« Sois vaillant et combattons
vaillamment pour notre peuple et pour les villes de notre
Dieu ; et que l'Éternel fasse ce qui lui semblera bon. »
Il
Samuel,
X, 12.
On rencontre dans les Écritures un certain nombre de paroles belles
et saintes en elles-mêmes, et qui pourtant sont prononcées par des
hommes d'une piété médiocre ou même par des méchants. Ainsi, les
discours des amis de Job, censures pour n'avoir pas parlé avec
droiture devant l'Éternel, n'en contiennent pas moins des sentences
également remarquables par l'élévation religieuse de la pensée et par
le tour poétique de l'expression. Ainsi encore, c'est un Balaam qui
forme ce pieux souhait : « Que je meure de la mort des
justes et que ma fin soit semblable à la leur ! »
Ce sont les Juifs grossiers de Capernaüm qui adressent à Jésus
cette prière, bien digne d'être répétée par les chrétiens de tous les
temps : Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là le pain de vie ;
c'est un Caïphe qui dicte l'arrêt de mort du Juste en proférant ces
paroles mémorables, et que saint Jean n'hésite pas à appeler prophétiques :
« Il est à propos qu'un seul homme meure pour le peuple et que
toute la nation ne périsse pas. » De même, les paroles que je
propose aujourd'hui à votre attention religieuse sont des paroles de
Joab, de Joab que l'Écriture sainte est très loin de nous présenter
comme un modèle, de Joab qui, avec de grands talents militaires et un
certain dévouement à son pays et à son roi, n'en fut pas moins un
ambitieux, un homme sans principes, un caractère violent et
vindicatif, un assassin.
Un pareil fait est significatif. Il nous apprend à apprécier, à
accepter, à aimer la vérité pour elle-même et en elle-même, alors même
que la personne de celui qui la dit n'a rien qui la recommande. Il
nous rappelle que Dieu parle dans toute conscience humaine, qu'il y a
une lumière divine qui éclaire tout homme et qui, à travers les
ténèbres de l'erreur, de l'incrédulité, du péché même, jette parfois
de vives et soudaines clartés. Il nous avertit qu'il y a une grande
distance entre le parler et le faire, entre l'être et le paraître, et
qu'il est possible et même facile d'exprimer d'une manière
intéressante et touchante des idées chrétiennes ou des sentiments
chrétiens sans être soi-même un chrétien.
Soyons attentifs à ce péril ; gardons-nous d'imiter, sinon
l'hypocrisie, au moins la religion superficielle et inconséquente d'un
Joab.
Mais laissons-nous instruire par les nobles paroles que, dans
un de ses meilleurs moments, l'Esprit de Dieu mit
dans son coeur et sur ses lèvres. Ces paroles nous rappellent un grand
et douloureux devoir, celui-là même qui réclame aujourd'hui toutes les
énergies de la France, le devoir de la défense nationale. Ne vous
étonnez pas, mes frères, de me voir porter ce sujet dans cette chaire.
La chaire chrétienne ne saurait, surtout dans un temps comme le nôtre,
faire abstraction des grands intérêts et des grands malheurs publics.
Avant tout, sans doute, elle doit inspirer aux hommes le désir et leur
montrer le chemin de la patrie céleste ; mais elle ne remplirait
qu'incomplètement sa tâche, si elle ne leur rappelait jamais ce qu'ils
doivent à leur patrie terrestre. Rien de ce qui est humain, rien
surtout de ce qui appartient au domaine moral ne lui est étranger.
Seulement, alors même que le prédicateur de l'Évangile traite ces
sujets d'une application visible et immédiate, son grand et suprême
souci doit toujours être le salut des âmes et l'avancement du règne de
Dieu. Que Dieu nous fasse la grâce de ne pas l'oublier un
moment !
Dans les terribles circonstances où nous ont placés les revers de
notre patrie et l'acharnement de nos envahisseurs, le sentiment qui
doit avant tout faire notre force, sans lequel le
patriotisme ne serait qu'un égoïsme élargi et le courage qu'une
injuste fureur - le sentiment, dis-je, qui nous est par-dessus tout
nécessaire et que nous pouvons et devons avoir dans les circonstances
présentes, est celui de la justice de notre cause. Joab l'avait.
