« Vous
n'avez pas encore
résisté jusqu'au sang en combattant
contre le
péché. »
Hébr.
XII,
4.
C'est donc de guerre que je viens vous parler
aujourd'hui, mes chers frères, comme mon
texte m'y invite et comme l'indique le cantique
dont je vous ai cité
quelques strophes. Il me serait à peine
possible d'aborder un sujet qui n'aurait rien de
commun. avec celui-là, tellement la
pensée du terrible conflit où sont
engagés l'avenir de notre patrie et celui de
l'Europe entière, et dans lequel des vies
qui nous sont inexprimablement chères sont
journellement en péril, nous obsède
à chaque instant. Mais, si le ministre de
l'Évangile ne peut que s'associer de la
façon la plus intime à des
préoccupations qui sont aussi les siennes,
comme citoyen et comme père, il sent en
même temps que son devoir est de s'efforcer
de les épurer, de les sanctifier, de les
spiritualiser.
À cet effet, je vous parlerai d'une
autre guerre, celle que nous avons à
soutenir, soit contre le mal qui est en nous, soit
contre le mal qui est dans le monde ; celle
dont l'auteur de l'épître aux
Hébreux entretient ses lecteurs quand il
leur dit : « Vous n'avez pas encore
résisté jusqu'au sang en combattant
contre le péché. »
Celle-ci, la guerre spirituelle, je
l'appelle la bonne, puisqu'elle est dirigée
contre le mal ; l'autre, la guerre
matérielle, je ne puis m'empêcher de
l'appeler la mauvaise, puisqu'elle procède
du mal. Les analogies (car elles existent), en
même temps que les contrastes de ces deux
guerres nous offriront un sujet d'étude
propre, sous la bénédiction de Dieu,
à nous instruire et à nous
sanctifier, à éclairer nos
consciences et à réconforter nos
coeurs.
On dit volontiers que tout homme est soldat, et
jamais la chose ne fut plus vraie qu'aujourd'hui.
Jamais comme dans la crise actuelle la France ne
s'est levée tout entière pour
défendre son honneur et son
indépendance. Moi qui ai vu la guerre des
années 1870 et 1871, je suis frappé
de la différence qui existe à cet
égard entre le passé et le
présent. Toutefois cette levée en
masse d'un peuple entier ne peut être que
relative et incomplète, car les femmes, les
enfants et les vieillards en sont exclus. Nous ne
cessons pas un seul instant d'être par la
pensée et par le coeur avec nos chers
soldats nous les environnons de notre tendresse et
de nos prières ; nous ne pouvons faire
plus.
Il en est tout autrement dans la guerre
contre le mal, dont parle notre texte. Ici, tout
être humain est soldat. Chacun de nous est
appelé à combattre et à
détruire le péché dans son
propre coeur, avec l'aide et par la grâce de
Dieu ; c'est de l'issue de ce combat que
dépend sa formation morale, et par
conséquent sa destinée
éternelle. Et chacun de nous aussi est
appelé à combattre le mal qui, sous
tant de formes, règne dans le monde, par son
exemple, par son influence, par son
témoignage, par ses prières. Chacune
de nos victoires morales est un pas en avant vers
le salut
définitif de notre propre âme et vers
le triomphe du bien sur la terre chacune de nos
défaites morales a un effet tout contraire
et peut produire un mal dont nous n'apercevons pas
les limites. Comme cette pensée devrait nous
rendre vigilants et fidèles ! Si nous
pouvions faire quelque chose par nos efforts, nos
renoncements, nos sacrifices, pour assurer et
hâter la victoire de la France, de quel coeur
ne le ferions-nous pas ! Lorsqu'il s'agit de
contribuer au triomphe du royaume de Dieu,
aurons-nous moins de dévouement et de
zèle ! Serons-nous de mauvais citoyens
et de tièdes patriotes, en ce qui concerne
la patrie céleste ?
Ces deux guerres que nous sommes en train de
comparer : la guerre matérielle et la
spirituelle, la guerre entre les nations et la
guerre contre le mal, ont cela de commun qu'elles
sont l'une et l'autre douloureuses et tragiques, et
que, pour être poussées à fond,
elles exigent les plus grands sacrifices. C'est ce
qu'impliquent ces mots si frappants de notre
texte : jusqu'au sang. « Vous n'avez
pas encore résisté jusqu'au sang en
combattant contre le
péché. » Naturellement, il
s'agit ici de la guerre spirituelle.
