Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Christ, le grand blessé.

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« Il fallait que le fils de l'homme souffre beaucoup ! » (MARC. 8 : 31).


Qui était donc ce Jésus, qui fut pour Pierre l'ami, puis le maître, puis le sauveur, celui qui l'a transformé et auquel il s'est donné tout entier ?
On nous a donné hier cette belle définition : La parole de Dieu, c'est l'action de Dieu. Je complète : l'action de Dieu fut une personne ; Dieu a donné son fils. Jésus est la « parole faite chair. » Et si je cherche ce qui, en Jésus, a sauvé Pierre, je constate que ce ne sont pas ses discours, qui ont provoqué son enthousiasme ; ce ne sont pas ses actions, qui ont excité son admiration. C'est quelque chose de plus profond : Jésus s'est donné pour lui, il a souffert, il est mort. L'action de Jésus se résume dans une mort volontaire, qui a duré toute sa vie, et qui a abouti à Golgotha.

Au jour même où Pierre, brisé, pleurait « en se cachant dans je ne sais quel trou », honteux, perdu, fini, Jésus mourait par amour pour lui. Et Pierre a compris que cette mort avait commencé depuis longtemps, que toute la vie de son maître avait été une mort, un don de soi, une perpétuelle souffrance pour son âme. Alors lui aussi est mort, il s'est donné.

Quand nous parlons des souffrances de Jésus, nous pensons presque toujours aux dernières heures, à l'agonie, à la passion. Certes ce fut bien là de la souffrance, la plus horrible qu'un homme puisse supporter. Mais ce ne fut que le dernier anneau d'une longue chaîne. Jésus a souffert constamment, il a été
le grand blessé jusqu'à devenir la sainte victime. Pour s'en rendre compte, il ne suffit pas de la lecture hâtive des évangiles. Il faut savoir lire attentivement, lire entre les lignes, car Jésus n'était pas homme à étaler ses souffrances et à faire parade de ses douleurs. Il faut savoir peser les mots : « Jésus regarda Pierre », trois mots ! C'est toute l'angoisse de l'espoir trompé, de l'abandon d'un ami ! « Pilate le fit battre, » quatre mots, c'est la douleur physique, l'ignominie du fouet. « Il fut crucifié », trois mots encore, c'est le bruit du marteau enfonçant les clous dans la chair, l'atroce minute où le corps, projeté en avant, endurait une douleur sans nom !... et il faut lire ainsi tout l'évangile.

Le grand blessé ! Je dirai d'abord comment je l'ai trouvé
dans le livre, puis comment je l'ai rencontré dans la vie.
Jésus possédait, portés à leur perfection, les deux principaux éléments de toutes les blessures :
une âme sainte, et un coeur aimant. Pensez d'abord à ceci : Jésus était saint dans un monde de péché, quelle source de souffrance ! Nous ne sommes pas des saints, loin de là. Pourtant, n'est-il pas vrai, ce n'est pas gai de vivre dans notre monde. Quand nous entendons parler des massacres d'Arménie, des violences sans nom commises sur des populations sans défense, des atrocités de la guerre, cela nous fait bondir, nous ne dormons plus. Quand nous savons les hontes de la débauche, les maisons où l'on tue les corps et les âmes, les cruautés de la spéculation, la puissance de l'argent et la lâcheté des hommes, cela nous fait mal. Quand nous voyons, tout près de nous, tant d'injustices, de tyrannies, de méchancetés, de mensonges, cela nous met hors de nous, nous blesse dans notre être le plus intime. Pourtant nous ne sommes pas des saints. Pensez maintenant à ce qu'a été, vue sous ce jour, la vie de Jésus, la vie d'une âme sainte, dans ce monde qui parfois nous écoeure, la vie d'une âme sensible à toutes les souillures, ouverte à toute les plaintes, vibrant à toutes les désharmonies ; une âme qui apportait un idéal dont on ne voulait pas, qui avait en elle une force de régénération dont on s'est moqué, une semence de justice et d'amour qu'on a jetée avec mépris sur les pierres du chemin ! Les hommes sont venus à lui, par milliers, curieux, mais aussi souffrants. Car faire le mal, c'est une souffrance. Mais quand ils ont compris que ce qu'il voulait, c'est un changement des coeurs et des vies, ils sont partis, et l'ont laissé tout seul pour mourir.

Pensez encore ceci : Jésus avait un coeur rempli d'amour sur une terre pleine de douleurs. Comme il a dû souffrir ! Nous n'avons qu'un pauvre coeur bien sec, bien froid, bien égoïste, et cependant, ce n'est pas gai de vivre dans notre monde. Quand nous pensons aux hôpitaux regorgeant de malades et de blessés, quand nous entendons à travers la nuit les gémissements de ceux qu'on tue, et les pleurs de celles qui restent veuves, cela nous fait saigner le coeur. Quand nous voyons, tout près de nous, tant de misères, des jeunes qui meurent, des mères qui regardent mourir, des aveugles, des estropiés, des poitrinaires et des coeurs en deuil, cela nous fait mal. Pourtant qu'est-ce que notre coeur et sa capacité d'aimer, comparé à celui de Jésus ? Et que sont les souffrances auxquelles nous assistons, comparées à celles qu'il a rencontrées ? Sur son passage, les maisons dégorgeaient leurs malades, il ne pouvait plus avancer tant il y en avait ; on les apportait sur les brancards, on les traînait sur la route, on les hélait quand il passait, on perçait le toit des maisons pour les lui amener. Toutes les victimes de la débauche, tous les rejetés de la société, toutes les plaies de l'ordre social, se donnaient rendez-vous devant ses pas.
Que pouvait-il faire ? en guérir, en consoler quelques-uns ; et les autres ? Il aurait dû vivre cent ans pour panser la plaie béante du monde ! Et ces gens-là même, auxquels il rêvait de faire du bien, allaient le tuer bien vite, le faire disparaître comme un être malfaisant !

