En rentrant de nos vacances, nous avons appris
que MM. Hayman et Bosshardt avaient
été fait prisonniers par les
communistes, quinze jours auparavant. Des
collègues avaient essayé de se mettre
en rapport avec eux, mais les rouges avaient
pénétré dans le nord-ouest de
la province de Hunan où je travaillais. Il
était très difficile de trouver des
hommes de bonne volonté pour entreprendre la
tâche de négociateurs ; il
fallait avoir du caractère et pouvoir
regarder la mort en face. La situation de notre
station devint aussi très dangereuse et tous
les missionnaires durent partir ; je restai
seul.
Deux de nos chrétiens, M. Yang et
M. Tsai s'offrirent volontairement pour cette
tâche dangereuse. M. Tsai avait
été élevé dans notre
orphelinat, mais il était maintenant un de
nos prédicateurs. Le 27 novembre 1934, ils
partirent emportant des lettres des épouses
des prisonniers et de moi-même ; ils
emportaient aussi un peu de nourriture et quelques
vêtements.
Le général Hsiao-Keh qui
avait capturé les deux missionnaires avait
rejoint l'armée du général
Ho-Long, le chef communiste de la province de
Hunan. Autrefois, Ho-Long avait occupé un
poste militaire officiel à Chihkiang ;
il était souvent venu me voir dans mon
bureau. C'était un homme de valeur, à
cette époque, la vie de son neveu habitant
Hunghiang avait été sauvée
grâce à l'aide du
Dr Eitel de notre mission, et, à cette
occasion, le général Ho-Long
écrivit une belle lettre de remerciements.
En me basant sur nos relations passées et
sur les bons offices du Dr Eltel, je fis appel au
général Ho-Long et je le priai d'user
de son influence auprès du
général Hsiao-Keh pour faire
libérer les captifs. Nous espérions
beaucoup un résultat satisfaisant de cette
démarche, car les Chinois, quand ils le
peuvent, rendent toujours la pareille pour un
bienfait reçu. Mais le 12 janvier, nos
envoyés rentrèrent en faisant un
récit décourageant de leur voyage.
Ils avaient été attaqués par
des bandits tout près de Tayung, quartier
général des communistes. Ils
perdirent une partie de leur argent ; tout ce
qui avait été envoyé pour
soulager les missionnaires leur avait
été enlevé ; les lettres
et les papiers dont ils étaient porteurs
avaient été pris et
brûlés et leur vie fut même
menacée. Il était inutile de
continuer sans passeport, ils durent donc
revenir.
Mes hommes étaient prêts
à repartir, mais ils demandèrent
qu'un compagnon leur fût adjoint, car le
risque d'être de nouveau attaqués
était ainsi moins grand. M. Ho, un
chrétien, décida de les accompagner.
Le temps de préparer de nouveaux passeports
et le 25 janvier 1935 ils repartaient. Après
un terrible voyage de quinze jours à travers
une contrée infestée de bandits, ils
arrivèrent enfin à Tayung ; le
chemin était marqué par des
squelettes et des cadavres décapités.
Souvent ils entendaient tirer ; alors ils
devaient ramper à quatre pattes de peur
d'être découverts. Sur la montagne ils
trouvèrent un pied de neige, et M. Yang fut
pris de rhumatismes dans les pieds ; il lui
était difficile de continuer. Nos trois amis
se mirent à prier et prier encore avec
ardeur, et M. Yang put se remettre en route. Cette
fois-ci, ils étaient bien
décidés à voir les
missionnaires quoi qu'il pût leur en
coûter.
Une fois arrivés au camp, ils
furent bien reçus par les communistes. La
femme d'un officier leur offrit même du
thé avec des pâtisseries chinoises, et
les trois délégués prirent ce
repas en compagnie des missionnaires.
Ceux-ci reçurent avec une joie
bien compréhensible les lettres de leurs
épouses, car depuis quatre mois et demi, ils
étaient sans nouvelles de leurs
bien-aimés. Ce jour-là était
pour eux un beau jour, disaient-ils aux
négociateurs ; ils ne trouvaient pas de
mots suffisants pour exprimer leur reconnaissance
à ces hommes qui avaient entrepris un si
périlleux voyage pour venir à leur
recherche. Les deux captifs portaient de longs
vêtements ouatés, leurs pantalons
étaient usés, et ils étaient
pieds nus. Les chaussures leur étaient
probablement interdites, pour éviter toute
nouvelle tentative d'évasion ;
après une heure de conversation
surveillée, les
délégués enlevèrent
leurs chaussettes et leurs souliers et
insistèrent pour les faire accepter aux
missionnaires, qui furent profondément
touchés de cet acte d'amour chrétien
venant de la part de ces deux frères
chinois. Le 16 février, à leur grand
soulagement, ces hommes reçurent plusieurs
lettres à porter et ils furent
congédiés. Quand ils offrirent de
solder leurs dépenses, les communistes
refusèrent de rien accepter en disant que
les délégués avaient
été leurs hôtes.