Sa chaleureuse exhortation à son frère Abisaï est pleine de ce
généreux enthousiasme que n'inspire jamais une cause que l'on sait
être mauvaise. À un message bienveillant et amical de David, le roi
des Hammonites, Hanun, avait répondu par une insulte gratuite et,
d'après les idées de l'Orient, odieuse entre toutes. Ce roi païen
avait par là virtuellement déclaré la guerre à Israël, qui se
trouvait, on peut le dire, dans un cas de légitime défense. - Telle
est aussi actuellement notre situation, mes chers frères.
Actuellement, ai-je dit.
Je n'oublie pas les torts graves dont la France s'est rendue
coupable au début de cette guerre. Je désire faire le moins de
politique possible ; mais enfin, personne ne peut prétendre
sérieusement que le gouvernement français d'alors fût rigoureusement
obligé à faire les menaces, puis à mettre en avant les exigences qui,
d'abord, ont étonné l'Europe et bientôt l'ont mise en feu. Or, toute
guerre que l'on fait sans y être contraint est coupable et criminelle.
Nos défaites multipliées et gigantesques ont été le châtiment de ce
crime. Mais aujourd'hui, que le gouvernement de
la République française déteste hautement la guerre et demande la
paix ; aujourd'hui que ce même gouvernement s'est montré disposé
à accorder à la Prusse les satisfactions et les réparations
compatibles avec l'intégrité de notre territoire, les rôles sont
changés.
On nous fait une guerre de conquête. On manifeste hautement
l'intention de contraindre des provinces françaises à devenir
allemandes.... Je n'ignore pas qu'aux yeux de quelques chrétiens,
c'est toujours un devoir de faire la paix à tout prix. Je respecte
leur sentiment, mais sans le partager. « S'il est
possible, » dit l'apôtre, « et autant qu'il dépend de vous,
ayez la paix avec tous les hommes. » Or, nous voulons la
paix ; nous étions prêts pour l'acquérir à des sacrifices, à des
humiliations, mais on nous a demandé des choses impossibles.
On a exigé que la France, comme une mère dénaturée, reniât
quelques-uns de ses plus fidèles enfants. On nous a demandé
d'abandonner et de trahir nos frères tandis qu'ils mouraient pour nous
et pour la patrie. On nous a demandé d'acheter notre repos en livrant
et en vendant des populations - des âmes humaines - comme on livre et
comme on vend du bétail. Non, tant que le coeur de la France n'a pas
cessé de battre, tant que dans ses veines appauvries il y a encore du
sang à donner, ces choses ne sont pas possibles ! En présence de
ces conditions, non seulement dures, mais immorales,
les hommes de coeur qui gouvernent aujourd'hui la France en ont appelé
à la justice de Dieu et au dévouement de la nation française, et en
notre âme et conscience nous croyons qu'ils ont bien fait.
Seulement, je vous en conjure, restons sur ce terrain sacré du
droit, où la France près de glisser dans l'abîme commence à trouver un
ferme appui. Travaillons de toutes nos forces à obtenir une paix
équitable et par conséquent durable ; rien de moins, mais rien de
plus. Je tremble et je m'indigne lorsque j'entends parler de revanche
et de vengeance, lorsque j'entends exprimer le désir que nous soyons
un jour en mesure de rendre aux Allemands le mal qu'ils nous font.
Est-ce là ce que nos malheurs nous ont appris ? Ne sommes-nous
pas payés pour détester et maudire la conquête, quel qu'en soit
l'auteur et quelle qu'en soit la victime ? N'avons-nous pas
encore compris qu'il n'y a pour les peuples comme pour les individus
qu'une morale, celle qui est résumée dans ces paroles du Maître :
« Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous
fassent » ?
Pour moi, mes frères, je le déclare sans détour : j'aime
ardemment ma patrie, mais j'aime encore plus la justice. Si c'étaient
les armées françaises qui portaient au delà du Rhin le fer et le feu,
je ne pourrais pas souhaiter le triomphe définitif de la France, parce
que ce triomphe serait injuste. Et si aujourd'hui je désire de toutes
mes forces la victoire des armes françaises, si
j'ose la demander à Dieu, ce n'est pas seulement par patriotisme,
c'est parce qu'aujourd'hui notre victoire serait celle de la justice
et de la liberté. Demeurons fermes dans ces principes, et ce que nous
avons perdu en force matérielle, nous l'aurons gagné en force
morale ; or, à la longue, c'est la force morale qui est la plus
forte.