Deux fois seulement dans l'évangile, il nous est dit que Jésus pleura : près du tombeau de Lazare, c'est son coeur aimant qui s est brisé en pensant à la souffrance de ses frères ; près de Jérusalem, c'est son âme de sainteté qui a saigné en pensant à leur péché. Mais il a sûrement pleuré plus souvent. Seulement il ne voulait pas décourager ses amis. Je suis sûr que lorsqu'on nous dit qu'il s'en allait, seul, à l'écart, ce n'était pas seulement pour prier, aussi pour souffrir et pleurer tout seul.

Suivons maintenant Jésus pas à pas sur cette voie douloureuse qui aurait pu être une vie de gloire et qui a été un martyre. Car ce qui rend la souffrance du Maître plus poignante, c'est qu'elle a été volontaire. Il ne fut pas la victime des événements. Il a voulu souffrir, il a cherché les lieux où l'on souffre, il ne s'est jamais dérobé. Il a ouvert ses yeux, ses oreilles, son coeur, tout grands, pour y ramasser la douleur.

Commençons par un domaine tout matériel, vulgaire, où les souffrances n'ont pas d'éclat et où elles sont cependant de rudes épines à l'existence.
Jésus a eu faim. Savez-vous ce que c'est que d'avoir faim ? Il y a des gens qui le savent, et pour lesquels il est précieux de penser que Jésus les comprend, parce qu'il a connu, lui aussi, la misère du corps qui réclame du pain. Jésus a eu soif Sur la croix, dévoré par la fièvre, il a poussé ce cri d'autant plus déchirant qu'il venait d'un homme qui n'a jamais songé à sa propre personne : « J'ai soif ! » J'aime cette parole, elle rapproche tellement Jésus de nous, elle nous reporte aux heures où, veillant près d'un malade bien cher, nous essayions en vain de calmer la fièvre qui le torturait. Et Jésus n'a pas eu la consolation de recevoir un verre d'eau d'une main amie, il n'avait que des geôliers. Jésus a eu froid. Au matin du jour fatal, on a allumé dans la cour un feu pour réchauffer les soldats. Le prisonnier, lui, peut grelotter, on le réchauffe avec des coups. Jésus a été fatigué, près du puits de Jacob, et ailleurs, quand l'évangile nous dit qu'il y avait tant d'allants et de venants qu'il n'avait pas le temps de manger. Il était parfois harcelé de travail.

Comme Jésus est bien notre frère, quand nous le voyons souffrir ainsi ! La faim, la soif, le froid, la fatigue, le travail écrasant, il a connu tout cela. Pour les petits enfants qui vont sans pain, fuyant l'invasion, Jésus a voulu connaître la faim, pour les comprendre mieux. Il a voulu comprendre le soldat qui attend en grelottant dans la tranchée le matin de sa mort ; et le fiévreux qui se tourne et se retourne, et qui réclame de l'eau ; et la pauvre mère fatiguée, debout du matin au soir, toujours à la tâche, et qui ne trouve pas un instant de repos et de recueillement. Jésus comprend ; il a passé par là. Quand nous devons aller chaque jour à la besogne monotone, le corps et l'esprit fatigués, pensons qu'il fallait que Jésus souffrît beaucoup, pour nous aider. Il n'avait pas toujours le temps de manger, il a toujours trouvé le temps d'aimer.

Suivons Jésus dans sa vie de famille. C'est là aussi qu'il a dû souffrir ! D'abord il a dû devenir, lui, l'ami du foyer, l'enfant de Marie, un sans-famille. Pas un endroit dont il puisse dire : c'est chez moi. Pas un lieu où reposer sa tête. Quand il va à Nazareth, son village, on l'entraîne sur un rocher pour se jeter en bas*******. Quand il va à Capernaüm, on lui dit de s'en aller bien vite, car Hérode veut le tuer. Quand il va à Jérusalem, il doit aller coucher dehors parce que ses ennemis le guettent et qu'il n'y a pas de place pour lui dans la ville. Déjà avant sa naissance, il n'y avait pas de place pour lui dans l'hôtellerie. Sa dernière nuit, il la passe sous les arbres d'un jardin. Tout seul au monde, comme un chemineau « sans famille et sans nid », tel a été le sort de notre Sauveur.

Pensez aussi à cette douleur : Jésus a vécu trente ans chez ses parents, avec ses frères et soeurs, dans son village, en fils soumis, en frère aimant, en fidèle ami. Sa mère ne l'a pas compris ! ses frères voulaient le faire enfermer « disant qu'il était hors de sens » ! ses concitoyens l'ont chassé de l'église et presque massacré !

Être incompris, quel chagrin ! Souvent, quand nous essayons de bien faire, l'accueil que nous recevons des nôtres nous casse les bras. Un jeune homme essaie de rendre pur son sentier, c'est son père qui se moque de lui, - sa mère qui le décourage. Un homme veut changer de conduite, c'est sa femme qui refuse de le suivre. Une jeune fille veut se rendre utile, on abuse d'elle sans ménagement. Les plus proches semblent avoir les yeux fermés à nos désirs religieux, à notre aspiration vers l'idéal, à nos repentirs. Alors on dit : « Tant pis ! je renonce ». Ne renoncez pas, ne renoncez jamais. Jésus vous comprend, il a passé par là. Pendant trente ans, il a été un fils modèle, un frère comme nous n'en sommes pas ; sa mère ne l'a pas compris, ses frères l'ont traité de fou, ses combourgeois l'ont chassé du village... il fallait qu'il souffrît cela, pour comprendre les incompris.

