Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XII

Le récit de M. Becker

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 (1)

En rentrant de nos vacances, nous avons appris que MM. Hayman et Bosshardt avaient été fait prisonniers par les communistes, quinze jours auparavant. Des collègues avaient essayé de se mettre en rapport avec eux, mais les rouges avaient pénétré dans le nord-ouest de la province de Hunan où je travaillais. Il était très difficile de trouver des hommes de bonne volonté pour entreprendre la tâche de négociateurs ; il fallait avoir du caractère et pouvoir regarder la mort en face. La situation de notre station devint aussi très dangereuse et tous les missionnaires durent partir ; je restai seul.

Deux de nos chrétiens, M. Yang et M. Tsai s'offrirent volontairement pour cette tâche dangereuse. M. Tsai avait été élevé dans notre orphelinat, mais il était maintenant un de nos prédicateurs. Le 27 novembre 1934, ils partirent emportant des lettres des épouses des prisonniers et de moi-même ; ils emportaient aussi un peu de nourriture et quelques vêtements.

Le général Hsiao-Keh qui avait capturé les deux missionnaires avait rejoint l'armée du général Ho-Long, le chef communiste de la province de Hunan. Autrefois, Ho-Long avait occupé un poste militaire officiel à Chihkiang ; il était souvent venu me voir dans mon bureau. C'était un homme de valeur, à cette époque, la vie de son neveu habitant Hunghiang avait été sauvée grâce à l'aide du Dr Eitel de notre mission, et, à cette occasion, le général Ho-Long écrivit une belle lettre de remerciements. En me basant sur nos relations passées et sur les bons offices du Dr Eltel, je fis appel au général Ho-Long et je le priai d'user de son influence auprès du général Hsiao-Keh pour faire libérer les captifs. Nous espérions beaucoup un résultat satisfaisant de cette démarche, car les Chinois, quand ils le peuvent, rendent toujours la pareille pour un bienfait reçu. Mais le 12 janvier, nos envoyés rentrèrent en faisant un récit décourageant de leur voyage. Ils avaient été attaqués par des bandits tout près de Tayung, quartier général des communistes. Ils perdirent une partie de leur argent ; tout ce qui avait été envoyé pour soulager les missionnaires leur avait été enlevé ; les lettres et les papiers dont ils étaient porteurs avaient été pris et brûlés et leur vie fut même menacée. Il était inutile de continuer sans passeport, ils durent donc revenir.

Mes hommes étaient prêts à repartir, mais ils demandèrent qu'un compagnon leur fût adjoint, car le risque d'être de nouveau attaqués était ainsi moins grand. M. Ho, un chrétien, décida de les accompagner. Le temps de préparer de nouveaux passeports et le 25 janvier 1935 ils repartaient. Après un terrible voyage de quinze jours à travers une contrée infestée de bandits, ils arrivèrent enfin à Tayung ; le chemin était marqué par des squelettes et des cadavres décapités. Souvent ils entendaient tirer ; alors ils devaient ramper à quatre pattes de peur d'être découverts. Sur la montagne ils trouvèrent un pied de neige, et M. Yang fut pris de rhumatismes dans les pieds ; il lui était difficile de continuer. Nos trois amis se mirent à prier et prier encore avec ardeur, et M. Yang put se remettre en route. Cette fois-ci, ils étaient bien décidés à voir les missionnaires quoi qu'il pût leur en coûter.

Une fois arrivés au camp, ils furent bien reçus par les communistes. La femme d'un officier leur offrit même du thé avec des pâtisseries chinoises, et les trois délégués prirent ce repas en compagnie des missionnaires.
Ceux-ci reçurent avec une joie bien compréhensible les lettres de leurs épouses, car depuis quatre mois et demi, ils étaient sans nouvelles de leurs bien-aimés. Ce jour-là était pour eux un beau jour, disaient-ils aux négociateurs ; ils ne trouvaient pas de mots suffisants pour exprimer leur reconnaissance à ces hommes qui avaient entrepris un si périlleux voyage pour venir à leur recherche. Les deux captifs portaient de longs vêtements ouatés, leurs pantalons étaient usés, et ils étaient pieds nus. Les chaussures leur étaient probablement interdites, pour éviter toute nouvelle tentative d'évasion ; après une heure de conversation surveillée, les délégués enlevèrent leurs chaussettes et leurs souliers et insistèrent pour les faire accepter aux missionnaires, qui furent profondément touchés de cet acte d'amour chrétien venant de la part de ces deux frères chinois. Le 16 février, à leur grand soulagement, ces hommes reçurent plusieurs lettres à porter et ils furent congédiés. Quand ils offrirent de solder leurs dépenses, les communistes refusèrent de rien accepter en disant que les délégués avaient été leurs hôtes.