Quant à l'autre, quant à la
guerre qui tue, c'est trop peu de dire qu'elle va
jusqu'au sang : elle commence, continue et
s'achève par l'effusion du sang, c'est son
caractère distinctif. Et quel est ce
sang ? - C'est d'abord celui du soldat
lui-même, qui expose sa vie et est prêt
à l'offrir en sacrifice pour sa patrie. Son
dévouement est héroïque et nous
inspire une juste admiration. Mais comment ne pas
pleurer sur tant de jeunes vies ainsi
moissonnées ? Quels trésors de
santé, de force, d'intelligence, de coeur,
de bonne volonté, parfois aussi
d'instruction, de talent, de génie
peut-être, portent en eux-mêmes ces
beaux jeunes gens, l'élite et
l'espérance de la nation ! Et tout cela
est brutalement anéanti, à parler
humainement, par une balle de fusil ou un
éclat d'obus !
Quand je profère cette plainte, je ne
pense pas seulement aux Français ; le
sang que verse la guerre, c'est celui de nos
soldats, mais c'est aussi, c'est plus volontiers,
celui de nos ennemis. Chaque soldat est prêt
à mourir s'il le faut, mais naturellement il
s'efforce d'échapper à la mort en
tuant son adversaire ; c'est son devoir
militaire, je le reconnais, et nul ne saurait le
blâmer, du moment où la guerre
existe ; mais c'est la guerre elle-même,
du moins cette guerre-là, qu'il faut
haïr : elle fait de nous tous des
meurtriers, car nous ne pouvons pas, en quelque
sorte, faire autrement que nous réjouir des
pertes de nos ennemis, de la destruction de tant de
vies,
du
désespoir de tant de familles. Avouez que ce
devoir de tuer fait une étrange figure en
face du VI me commandement du
Décalogue : « Tu ne tueras
point », en face du deuxième
précepte du Sommaire de la loi :
« Tu aimeras ton prochain comme
toi-même », en face de la parole et
de l'exemple de Jésus-Christ !
Combien différente et combien
opposée est la bonne guerre, la guerre
contre le mal ! Elle ne répand jamais
une goutte du sang d'autrui ; si toutefois
l'on a fait chose pareille au nom de
Jésus-Christ, c'est par l'effet du plus
atroce malentendu. Elle ne fait jamais de mal
à qui que ce soit ; sans doute, elle
peut déplaire au pécheur et
l'irriter, en dévoilant son iniquité
et en combattant ses mauvais instincts ; c'est
ainsi que l'excellent arrêté qui
interdit actuellement (pourquoi pas
définitivement ?) l'usage de
l'absinthe, a pu n'être pas du goût de
tout le monde. Mais la sainte polémique dont
je parle n'a pas d'autre but que de sauver le
pécheur en le délivrant de son
péché. Toutes ses actions et toutes
ses paroles sont inspirées par l'amour. Et
pourtant elle va jusqu'au sang. Il en est ainsi
déjà de la lutte contre notre
péché personnel.
Ce n'est pas assez de nous interdire
certains excès; il faut frapper le mal dans
sa racine, qui est la convoitise; il faut
l'arracher du coeur à tout prix; il faut que
la chair crie et saigne; il faut que le vieil homme
soit cloué à la croix. Sans cette mort au
péché, dont parle l'apôtre Paul
d'après le Seigneur Jésus-Christ, il
n'y a point de sanctification véritable. Et
il faut que nous apportions la même
énergie, le même renoncement à
nous-mêmes dans notre lutte contre le mal qui
est dans le monde. Il faut que, dans les temps de
persécution, chaque chrétien soit
prêt à donner sa vie pour son Sauveur
et pour sa foi ; c'est là probablement
l'objet premier et direct de la pensée de
l'apôtre. Il semble vouloir dire à ses
lecteurs : « Il n'y a pas encore eu
parmi vous de martyrs. » Mais, en tout
temps, il faut que nous combattions le mal sous
toutes ses formes : alcoolisme,
immoralité, mammonisme, athéisme,
fanatisme et tant d'autres, non pas sans amour sans
doute, mais par amour et par conséquent sans
ménagements, comme l'a fait
Jésus-Christ. Il faut que, dans cette sainte
guerre, nous ne craignions pas de nous faire des
ennemis et d'aller au-devant du péril. Il
faut que nous dépensions sans hésiter
et joyeusement, nos forces, nos talents, nos
ressources quelles qu'elles soient, pour cette
cause qui est celle de Dieu et celle de
l'humanité.
Est-ce là ce que nous avons fait, mes
frères ?