Les négociateurs firent un
heureux voyage de retour et nous avons loué
Dieu pour les nouvelles qu'ils apportaient des deux
prisonniers. On avait permis à ceux-ci,
d'écrire à leurs épouses,
à moi-même et aux représentants
de leur gouvernement en Chine. Les lettres des
communistes n'étaient point rassurantes. Les
captifs seraient libérés contre
l'envoi de canons antiaériens qui devaient
être livrés le 15 mars ; ils
exigeaient en outre, une somme de 100.000 dollars
et la livraison d'un grand nombre de
médicaments dont ils avaient donné la
liste ; nous avions jusqu'au 14 avril pour
exécuter ces deux derniers ordres, à
défaut de quoi les deux missionnaires
seraient mis à mort.
Le 21 mars, M. Yang et M. Ho,
accompagnés de M. Hsiang de la brigade
d'évangélisation, repartirent. M.
Tsai avait été obligé d'y
renoncer. Les trois messagers emportaient des
lettres, des vêtements et de la nourriture.
Au cours des cinq premiers jours, ils
rencontrèrent, par deux
fois, des voleurs, mais ils ne furent pas
attaqués. Cependant, à la veille
d'atteindre les lignes communistes, des brigands
fondirent sur eux, les lièrent et les
menacèrent de mort violente. On leur prit
leur argent et la plupart des vêtements
qu'ils transportaient. À la fin, deux des
négociateurs furent relâchés et
M. Yang fut emmené dans les montagnes avec
un autre captif. Au bout de six jours, ils
parvinrent à se délier l'un l'autre,
et ils s'enfuirent pendant le sommeil de leurs
ravisseurs. M. Yang resta quelques jours à
Yuanling pour faire soigner les blessures de ses
poignets.
Dès que j'appris l'échec
de cette nouvelle tentative, j'envoyai du renfort
à nos amis, dans la personne d'un de nos
chrétiens, nommé Job. Il consentit
à essayer et Il partit, vêtu presque
comme un mendiant, muni de l'attirail d'un
raccommodeur de vieux souliers, ce qui avait
été autrefois son métier. Au
bout de deux semaines, job était de retour.
Malgré son passeport, les soldats lui
trouvèrent une apparence trop
équivoque pour le laisser traverser leurs
lignes.
Dès le début de ces
négociations, il avait été
difficile de trouver des hommes
décidés à entreprendre des
démarches aussi dangereuses, mais
après les navrantes attaques des bandits, la
difficulté devenait plus grande encore, et
quand mes trois envoyés revinrent, il me
semblait être au bout de mes moyens. Mais peu
après le 19 avril, je fus surpris de
recevoir la visite d'un homme à l'apparence
étrange, vêtu comme un campagnard et
venant sûrement d'une autre partie du pays.
Avec son grand turban, il avait bien plus l'air
d'un bandit que d'un négociateur, pourtant,
il en était bien un. Il sortit d'un panier
qu'il portait sur le dos, un paquet de lettres
qu'il me remit. Ces lettres le présentaient
sous le nom de M. Ting ; elles venaient des
chefs communistes et des missionnaires
eux-mêmes. Nos frères vivaient donc
encore, et cette certitude m'encouragea. Des
rumeurs de toutes sortes circulaient partout,
rumeurs émanant de
« témoins
oculaires » ; on avait
même dit que les deux étrangers
avaient été tués, et que le
lieu de leur sépulture
pouvait être
révélé !... Cependant les
nouvelles apportées par M. Ting
étaient mauvaises, car on
m'annonçait, que si mes
délégués n'arrivaient pas,
porteurs de la rançon complète, les
missionnaires seraient mis à mort le 9 mai.
Les lettres de nos amis étaient
écrites en un anglais si bizarre, qu'on
comprenait immédiatement qu'elles avaient
été dictées mot à
mot ; il nous était donc difficile d'en
comprendre le sens précis et de nous rendre
exactement compte de la situation.
Le 21 avril, M. Ting repartit à
la hâte ; il était porteur d'une
lettre dans laquelle nous disions qu'il
était impossible de satisfaire aux exigences
des communistes. Notre messager arriva au camp le 3
mai. En date du 6, les missionnaires
écrivaient que leur exécution avait
été reportée au 30 ; mais
si à cette date la rançon
n'était pas payée, ils seraient mis
à mort.