Quand c'était trop tard, quand il n'avait plus qu'une heure à vivre, il eut encore une douleur atroce : voir sa mère au pied de la croix. Il avait dû briser ce coeur qui ne pouvait pas accepter la mort de son premier-né, en pleine jeunesse. Il faut encore qu'il la voie, là, se tordant les mains. Sa mère, qui aurait voulu le serrer dans ses bras, lui adoucir les derniers moments : impossible, son fils était attaché à la potence. Jésus voyait ces gestes maternels, cette suprême douleur, il aurait voulu, lui aussi, tendre les bras. Oh ! ne fût-ce qu'une minute, pouvoir détacher ses mains de la poutre pour la bénir. Il me semble qu'à ce moment il a dû y avoir chez le supplicié des soubresauts terribles, comme un essai de rompre ses liens, d'arracher ses clous, et quel regard vers le Père tout-puissant qui pouvait lui permettre d'embrasser sa mère, au moins une seconde ! II fallait qu'il souffrît cela, pour comprendre ceux qui ont vu souffrir leur mère et dont le coeur s'est brisé d'impuissance.

Suivons Jésus dans sa plus grande famille, dans le cercle de ses amis. Que de souffrances ! Il a passé trois' ans avec eux, et ils l'ont si peu compris, se disputant pour savoir quel est le plus grand. Il les laissera bientôt seuls, ces jeunes hommes qu'il a arrachés à leur carrière normale pour les lancer dans des aventures tragiques, qu'ils sont trop faibles pour supporter. Lourde responsabilité pour un chef d'avoir conduit ses soldats sur des sentiers pareils ! Il les voit à la fin si fatigués, si découragés, a-t-il vraiment eu raison de les attacher à sa personne maudite, à son oeuvre pleine d'effroi ? Je pense aux regards qu'il a souvent jetés sur le petit groupe aimé, en rêvant à l'avenir qui les attendait, par sa volonté, à cause de lui.

Et Judas ! Avoir aimé cet homme, lui avoir donné tant de conseils, tant de preuves d'affection, tant de confiance, pour se voir vendu par lui ; et surtout, ce qui fut pour Jésus le plus terrible, pour le voir perdre son âme ! Oui, Jésus a eu cette âme tout près de la sienne, et elle s'est perdue. Le vendredi matin, avant de marcher au supplice, il a pu apprendre que Judas venait de se pendre. Cela a dû être pour le Maître un coup affreux. Avez-vous eu dans votre vie une âme, âme de fils ou de fille, âme de frère ou de soeur, âme d'épouse, âme d'ami, une âme pour laquelle vous avez prié, pour laquelle vous avez souffert, pour laquelle vous avez saigné... et cette âme s'est perdue, vous l'avez vue s'en aller dans le désespoir ? On se demande : est-ce que j'ai su assez l'aimer, la comprendre ? on se torture de remords. Jésus a eu un ami, qu'il a su aimer, et cet ami s'est pendu !

Et Pierre ! quelle déception pour Jésus ! Car enfin, être trahi et poursuivi par ses ennemis, on s'y attend. Mais être lâchement trahi par son ami, par son meilleur, par celui qui a dit qu'il irait jusqu'au bout, et être abandonné par lui juste au moment où on est seul, où on aurait tant besoin d'un appui ! Chez ce grand prêtre où on le soufflette, quelle force eût été pour Jésus la présence à son côté d'un fidèle ! Il est là, dans la cour, le fidèle, Jésus le voit, et souffre certainement pour lui une douleur plus grande que la sienne propre. Les soldats le tiennent, il ne peut pas aller à son secours, il sent que Pierre va perdre pied, qu'il le lâche. Pendant qu'on l'entraîne, il regarde son disciple. Oh ! ce regard !
Jésus a dû mourir sans avoir revu Pierre, sans avoir pu lui dire qu'il lui pardonnait ; mourir tout seul. Son meilleur ami l'avait abandonné.

Suivons Jésus dans sa vie de patriote, de citoyen, d'homme. Partout il a dû souffrir. Il guérit dix lépreux : un seul vient lui dire merci. Il apaise un démoniaque : pour le récompenser on le supplie de s'en aller. Il va dans les villes et les villages, semant la guérison et les bienfaits : au matin du vendredi, une foule immense crie : « Crucifie-le ! ». Dans cette foule, pas un ami. Jésus pourrait peut-être reconnaître, là des aveugles auxquels il avait rendu la vue, des boiteux qu'il avait remis sur pied, des gens auxquels il avait tendu la main. Pas un n'ose venir vers lui. Ceux qui ne crient pas avec les autres, se cachent, et lui, souffre de leur lâcheté une peine sans nom.

Nous savons ce que c'est que l'ingratitude. Nous avons voulu bien faire, soulager une misère, accorder un pardon, donner un conseil, une parole d'affection. On ne nous a pas remerciés, au contraire, on nous en a voulu. Alors nous nous révoltons : les hommes sont méchants, les hommes sont lâches ! Je crois bien que les hommes sont méchants, ils ont crié : crucifie-le ! à celui qui les aimait. Je crois bien qu'ils sont lâches, ils ont dit : à mort ! à celui qui leur apportait le bonheur. Il fallait qu'il souffrît cela, qu'il vît l'humanité comme elle est, qu'il goûtât toute la saveur de sa pourriture, pour avoir le droit, ayant été tout au bas, de soulever tout le poids jusqu'en haut.

