappe dessus avec un
bâton pour que le sang coule. Et le sang
vient goutte à goutte se mêler aux
crachats et à la sueur dont il est couvert.
On se moque, bafouant son coeur de patriote,
insultant sa patrie : « Salut, roi
des Juifs ! ».
Un nouveau cortège se forme. Hué par
la foule, traîné par la police,
chargé de la poutre sur laquelle on va le
pendre, Jésus traverse une dernière
fois Jérusalem, sa ville royale. Il faut
qu'il souffre. Il faut que tout le monde le voie
souffrir, voie couler son sang, que personne n'ose
dire qu'il n'a pas vu. Il n'en peut plus, et laisse
tomber la croix.
Enfin on arrive sur la colline, et vous entendez le
bruit des marteaux qui frappent sur les clous,
s'enfonçant dans la chair vive.
Le moment où le condamné était
hissé sur la croix était une minute
atroce. Tout le poids du corps se portait en avant,
et les douleurs, dans ce corps
déchiré, étaient aiguës.
Le premier moment passé, Jésus put
voir sa mère qui pleurait, les soldats qui
jouaient aux dés sa belle robe sans couture,
sa seule possession terrestre, et la foule
hurlante. On l'entendit murmurer :
« Père,
pardonne-leur ! ».
Est-ce qu'on va au moins le laisser mourir en
paix ? Non. Il faut encore insulter, et ce fut
terrible pour Jésus, d'entendre insulter son
Père : « S'il est fils de
Dieu, qu'il descende de la croix, et nous croirons
en lui ! Il ne peut pas être le fils de
Dieu, tout ce qu'il a dit est faux, puisque Dieu
n'intervient pas. Et Jésus jeta un long
regard vers le ciel. Dieu relèvera-t-il le
défi jeté par les hommes ?
Va-t-il envoyer ses anges et confondre ses
ennemis ? Il le peut. Peut-être la
grande heure du triomphe a-t-elle
sonné ? Le ciel resta vide. Alors une
nuit immense, insondable, incompréhensible,
s'abattit sur l'âme du supplicié.
Rejeté des hommes, Dieu lui restait. Il se
sentit le rejeté de Dieu, et poussa dans
l'air ce cri terrible : « Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m as-tu
abandonné ? ».
Connaissez-vous ces heures où il semble que
nous sommes abandonnés par Dieu, où
Dieu ne répond plus, où Dieu
n'écoute plus, où Dieu n'intervient
plus ? Ce sont les heures les plus atroces de
la vie, c'est la lie dans la coupe du
péché. Mais nous avons au moins la
consolation, si c'en est une, ou tout au moins
l'explication de ces moments, en nous disant que
nous l'avons mérité, que cent fois
nous avons repoussé son amour. Mais lui,
Jésus... il a fallu qu'il se sentît
délaissé par son Père. Toutes
nos douleurs, tous nos péchés, se
sont accumulés dans son âme sainte, et
il en a goûté l'amertume unique,
à la minute où il s'est
écrié : « Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné ? ».
Cette fois, Jésus avait assez souffert. Il
avait atteint le fond de la souffrance humaine, le
fond du péché humain, l'absence de
Dieu. Il n'y a pas une de nos douleurs, pas une de
nos angoisses qu'il ne puisse comprendre. Il les a
toutes connues et savourées. Quand on l'a
percé d'un coup de lance, c'est de l'eau qui
a coulé. Il n'y avait plus de sang. Il
l'avait tout donné.
Il put dire encore : « Père,
je remets mon esprit entre tes
mains ! », puis il eut, enfin, le
droit de mourir.
Il fallait que Jésus souffrît
beaucoup. Il le fallait pour nous.
- C'est pour nous qu'il a souffert.
« Méprisé et abandonné des hommes,
Homme de douleur et habitué à la souffrance
... Il a porté nos souffrances
Il s'est chargé de nos douleurs.
... Il était blessé pour nos péchés
Brisé pour nos iniquités
Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui,
Et nous sommes guéris par ses meurtrissures.
... Il a plu à l'Éternel de le briser par la souffrance ».- Esaïe, chapitre 53.