La conviction profonde où nous sommes touchant la justice de notre
cause, doit nous inspirer le courage, le dévouement, le patriotisme.
Celui de Joab était ardent, on le sent vibrer dans ces belles
paroles : « Sois vaillant, et combattons vaillamment pour
notre peuple et pour les villes de notre Dieu... » Ne me dites
pas qu'une semblable exhortation ne serait utile que si elle
s'adressait à un auditoire composé de soldats, et qu'ici elle est hors
de saison. D'abord, aujourd'hui, tout citoyen français valide est
soldat, ou doit se préparer à l'être : c'est là qu'est notre
espoir ; il serait beau qu'après avoir vaincu l'armée française,
l'invasion prussienne vint se briser contre la résistance partout
présente et toujours renaissante de la nation. Puis, surtout, il y a
différents genres de vaillance, différentes
manifestations du dévouement. Ceux d'entre vous qui ne sont pas
appelés à prendre les armes peuvent, par leur courage, concourir au
salut de la patrie, comme par leur faiblesse ils peuvent achever de la
perdre. Ce sont de mauvais patriotes que ces hommes de découragement
et de peur, qui vont partout répétant que nos affaires sont
désespérées et que toute résistance est inutile. Ce sont de mauvais
patriotes que ces égoïstes qui ne se préoccupent que de leurs intérêts
personnels et de ceux de leurs familles ; qui, sollicités de
concourir aux grandes entreprises de défense nationale ou de secours
pour les blessés, s'arrêtent toujours en deçà des vrais sacrifices.
Ah ! qui nous arrachera à notre égoïsme, si les grands
ébranlements dont nous sommes témoins n'ont pas ce pouvoir?
Mes frères, aimez-vous votre patrie ? L'aimez-vous d'un
véritable amour ? Pleurez-vous sur ses malheurs des larmes de
sang ? Alors montrez votre amour par un dévouement à toute
épreuve. Soyez, chacun à sa manière, vaillants pour votre peuple.
Votre sexe, votre âge, votre vocation vous défendent de prendre les
armes ? Soit; portez du moins constamment sur vos coeurs les maux
et les péchés de votre nation ; ne cessez pas d'implorer sur elle, par
une prière humble et ardente, la miséricorde du Seigneur; soutenez,
encouragez par votre sympathie les défenseurs de la patrie; travaillez
à relever le moral de vos concitoyens par votre
fermeté, par votre sang-froid, par votre résignation à tout ce qui
peut arriver ; ne craignez pas de compromettre votre fortune
privée en la mêlant, en l'associant à la fortune publique ;
n'épargnez ni votre argent, ni votre temps, ni votre peine pour
adoucir une partie des maux que la guerre a faits et qu'elle multiplie
tous les jours...
Ah ! je n'oublie pas qu'il y a des sacrifices auprès
desquels les sacrifices d'argent ne méritent pas d'être nommés. Mères,
soeurs, épouses, qui avez vu ou qui craignez de voir partir des êtres
tendrement aimés, mal préparés peut-être aux fatigues et aux périls de
la guerre, qui ne comprendrait vos alarmes, qui ne partagerait votre
douleur ? Et pourtant, j'ose vous le demander, cet amer et
déchirant sacrifice, ne le subissez pas seulement, acceptez le, non
pas sans larmes, sans doute, mais avec courage. N'amollissez pas, par
vos plaintes, le coeur de ceux qui vous quittent. Dites-leur, avant
tout : « Mon fils, mon frère, mon ami, souviens-toi de ton
Dieu ; garde sa parole ; recommande-lui ton âme au nom de
Jésus-Christ. » Dites-leur ensuite, cela est bien naturel et bien
légitime : « Souviens-toi de nous ; aime-nous comme
nous t'aimons ; sois assuré qu'en tout lieu notre tendresse et
nos prières t'accompagnent et t'environnent. » Mais ayez aussi le
courage de leur dire : « Fais ton devoir de citoyen et de
soldat; sois vaillant ; combats vaillamment
pour notre peuple et pour les villes de notre Dieu ; et que
l'Éternel fasse ce qui lui semblera bon. »
N'en doutez pas : s'il y a un patriotisme exclusif,
haineux, féroce, altéré de vengeance et de sang, que l'on cherche
malheureusement à exciter encore aujourd'hui et que nous repoussons de
toutes nos forces au nom de l'humanité et au nom de l'Évangile, il y a
aussi un patriotisme de bon aloi, dont tous les saints hommes de Dieu
nous ont donné l'exemple ; et nous croyons que c'est ce
patriotisme qui nous fait aujourd'hui un devoir de nous défendre
contre les extrémités où un ennemi superbe veut nous réduire. Ne dites
pas : « Ce patriotisme que vous nous vantez est une vertu
païenne. » - C'est une vertu, il est vrai, dont les païens nous
ont donné d'admirables exemples ; est-ce une raison pour que des
chrétiens restent à cet égard au-dessous des païens ? - Ne dites
pas : « Nos devoirs envers la patrie sont des devoirs de
second ou de troisième ordre. » - Il n'y a pas de petits
devoirs ; et d'ailleurs celui-là seul qui est fidèle dans les
petites choses sera fidèle dans les grandes, - Ne dites pas
« Notre vraie patrie est dans les cieux. » - Cela est
vrai ; mais celui qui n'aime pas sa patrie terrestre qu'il voit,
comment aimera-t-il sa patrie céleste qu'il ne voit point ?