Il fallait qu'il assistât à la déchéance morale de son peuple, qu'il pressentît la ruine de son pays, aimé par lui plus que nous n'aimons notre Suisse. Bien plus, il fallait qu'il renonçât à travailler à sa délivrance, qu'il refusât de mettre au service de son peuple ses talents, qu'il précipitât sa ruine ! Il aurait pu, s'il avait voulu, briser la puissance des tyrans ; il aurait pu se faire proclamer roi, balayer l'aristocratie démoralisée, régner comme un père sur cette patrie, et faire tant de bien ! Mais en sauvant son peuple, il aurait perdu l'humanité en la laissant dans le péché. Il a dû renoncer à ses aspirations les plus légitimes de patriote, pour devenir comme quelqu'un qui a trahi, qui a lâché son poste, qui a aimé les ennemis de la patrie. Il avait dû briser le coeur de sa mère, pour sauver les hommes! Il dût briser le coeur de son pays, détruire ses espérances, pour sauver les peuples.

Suivons Jésus dans ses rapports avec ses ennemis. Des ennemis, si nous en avons, nous n attendons pas qu'ils nous aiment. Mais ce que nous croyons pouvoir exiger d'eux, c'est qu'ils nous attaquent en face, avec des armes loyales. Jésus n'a pas même eu cette satisfaction. Ses ennemis l'ont tourné, épié, poursuivi. Ils arrivaient à lui avec toutes les marques du respect, l'appelaient maître, et tâchaient de démolir son oeuvre. Ils étaient partout. Pas un cercle où Jésus osât discourir sans penser qu'il y avait des oreilles mal intentionnées. Et lorsqu'ils ont vu qu'il était impossible de le prendre en faute, que leurs roueries ne prenaient pas, qu'il était trop simple pour leurs finesses et trop intelligent pour leurs manoeuvres, alors ils sont allés au milieu de la nuit réveiller des menteurs. Et sans laisser à l'accusé le temps de se défendre, on a escamoté le procès, on a crié pour se dispenser de juger. Il est condamné à mort.

Accablé par le mensonge, la calomnie, Jésus est frappé en plein coeur. On le fait passer pour un impie, lui l'homme de prière ; pour un ambitieux, lui le seul vrai humble ; pour un révolutionnaire, lui le prince de la paix. Et on court chez Pilate obtenir la permission de l'exécuter au plus vite.

Suivons Jésus, suivons-le avec respect, silencieusement, dans ces heures horribles où s'accumulent et se résument toutes ses souffrances.
Il vient de passer une nuit d'angoisse, sans sommeil. Il n'a rien mangé depuis la veille. Il fait froid. En attendant le jour, on donne des soufflets au malheureux, et on raille son regard de prophète : « Devine qui t'a frappé ». Pendant ce temps, Pierre le renie.
Le jour arrive enfin. Un cortège se forme. Traîné par la police, hué par la foule, Jésus est amené devant Pilate, et pendant que le soleil se lève et accable son corps épuisé, il assiste à la lutte morale de cet homme qui peut le délivrer, qui voudrait le délivrer, qui n'a besoin peut-être pour cela que d'un geste, d'une parole implorant la pitié. « Et Jésus ne répondit pas un mot ». Alors Pilate cherche à se débarrasser de lui, il l'envoie à Hérode. Un nouveau cortège se forme, et Jésus est entraîné par la police jusqu'au palais d'Hérode, qui se moque de lui et le renvoie à Pilate, qui se décide enfin à le laisser tuer.

Jésus est au corps de garde. Il est dévêtu, et les peintres n'osent pas rendre le caractère immonde du lieu, l'ignominie de cette nudité, l'angoisse de ce corps si pur exposé à toute la honte. Il est cruellement battu par le fouet romain garni de pointes. Tout brisé, on l'assied, on met sur le corps ruisselant de sang une
vieille tunique de soldat, sur la tête une couronne d'épines. On frappe dessus avec un bâton pour que le sang coule. Et le sang vient goutte à goutte se mêler aux crachats et à la sueur dont il est couvert. On se moque, bafouant son coeur de patriote, insultant sa patrie : « Salut, roi des Juifs ! ».

Un nouveau cortège se forme. Hué par la foule, traîné par la police, chargé de la poutre sur laquelle on va le pendre, Jésus traverse une dernière fois Jérusalem, sa ville royale. Il faut qu'il souffre. Il faut que tout le monde le voie souffrir, voie couler son sang, que personne n'ose dire qu'il n'a pas vu. Il n'en peut plus, et laisse tomber la croix.

Enfin on arrive sur la colline, et vous entendez le bruit des marteaux qui frappent sur les clous, s'enfonçant dans la chair vive.
Le moment où le condamné était hissé sur la croix était une minute atroce. Tout le poids du corps se portait en avant, et les douleurs, dans ce corps déchiré, étaient aiguës. Le premier moment passé, Jésus put voir sa mère qui pleurait, les soldats qui jouaient aux dés sa belle robe sans couture, sa seule possession terrestre, et la foule hurlante. On l'entendit murmurer : « Père, pardonne-leur ! ».