À ce moment-là, les rouges
étaient de nouveau en marche, et ils
s'avançaient dans la région de
Changteh. Le Dr J. E. Graham de l'alliance
chrétienne missionnaire de cette ville,
dépêcha un messager, M. Pierre Koh, et
le chargea d'essayer d'obtenir la libération
de nos deux frères ; il avait entendu
parler, lui aussi, de la menace de mort et il
espérait pouvoir en empêcher
l'exécution. La mission de M. Koh fut
rapidement menée et il fut très vite
de retour ; néanmoins, il nous
était encore impossible de satisfaire aux
exigences des communistes.
De leur côté, le consul
Burdett et M. Witt, ne cessaient, dans la capitale
de la province, d'unir leurs efforts aux
nôtres, par toutes sortes de démarches
tentées auprès des
fonctionnaires ; nous avons envers eux une
grande dette de reconnaissance, comme aussi envers
beaucoup d'autres personnes, membres d'autres
missions protestantes, et même envers
plusieurs représentants des missions
catholiques dans les provinces de Hunan et de
Kweichow. Tous ces amis nous ont aidé de
leur sympathie et par toutes sortes d'autres
moyens. À côté des secours
financiers généreux, accordés
par un monsieur chinois, beaucoup d'autres amis
contribuèrent pour leur part, à
couvrir les dépenses nécessitées par
ces dix-huit mois d'efforts tentés en vue de
l'élargissement de nos deux frères.
La douleur crée de magnifiques liens !
L'ardeur avec laquelle chacun prit sa part du
fardeau et voulut aider dans la mesure du possible,
fut une des plus belles révélations
de cette période de grande détresse.
Ma longue absence de notre station missionnaire fut
une très grande épreuve pour Mme
Becker, mais elle se donna tout entière avec
joie à sa double tâche.
Chaque fois que j'envoyais mes
messagers, je devais leur remettre pour 200 dollars
de médicaments, sans cela, ils n'auraient
pas été reçus. M. Ting
m'informa même qu'il n'aurait pas
été possible d'échanger un mot
avec les prisonniers, sans cet envoi. M. Koh
désirait prêter aussi son concours, et
il partit de Yuanling avec M. Ting. Ce dernier
était le seul messager qui ne fût pas
chrétien. Il fut impressionné par la
fidélité avec laquelle M. Koh
prêchait l'évangile dans le camp
même des communistes. Pendant le courant de
cet été brûlant, ils furent en
mesure de me renseigner plusieurs fois sur la
condition exacte de nos deux captifs. La plus
grande partie de la littérature religieuse
qui leur était envoyée avait
été détruite par leurs
ravisseurs ; ils n'avaient donc rien à
lire jusqu'à ce qu'enfin un exemplaire des
« Sources dans le
Désert » leur fut remis. Le
premier volume avait été
confisqué par les brigands, mais ce second
exemplaire leur apporta de grandes
consolations.
À ce moment-là, le
gouverneur de la province de Hunan m'engagea, par
l'intermédiaire du consul britannique,
à poursuivre les négociations,
agissant en qualité de représentant
non officiel du gouvernement de la province. Ni la
mission intérieure de la Chine, ni le
gouvernement chinois n'auraient consenti à
payer une rançon aux communistes, car en le
faisant, ils auraient créé un
précédent et mis tous les
européens en danger d'être faits
prisonniers ; le zèle des rouges aurait
été stimulé. Mais un monsieur
chinois très connu avait pris un grand
intérêt à ce cas particulier,
et il me donna de son propre argent, plusieurs
milliers de dollars pour me permettre de
poursuivre ma tâche. Un
jour, les négociateurs revinrent en disant
que les deux prisonniers seraient
libérés contre 3000 dollars chacun,
sommes qui serviraient à couvrir les
dépenses de leur pension et à
indemniser les communistes pour toutes les
difficultés qu'ils avaient eues avec eux.
Cette dernière réserve faisait
allusion aux 500 dollars payés comme prime
à ceux qui avaient aidé à
reprendre les prisonniers évadés, en
décembre 1934.
Je désirais quitter Yuanling pour
me rapprocher de la base des communistes, et leur
apporter moi-même l'argent, mais à la
veille du départ, je fus pris subitement de
violentes douleurs dans le côté droit.
Le docteur chinois conseilla l'opération
immédiate de l'appendice. Des messages
télégraphiques furent
échangés et toutes les mesures furent
prises pour que je sois opéré par un
docteur européen à Changteh ou
Changsha. Les coolies vinrent même pour
m'emporter avec mes bagages jusqu'à la
rivière où je devais prendre le petit
bateau. Mais avant toute autre chose, je proposai
de faire venir quatre chrétiens chinois pour
prier avec moi ; après cela j'ai voulu
attendre pendant une heure, avant de partir. Au
bout des soixante minutes, la douleur qui m'avait
torturé pendant une nuit et presque deux
jours, avait presque disparu. J'appelai de nouveau
le docteur, mais il ne trouva pas la moindre trace
d'appendicite. Le lendemain matin, j'étais
de nouveau en bonne santé et je
m'apprêtais à partir comme j'en avais
eu l'intention, quand l'autorité militaire
m'avisa que des communistes se trouvaient sur la
route que je devais suivre. Quelques jours
après, j'appris que trois cents rouges
m'attendaient sur le chemin pour me faire
prisonnier. Cette maladie subite m'avait
empêché de partir. Il était
évident que le Seigneur m'avait
protégé, qu'Il en soit
glorifié !