Nous ne pouvons pas
résoudre le problème de la souffrance
de Jésus, répondre
complètement à cette question :
pourquoi fallait-il que le fils de Dieu
souffrît beaucoup ? Il y aura toujours
là un mystère, une immensité
qui dépassera nos expériences
mêmes les plus profondes, et notre
intelligence. Restant sur le terrain pratique, nous
vous avons dit comment nous avons rencontré
le grand blessé dans le livre. Nous voulons
maintenant, comme des frères
aînés, vous dire comment nous l'avons
rencontré sur notre chemin, et pourquoi nous
savons qu'il a souffert pour nous.
Avant de le savoir par l'intelligence, nous l'avons
appris par le coeur, et c'est une des choses les
plus merveilleuses de Dieu : les plus
bornés, les plus incultes, peuvent savoir
que Jésus a souffert pour eux. Le
problème auquel les plus grands esprits se
heurtent, « ceux qui ont le coeur
pur » l'ont résolu : ils
voient Dieu dans la personne de Jésus
souffrant, ce Dieu qui les a aimés au point
de donner son fils et de le laisser descendre
jusque dans les profondeurs de leur
péché et les abîmes de leur
douleur, pour remonter, les tenant par la main,
jusqu'à son Père. Je ne puis pas tout
expliquer, certains ne peuvent rien
expliquer ; ils sont sauvés, et cela
leur suffit.
Il y a cependant une explication de la souffrance
de Jésus qu'il faut examiner de près,
et, je crois, écarter, parce qu'elle est de
nature à fausser nos rapports avec Dieu et
notre expérience du salut. Je ne veux
aborder qu'avec un profond respect cette doctrine
qui fut longtemps celle de l'église, qui
reste celle de frères
vénérés. Je ne veux attaquer
aucune foi sincère, mais dire simplement
comment le grand blessé est apparu sur mon
chemin. Expérience personnelle, qui n'est
pas nécessairement l'expérience
unique.
Jésus, m'a-t-on dit, a dû souffrir
pour satisfaire Dieu. Dieu, étant
décidé à frapper les hommes
dans sa justice, aurait consenti à frapper
à leur place cet innocent qui s'offrait. Il
ne pouvait pardonner qu'à cette
condition.
J'ai beaucoup souffert de cette pensée, que
je croyais être un fait certain. J'avais tant
de peine à voir dans ce Dieu qui doit
frapper, qui cherche une victime, le
Père de l'évangile ! Il me
semblait que le péché rend les hommes
si malheureux que le châtiment est là,
tout naturel et plus terrible : pécher,
c'est
souffrir,
c'est
être frappé, être privé
de Dieu. L'enfant prodigue entrait dans la
souffrance, et dans le châtiment, au jour de
son départ de la maison dont il s'exilait
volontairement. J'ai pensé alors à ce
père qui attend le retour de son fils, pour
pardonner, qui court à sa rencontre,
« il se jeta à son cou et le
baisa. » Il n'eut pas besoin de frapper,
le châtiment était là, devant
lui, visible dans la personne du malheureux.
Dieu n'avait pas besoin du sacrifice d'un juste
pour être satisfait. Dieu n'a pas voulu la
souffrance de Jésus.
Alors pourquoi fallait-il que
Jésus
souffrît ?
Pour nous. Rien que pour nous. Ce n'est pas le
père qui refusait de tendre la main à
l'enfant, c'est l'enfant qui ne voulait pas
revenir. Pour le faire rentrer en lui-même,
il fallait qu'il sentît la souffrance du
Père. Cette souffrance, nous l'avons vue en
Jésus. Ce n'est pas Dieu qui refusait le
pardon, c'est nous qui ne voulions pas demander
pardon, parce que nous ne voyions pas clair. La
souffrance de Jésus nous a
éclairés. Une fois que nous avons vu,
l'épouvante nous a saisis en nous regardant
nous-mêmes, nous n'aurions jamais osé
revenir. Alors Jésus a souffert pour nous,
pour nous remplacer, pour expier. Non pas pour
Dieu, qui continuait à tendre les bras. Pour
nous, parce qu'il nous fallait une expiation de nos
crimes et que nous ne pouvions pas la faire dans
notre faiblesse.