Pour vous former sur ce point une juste
appréciation, comparez aux sacrifices que
vous faites aujourd'hui pour la patrie ceux que
vous avez faits autrefois pour le royaume de Dieu
et pour la propagation de l'Évangile. Il
résulte de cette comparaison que la guerre contre
les Allemands nous
tient
bien plus à coeur, nous empoigne tout
autrement que la guerre contre le mal, et que par
là nous avons mérité, au moins
autant que les chrétiens à qui
s'adresse l'apôtre, son juste reproche :
« Vous n'avez pas encore
résisté jusqu'au sang en combattant
contre le péché. »
Il y a donc un complet contraste entre la guerre
matérielle et la guerre spirituelle, en ce
qui concerne les moyens que l'une et l'autre
emploient. Celui qui combat selon la chair expose
sans doute sa propre vie, mais surtout il cherche
à prendre la vie d'autrui ; celui qui
combat selon l'Esprit ne prend rien et donne tout.
Le premier a pour armes l'épée
et le fusil, le second ne combat qu'avec des
paroles de vérité et des actes de
charité. Celui-là cherche à
verser le sang d'autrui, celui-ci n'exerce de
violence que contre lui-même : il offre
sa propre vie et son propre sang. L'un a pour type
David triomphant du géant Goliath, l'autre a
pour modèle Jésus-Christ, le Fils de
David, se laissant clouer à la croix et
priant pour ses bourreaux.
Cette opposition si complète entre
les moyens de faire la guerre
suppose une différence qui n'est pas moindre
entre les buts poursuivis. Sans doute, à ce
point de vue qui est capital, l'attitude et la
conduite des deux belligérants peuvent et
doivent être diversement
appréciées.
Une guerre défensive est
légitime ; une guerre de conquête
est toujours détestable. On ne saurait
équitablement mettre sur la même
ligne, dans le conflit actuel, l'Allemagne qui nous
a déclaré la guerre, après
l'avoir préparée de longue main,
parce qu'elle se repentait de ne pas nous avoir
assez dépouillés et
écrasés il y a quarante-trois ans, et
la France qui, après avoir fait tout son
possible pour conserver la paix, a pris les armes
pour défendre l'intégrité de
son territoire, le droit des faibles et la
liberté de l'Europe. Toutefois, il faut
ajouter que dans ce domaine, la pente est
glissante ; que tel qui est parti de la
revendication d'un droit se laisse facilement
entraîner au-delà des limites de ce
droit et que, du moment où c'est la force
matérielle qui tranche les conflits, il est
bien rare que celui qui en dispose n'en abuse
point. La cause générale des guerres,
comme de toutes les discordes des hommes, c'est
l'ambition, qui porte chaque individu à
rechercher la première place et à
réclamer pour lui-même la richesse et
la puissance, et chaque nation à
s'élever au-dessus des autres, à les
réduire, s'il était possible,
à une sorte de vassalité.
Jésus a dit, vous le savez :
« Il n'en sera pas ainsi entre vous ;
que celui
qui voudra être le plus grand parmi vous soit
votre serviteur, comme aussi le Fils de l'homme
n'est pas venu pour être servi, mais pour
servir et pour donner sa vie en rançon pour
plusieurs. » Jusqu'à ce que ce
principe soit compris, accepté, mis en
pratique ; jusqu'à ce que l'esprit de
Jésus-Christ ait prévalu sur l'esprit
du monde et sur l'esprit de Satan, la guerre,
hélas ! sera toujours possible et
toujours menaçante ;
l'élévation d'une nation et
l'abaissement d'une autre ne suffiront point
à en couper la racine.
Or, le but de cette guerre contre le mal,
à laquelle nous vous convions tous
aujourd'hui, c'est précisément la
victoire, d'abord dans le coeur de chacun de nous,
puis dans l'Eglise, puis dans la
société humaine, du bien sur le mal,
de l'amour sur l'égoïsme et sur la
haine, de la justice sur la violence, de l'esprit
de fraternité sur l'esprit d'ambition et de
jalousie internationale ; de la paix sur la
guerre, par conséquent. Ce but est
absolument pur et
désintéressé, également
désirable pour tous, digne de toutes nos
aspirations et de tous nos efforts ; il est
celui-là même en vue duquel Dieu a
créé le monde et Jésus-Christ
l'a sauvé ; il s'appelle en termes
évangéliques la venue du royaume de
Dieu. Que chacun expose à Dieu, en toute
liberté, dans les temps douloureux que nous
traversons, ses voeux et ses supplications pour sa famille
et pour la
patrie ;
mais que toutes nos autres prières soient
toujours dominées par celle-ci :
« Que ton règne
vienne ! »
D'après cela, on peut juger qu'il y a
contraste aussi entre les deux guerres quant
à leurs résultats moraux, je veux
dire quant aux sentiments qu'elles font
naître en nous. J'ai dit, dimanche dernier,
que nous commencions à recueillir
peut-être, de la crise actuelle, de
salutaires leçons, telles que
celles-ci : union entre les Français,
esprit de sacrifice, réveil de la foi et de
la prière. Et certes tout cela est vrai.