Les camarades furent amèrement
déçus de ne pas pouvoir s'emparer de
ma personne et ils accusèrent nos deux
frères de m'avoir prévenu
secrètement. Ils furent cruellement battus
en présence des deux messagers que j'avais
renvoyés ; le fait que les rouges
avaient si facilement
abaissé leurs exigences à 6000
dollars, me faisait craindre une nouvelle
tromperie. Je voulais une promesse claire que nos
deux missionnaires seraient relâchés
contre ce montant, mais ils gardèrent
exprès mes deux négociateurs pour les
empêcher de m'avertir. Les communistes
étaient furieux et ils se montrèrent
plus exigeants en fixant la rançon à
20.000 dollars. Je leur écrivis que je
refusais de continuer les pourparlers puis, qu'ils
avaient usé de tant de tromperie avec
moi.
Quand ils apprirent que j'avais
quitté Yuanling, ils reprirent les
négociations et me firent savoir qu'ils
n'exigeaient pas de rançon, mais que les
deux captifs étaient condamnés
à payer une amende de 10.000 dollars pour
s'être livrés à l'espionnage au
profit de leurs pays respectifs. Pour une partie de
cette somme, ils demandaient des
médicaments, et ils me créditeraient
du montant de tous ceux que j'avais
déjà livrés
précédemment par mes messagers ;
du reste, n'avaient-ils pas agi chaque fois en
honnêtes gens, en donnant un reçu de
tout ce que j'avais envoyé ? De
nouveau, ce monsieur chinois me vint en aide en me
donnant plusieurs milliers de dollars, et, le 29
octobre, je repartis de Chihkiang pour Yuanling,
et, de là, je me rendis à Yungshun.
je n'avais pas moins de treize coolies pour
transporter les dollars d'argent et les
médicaments. Pendant cinq jours, nous avons
voyagé sous une pluie torrentielle,
traversant des rivières enflées par
les eaux, escaladant et dégringolant des
collines escarpées où nous ne
trouvions parfois pas même un sentier. La
famine régnait dans les régions
où les rouges avaient passé et il
m'était difficile de me procurer du riz pour
ma caravane. Mes porteurs souffrirent vraiment de
la faim, mais ils poursuivirent vaillamment leur
chemin sous une pluie diluvienne et courbés
par leurs lourds fardeaux. Par deux fois, nous
avons rencontré des gens blessés ou
tués, gisant au bord du chemin. Ce fut le
plus terrible voyage que j'eusse jamais fait
pendant les vingt-cinq années de mon
séjour en Chine.
En arrivant à Yungshun, où
se trouve la Mission finlandaise saccagée,
j'envoyai immédiatement M. Ting et M. Koh aux
renseignements ;
ils devaient m'apporter l'assurance que les
communistes avaient dit vrai et qu'ils
relâcheraient les deux prisonniers à
raison de 5000 dollars chacun. Cinq jours
après, ils revinrent. M. Hayman, dirent-ils,
était très malade ; il fallait
envoyer l'argent tout de suite, car la
libération des deux captifs était
nettement promise. La date et le lieu, tout
était fixé avec précision, et,
pourtant, je n'étais pas encore satisfait
des déclarations faites dans la lettre des
communistes, car, en chinois, les termes
étaient ambigus et pouvaient signifier aussi
bien un seul prisonnier que tous les deux. Je
craignais un nouveau piège, mais les deux
Chinois eux-mêmes pensaient que la lettre
était suffisamment claire, et ils
prétendirent que les expressions
employées signifiaient tous les deux. Je
devais agir, et agir promptement.
Le 13 novembre, J'envoyai les treize
ballots, deux chaises à porteurs munies de
chaudes couvertures pour les missionnaires, et les
deux négociateurs ; la rencontre devait
avoir lieu dans un endroit désigné
d'avance. Les rouges envoyèrent deux mille
hommes pour prendre livraison de l'argent. Ils
arrivèrent deux jours trop tôt et,
comme l'autorité militaire n'avait pas
été avertie de leur présence
dans cette région, il s'en suivit un combat
dans lequel les rouges eurent quatre morts et huit
blessés.
Au soir du 19 novembre, je fus
avisé par téléphone que
l'argent avait été remis et qu'un
seul missionnaire avait été
relâché, le second était encore
détenu. Il me fut impossible de dormir de
toute la nuit, ma déception était
trop grande. J'avais fait tout ce qui était
en mon pouvoir, j'avais pris toutes les
précautions possibles ; malgré
cela, les communistes avaient violé leurs
promesses et nous avaient joués. Le 20, je
partis monté sur une mule pour aller
à la rencontre du missionnaire, ignorant
encore lequel des deux je retrouverais.