Ah ! si l'on se flatte d'écraser la France, c'est parce
qu'on ne croit pas à notre patriotisme ; on dit et l'on publie
que nous sommes un peuple corrompu, énervé, incapable d'un généreux
effort. Il y a même des Français qui se font les échos de ces
jugements. Qu'ils parlent pour eux-mêmes.... Quant à ceux qui, tout en
s'humiliant profondément de nos vices et de nos crimes nationaux,
croient que les destinées de la France ne sont pas accomplies et que
l'âme de la France n'est pas morte, qu'ils élèvent leur courage à la
hauteur des devoirs et des périls actuels, et la patrie sera sauvée.
Une autre condition absolue de la défense nationale, un signe et une
conséquence du vrai patriotisme, c'est l'union, la confiance mutuelle,
l'accord fraternel entre les citoyens. À cet égard encore, Joab est
digne de nous servir d'exemple. Pressé des deux côtés par l'ennemi, il
oppose son frère Abisaï, avec la moitié de l'armée, aux
Hammonites ; avec l'autre moitié lui-même fait face aux Syriens.
Puis il dit à son frère : « Si l'un de nous deux plie,
l'autre viendra à son secours. » De même, mes frères, il est trop
clair que dans une situation comme la nôtre, l'unanimité de la nation,
l'empressement de tous les Français à se prêter
mutuellement assistance, est notre seule chance de salut. Si en tout
temps l'union fait la force, combien plus dans les jours de
malheur ! Si une maison divisée contre elle-même ne peut
subsister, que sera-ce lorsque cette même maison est déjà à
demi-ruinée ?
Il semble que la France commence à comprendre quelque peu cette
vérité élémentaire. L'ennemi avait compté sur nos divisions autant que
sur notre apathie ; malgré des faits regrettables, on peut dire
jusqu'à aujourd'hui que, de ce côté du moins, son attente a été
trompée. Mais nous approchons d'une crise solennelle et qui doit être
pour tout chrétien français un sujet de ferventes prières. Si les
élections (1) qui vont avoir lieu
dans quelques jours montrent la France unanime, résolue, se ralliant
avec un généreux élan autour des hommes que la force des choses encore
plus que la volonté du peuple de la capitale a mis à la tète de la
République, nous aurons fait un pas vers la délivrance. Si au
contraire ces élections sont l'occasion de luttes intestines et de
discordes irritantes, il n'y a plus d'espoir. Que Dieu nous dirige
tous dans l'emploi que nous ferons de notre part
d'influence et de notre part de souveraineté ! Quel que soit le
choix que nous croyons devoir faire, bannissons et combattons de tout
notre pouvoir les vaines récriminations, les paroles amères, les
injustes soupçons. Hier, c'était à nous que ces soupçons
s'adressaient : aujourd'hui, c'est à d'autres ;
n'importe ! qu'ils nous soient toujours également odieux. Que,
pour un jour au moins, l'esprit de parti disparaisse ; que les
ambitions et les rivalités personnelles se taisent ; n'ayons tous
qu'un seul but, la délivrance de la patrie. Nous qui sommes jusqu'ici
épargnés, pensons à nos frères qui sont accablés par les maux de
l'invasion, ou qui souffrent les horreurs d'un siège ; autant
qu'il dépend de nous, faisons pour eux ce que Joab était prêt à faire
pour son frère Abisaï, courons à leur aide. Tout malheur commun tend à
rapprocher les uns des autres ceux qui souffrent ; de nos
calamités inouïes, recueillons au moins ce bienfait.