Est-ce qu'on va au moins le laisser mourir en paix ? Non. Il faut encore insulter, et ce fut terrible pour Jésus, d'entendre insulter son Père : « S'il est fils de Dieu, qu'il descende de la croix, et nous croirons en lui ! Il ne peut pas être le fils de Dieu, tout ce qu'il a dit est faux, puisque Dieu n'intervient pas. Et Jésus jeta un long regard vers le ciel. Dieu relèvera-t-il le défi jeté par les hommes ? Va-t-il envoyer ses anges et confondre ses ennemis ? Il le peut. Peut-être la grande heure du triomphe a-t-elle sonné ? Le ciel resta vide. Alors une nuit immense, insondable, incompréhensible, s'abattit sur l'âme du supplicié. Rejeté des hommes, Dieu lui restait. Il se sentit le rejeté de Dieu, et poussa dans l'air ce cri terrible : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m as-tu abandonné ? ».

Connaissez-vous ces heures où il semble que nous sommes abandonnés par Dieu, où Dieu ne répond plus, où Dieu n'écoute plus, où Dieu n'intervient plus ? Ce sont les heures les plus atroces de la vie, c'est la lie dans la coupe du péché. Mais nous avons au moins la consolation, si c'en est une, ou tout au moins l'explication de ces moments, en nous disant que nous l'avons mérité, que cent fois nous avons repoussé son amour. Mais lui, Jésus... il a fallu qu'il se sentît délaissé par son Père. Toutes nos douleurs, tous nos péchés, se sont accumulés dans son âme sainte, et il en a goûté l'amertume unique, à la minute où il s'est écrié : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ».

Cette fois, Jésus avait assez souffert. Il avait atteint le fond de la souffrance humaine, le fond du péché humain, l'absence de Dieu. Il n'y a pas une de nos douleurs, pas une de nos angoisses qu'il ne puisse comprendre. Il les a toutes connues et savourées. Quand on l'a percé d'un coup de lance, c'est de l'eau qui a coulé. Il n'y avait plus de sang. Il l'avait tout donné.
Il put dire encore : « Père, je remets mon esprit entre tes mains ! », puis il eut, enfin, le droit de mourir.
Il fallait que Jésus souffrît beaucoup. Il le fallait pour nous.

C'est pour nous qu'il a souffert.
« Méprisé et abandonné des hommes,
Homme de douleur et habitué à la souffrance
... Il a porté nos souffrances
Il s'est chargé de nos douleurs.
... Il était blessé pour nos péchés
Brisé pour nos iniquités
Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui,
Et nous sommes guéris par ses meurtrissures.
... Il a plu à l'Éternel de le briser par la souffrance ».
Esaïe, chapitre 53.

Nous ne pouvons pas résoudre le problème de la souffrance de Jésus, répondre complètement à cette question : pourquoi fallait-il que le fils de Dieu souffrît beaucoup ? Il y aura toujours là un mystère, une immensité qui dépassera nos expériences mêmes les plus profondes, et notre intelligence. Restant sur le terrain pratique, nous vous avons dit comment nous avons rencontré le grand blessé dans le livre. Nous voulons maintenant, comme des frères aînés, vous dire comment nous l'avons rencontré sur notre chemin, et pourquoi nous savons qu'il a souffert pour nous.

Avant de le savoir par l'intelligence, nous l'avons appris par le coeur, et c'est une des choses les plus merveilleuses de Dieu : les plus bornés, les plus incultes, peuvent savoir que Jésus a souffert pour eux. Le problème auquel les plus grands esprits se heurtent, « ceux qui ont le coeur pur » l'ont résolu : ils voient Dieu dans la personne de Jésus souffrant, ce Dieu qui les a aimés au point de donner son fils et de le laisser descendre jusque dans les profondeurs de leur péché et les abîmes de leur douleur, pour remonter, les tenant par la main, jusqu'à son Père. Je ne puis pas tout expliquer, certains ne peuvent rien expliquer ; ils sont sauvés, et cela leur suffit.

Il y a cependant une explication de la souffrance de Jésus qu'il faut examiner de près, et, je crois, écarter, parce qu'elle est de nature à fausser nos rapports avec Dieu et notre expérience du salut. Je ne veux aborder qu'avec un profond respect cette doctrine qui fut longtemps celle de l'église, qui reste celle de frères vénérés. Je ne veux attaquer aucune foi sincère, mais dire simplement comment le grand blessé est apparu sur mon chemin. Expérience personnelle, qui n'est pas nécessairement l'expérience unique.

Jésus, m'a-t-on dit, a dû souffrir pour satisfaire Dieu. Dieu, étant décidé à frapper les hommes dans sa justice, aurait consenti à frapper à leur place cet innocent qui s'offrait. Il ne pouvait pardonner qu'à cette condition.

J'ai beaucoup souffert de cette pensée, que je croyais être un fait certain. J'avais tant de peine à voir dans ce Dieu qui
doit frapper, qui cherche une victime, le Père de l'évangile ! Il me semblait que le péché rend les hommes si malheureux que le châtiment est là, tout naturel et plus terrible : pécher, c'est souffrir, c'est être frappé, être privé de Dieu. L'enfant prodigue entrait dans la souffrance, et dans le châtiment, au jour de son départ de la maison dont il s'exilait volontairement. J'ai pensé alors à ce père qui attend le retour de son fils, pour pardonner, qui court à sa rencontre, « il se jeta à son cou et le baisa. » Il n'eut pas besoin de frapper, le châtiment était là, devant lui, visible dans la personne du malheureux.
Dieu n'avait pas besoin du sacrifice d'un juste pour être satisfait. Dieu n'a pas voulu la souffrance de Jésus.