Après avoir parcouru six à sept
kilomètres, je vis arriver M. Hayman et,
près de lui, la chaise inoccupée.
J'en prenais difficilement mon parti ; lui
aussi, du reste, car il ne put retenir ses larmes
et ses
premières paroles furent celles-ci :
« Bosshardt est un
saint ! »
Le lendemain, nous sommes partis de
bonne heure et nous avons parcouru une cinquantaine
de kilomètres, car je voulais atteindre
Yuanling en deux jours. M. Hayman était dans
sa chaise et moi sur ma mule. Le second jour, nous
avons pris un petit bateau pour descendre la
rivière afin d'éviter le terrible
chemin que nous avions pris pour venir. En arrivant
à Yuanling au soir du 22 novembre, grand
émoi de tous côtés ; les
rouges menaçaient la ville et on les
attendait dans la nuit. Je compris que M. Hayman
n'était pas en sûreté et je me
mis immédiatement en quête d'une
automobile afin de partir pour Changteh le
lendemain matin.
Le 23 novembre, vers huit heures, M.
Hayman, M. Tsai et moi, nous quittions la ville
pour arriver vers deux heures de
l'après-midi à Changteh. Les
missionnaires de plusieurs stations nous
restauraient au passage, nous offrant qui du
chocolat, qui de la soupe, qui des sandwichs ou des
biscuits. Partout nous trouvions une chaude
réception. Le Dr Eitel était venu
au-devant de nous avec une automobile et il nous
conduisit immédiatement à
l'hôpital Hudson Taylor à
Changsha.
Nous avons appris plus tard que
l'armée rouge avait traversé la
rivière et envahi la chaussée pour
autos très peu de temps après notre
passage. Toute l'armée avait reçu des
instructions précises à notre sujet
et l'ordre de nous faire prisonniers tous les deux.
Un petit retard à Yuanling aurait suffi
à nous faire tomber entre leurs mains. Notre
auto fut la dernière qui put passer avant
l'arrivée des communistes dans la
région. Quand M. Tsai repassa par là,
un peu plus tard, pour chercher à obtenir
des nouvelles de M. Bosshardt, il apprit que
partout les rouges s'étaient informés
à notre sujet, afin de savoir si notre auto
avait passé par là. Ils jubilaient en
criant « Nous les avons ! Nous les
avons ! » car ils ne pouvaient pas
croire qu'en si peu de temps il nous eût
été possible de gagner Yuanling et de
continuer le voyage dans la direction de Changteh.
Mais ils avaient fait leur compte sans Dieu. Nous
n'avions
pas de
peine à croire que Dieu avait prévu
ce moment de grand danger et permis que justement
en ce jour-là, des réunions
spéciales fussent organisées pour
intercéder en faveur de l'un de ses enfants
s'enfuyant dans cette voiture. C'était le
jour de mon cinquante et unième
anniversaire. Les rouges avaient
déclaré à mes
négociateurs qu'ils m'écorcheraient
tout vif le jour où je leur tomberais sous
la main. Ce jour-là aurait pu être le
moment propice. Nul autre que Dieu n'aurait pu
fixer notre arrivée en cet endroit dangereux
et nous en délivrer à temps.
M. Hayman était en de bonnes
mains à l'hôpital, et avec des soins,
du repos et une nourriture appropriée, il
fit de rapides progrès, quoique pendant
longtemps encore, il fut l'image vivante d'une
victime de la faim, n'ayant plus que la peau et les
os. Il ne pesait guère que quarante-cinq
kilos.
L'ennemi redoublait de fureur,
maintenant qu'un captif avait échappé
à ses griffes. Bientôt, des
dépêches de Chihkiang
annoncèrent que les communistes
menaçaient l'ouest de la province de Hunan,
et qu'il n'y avait pas moyen d'échapper. je
désirais rentrer avant l'arrivée des
rouges, mais il était impossible de trouver
un autobus ; ils avaient été
réquisitionnés pour transporter des
soldats dans le centre de la province de Hunan qui
avait été envahie
précédemment par les
communistes ; le seul moyen de rentrer
était de louer une auto privée. Le 23
novembre, M. Tsai et moi, nous étions en
route dans une magnifique
« Chevrolet ». Le chauffeur
faisait du quatre-vingts à l'heure, ce qui
est beaucoup trop pour les routes chinoises. Plus
nous avancions, plus les bruits étaient
alarmants, et notre conducteur perdit un peu la
tête.