J'aimerais mieux ne rien dire. Les mots
refroidissent une expérience. Ils
éveillent la contradiction. Ils sont mal
compris. Ils blessent. Cependant je dois parler,
non pour ébranler de joyeuses certitudes,
mais pour ceux, et ils sont nombreux parmi les
jeunes, qui ont souffert comme moi, ayant besoin de
pardon, d'expiation, d'un Sauveur mort pour eux, et
ne pouvant, en toute sincérité et
humilité, accepter un Dieu qui a voulu les
choses horribles que nous avons décrites
tout à l'heure.
J'exprime cette expérience par quatre
mots : Jésus a souffert avec nous, par
nous, pour nous, en nous.
Avec
nous. J'ai
déjà
dit pourquoi : pour nous
comprendre, pour avoir le droit de nous dire :
je sais ta peine, je l'ai connue, plus et mieux que
toi ; je puis t'aider, car moi aussi j'ai
souffert. Joséphine Butler était bien
dans la ligne de Jésus quand elle voulut
utiliser sa douleur personnelle pour le salut de
ses soeurs perdues : « Je savais que
mon coeur souffrait nuit et jour, et il me semblait
que le seul remède possible serait de
rencontrer d'autres coeurs souffrant aussi nuit et
jour, comme moi, avec plus de raison encore... Je
fus saisie d'un irrésistible besoin de m'en
aller à la recherche de quelque peine plus
grande que la mienne, de trouver des gens plus
malheureux que moi. Je ne souhaitais qu'une chose,
me plonger au coeur de quelque misère
humaine et dire aux affligés, comme je
savais pouvoir le faire à
présent : « Je vous
comprends, car moi aussi j'ai souffert. »
(S'il m'arrive, pour exprimer la souffrance de
Jésus, de faire appel à des
comparaisons humaines, il reste bien entendu que
toute souffrance d'homme est séparée
de la sienne par toute la distance qui
sépare une âme sainte de nos
âmes, et son coeur du nôtre, et par le
fait que la souffrance, inévitable chez nous
par suite du péché, fut chez lui
absolument volontaire).
« Je vous comprends, car moi aussi j'ai
souffert. » Il fallait qu'il connût
toutes les douleurs, pour les comprendre toutes. Il
y a des heures où nous pouvons douter de
Dieu, où le ciel reste vide, où la
prière ne monte plus. Mais il est une chose
dont il ne nous est pas permis de douter, c'est de la
pitié de
Jésus. Elle
est un fait, il n'y a qu'à lire. À
l'heure où nul ne nous comprend, lui nous
comprend. Il a dit : « Celui qui m'a
vu a vu le Père. » Par lui, nous
sommes revenus à Dieu, car il nous a dit, et
nous le croyons, que son amour, que sa
pitié, sont le reflet de la pitié et
de l'amour du Père. Dieu nous comprend,
puisque Jésus nous comprend. Dieu ne nous
repousse pas, puisque Jésus a pitié
de nous.
La souffrance ne peut pas nous éloigner de
Dieu, puisque Jésus a souffert.
« Si donc le fils de Dieu a souffert, qui
parmi nous oserait découvrir dans sa propre
souffrance un motif de murmure ou une raison de
douter ? Eh quoi ! si je souffre. Dieu
m'oublie ? Si je souffre, la Providence n'est
qu'un mot ? Si je souffre, Dieu n'existe
pas ? Pauvre insensé ! si tes
arguments étaient valables, le supplice de
Jésus-Christ aurait arraché du monde
l'idée de Dieu...
... S'il fallait voir, dans nos malheurs, la preuve
que la Providence n'est qu'une illusion et le
Père céleste un rêve, la
démonstration que l'existence est mauvaise
et ne vaut pas la peine d'être vécue,
alors, croyez-le bien, les clous qui ont
transpercé Jésus auraient atteint, au
fond des cieux vides, ce Dieu imaginaire ; le
supplice du Nazaréen aurait
été la mort de
l'Éternel ; et sur la colline de
Golgotha, Jésus aurait fondé
l'athéisme ! » (W.
Monod).