Il nous tardait d'arriver à la partie la plus belle, à la partie
religieuse de la parole de Joab. Son langage n'est pas seulement celui
d'un soldat et d'un patriote, mais celui d'un Israélite croyant et
pieux. C'est la cause de Dieu qu'il veut défendre :
« Combattons pour les villes de notre Dieu ! »
C'est entre les mains de Dieu qu'il se remet avec son armée « Que
l'Éternel fasse ce qui lui semblera bon » - Notre patriotisme
aussi ne sera vraiment béni que lorsqu'il sera purifié, ennobli,
retrempé par la foi et par la prière. Comme Joab, à en juger du moins
par les paroles qu'il prononça dans cette circonstance, ayons surtout
à coeur les intérêts de Dieu et de son royaume ; désirons et
demandons la régénération morale et religieuse de notre nation plus
encore que son relèvement politique. Comme Joab, plaçons en Dieu notre
espérance ; après avoir fait tout ce qui est en nous pour la
délivrance de la patrie, laissons en paix se manifester la volonté de
Dieu quelle qu'elle soit : « Que l'Éternel fasse ce qui lui
semblera bon. »
Plus on médite cette parole, plus on trouve qu'elle résume
admirablement les impressions et les pensées d'un coeur à la fois
religieux et patriotique. C'est d'abord une parole de foi, je veux
dire d'affirmation religieuse. Quoique, en habile général qu'il était,
Joab pût mieux apprécier que personne les causes visibles,
stratégiques, de la victoire ou de la défaite, il ne croit pas que ces
causes soient tout, expliquent tout. Joab est persuadé au contraire
que c'est Dieu qui règne et qui décide en dernier ressort de toutes
choses ; que sans même faire de miracles, Dieu a mille moyens
d'inclinerdans le sens de ses souverains décrets le
cours des événements ; qu'à travers les circonstances prévues ou
imprévues, la force ou la faiblesse, l'habileté ou l'imprudence des
hommes, c'est toujours la volonté de Dieu qui s'accomplit.
Cette conviction, inséparable de toute foi religieuse, est
aussi la seule qui puisse dans les conjonctures présentes donner
quelque fermeté et quelque tranquillité à nos âmes. Rien ne nous est
arrivé, rien ne nous arrivera que ce que Dieu a permis, ce que Dieu a
voulu. Le gouvernement qui naguère encore pesait sur notre nation l'a
plongée dans d'insondables malheurs ; maintenant notre France
bien-aimée se débat sous l'étreinte d'un conquérant étranger, qui
s'acharne à la détruire avec une froide et cruelle opiniâtreté ;
mais le roi de Prusse aussi bien que l'ex-empereur des Français n'ont
pu et ne pourront rien nous faire en dehors des choses « que la
main et le conseil de Dieu ont auparavant déterminées. »
Persuasion funeste si elle devient un prétexte à l'insouciance et à
l'inaction, si au jour de l'épreuve l'homme se croise les bras et
dit : « Puisque après tout, Dieu fait ce qu'il veut, je n'ai
qu'à le laisser faire. » Mais tel n'est pas le raisonnement de
Joab. Il prend toutes les mesures que les circonstances
commandent ; il déploie l'énergie et l'habileté d'un grand
capitaine ; il s'excite lui-même et il excite son frère à la
vaillance ; puis il ajoute : « Que l'Éternel fasse ce
qui lui semblera bon. » Imitons son exemple. Qu'en présence du
péril chacun de nous fasse son devoir; faisons tout ce que la prudence
nous conseille, tout ce que le dévouement nous inspire; puis
souvenons-nous, non pas pour nous décourager, mais au contraire pour
nous préserver tout ensemble du découragement et de la présomption,
que l'événement dépend d'une volonté plus forte et meilleure que toute
volonté humaine. « Le cheval est équipé pour le jour de la
bataille ; mais la délivrance vient de l'Éternel. »
La parole de Joab est encore une parole de soumission. Non
seulement il sait que la volonté de Dieu s'accomplira, mais il accepte
d'avance cette volonté ; il est décidé à trouver bon ce qui
semblera bon à l'Éternel. Modeste autant que brave, quoiqu'il combatte
pour le peuple de Dieu contre un peuple païen, il ne se vante pas
d'être assuré de la victoire. Il sait que les voies de Dieu ne sont
pas les nôtres ; et d'ailleurs, si les crimes des païens ont
attiré sur eux les jugements divins, Israël aussi a péché ; qui
sait si la justice de Dieu ne l'oblige pas à châtier son peuple en le
livrant pour un temps à ses ennemis ? À plus forte raison cette