Nous étions tout près
d'atteindre le but quand, à un tournant de
la route glissante, le chauffeur ne fut plus
maître de sa machine et nous fûmes
presque jetés pardessus un talus
élevé ; mais, à la
dernière seconde, le véhicule vint
s'écraser contre le parapet de pierre d'un
pont. Pendant quelques secondes, nous
restâmes tous les trois
étourdis sur le sol. M. Tsai n'avait que des
égratignures ; le chauffeur
était blessé au visage, moi, je
croyais n'avoir que l'épaule droite
disloquée. J'avais perdu mes lunettes, car
j'avais donné de la tête à
travers la vitre de la voiture, mais je n'avais pas
la moindre coupure. Il y eut quelques
dégâts, mais Dieu nous
protégeait, et je savais que rien ne peut
arriver à ses enfants sans sa permission.
Peu après notre chute, le dernier autobus de
la journée passa près de nous, venant
d'une autre direction ; il était rempli
de riches Chinois s'enfuyant vers des lieux moins
dangereux. Ils consentirent à nous prendre,
M. Tsai et moi, pour nous conduire à
Changsah. Nous avons voyagé pendant onze
heures et nous sommes arrivés à
l'hôpital Hudson Taylor à trois heures
du matin, le jour suivant. Le Dr Eitel avait
été prévenu par
téléphone et il m'attendait. Il me
radiographia et découvrit, à ma
grande surprise, que j'avais le bras cassé
juste au-dessous de la dislocation de
l'épaule. « C'est pour le moins
six semaines d'hôpital »,
déclara-t-il. Mais j'espérais bien
passer Noël avec ma famille, et quand je le
lui dis, il se contenta de sourire. J'avais grand
besoin de prendre du repos, après les
vigoureux efforts qu'il avait fallu faire au moment
de la libération de M. Hayman,
néanmoins, je renvoyai M. Tsai à la
recherche de M. Bosshardt. M. Koh et M. Ting
s'étaient déjà remis en
campagne. Au bout de vingt jours, le docteur me
permit de quitter l'hôpital, quoique mon bras
fût encore dans un châssis
métallique pour une nouvelle période
de vingt jours. Le dimanche 22 décembre,
J'arrivai sain et sauf à la maison, non sans
avoir entendu parler d'émeutes et de
combats. J'étais là depuis une
semaine, quand les communistes arrivèrent et
nous assiégèrent pendant cinq jours.
Nous étions au nombre de vingt et un
missionnaires et cinq petits enfants venus de trois
stations pour chercher un refuge auprès de
nous. Malgré le danger que nous courions,
Dieu nous a merveilleusement délivrés
tous.
Avant l'arrivée des rouges
à Chihkiang, le 26 décembre 1935,
j'avais envoyé M. Liang, un de nos
chrétiens, à la
recherche de M. Bosshardt. Les combats qui se
livraient l'empêchèrent d'arriver
jusqu'aux communistes. Tandis que nous
étions tous enfermés dans la ville
assiégée, M. Bosshardt était
juste en face de nous, de l'autre côte de la
rivière ; il logea pendant une nuit
dans une maison habitée par des
chrétiens de notre église. Ils nous
dirent plus tard, qu'il était très
fatigué, qu'il était chaussé
de sandales de paille, par-dessus de vieux chiffons
dont ses pieds étaient
enveloppés ; nul ne reçut la
permission de lui parler, mais on l'avait vu prier
le soir et le matin.
Dès que les rouges furent partis,
J'envoyai de nouveau M. Yang et M. Wu qui est, lui
aussi, un de nos anciens orphelins, devenu
prédicateur dans la brigade
d'évangélisation. Je leur remis 200
dollars et comme ils tardaient à revenir,
j'envoyai après eux M. Liang et son
frère, un candidat au baptême. Ils
rentrèrent sans avoir trouvé M.
Bosshardt. Cependant, le 26 janvier, M. Yang et M.
Wu le virent dans la province de Kweichow, mais
nous n'en avons pas été avertis, car
ils n'avaient aucun moyen de nous prévenir.
Ils furent absents pendant un mois et le bruit
courut même qu'ils avaient été
tués tous les deux. Ces rumeurs nous
attristaient beaucoup car M. Yu avait laissé
sa jeune femme, elle aussi orpheline
élevée dans notre mission, le
lendemain de la naissance de leur premier
bébé. M. Yang avait aussi dans la
ville même une femme et deux petits enfants
attendant anxieusement son retour.
Comme les rouges se trouvaient dans le
voisinage de Kweiyang, je priai le pasteur J. H.
Robinson d'entreprendre des négociations
depuis là. Il dépêcha un
messager chrétien, mais après une
quinzaine de jours, il n'était pas encore de
retour et on me demanda par dépêche
d'envoyer quelqu'un et devenir si possible
moi-même. M. Ting partit en avant et M. Yang
et moi, nous le suivîmes quelques jours plus
tard. Après nous être
renseignés auprès de
l'autorité militaire de Kweiyang, nous
sommes partis pour Anshun. Les négociateurs
partirent le lendemain, chargés d'un ballot
de médicaments, etc.
