Si nous voulions préciser le sens de cette étude
nous lui donnerions en sous-titre ces mots : Pierre et Jésus,
ou Comment un excellent homme fut
arraché à la vie médiocre par Jésus-Christ.
Il y a une médiocrité du mal : le contact avec Jésus-Christ va
faire descendre Pierre aux abîmes - non des abîmes nouveaux, mais
des abîmes ignorés. Il y a une médiocrité correspondante du
bien : le contact avec Jésus-Christ va exalter Pierre jusqu'à
la plus haute destinée.
Ainsi certains paysages jurassiens que
bouleverserait tout à coup un tremblement de terre... On marche
aujourd'hui sous bois, dans une lumière tamisée ; on foule un
gazon fin ; par moments les pas résonnent comme sur des
souterrains ; mais l'aspect général des choses est paisible et
sans grandeur... Que le bouleversement survienne et cette vision
modeste se transformera en paysage de géants : crevasses
béantes, cimes blanches là-bas vers le ciel.
Notre tâche sera de noter, d'une part, les degrés de la descente,
les phases de l'écroulement - d'autre part les degrés de
l'ascension, les phases de la reconstruction, en admirant toujours
l'agent divin, auteur de cette transformation : Jésus-Christ.
Nous divisons, pour simplifier, cette histoire en un certain nombre
de scènes.
PREMIÈRE
SCÈNE : Premier coup d'oeil
(Lire Jean
! :
40 à 43).
Il y a là un premier appel, une première promesse, - une première
invitation à rompre avec la vie banale et à s'engager dans la vie à
ciel ouvert. Deux mots résument tout : Tu
es Simon, fils de Jonas, tu seras appelé Pierre.
Jésus, de son regard pénétrant, voit l'homme tel qu'il est, son
passé, sa personne, son avenir : tu es Simon.
Simon est un brave garçon. Jésus ne lui adresse aucun reproche
(comparez le jeune homme riche : « il te manque une seule
chose » - la samaritaine : « va, appelle ton
mari ») - il appartient à une bonne famille de pêcheurs de
Bethsaïda ; c'est un jeune homme sérieux - vrai unioniste de ce
temps - il a écouté Jean-Baptiste et l'a suivi ; il a reçu le
baptême et a marché honnêtement, il s'est marié de bonne heure,
s'est associé à des hommes honorables pour gagner sa vie :
voilà un tableau des plus dignes : Tu es Simon.
Présentement c'est un homme à tempérament ; il a de l'élan, des
capacités d'enthousiasme, de l'autorité, une certaine force de
caractère ; mais, par contre, il connaît aussi la faiblesse de
bien des forts : il y a chez lui de l'inconstance, une certaine
lâcheté jointe à de l'orgueil ; même, à l'occasion, une pointe
de dissimulation. Tu es Simon.
Quant à l'avenir probable, il est aisé à deviner. Simon fera une
carrière de pêcheur, homme moral et pieux ; il travaillera
beaucoup et arrivera à l'aisance ; il aura ses honneurs :
entrera peut-être dans l'administration de Bethsaïda ; il aura
aussi des afflictions : un naufrage, des deuils ;
peut-être qu'il atteindra un grand âge, peut-être qu'il mourra
prématurément. Ce sera la vie banale, sans abîmes sans doute, et
sans escarpements grandioses. Tu es Simon.
Jésus ajoute - c'est le coin enfoncé dans une vie et qui la fera
craquer - : Tu seras appelé
Pierre. Je t'invite à une autre
vie ; je te convoque pour une divine aventure et, comptant sur
ton acquiescement, je te prédis cette révolution : Tu seras
appelé Pierre ! - Un nom nouveau et un emploi nouveau sont
ainsi marqués. Un nom nouveau : tu seras un homme sur lequel on
pourra faire fonds ; ton enthousiasme deviendra fidélité, ta
lâcheté deviendra vaillance, ton orgueil, humilité. - Tu seras
durable comme un roc, solide comme un roc, humble comme le roc sur
lequel on bâtit. Un emploi nouveau : c'est qu'en effet, moi,
Jésus, j'ai une construction en vue : le Royaume des cieux. -
Eh ! bien, tu seras l'un de mes matériaux, tu serviras de base
à mon édifice.