Puisque le fils de Dieu a souffert, la souffrance
n'est jamais une preuve que Dieu nous a
abandonnés. Si Dieu m'aime, pourquoi est-ce
que je dois souffrir ? En Christ, cette
question est résolue. Dieu l'a aimé,
et il a souffert, et il a produit la vie par sa
souffrance. Souffrir, ce n'est pas pécher,
car le Saint a souffert. Souffrir, ce n'est pas
être éloigné de Dieu, puisque
celui qui était près du coeur du
Père a tant souffert.
On dit que la souffrance n'est pas normale. Au
contraire, ce qui ne serait pas normal, ce serait
de ne pas souffrir puisque Jésus a souffert.
Je ne veux pas que la même terre qui a
meurtri ses pieds n'offre aux miens que des
sentiers fleuris. Je ne veux pas que la même
vie qui l'a conduit au supplice me mène au
plaisir. Je ne veux pas que les douleurs humaines
qui l'ont accablé me restent
étrangères.
Quand les hommes vont dans la nuit, les pieds
meurtris et le coeur fatigué, il y a
toujours quelqu'un qui marche avec eux dans les
ténèbres, qui pleure de leurs larmes
et saigne de leurs blessures, qui les comprend,
parce que lui aussi, a souffert.
Jésus a
souffert par
nous. C'est
sa
mort qui
nous a amenés à Dieu. Quand nous
l'avons vu supplicié, quand nous sommes
parvenus à dire : « C'est moi
qui l'ai mis là où il est, ce sont
mes péchés qui l'ont
crucifié », alors seulement nous
sommes venus au Père pour demander pardon.
Il nous attendait, mais nous
ne savions pas ce que
c'était que le péché. Depuis que
Jésus a souffert, nous le savons.
Avez-vous compris cela, que c'est par nous que
Jésus a souffert ? Nous n'avons
peut-être pas été comme Judas,
le traître. Mais comme nous ressemblons
à Pierre, le disciple qui n'a pas eu le
courage de se montrer à l'heure
décisive, et qui a brisé le coeur de
son ami ! Nous ne sommes pas Barabbas le
brigand. Mais nous sommes sûrement dans la
foule qui a laissé mourir son roi.
Jésus n'a pas été
assassiné par des voleurs. Il a
été martyrisé par
d'honnêtes gens, qui portaient en eux ce que
nous avons tous : l'orgueil,
l'indifférence, l'amour de l'argent ou des
plaisirs, la lâcheté. Inutile de
prolonger la démonstration. Nous n'avons
qu'à lire. Les souffrances de Jésus
ont toutes été produites par le
péché. Dans un monde saint, il
eût vécu heureux, respecté,
proclamé roi. La méchanceté
des hommes l'a mis en croix.
Cela, nous le savons. Il faut plus. Il faut
dire : ma méchanceté l'a fait
souffrir. Il faut se rendre compte que si
Jésus vivait au milieu de nous, son sort
serait le même ; que s'il passait dans
nos rues, hué par la foule et
traîné par la police, nous n'irions
pas fendre la presse pour nous mettre à son
côté ; que s'il prêchait
sur nos places, entouré de figures
malveillantes et surveillé par les
autorités, nous resterions prudemment chez
nous ; que s il nous disait :
lève-toi, et suis-moi ! nous
trouverions toutes les excuses pour ne pas
partir.
Il faut rentrer en soi-même, se voir enfin
à la lumière aveuglante de la
croix ; se voir non tels que les autres nous
voient ; ou tels que nous croyons
être ; mais tels que nous sommes en
réalité. Ce n'est pas gai, ce n'est
pas beau. Combien de chrétiens n'ont jamais
songé à commencer par le
commencement, à se mettre à genoux
derrière une chaise ou au pied de leur lit,
et à dire : « Seigneur, aie
pitié de moi ! c'est par moi que tu as
souffert ! »
Il faut avoir fait cela pour comprendre ce qui
suit ; c'est que Jésus a souffert pour
nous. Non, ce
n'est pas
Dieu qui avait besoin d'une victime expiatoire pour
nous pardonner. C'est nous. Quand on a senti
l'horreur du péché, quand on se
repent, quand on sent tellement qu'on ne pourra
jamais réparer, jamais refaire, jamais
recommencer, qu'on a tout perdu, tout
gâché, tout gaspillé, on a
besoin d'expiation. Celui qui, en souffrant par
nous, nous a conduits à Dieu, a
été brisé « pour nos
iniquités », pour nous.