Mais d'autre part, il faut reconnaître que
cette tension perpétuelle où nous
vivons, dans l'attente fiévreuse des
nouvelles, est accompagnée pour nous de
beaucoup de tentations : alternatives
d'espérances trop vives et de mornes
découragements ; fluctuations de nos
âmes au gré des
événements journaliers, comme s'il
n'y avait plus de Dieu qui règne au
ciel ; colères sans bornes et
désirs immodérés de vengeance.
Au contraire, la guerre sainte, la guerre
contre le mal, unit nos pensées aux
pensées de Dieu ; elle nous fait
éprouver journellement notre
indignité et notre impuissance, et par
là nous prosterne aux pieds du Seigneur.
Elle nous fait faire en même temps
l'expérience de la grâce de Dieu, et
par là elle fortifie en nous la foi et
l'espérance qui ne confond point.
En terminant, je comparerai la guerre
matérielle et la guerre spirituelle à
un dernier point de vue, celui de
l'espérance de la victoire. Quoique la
déclaration de guerre de l'Allemagne nous
ait tous pris par surprise et nous ait causé
le plus profond chagrin, c'est avec bon espoir que
nous sommes entrés malgré nous dans
cette guerre qu'on imposait à la France.
Notre espérance se fondait avant tout sur le
sentiment de notre bon droit, mais aussi sur celui
de notre force, sur notre mobilisation rapide, sur
notre nombreuse armée, sur nos puissants
alliés.
À ce dernier point de vue, nous
étions un peu comme ces païens dont le
psalmiste dit qu' « ils se vantent de
leurs chariots et de leurs chevaux. »
Dieu a permis que les événements
prissent un cours différent de celui que
nous avions attendu ; il nous a fait
éprouver la gravité du péril
et le besoin pressant que nous avons de son secours
et de sa délivrance. J'y veux compter, mes
frères, et je crois fermement que l'avantage
final restera aux amis de la justice et de la paix,
mais je ne sais pas quelles épreuves nous
attendent encore et nous séparent de cette
fin tant désirée. Dieu permet
quelquefois, il faut le reconnaître, que la
force l'emporte momentanément sur le droit. L'issue
d'un
conflit
armé est donc toujours incertaine, quelles
que soient les conditions morales et
matérielles dans lesquelles il
s'engage.
Il n'en est pas de même du conflit
entre le bien et le mal, de la guerre contre le
péché. Ici, l'issue ne peut pas
être incertaine, car Dieu est tout d'un
côté, avec sa fidélité,
sa miséricorde, sa toute-puissance ; si
l'on ose ainsi parler, ses intérêts
personnels sont en cause, sa parole et son honneur
sont engagés. La lutte est longue, je le
sais, et elle a d'étonnantes et douloureuses
péripéties ; mais, encore une
fois, l'issue n'est pas douteuse ; il faut
qu'en chaque disciple du Christ la victoire du bien
sur le mal soit entière et la sanctification
devienne parfaite ; il faut que, dans
l'ensemble des choses, la postérité
de la femme écrase la tête du serpent,
et que Jésus-Christ règne
jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis
sous ses pieds. Non seulement la victoire nous est
promise, mais elle est déjà
gagnée, puisque Jésus-Christ nous a
rachetés de nos péchés par son
sang, puisqu'il a fait notre paix avec Dieu,
puisqu'il est mort pour nos offenses et
ressuscité pour notre justification.
Marchant sous le drapeau de ce chef invincible,
nous sommes déjà plus que vainqueurs
en Celui qui nous a aimés ; notre
tâche n'est pas de combattre et de vaincre
par nous-mêmes, mais de nous approprier de
moment en moment, par la foi, la victoire de notre
Sauveur.
Si nous demeurons dans cette attitude de
l'âme et dans cette communion habituelle avec
Jésus-Christ, nous pourrons assister
à l'accomplissement et à la
manifestation des desseins de Dieu envers notre
patrie et envers ceux qui nous sont chers, non pas
sans beaucoup d'émotion sans doute, non pas
sans larmes peut-être, mais pourtant avec la
confiance qu'expriment ; ces paroles de
l'apôtre : « Qui nous
séparera de l'amour de
Christ ? »
Amen.
Grand-Temple, 30 août 1914.
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