Mes amis, comme il serait facile de mettre sous notre nom la vision
d'une vie banale ! « Tu es »...... et l'on
entreverrait le passé : le milieu familial honorable, les
débuts sans catastrophe ; le caractère présent : les forts
et les faibles ; l'avenir probable : ses travaux, ses
honneurs, ses tristesses, la mort.
Or Jésus se présente qui nous appelle à tout autre chose, à combien
mieux ! « Tu seras appelé... » - et voici la vision
d'une âme rénovée et d'un emploi pour l'édifice éternel de Dieu - la
vie, la vraie vie, la seule vie.
DEUXIÈME SCÈNE : Premier
effondrement et première restauration (Lire
Luc 5 : 1 à 11).
Tout tourne autour de ces deux mots :
Il y a deux catégories de circonstances qui
provoquent le sens du péché, ou plutôt Dieu a deux procédés
principaux pour nous révéler notre nature coupable : les
grandes détresses (Psaume !30. - Judas...) - ou bien les grandes
délivrances. - Pour Pierre cette dernière éventualité se réalise. Il
ne faut pas chercher à comprendre, ni vouloir analyser à fond :
il faut contempler.
Dans la pêche miraculeuse, le divin surgit pour Pierre et,
brusquement, il se produit dans la conscience de ce brave homme,
comme une dépression : tout un sous-sol obscur et répugnant lui
apparaît.
Ainsi à Paris, il y a quelques années, une craquelure de la rue
avait mis à découvert les tunnels et les bas-fonds.
Pierre se voit pécheur. - Il ne s'agit pas de telle ou telle faute
passée : il a avoué ses fautes à Jean-Baptiste et a reçu le
pardon - il s'agit de tout un ensemble d'impressions qui le rendent
tout à coup haïssable à soi-même et indigne de Dieu. Il se prosterne
et s'écrie : Retire-toi de moi, car je suis un homme
pécheur !
- Ainsi de l'homme éveillé au sens du mal, Il se reconnaît impur et
paresseux (lectures cultivées, images recherchées) ; il se
reconnaît peu limpide dans ses paroles (arrière-pensées, flatteries,
faiblesses) ; il se reconnaît égoïste, orgueilleux, vaniteux
jusque dans la modestie même - et il conclut : Retire-toi de
moi Seigneur, toi le pur, toi le propre, toi le Saint, car je suis
un homme pécheur.
Or voici que l'auteur même de cette réaction en profite pour appeler
l'indigne à une oeuvre glorieuse : N'aie
pas peur, dit Jésus à Pierre, tu
seras pêcheur d'hommes.
Il pardonne et II embauche.
- Tu fais sortir d'un élément mystérieux et glauque, des poissons
pour les faire scintiller au soleil ?... tu seras l'instrument
d'une oeuvre semblable : arracher au demi-jour de la vie sans
Dieu, à la nuit des abîmes, des âmes pour les plonger, délivrées,
dans l'air du Bon Dieu.
La vocation à l'apostolat scellera tôt après ce contrat.
Mes amis, il n'est pas difficile, prenant la profession que vous
avez choisie, de répéter l'appel et la promesse du Maître. Tu es
semeur de blé ? Tu seras semeur de la parole vivante. - Tu es
dans les affaires ? Tu t'occuperas désormais « des
affaires de ton Père. » - Tu es étudiant en médecine ? Tu
seras le médecin des âmes malades ; au lieu de prolonger
seulement l'existence des corps voués à la destruction, tu
travailleras pour l'immortalité. - Tu fais ton droit ? Tu seras
avocat de Dieu devant les âmes et avocat des âmes devant Dieu. - Tu
es dans l'industrie ? Tu façonneras quelque autre
chef-d'oeuvre : un coeur d'homme, à la gloire de Dieu.
* * *
Il faut marquer ici la place des trois scènes qui
s'intituleraient : La splendeur
du Maître.
Pierre eut le privilège d'adorer La
sagesse de Jésus dans le sermon sur
la montagne, sa puissance lors
de la tempête sur le lac, sa gloire à
la transfiguration.
Nous les indiquons seulement pour parvenir à une dernière
scène :
TROISIÈME SCÈNE : Contraste.
Pierre avant la crise : un bienheureux et un démon (Lire
Matth.