C'est moi qui devais être
frappé ; c'est lui qui meurt. C'est moi
qui méritais la mort, c'est son sang qui
coule. Oui, la justice veut que le
péché soit puni, que le coupable soit
frappé. Je le sens. Je ne puis pas accepter
que Dieu me pardonne sans le châtiment, ce ne
serait pas juste. Mais je ne puis pas supporter le
châtiment, il m'écraserait. Alors
Jésus a dit à son Père :
« Frappe-moi à leur
place ! »
Mais ce n'est pas juste, c'est moi qui devrais
mourir ! Je sais bien, que ce n'est pas juste.
Mais puisque je ne puis pas supporter le
châtiment, puisque je suis trop
misérable pour expier moi-même,
puisque tout est perdu... il faut bien que
j'accepte, que j'accepte de ne pas être puni,
de ne pas être frappé, que j'accepte
cette monstrueuse injustice de la mort d'un
innocent ! C'est le plus terrible sacrifice qui
puisse être demandé à une
âme, accepter le sacrifice de Jésus
pour elle. Pour cela, il faut qu'elle mette son
orgueil sous ses pieds. C'est le mystère de
la conversion.
C'est surtout dans ce domaine que les paroles sont
impuissantes à rendre l'expérience,
que les formules blessent, qu'il faut savoir se
taire, qu'il faut surtout éviter de
discuter. Il suffit de constater ce qui est :
depuis vingt siècles, la foi au sacrifice
expiatoire du Christ crucifié apaise les
consciences et, seule, étanche la soif
d'expiation qui tourmente les âmes.
Sur une tombe, un homme est agenouillé et il
prie. C'est la tombe de sa mère. Il lui a
brisé le coeur, elle est morte pendant qu'il
était en prison. Toutes ses douleurs, elle
les a souffertes par son fils. Maintenant il a
compris que ce qu'elle a souffert par lui, elle l'a
aussi souffert pour lui. Il ne peut pas
réparer, il ne 'peut pas, avec toutes ses
larmes, lui rendre la vie. Mais il sent passer en
lui une force nouvelle : sa mère, en
souffrant par lui, a provoqué le repentir
qui a fait de lui un homme nouveau. Elle a pris sur
elle sa vie honteuse, et en est morte. Il peut
recommencer, être un homme nouveau. Il
dit : « Mère, je te
bénis, il fallait tes souffrances pour me
racheter, tu as souffert pour
moi ! »
Cette mère a fait pour son fils ce que
Jésus a fait pour elle, et c'est parce que
Jésus l'a d'abord fait pour elle qu'elle a
pu le faire pour son fils. Son poignant sacrifice a
été pour lui le reflet du sacrifice
de Golgotha, et le chemin qui l'a conduit au Christ
sauveur.
Par là, nous entrons dans un vaste et
merveilleux domaine, le dernier que nous voulons
parcourir. Christ a souffert, il souffre encore, en
nous. Dans la
mesure
où Jésus vit en nous, nous avons le
droit de souffrir comme lui, pour expier. Paul
l'avait compris : « J'achève
en mon corps ce qui manque aux souffrances de
Christ. »
Souffrances de la mère qui agonise pour son
enfant perdu ; souffrances de l'innocent qui
s'offre aux coups pour le coupable ;
souffrances pour l'enfant qui porte le poids du
péché paternel, elles sont
l'achèvement de celles du Christ. Nous avons
le droit, en Christ, de souffrir pour
l'humanité. Nous avons le droit d'aimer, de
nous pencher vers les douleurs humaines, et d'en
prendre notre part. Nous avons le droit de pleurer
avec ceux qui pleurent, et de pleurer pour ceux qui
ne savent pas pleurer. Nous avons le droit de
soigner les plaies qui dévorent
l'humanité, et de demander pardon pour elle.
Et quand dans notre impuissance à pouvoir
aider, secourir, souffrir pour les autres, nous
nous jetons à genoux, et nous prions pour
que la paix revienne, pour que les enfants aient
à manger, pour que les mourants soient
consolés, pour que les pécheurs
soient pardonnes, pour que les hommes s'aiment, et
que, submergés par l'angoisse, nous
souffrons une douleur sans nom, ... Christ souffre
en nous ! Il se sert de nous pour guérir,
pardonner, bénir. En butte à la
méchanceté des hommes, si nous
souffrons par eux et si nous pardonnons, nous
souffrons aussi pour eux, et Christ pardonne par
nous.