sage ignorance de l'avenir est-elle à sa place dans une guerre d'un
peuple chrétien contre un autre peuple chrétien... si du moins il est
permis, aujourd'hui surtout, d'appeler les peuples de l'Europe des
peuples chrétiens. Nous ne savons pas quels sont
les desseins de Dieu à l'égard de la France. Il nous semble, dans
notre courte sagesse, qu'il serait conforme à sa justice et à sa bonté
de nous relever et de notre abaissement et de mettre des bornes à
l'ambition et à l'orgueil de ceux qui nous oppriment ; mais nous
n'avons pas la prétention de lui dicter ce qu'il doit faire. Nous
n'avons pas reçu de lui une mission spéciale et des lumières
surnaturelles pour dire à nos concitoyens, comme jadis un grand
prophète : « Consolez, consolez mon peuple ; parlez à
Jérusalem selon son coeur, et criez-lui que son temps marqué est
accompli, que son péché est expié, qu'elle a reçu de la main de
Jéhovah un double châtiment pour tous ses péchés. »
Peut-être que les châtiments de Dieu sont encore bien loin au
contraire d'avoir atteint la mesure de nos crimes. Peut-être que les
fruits de l'épreuve sont encore trop rares et trop chétifs pour qu'il
soit possible au Seigneur de retirer sa verge et de nous parler un
langage moins sévère. Quand notre affliction serait semblable à une
fournaise ardente, nous ne devrions pas, dit un apôtre, le trouver
étrange. Nous ne savons pas ce que l'avenir nous prépare ; nous
nous humilions sous la main de Dieu, nous espérons, nous prions, nous
levons vers le ciel des yeux mouillés de larmes et nous disons avec
Joab : « Que l'Éternel fasse ce qui lui semblera
bon ! »
La parole de Joab est enfin une parole de confiance.
Non seulement il sait que la volonté de Dieu s'accomplira ; non
seulement il consent à ce qu'elle s'accomplisse ; mais il est
persuadé qu'elle sera bonne et sage.
Ce qui semble bon à l'Éternel, c'est assurément ce qui en soi
est bon et utile aux hommes. Sans cette persuasion, notre soumission
n'aurait pas un caractère moral et religieux. Mais comment cette
persuasion nous manquerait-elle ? Comment notre confiance
n'égalerait-elle pas, ne dépasserait-elle pas celle de Joab, nous à
qui Dieu a révélé par Jésus-Christ, bien mieux qu'il ne l'avait fait
aux contemporains de David, et les soins paternels de sa Providence et
surtout les profondeurs infinies de sa miséricorde ?
Frères bien-aimés, nous ne pouvons assez nous pénétrer de cette
pensée : Celui qui tient dans ses mains le sort de notre France,
celui dont la volonté dirige ces événements que nous attendons avec
tant d'anxiété, ce n'est pas seulement le Tout-Puissant, le Juge
infaillible, c'est notre Père, c'est celui qui a aimé les hommes
jusqu'à livrer son Fils unique à la mort pour les sauver. Comment ne
serions-nous pas assurés qu'il fera tourner toutes choses au bien de
ceux qui l'aiment ? Comment ne lui abandonnerions-nous pas en
toute confiance nos intérêts temporels, même les plus grands et les
plus sacrés, aussi bien que nos intérêts éternels ? Comment ne
nous réjouirions-nous pas de ce que c'est sa volonté qui s'accomplit
et non la nôtre ? Comment ne redirions-nous
pas avec une pleine sérénité, avec une allégresse de foi que Joab ne
pouvait pas connaître, les belles paroles du capitaine
israélite ; « Oui, que l'Éternel, que notre Père fasse ce
qui lui semblera bon ! »
Seulement, mes frères, ne l'oublions pas, pour recueillir les
bénédictions, pour savourer les consolations contenues dans une telle
pensée, il faut vraiment connaître Dieu comme Père. Il faut avoir le
coeur au large vis-à-vis de Dieu ; il faut avoir fait la paix
avec lui par la foi en Jésus-Christ. Il faut être assurés qu'au-delà
de ces biens visibles que les guerres et les révolutions détruisent,
il y a des biens purs, parfaits, spirituels, impérissables, et que ces
biens nous appartiennent. C'est pourquoi, mes frères, pour tout homme
qui a des oreilles pour entendre, il y a dans les événements dont nous
sommes les témoins et les victimes un appel inexprimablement sérieux
et pressant à la foi, à la conversion, à la vie en Dieu, - Regarde,
mon frère : la tempête gronde, le sol tremble sous tes pieds, la
mort t'environne. Tu ne sais pas ce que sera demain la France. Tu ne
sais pas si le flot montant de l'invasion ne viendra pas jusqu'à toi.