16 :
13-20, Jean
6 :
68).
À cette
heure, point culminant de son court passage à l'école de Jésus
visible, toute la foi enthousiaste de Pierre, tout son attachement
passionné s'exprime dans ce mot : Seigneur,
à qui irions-nous qu'à toi ! Tu as les paroles de la vie
éternelle... Tu es le Christ.
Désormais tous les ponts sont coupés derrière l'apôtre : Jésus
ou personne, Jésus dont la voix a l'accent de l'éternellement vrai.
Le maître sanctionne cette confession : « Tu
es heureux, Simon, fils de Jonas,
ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, c'est mon
Père qui est dans les cieux. »
Sur celui qui s'exprime en ces termes Jésus fondera son
Église : sur cette pierre je bâtirai ; on pourrait
dire : Sur ce Pierre,
sur le Pierre de cette foi, sur le Pierre de cette appartenance
convaincue au Saint de Dieu. »
Heureux sommes-nous aussi, mes amis, de l'aveu du Maître, quand,
après des effondrements et des relèvements, toute notre âme, notre
meilleur moi peut souscrire à la confession de Pierre.
Mais voici qu'aux visions de victoire il faut joindre une vision de
douleur, c'est la loi providentielle : la vie de pionnier de la
cité de Dieu comporte la souffrance. Le Chef souffrira, les
disciples souffriront. « Dès lors Jésus commença à leur faire
connaître qu'il fallait qu'il souffrit beaucoup... » -
« Si quelqu'un veut venir après moi, dit-il peu après, qu'il
renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix ».
Le Pierre terrestre, le Pierre amateur de gloire et de facile
triomphe, peureux devant la douleur, (ils sont deux encore !)
au premier mot de Jésus, est intervenu. Le malheureux se fait mentor
de son maître. Quelle prétention insensée, quelle présomption !
« À Dieu ne plaise ! cela ne t'arrivera pas ».
Voilà bien les encouragements d'un optimisme fourvoyé.
Mes amis, nous ne jugeons pas notre pauvre héros. Qui n'a connu en
soi-même le voisinage des plus saintes exaltations avec les calculs
commodes ?
Jésus est d'une rigueur terrible. Il repousse le tentateur qu'il
discerne, il le repousse avec horreur et décision. Et puis Jésus qui
voit percer de nouveau Simon, Simon sur lequel on ne peut rien
bâtir, le Simon mouvant et lâche, s'écrie, pour le salut de son
apôtre : « Arrière de moi,
Satan ! Tu m'es en
scandale ».
Dans la lutte effrayante qui se livre ici-bas entre la lumière et
les ténèbres, tôt ou tard il faut devenir conscient de ce
fait : il y a en nous un candidat au service de Satan ;
par lueurs nous comprenons que nous risquons d'être employé à ses
maudites besognes. Grâces soient rendues à Jésus-Christ, qui nous le
révèle - mais pour nous arracher à ce servage et pour restaurer en
nous sans cesse sa souveraineté à Lui.
Tel est l'homme dont nous esquissons l'histoire, à
la veille de la crise suprême. Il semble qu'il ne puisse descendre
plus bas dans la connaissance de lui-même ; il semble que tout
soit dit et tienne en ces deux mots : il y a Pierre, le
bienheureux et il y a Simon, le démon. - L'amour du Christ
terrassera l'un et réalisera l'autre.
Non, tout n'est pas dit. Pierre ne se connaît pas encore à fond. La
défaite et l'agonie de son Maître vont lui révéler pire que tout ce
qu'il a vu.
Nous nous sommes demandés s'il y avait place
encore pour un ultime effondrement de l'orgueil de Pierre, place
pour un ultime témoignage d'amour du Maître : Oui. Pierre va
faiblir sur le point même où il se croit invulnérable ; il va
faiblir là où tout son coeur d'un seul élan, veut être
héroïque ; il va faiblir dans des conditions inouïes :
averti expressément - assailli par un ennemi aux modestes
apparences. Il va commettre par lâcheté, un crime contre celui qu'il
aime le plus au monde. - Suivons l'histoire de cette chute.
PREMIÈRE SCÈNE : Les
suprêmes témoignages.) de l'amour.
(Jean
13 :
2 à 9 ; Matth.