Ils furent retenus pendant cinq jours
à Pichieh, car on ne pouvait pas
décider des soldats à les escorter
dans une contrée où des milliers de
bandits opéraient continuellement.
Le 1er avril les hommes
quittèrent de nouveau Anshun ; comme
ils étaient maintenant munis de passeports,
l'autorité militaire mit tout en oeuvre pour
leur faciliter un prompt départ. Mais les
rouées se déplaçaient toutes
les nuits, parcourant chaque fois de trente
à cinquante kilomètres, et il
était extrêmement difficile de les
atteindre. Quand les négociateurs
arrivèrent à Kunmind, province de
Yunnan, ils étaient à la veille
d'aborder le camp communiste après deux mois
d'efforts périlleux. En arrivant dans la
ville, ils s'adressèrent à un
général de la province de Hunan pour
demander une escorte, espérant ainsi voir M.
Bosshardt dans un jour ou deux. Le
général leur apprit alors que le
missionnaire avait été
relâché la veille. Nous ne pouvons
assez bénir Dieu de ce que sa main ait
protégé les messagers, en leur
faisant apprendre la nouvelle avant d'aller plus
loin. Les négociateurs se
précipitèrent chez les missionnaires
pour leur annoncer l'heureuse nouvelle, et cette
après-midi-là, ils se
trouvèrent au nombre de ceux qui
souhaitaient la bienvenue au prisonnier de
retour.
La libération de M. Bosshardt fut
le sujet d'un combat livré dans le monde
invisible et chaque pouce de terrain fut conquis
par la prière de la foi, comme ce fut aussi
le cas pour l'élargissement de M.
Hayman.
Pourquoi les communistes s'emparent-ils
de la personne des missionnaires ? Ce n'est
pas essentiellement pour obtenir une rançon,
ils l'ont nettement déclaré aux
négociateurs. L'argent n'est pas leur
premier but, mais leur objectif est avant tout de
montrer aux étrangers qu'ils ne veulent rien
des doctrines chrétiennes pour la Chine.
C'est de l'« opium » pour notre
peuple, disent-ils. L'enseignement chrétien
de la non-résistance, de la
dépendance d'un Être supérieur
est contraire aux doctrines communistes. Ils
désirent montrer aux étrangers qu'ils ne
supporteront pas dans leur pays un enseignement qui
combat le leur en tous points.
Dieu veuille nous faire la grâce
de comprendre que nous ne sommes pas capables par
nous-mêmes de résister aux forces
invisibles du mal, si clairement
révélées par les
événements des dix-huit derniers
mois. Attendons-nous à Dieu et sachons que
ce n'est ni par armée, ni par force, mais
par la puissance de Son Esprit que nous partons en
vainqueurs, pour remporter la victoire au nom de
Jésus-Christ, lequel nous a établis
prédicateurs de son Évangile.
Pendant les longs mois de notre
captivité, M. Hayman et moi
remerciâmes sans cesse notre Père
céleste de ce que nos épouses et les
deux enfants de M. Hayman avaient été
libérés dès le début.
Car les souffrances qu'elles avaient en perspective
auraient probablement causé leur
mort.
Que leur arriva-t-il après
qu'elles furent séparées de
nous ? Mme Bosshardt le dira elle-même
dans ce qui suit :
En nous libérant, le chef de la
bande nous avait remis les lettres demandant une
rançon, lettres qui avaient
été écrites sous
dictée. « C'est à vous,
femmes », ajouta-t-il, « de les
faire parvenir à
destination. »
Heureusement, nous ne fûmes pas
longtemps abandonnées à
nous-mêmes. Dès que la troupe fut
partie, un jeune chrétien du nom de Peng
sortit d'une cachette pour nous porter secours.
Mais, au bout de peu de minutes, le cri
retentit : « Les soldats rouges
reviennent ! » Et notre ami de
disparaître à nouveau !
Nous étions au comble de la
détresse. On nous avait enlevé nos
maris et nous étions sans défense.
Qu'allions-nous devenir ? Heureusement il ne
s'agissait que de quelques retardataires de
l'armée communiste, qui terminaient le
pillage, ce qui coûta, du reste, la vie
à plusieurs d'entre eux. Quel ne fut pas
notre soulagement lorsque M. Peng revint nous
annoncer que les troupes gouvernementales étaient
arrivées et qu'elles avaient capturé
plusieurs de ces pillards !
L'officier en charge promit de faire son
possible pour délivrer les trois
missionnaires captifs ; mais, hélas,
tous les efforts furent vains.