Alors pourquoi
fallait-il que Jésus souffrît ? Pour nous. Rien que pour nous. Ce n'est pas le père qui refusait de tendre la main à l'enfant, c'est l'enfant qui ne voulait pas revenir. Pour le faire rentrer en lui-même, il fallait qu'il sentît la souffrance du Père. Cette souffrance, nous l'avons vue en Jésus. Ce n'est pas Dieu qui refusait le pardon, c'est nous qui ne voulions pas demander pardon, parce que nous ne voyions pas clair. La souffrance de Jésus nous a éclairés. Une fois que nous avons vu, l'épouvante nous a saisis en nous regardant nous-mêmes, nous n'aurions jamais osé revenir. Alors Jésus a souffert pour nous, pour nous remplacer, pour expier. Non pas pour Dieu, qui continuait à tendre les bras. Pour nous, parce qu'il nous fallait une expiation de nos crimes et que nous ne pouvions pas la faire dans notre faiblesse.

J'aimerais mieux ne rien dire. Les mots refroidissent une expérience. Ils éveillent la contradiction. Ils sont mal compris. Ils blessent. Cependant je dois parler, non pour ébranler de joyeuses certitudes, mais pour ceux, et ils sont nombreux parmi les jeunes, qui ont souffert comme moi, ayant besoin de pardon, d'expiation, d'un Sauveur mort pour eux, et ne pouvant, en toute sincérité et humilité, accepter un Dieu qui a voulu les choses horribles que nous avons décrites tout à l'heure.

J'exprime cette expérience par quatre mots : Jésus a souffert avec nous, par nous, pour nous, en nous.

Avec nous. J'ai déjà dit pourquoi : pour nous comprendre, pour avoir le droit de nous dire : je sais ta peine, je l'ai connue, plus et mieux que toi ; je puis t'aider, car moi aussi j'ai souffert. Joséphine Butler était bien dans la ligne de Jésus quand elle voulut utiliser sa douleur personnelle pour le salut de ses soeurs perdues : « Je savais que mon coeur souffrait nuit et jour, et il me semblait que le seul remède possible serait de rencontrer d'autres coeurs souffrant aussi nuit et jour, comme moi, avec plus de raison encore... Je fus saisie d'un irrésistible besoin de m'en aller à la recherche de quelque peine plus grande que la mienne, de trouver des gens plus malheureux que moi. Je ne souhaitais qu'une chose, me plonger au coeur de quelque misère humaine et dire aux affligés, comme je savais pouvoir le faire à présent : « Je vous comprends, car moi aussi j'ai souffert. » (S'il m'arrive, pour exprimer la souffrance de Jésus, de faire appel à des comparaisons humaines, il reste bien entendu que toute souffrance d'homme est séparée de la sienne par toute la distance qui sépare une âme sainte de nos âmes, et son coeur du nôtre, et par le fait que la souffrance, inévitable chez nous par suite du péché, fut chez lui absolument volontaire).

« Je vous comprends, car moi aussi j'ai souffert. » Il fallait qu'il connût toutes les douleurs, pour les comprendre toutes. Il y a des heures où nous pouvons douter de Dieu, où le ciel reste vide, où la prière ne monte plus. Mais il est une chose dont il ne nous est pas permis de douter, c'est de
la pitié de Jésus. Elle est un fait, il n'y a qu'à lire. À l'heure où nul ne nous comprend, lui nous comprend. Il a dit : « Celui qui m'a vu a vu le Père. » Par lui, nous sommes revenus à Dieu, car il nous a dit, et nous le croyons, que son amour, que sa pitié, sont le reflet de la pitié et de l'amour du Père. Dieu nous comprend, puisque Jésus nous comprend. Dieu ne nous repousse pas, puisque Jésus a pitié de nous.

La souffrance ne peut pas nous éloigner de Dieu, puisque Jésus a souffert. « Si donc le fils de Dieu a souffert, qui parmi nous oserait découvrir dans sa propre souffrance un motif de murmure ou une raison de douter ? Eh quoi ! si je souffre. Dieu m'oublie ? Si je souffre, la Providence n'est qu'un mot ? Si je souffre, Dieu n'existe pas ? Pauvre insensé ! si tes arguments étaient valables, le supplice de Jésus-Christ aurait arraché du monde l'idée de Dieu...

... S'il fallait voir, dans nos malheurs, la preuve que la Providence n'est qu'une illusion et le Père céleste un rêve, la démonstration que l'existence est mauvaise et ne vaut pas la peine d'être vécue, alors, croyez-le bien, les clous qui ont transpercé Jésus auraient atteint, au fond des cieux vides, ce Dieu imaginaire ; le supplice du Nazaréen aurait été la mort de l'Éternel ; et sur la colline de Golgotha, Jésus aurait fondé l'athéisme ! » (W. Monod).

Puisque le fils de Dieu a souffert, la souffrance n'est jamais une preuve que Dieu nous a abandonnés. Si Dieu m'aime, pourquoi est-ce que je dois souffrir ? En Christ, cette question est résolue. Dieu l'a aimé, et il a souffert, et il a produit la vie par sa souffrance. Souffrir, ce n'est pas pécher, car le Saint a souffert. Souffrir, ce n'est pas être éloigné de Dieu, puisque celui qui était près du coeur du Père a tant souffert.