26 :
20 à 46).
Nous rappelons, pour mémoire, les
événements du dernier soir, ces événements où transparaît l'enfer et
où le ciel est tout près. Pierre en est sorti bouleversé.
Voici d'abord le lavage des pieds. Chez
Pierre, la réaction naturelle se produit : il bondit de voir
son Maître à genoux auprès de lui ; il ne veut rien savoir de
ce service qui jure avec la grandeur de Jésus comme avec l'indignité
du disciple. Et pourtant, sur l'avertissement du Seigneur, il se
soumet sans comprendre. Puis vient l'annonce
de la trahison. Pierre consterné se
joint à ses collègues pour dire ce « Est-ce moi ? »
admirable résultat de l'éducation divine. - Puis Y
Institution de la Cène, l'allusion
au sang qui va couler. Puis encore les
entretiens de la Chambre haute : Le
visible est devenu diaphane et l'invisible rayonne. - Enfin Gethsémané.
Il faut deviner le branle-bas d'émotions ineffables ou étreignantes
qui envahit l'âme de Pierre.
DEUXIÈME SCÈNE : L'enthousiasme
présomptueux et l'avertissement. (Marc
!4 :
26 à 30).
Ce qui domine chez Pierre, c'est son
amour et Jésus n'en doute jamais ; ce qui met dans cet amour -
comme dans une barre d'acier - une paille, c'est la confiance en
soi, la présomption.
Jésus avertit tous ses disciples : Prenez garde ! - Pierre
proteste et se met au-dessus des autres : Quand même tous
trouveraient une occasion de chute, non pas moi. - Le Maître alors -
n'y a-t-il pas là de quoi inspirer une prudence infinie ? -
précise : En vérité, je te dis que loi,
aujourd'hui, cette nuit même, avant
que le coq ait chanté deux fois, tu me
renieras trois fois.
Et Pierre ? Il proteste encore.
TROISIÈME SCÈNE : Faiblesse
et courage. (Matt.
26:
40 ; Jean
18 :
10-11).
Pierre rêve d'héroïsme ; il vise
trop haut et ne sait pas faire les choses simples qu'on lui demande.
- En Gethsémané Jésus le prie de veiller : il s'endort. - Quand
les soldats arrivent l'apôtre pense l'heure venue de donner essor à
son courageux amour ; il tire l'épée et il frappe.
« Remets ton épée dans le fourreau » lui dit Jésus, et
Pierre, avec les autres, prend la fuite - De loin, pourtant, il se
met à suivre la victime qu'on emmène.
QUATRIÈME SCÈNE : Le
crime de la lâcheté contre l'amour. (Marc
14 :
60 à 72 ; Jean
18 :
15 à 18 et 25
à
27.)
Ici, il faut faire plus serrée la
trame de notre analyse.
Jésus a été arrêté, il est l'accusé, il va être le condamné ;
tout le monde est contre lui. Pierre, qui l'a vu toujours comme le
vainqueur, ne remonte pas sans
effort
ce courant qui se forme et qui, bientôt, emportera tout un peuple.
Cependant le voici à la porte du Prétoire... Entrera-t-il ?
c'est à une recommandation qu'il le doit. Malheureuse
recommandation ! veillons, dans nos vies, à ne pas solliciter
de ces interventions intempestives qui nous introduisent trop
souvent dans le théâtre d'une chute prochaine.
Entré, Pierre va s'installer auprès du feu avec des soldats.
Une servante survient... Pierre n'avait pas pensé à cela. Son
imagination exaltée était en garde contre les grands assauts et
méditait sur d'héroïques résistances - « Toi aussi, tu étais
avec Jésus ! » - Cette remarque de la part d'une femme qui
appartient au camp des vainqueurs et des juges, qui participe de
leur assurance et se fait accusatrice - cette remarque prend
l'apôtre tout à fait au dépourvu... « Je ne sais ce que tu
dis », répond-il un peu évasivement, ... « je n'en suis
point. »
Hélas, tout le mal est fait : quelle malédiction sur ceux qui
ne prennent pas d'emblée position ! Pierre a menti :
désormais il faudra avouer un mensonge pour retrouver le terrain de
la fidélité... la barrière qui le sépare du devoir s'est doublée.