Je pense à tant d'âmes
déchirées par le deuil, à tant
de corps brisés par la maladie, à
ceux qui sont incurables, à ceux qui vont
mourir, à ceux qui « sont
entrés tout vivants dans l'étau de la
douleur physique et qui n'en sortiront que
morts », à tant d'existences
ravagées, à tant de fronts si purs
marqués de cicatrices, à tant de
souffrances inutiles ! Inutiles, non pas.
Christ souffre en elles. Ces souffrances
imméritées sont un don fait à
l'humanité, un sacrifice pour elle, une
expiation. Cela seul me permet de penser à
la guerre.
« Quand un visage ressemble à
celui du Christ, on est sûr qu'il porte la
trace des doigts qui l'ont souffleté. Devant
certains regards usés par les larmes, devant
certaines lèvres blêmies par l'agonie
physique, un mouvement de révolte monterait
à notre coeur, si nous ne savions que ces
tortures imméritées sont un cadeau
fait au genre humain tout entier par ceux qui les
subissent en Christ. Oui, couchés sur un lit
de douleur, ils absorbent, par la patience,
d'incalculables maux dont ils délivrent
l'humanité ; on les voit prendre le mal
des autres et l'épuiser. Ces âmes
renouvellent par leur vie entière, pour
toute l'humanité, ce dévouement des
mères pour leurs enfants, des saints pour
tous les hommes, qui boivent, lorsqu'il le faut, de
leurs lèvres héroïques,
l'affreux venin des plus horribles plaies... Plus
ils s'affaiblissent, plus ils tombent en ruines, et
plus ils participent aux douleurs du Sauveur
agonisant ». (W. Monod).
« O roi de gloire et homme de
douleur ! Quiconque t'a aimé a
souffert, et qui t'aime consent à souffrir,
mais tous ceux qui ont souffert pour toi t'en ont
aimé davantage. La douleur unit à
toi, comme la joie unit au monde. Heureux qui se
sera baissé pour prendre sa part de la croix
que tu portes ! Heureux qui voudra endurer en
son corps ce qui reste, ce qui restera
jusqu'à la fin du monde à souffrir de
tes souffrances !... Heureux le serviteur
fidèle ! Heureux, trois fois heureux,
si tout son désir est d'ajouter quelques
voix au concert des bien heureux, et de rester
caché dans la joie universelle, gardant
seulement dans son coeur l'invisible regard et
l'éternel : cela va bien, du
Maître et du Père ! »
(Vinet).
Notre vie a une valeur infinie. Elle
doit faire voir Jésus. Dans la
parabole des
vignerons, le Père s'écrie :
« Que ferai-je ? J'enverrai mon fils
bien-aimé ; peut-être, en le
voyant, auront-ils pour lui du respect. »
Et les hommes l'ont tué Et aujourd'hui
encore il est méprisé et
crucifié.
Mais où est la question ?
« Quand ils le verront... »
Est-ce qu'on peut dire que les hommes le
voient ? Est-ce que ceux qui vivent avec nous
le voient ? Disciples de Jésus, nous
nous sommes prêches nous-mêmes, et les
hommes ne l'ont pas vu. Rachetés de la
croix, nous avons paradé au pied de la
croix. Le monde l'a vu à travers nous, et il
l'a méprisé.
Peut-être, s'il l'avait vu, comme il est,
aimant, souffrant, mourant, comme nous le voyons
dans vos heures les meilleures, comme nous devons
le montrer... peut-être l'aurait-il
aimé ? Peut-être, quand il le
verra, sûrement, quand il le verra, aimant et
souffrant dans la personne des siens, il le
comprendra enfin et l'aimera. Et voici notre
tâche : nous aimerons tant, nous
prierons tant, nous croirons si
profondément, nous souffrirons si
intensément... que Jésus vivra en
nous et qu'enfin le monde le verra et
l'aimera.
PAUL VITTOZ.
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