Tu ne sais pas si, de l'aisance dont tu jouis actuellement, tu ne
seras pas précipité dans la misère. Tu ne sais pas si les vies qui te
sont le plus chères, si ta propre vie sera épargnée.
Quel sujet d'angoisse et d'épouvante pour celui qui vit sans Dieu et
sans espérance au monde, ou qui n'a qu'un Dieu abstrait et mort et
qu'une espérance chancelante !
Mais voici : debout au milieu de ses ruines, le Dieu
vivant, ton Dieu, ton Père t'appelle et t'ouvre ses bras. Il n'afflige
pas volontiers les enfants des hommes : il n'a permis toutes ces
calamités que pour attirer, pour gagner ton coeur.
« Pécheur, te dit-il, tu trembles parce que le souffle de
ma colère a passé sur toi ; mais ma miséricorde dépasse ma
justice. Repens-toi, crois à l'Évangile ; au nom de Celui qui a
été navré pour tes forfaits et froissé pour tes iniquités, tu
trouveras auprès de moi un pardon gratuit, une rédemption abondante et
éternelle. Tu vois avec effroi ta fortune prête à s'effondrer :
laisse ce souci ; donne encore, donne généreusement de ce qui te
reste pour le soulagement de ceux qui sont bien plus affligés que
toi ; puis viens et suis-moi, et tu auras un trésor dans le ciel.
Les malheurs de ta patrie t'accablent, ta douleur est légitime ;
aime-la, dévoue-toi pour elle ; mais viens aussi apprendre de moi
que tu as là-haut une meilleure et plus belle patrie, et qu'il n'y a
pas de puissance au monde qui te la puisse ravir. L'inquiétude au
sujet de ceux qui te sont chers et que le péril environne te poursuit,
te dévore jour et nuit; prie sans cesse pour eux, ne te lasse pas de
les recommander au Seigneur, et quelle que soit
l'issue de l'épreuve présente, elle sera bénie pour leurs âmes et pour
la tienne. Fais ces choses, et tu ne seras pas pour cela moins bon
patriote, moins bon soldat s'il le faut ; au contraire, en
comprenant ta vocation céleste, tu rempliras mieux ta vocation
terrestre, et tu auras trouvé le secret du vrai courage et de
l'activité féconde en même temps que celui de la paix. »
- Oui, Seigneur, te trouver, c'est trouver toute chose ;
t'appartenir, c'est posséder en vérité la seule chose nécessaire, car
elle contient toutes les autres. Tu vois nos souffrances et nos
alarmes ; délivre-nous, délivre-nous bientôt, s'il est possible,
de cette écharde qui nous déchire la chair, de cet ange de Satan qui
nous soufflette et qui nous meurtrit ; fais ce qui te semblera
bon, Seigneur ! mais quoi qu'il en soit, mais avant toutes
choses, donne-nous ta grâce ; dis à notre peuple, dis à nos
âmes : « Ma grâce te suffit » !
Amen.
9 Octobre 1870.
(1) Je laisse subsister ces lignes, aujourd'hui sans application immédiate ; elles serviront du moins à marquer le moment précis où ce discours a été prononcé. Le décret, très-sage à notre avis, qui ajourne l'élection de l'Assemblée Constituante, a été affiché à Nîmes le lendemain.
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