Sans doute il espère que tout finira par là ; il revient en
esprit, je pense, à ce qu'il a dit ; se refuse encore à en
discerner la gravité ; souligne mentalement la partie évasive
de la phrase ; et peut-être, découvre quelque excuse
menteuse : mieux vaut rester encore un peu caché pour demeurer
près du Maître et attendre l'heure d'une intervention efficace.
Pierre se lève... la clarté du feu le gêne ; il s'en va faire
un tour dans la région plus obscure du portique d'entrée.
La servante, bavarde et peut-être amusée de mettre ce provincial
dans l'embarras, revient à la charge : « Mais si ! tu
en étais, ton accent te fait reconnaître. »
Pierre, engagé dans l'engrenage et comme poursuivi d'une fatalité,
persiste. Avec froideur il répond : « Je n'en suis
point. »
Une heure s'écoule - une heure ! Que s'est-il donc passé dans
cette âme ? C'est une de ces heures de vide intérieur ; la
conscience n'est pas encore bouleversée : Pierre n'a point
encore consenti à descendre au fond de lui-même ; c'est une
heure de congélation ou, si vous voulez, une de ces heures - nous en
avons connues - où l'on ne vit que par sa surface. On devine le
grondement des profondeurs, on sait ce qui va venir... mais on crâne
encore... Je crois que Pierre a vécu ainsi cette longue heure ;
peut-être fredonnait-il même en esprit un chant de pêcheur.
Mais tout n'est pas fini ; il faut consommer la tragique
descente. Une nouvelle fatalité : un parent de Malchus, le
blessé de Gethsémané, est là : il reconnaît bien l'agresseur de
tout à l'heure et n'hésite pas à le mettre sur la sellette :
« Ne t'ai-je pas vu quand tu étais dans le jardin ? »
Le témoignage se fait écrasant : L'idée d'une servante - la
mention de l'accent galiléen - maintenant ce : je t'ai
vu !
Comment parer à ce nouveau coup ? Oh ! si Pierre avait su
profiter de l'heure écoulée ! Sur la voie où il est engagé et
sous le fouet de Satan, il faut qu'il marche.
Il jure : « Je ne connais point cet homme... » Cet
homme ? C'est ainsi, pauvre égaré, que tu appelles ton Maître
bien-aimé ? Peut-on être plus loin de soi-même ? -
Non ! peut-on être encore tel dans le fond de sa nature
présomptueuse ? Que faudra-t-il pour t'éveiller de cette
torpeur ?
Le cri d'un coq et un regard.
Ce chant du coq renoue brusquement le fil de sa vie d'apôtre
par-dessus le précipice qui vient de se creuser ; Pierre
retrouve l'avertissement de son Maître et sa prophétie : le
revoilà lui-même, lui Pierre le disciple, mais dans quelle
situation ? Et pour achever d'opérer le réveil de l'âme, voici
le regard de Jésus : « Jésus s'étant retourné regarda
Pierre. » - Qui dira la douleur de ce regard ?
Pierre, étant sorti, pleura amèrement.
CINQUIÈME SCÈNE : Dans
l'abîme.
Les Évangiles se taisent sur les deux
journées et sur les deux nuits qui suivent. Il n'est, malgré cela,
pas difficile d'entrevoir ce qui se passa dans le coeur du renégat.
Il se hait et il se méprise comme jamais.
Il pense, avec une ironie poignante, à ses sévérités d'antan
(combien de fois pardonnerai-je ?...)
Il pense avec amertume à ses assertions triomphantes ; elles
lui font horreur et il envie rétrospectivement, le silence qu'il
avait jugé bien tiède, de ses collègues.
Il pense aux ravissements d'autrefois - aux chers espoirs de sa foi.
De tout cela que restera-t-il ? Oh ! que
restera-t-il ? Surtout il pense à Jésus et il se complaît, avec
une sorte de tragique volupté, dans cet affreux examen : il
voit son Maître souffrant et délaissé ; il le voit seul au
milieu de ses juges - et il se voit lui, aggravant cette douleur,
cet abandon, cet isolement. Comme un fer rouge, ce souvenir le
brûle.
Ce serait le désespoir pour Pierre, si quelques mots ne lui
restaient auxquels il se raccroche - et puis le regard de Jésus,
douloureux, n'avait pas la rigueur glacée d'une condamnation sans
appel.