On dit que la souffrance n'est pas normale. Au contraire, ce qui ne serait pas normal, ce serait de ne pas souffrir puisque Jésus a souffert. Je ne veux pas que la même terre qui a meurtri ses pieds n'offre aux miens que des sentiers fleuris. Je ne veux pas que la même vie qui l'a conduit au supplice me mène au plaisir. Je ne veux pas que les douleurs humaines qui l'ont accablé me restent étrangères.
Quand les hommes vont dans la nuit, les pieds meurtris et le coeur fatigué, il y a toujours quelqu'un qui marche avec eux dans les ténèbres, qui pleure de leurs larmes et saigne de leurs blessures, qui les comprend, parce que lui aussi, a souffert.
Jésus a souffert par nous. C'est sa mort qui nous a amenés à Dieu. Quand nous l'avons vu supplicié, quand nous sommes parvenus à dire : « C'est moi qui l'ai mis là où il est, ce sont mes péchés qui l'ont crucifié », alors seulement nous sommes venus au Père pour demander pardon. Il nous attendait, mais nous ne savions pas ce que c'était que le péché. Depuis que Jésus a souffert, nous le savons.

Avez-vous compris cela, que c'est par nous que Jésus a souffert ? Nous n'avons peut-être pas été comme Judas, le traître. Mais comme nous ressemblons à Pierre, le disciple qui n'a pas eu le courage de se montrer à l'heure décisive, et qui a brisé le coeur de son ami ! Nous ne sommes pas Barabbas le brigand. Mais nous sommes sûrement dans la foule qui a laissé mourir son roi. Jésus n'a pas été assassiné par des voleurs. Il a été martyrisé par d'honnêtes gens, qui portaient en eux ce que nous avons tous : l'orgueil, l'indifférence, l'amour de l'argent ou des plaisirs, la lâcheté. Inutile de prolonger la démonstration. Nous n'avons qu'à lire. Les souffrances de Jésus ont toutes été produites par le péché. Dans un monde saint, il eût vécu heureux, respecté, proclamé roi. La méchanceté des hommes l'a mis en croix.

Cela, nous le savons. Il faut plus. Il faut dire : ma méchanceté l'a fait souffrir. Il faut se rendre compte que si Jésus vivait au milieu de nous, son sort serait le même ; que s'il passait dans nos rues, hué par la foule et traîné par la police, nous n'irions pas fendre la presse pour nous mettre à son côté ; que s'il prêchait sur nos places, entouré de figures malveillantes et surveillé par les autorités, nous resterions prudemment chez nous ; que s il nous disait : lève-toi, et suis-moi ! nous trouverions toutes les excuses pour ne pas partir.

Il faut rentrer en soi-même, se voir enfin à la lumière aveuglante de la croix ; se voir non tels que les autres nous voient ; ou tels que nous croyons être ; mais tels que nous sommes en réalité. Ce n'est pas gai, ce n'est pas beau. Combien de chrétiens n'ont jamais songé à commencer par le commencement, à se mettre à genoux derrière une chaise ou au pied de leur lit, et à dire : « Seigneur, aie pitié de moi ! c'est par moi que tu as souffert ! »

Il faut avoir fait cela pour comprendre ce qui suit ; c'est que Jésus a souffert
pour nous. Non, ce n'est pas Dieu qui avait besoin d'une victime expiatoire pour nous pardonner. C'est nous. Quand on a senti l'horreur du péché, quand on se repent, quand on sent tellement qu'on ne pourra jamais réparer, jamais refaire, jamais recommencer, qu'on a tout perdu, tout gâché, tout gaspillé, on a besoin d'expiation. Celui qui, en souffrant par nous, nous a conduits à Dieu, a été brisé « pour nos iniquités », pour nous.

C'est moi qui devais être frappé ; c'est lui qui meurt. C'est moi qui méritais la mort, c'est son sang qui coule. Oui, la justice veut que le péché soit puni, que le coupable soit frappé. Je le sens. Je ne puis pas accepter que Dieu me pardonne sans le châtiment, ce ne serait pas juste. Mais je ne puis pas supporter le châtiment, il m'écraserait. Alors Jésus a dit à son Père : « Frappe-moi à leur place ! »

Mais ce n'est pas juste, c'est moi qui devrais mourir ! Je sais bien, que ce n'est pas juste. Mais puisque je ne puis pas supporter le châtiment, puisque je suis trop misérable pour expier moi-même, puisque tout est perdu... il faut bien que j'accepte, que j'accepte de ne pas être puni, de ne pas être frappé, que j'accepte cette monstrueuse injustice de la mort d'un innocent ! C'est le plus terrible sacrifice qui puisse être demandé à une âme, accepter le sacrifice de Jésus pour elle. Pour cela, il faut qu'elle mette son orgueil sous ses pieds. C'est le mystère de la conversion.

C'est surtout dans ce domaine que les paroles sont impuissantes à rendre l'expérience, que les formules blessent, qu'il faut savoir se taire, qu'il faut surtout éviter de discuter. Il suffit de constater ce qui est : depuis vingt siècles, la foi au sacrifice expiatoire du Christ crucifié apaise les consciences et, seule, étanche la soif d'expiation qui tourmente les âmes.

Sur une tombe, un homme est agenouillé et il prie. C'est la tombe de sa mère. Il lui a brisé le coeur, elle est morte pendant qu'il était en prison. Toutes ses douleurs, elle les a souffertes par son fils. Maintenant il a compris que ce qu'elle a souffert par lui, elle l'a aussi souffert pour lui. Il ne peut pas réparer, il ne 'peut pas, avec toutes ses larmes, lui rendre la vie. Mais il sent passer en lui une force nouvelle : sa mère, en souffrant par lui, a provoqué le repentir qui a fait de lui un homme nouveau. Elle a pris sur elle sa vie honteuse, et en est morte. Il peut recommencer, être un homme nouveau. Il dit : « Mère, je te bénis, il fallait tes souffrances pour me racheter, tu as souffert pour moi ! »
Cette mère a fait pour son fils ce que Jésus a fait pour elle, et c'est parce que Jésus l'a d'abord fait pour elle qu'elle a pu le faire pour son fils. Son poignant sacrifice a été pour lui le reflet du sacrifice de Golgotha, et le chemin qui l'a conduit au Christ sauveur.