La propriétaire de l'auberge
où nous avions passé le jour et la
nuit précédents eut pitié de
nous. Elle nous invita à prendre un peu de
macaronis que les rouges avaient volés dans
la maison des Hayman et qu'ils avaient
laissés chez elle.
L'après-midi, le calme
étant quelque peu rétabli, nous
retournâmes à la maison missionnaire.
Mais quel spectacle nous y attendait ! Des
soldats gouvernementaux occupaient les
pièces près de l'entrée.
Plusieurs fumaient l'opium et on avait
allumé un grand feu de charbon au milieu
d'une des chambres, simplement sur une plaque de
tôle posée sur le plancher. C'est un
vrai miracle qu'un incendie n'ait pas
éclaté. Les occupants nous
informèrent poliment qu'ils avaient
ordonné au cuisinier de leur préparer
un repas avec le restant de riz qui se trouvait
dans la maison...
Au dedans de la maison et dans la cour,
le sol était jonché de lettres, de
livres, d'évangiles et de traités
dispersés pêle-mêle : toute
notre provision de littérature pour le
colportage ! C'était le chaos et la
désolation. Il ne restait que les meubles et
quelques tasses.
Cependant Dieu releva notre courage en
nous envoyant des amis compatissants qui pourvurent
à nos besoins les plus urgents en nous
offrant du riz et des oeufs. Il nous
prêtèrent même un peu d'argent,
ce qui nous permit d'entreprendre des
démarches pour trouver les porteurs dont
nous avions besoin pour atteindre la capitale de la
province.
La ville entière était
dans la désolation, la tristesse et le
deuil. De nombreuses personnes avaient
succombé aux mauvais traitements, et
à tout moment on voyait un groupe de gens
qui accompagnaient un des leurs à sa
dernière demeure. Les pauvres gens à
qui les communistes avaient distribué ce
qu'eux-mêmes n'avaient pas voulu emporter, ne
profitèrent
pas longtemps de ces biens. Le magistrat, qui
s'était sauvé, revint et publia que
tous ceux qui possédaient du butin devaient
le déposer devant leur porte, afin que les
propriétaires légitimes puissent
retrouver et emporter ce qui leur avait
été volé. C'est ainsi que Mme
Hayman, en parcourant rue après rue,
réussit à retrouver, un peu
endommagée, la machine à
écrire de son mari et quelques autres
articles de moindre valeur.
Deux jours plus tard, nous pûmes
envoyer un message au bureau des
télégraphes le plus rapproché,
situé à une distance d'un jour et
demi de marche. Le bureau de poste de l'endroit
avait été saccagé. Nous
pûmes ainsi informer de notre situation nos
collègues de la station missionnaire la plus
proche.
Nous passâmes quatre jours
à attendre l'arrivée de nos porteurs,
et nous mîmes ce temps à profit en
cherchant à mettre un peu d'ordre sur la
station. Nous pensions à cette parole du
Psaume 124:
- « Notre âme s'est échappée comme l'oiseau du filet de l'oiseleur ;
- Le filet s'est rompu et nous nous sommes échappés.
- Notre secours est dans le nom de l'Éternel,
- Qui a fait les cieux et la terre. »
Ces mots tintèrent comme des cloches
d'espérance à mes oreilles, et nous
les lûmes et relûmes bien souvent
durant cette cruelle séparation.
Le 7 octobre, nous quittions notre
cité, le coeur bien triste. Un fidèle
chrétien nous accompagna jusqu'à la
ville voisine, et le domestique de Mlle Emblen, un
chrétien, nous accompagna jusqu'à la
capitale de la province et nous fut d'un grand
secours. À mi-chemin, un missionnaire vint
à notre rencontre. Quel soulagement de le
voir et de pouvoir partager notre douleur avec
lui ! Nous pûmes franchir les trois
dernières étapes dans une automobile
que le Dr Fish nous avait envoyée.
Notre séjour à Kweiyang,
la capitale, fut de courte durée ; car
il fut jugé prudent d'évacuer au plus
vite les dames et les enfants. D'autres amis nous
emmenèrent donc au bout
de deux jours dans la province de Kwangsi,
d'où Mme Hayman se rendit avec ses deux
enfants à Shanghai, tandis que
moi-même je gagnai Hongkong, Un peu plus
tard, nous nous retrouvâmes au quartier
général de notre mission à
Shanghai, où nous passâmes la plus
grande partie du temps, jusqu'à la
libération successive de nos maris.
Au moment de mettre ce livre sous
presse, nous ignorons encore tout du sort du R.P.
Kellner. Des lettres écrites à ses
supérieurs sont malheureusement
restées sans réponse.
1) Le récit suivant est le résumé d'un rapport de M. Hermann Becker, de la Mission de Liebenzell, une des branches allemandes de la Mission intérieure de la Chine. Les efforts inlassables et courageux qu'il a faite méritent notre admiration et notre reconnaissance.
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