Il se souvient que Jésus, à la question : Combien de fois
pardonnerai-je ?... avait répondu : Jusqu'à septante fois
sept fois... Il se rappelle : « Quand tu seras
revenu... » faisant suite à la prédiction même du reniement.
Ces mots le préservent de choir dans la nuit.
Mais cela ne change qu'une chose à sa position présente : il
continue de vivre, alors que Judas a donné à la mort de son âme
l'expression matérielle qui lui convenait.
Oh ! mes amis, bénissez les mots divins que nos mères ont
inscrits au fond de nos mémoires : une fois, peut-être, ils
vous retiendront sur la pente de l'abîme, en attendant la
délivrance.
Pierre ne se pardonne pas, il ne se pardonnera jamais. Il se
condamne absolument.
Simon est descendu au tombeau - Qui l'en fera remonter ?
SIXIÈME SCÈNE : Premières
lueurs (Lire Jean
20 :
2 sq.).
Nous notons seulement ici la place. -
Pierre, sur le mot de Marie de Magdala, au matin du premier jour de
la semaine, court. C'est le repentir en quête de pardon. - Il arrive
le second, mais il entre au sépulcre.
Quel frémissement d'espoir !
Pourra-t-il demander pardon ? obtenir son pardon ?
Que cette scène soit le secours de ceux qui ont vu mourir la victime
de leur méchanceté, avant d'avoir demandé pardon. Le pardon de Jésus
ressuscité porte en lui le pardon de tous les morts qui ne peuvent
plus absoudre les coupables repentants.
Puis vient l'irruption de Jésus dans la chambre haute. « La
paix soit avec vous ! » dit-il - et il n'exclut pas le
renégat.
Sa paix avec lui aussi.
Pourtant il faudra une explication, un tête à tête.
SEPTIÈME SCÈNE : Suprême
jugement, suprême réhabilitation (Jean
21 :
2 sq.).
Jésus n'en use pas légèrement avec le
mal. - Il reste une sévérité infiniment délicate, mais grave dans
cette scène ; cette sévérité, elle s'exprime dans un triple
fait : Pierre est interrogé en présence de ses collègues ;
une question souligne que Jésus pourrait légitimement douter de
l'amour de son apôtre ; une question ne suffit pas : elle
se répète trois fois, par transparente allusion aux trois
reniements.
Pierre m'aimes-tu ?
Et voyez Pierre dans ses
réponses : quel changement ! Plus de ces élans
présomptueux. Oh ! non, il sait ce qu'ils valent. Seulement une
affirmation sobre et nette, affirmation qui s'en réfère humblement à
la toute science de Jésus : « Oui ! Seigneur, tu sais
que je t'aime. » Et enfin, quand surgit la troisième question,
- presque dans la détresse de ce jugement si doux et si sévère,
Pierre répond : « Seigneur, tu
sais toute chose, tu sais que je
t'aime. »
Par trois fois Pierre a déclaré son
amour - par trois fois Jésus le réhabilite ; il lui pardonne et
le confirme dans son ministère : « Sois le berger de mes
agneaux - sois le berger de mes brebis. »
Je te confie quand même, Pierre, ce que j'aime le mieux. Je suis le
bon berger, eh bien, mes brebis, mes agneaux, ceux pour qui j'ai
donné ma vie, je les remets à tes soins.
Si quelque chose a abattu l'orgueil de Pierre, ç'a été le jugement
du Maître - si quelque chose l'achève et rebâtit un homme nouveau,
c'est ce témoignage de confiance.
CONCLUSION
Nous avons parlé au début, d'un
excellent homme arraché à la médiocrité par Jésus-Christ. Dans quels
abîmes Pierre est descendu ! Jésus ne l'a pas fait tomber, mais
lui a montré ce qu'était ce Simon autrefois si satisfait de soi-même
- Vers quelle vie merveilleuse Jésus l'entraîne ! Ce sont les cimes,
il n'y a rien de plus haut. Dieu vivant en Jésus-Christ, Dieu
agissant en Jésus-Christ et être son racheté !
Mes amis, sentez-vous l'appel qui crie vers vous de cette vie de
l'apôtre Pierre ?
FRANZ BURNAND.
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