Par là, nous entrons dans un vaste et merveilleux domaine, le dernier que nous voulons parcourir. Christ a souffert, il souffre encore,
en nous. Dans la mesure où Jésus vit en nous, nous avons le droit de souffrir comme lui, pour expier. Paul l'avait compris : « J'achève en mon corps ce qui manque aux souffrances de Christ. »

Souffrances de la mère qui agonise pour son enfant perdu ; souffrances de l'innocent qui s'offre aux coups pour le coupable ; souffrances pour l'enfant qui porte le poids du péché paternel, elles sont l'achèvement de celles du Christ. Nous avons le droit, en Christ, de souffrir pour l'humanité. Nous avons le droit d'aimer, de nous pencher vers les douleurs humaines, et d'en prendre notre part. Nous avons le droit de pleurer avec ceux qui pleurent, et de pleurer pour ceux qui ne savent pas pleurer. Nous avons le droit de soigner les plaies qui dévorent l'humanité, et de demander pardon pour elle. Et quand dans notre impuissance à pouvoir aider, secourir, souffrir pour les autres, nous nous jetons à genoux, et nous prions pour que la paix revienne, pour que les enfants aient à manger, pour que les mourants soient consolés, pour que les pécheurs soient pardonnes, pour que les hommes s'aiment, et que, submergés par l'angoisse, nous souffrons une douleur sans nom, ... Christ souffre en nous ! Il se sert de nous pour guérir, pardonner, bénir. En butte à la méchanceté des hommes, si nous souffrons par eux et si nous pardonnons, nous souffrons aussi pour eux, et Christ pardonne par nous.

Je pense à tant d'âmes déchirées par le deuil, à tant de corps brisés par la maladie, à ceux qui sont incurables, à ceux qui vont mourir, à ceux qui « sont entrés tout vivants dans l'étau de la douleur physique et qui n'en sortiront que morts », à tant d'existences ravagées, à tant de fronts si purs marqués de cicatrices, à tant de souffrances inutiles ! Inutiles, non pas. Christ souffre en elles. Ces souffrances imméritées sont un don fait à l'humanité, un sacrifice pour elle, une expiation. Cela seul me permet de penser à la guerre.

« Quand un visage ressemble à celui du Christ, on est sûr qu'il porte la trace des doigts qui l'ont souffleté. Devant certains regards usés par les larmes, devant certaines lèvres blêmies par l'agonie physique, un mouvement de révolte monterait à notre coeur, si nous ne savions que ces tortures imméritées sont un cadeau fait au genre humain tout entier par ceux qui les subissent en Christ. Oui, couchés sur un lit de douleur, ils absorbent, par la patience, d'incalculables maux dont ils délivrent l'humanité ; on les voit prendre le mal des autres et l'épuiser. Ces âmes renouvellent par leur vie entière, pour toute l'humanité, ce dévouement des mères pour leurs enfants, des saints pour tous les hommes, qui boivent, lorsqu'il le faut, de leurs lèvres héroïques, l'affreux venin des plus horribles plaies... Plus ils s'affaiblissent, plus ils tombent en ruines, et plus ils participent aux douleurs du Sauveur agonisant ». (W. Monod).

« O roi de gloire et homme de douleur ! Quiconque t'a aimé a souffert, et qui t'aime consent à souffrir, mais tous ceux qui ont souffert pour toi t'en ont aimé davantage. La douleur unit à toi, comme la joie unit au monde. Heureux qui se sera baissé pour prendre sa part de la croix que tu portes ! Heureux qui voudra endurer en son corps ce qui reste, ce qui restera jusqu'à la fin du monde à souffrir de tes souffrances !... Heureux le serviteur fidèle ! Heureux, trois fois heureux, si tout son désir est d'ajouter quelques voix au concert des bien heureux, et de rester caché dans la joie universelle, gardant seulement dans son coeur l'invisible regard et l'éternel : cela va bien, du Maître et du Père ! » (Vinet).

Notre vie a une valeur infinie.
Elle doit faire voir Jésus. Dans la parabole des vignerons, le Père s'écrie : « Que ferai-je ? J'enverrai mon fils bien-aimé ; peut-être, en le voyant, auront-ils pour lui du respect. » Et les hommes l'ont tué Et aujourd'hui encore il est méprisé et crucifié.

Mais où est la question ? « Quand ils le verront... » Est-ce qu'on peut dire que les hommes le voient ? Est-ce que ceux qui vivent avec nous le voient ? Disciples de Jésus, nous nous sommes prêches nous-mêmes, et les hommes ne l'ont pas vu. Rachetés de la croix, nous avons paradé au pied de la croix. Le monde l'a vu à travers nous, et il l'a méprisé.
Peut-être, s'il l'avait vu, comme il est, aimant, souffrant, mourant, comme nous le voyons dans vos heures les meilleures, comme nous devons le montrer... peut-être l'aurait-il aimé ? Peut-être, quand il le verra, sûrement, quand il le verra, aimant et souffrant dans la personne des siens, il le comprendra enfin et l'aimera. Et voici notre tâche : nous aimerons tant, nous prierons tant, nous croirons si profondément, nous souffrirons si intensément... que Jésus vivra en nous et qu'enfin le monde le verra et l'aimera.

PAUL VITTOZ.


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