Les négociateurs firent un heureux voyage de retour et nous avons loué Dieu pour les nouvelles qu'ils apportaient des deux prisonniers. On avait permis à ceux-ci, d'écrire à leurs épouses, à moi-même et aux représentants de leur gouvernement en Chine. Les lettres des communistes n'étaient point rassurantes. Les captifs seraient libérés contre l'envoi de canons antiaériens qui devaient être livrés le 15 mars ; ils exigeaient en outre, une somme de 100.000 dollars et la livraison d'un grand nombre de médicaments dont ils avaient donné la liste ; nous avions jusqu'au 14 avril pour exécuter ces deux derniers ordres, à défaut de quoi les deux missionnaires seraient mis à mort.

Le 21 mars, M. Yang et M. Ho, accompagnés de M. Hsiang de la brigade d'évangélisation, repartirent. M. Tsai avait été obligé d'y renoncer. Les trois messagers emportaient des lettres, des vêtements et de la nourriture. Au cours des cinq premiers jours, ils rencontrèrent, par deux fois, des voleurs, mais ils ne furent pas attaqués. Cependant, à la veille d'atteindre les lignes communistes, des brigands fondirent sur eux, les lièrent et les menacèrent de mort violente. On leur prit leur argent et la plupart des vêtements qu'ils transportaient. À la fin, deux des négociateurs furent relâchés et M. Yang fut emmené dans les montagnes avec un autre captif. Au bout de six jours, ils parvinrent à se délier l'un l'autre, et ils s'enfuirent pendant le sommeil de leurs ravisseurs. M. Yang resta quelques jours à Yuanling pour faire soigner les blessures de ses poignets.

Dès que j'appris l'échec de cette nouvelle tentative, j'envoyai du renfort à nos amis, dans la personne d'un de nos chrétiens, nommé Job. Il consentit à essayer et Il partit, vêtu presque comme un mendiant, muni de l'attirail d'un raccommodeur de vieux souliers, ce qui avait été autrefois son métier. Au bout de deux semaines, job était de retour. Malgré son passeport, les soldats lui trouvèrent une apparence trop équivoque pour le laisser traverser leurs lignes.

Dès le début de ces négociations, il avait été difficile de trouver des hommes décidés à entreprendre des démarches aussi dangereuses, mais après les navrantes attaques des bandits, la difficulté devenait plus grande encore, et quand mes trois envoyés revinrent, il me semblait être au bout de mes moyens. Mais peu après le 19 avril, je fus surpris de recevoir la visite d'un homme à l'apparence étrange, vêtu comme un campagnard et venant sûrement d'une autre partie du pays. Avec son grand turban, il avait bien plus l'air d'un bandit que d'un négociateur, pourtant, il en était bien un. Il sortit d'un panier qu'il portait sur le dos, un paquet de lettres qu'il me remit. Ces lettres le présentaient sous le nom de M. Ting ; elles venaient des chefs communistes et des missionnaires eux-mêmes. Nos frères vivaient donc encore, et cette certitude m'encouragea. Des rumeurs de toutes sortes circulaient partout, rumeurs émanant de « témoins oculaires » ; on avait même dit que les deux étrangers avaient été tués, et que le lieu de leur sépulture pouvait être révélé !... Cependant les nouvelles apportées par M. Ting étaient mauvaises, car on m'annonçait, que si mes délégués n'arrivaient pas, porteurs de la rançon complète, les missionnaires seraient mis à mort le 9 mai. Les lettres de nos amis étaient écrites en un anglais si bizarre, qu'on comprenait immédiatement qu'elles avaient été dictées mot à mot ; il nous était donc difficile d'en comprendre le sens précis et de nous rendre exactement compte de la situation.

Le 21 avril, M. Ting repartit à la hâte ; il était porteur d'une lettre dans laquelle nous disions qu'il était impossible de satisfaire aux exigences des communistes. Notre messager arriva au camp le 3 mai. En date du 6, les missionnaires écrivaient que leur exécution avait été reportée au 30 ; mais si à cette date la rançon n'était pas payée, ils seraient mis à mort.
À ce moment-là, les rouges étaient de nouveau en marche, et ils s'avançaient dans la région de Changteh. Le Dr J. E. Graham de l'alliance chrétienne missionnaire de cette ville, dépêcha un messager, M. Pierre Koh, et le chargea d'essayer d'obtenir la libération de nos deux frères ; il avait entendu parler, lui aussi, de la menace de mort et il espérait pouvoir en empêcher l'exécution. La mission de M. Koh fut rapidement menée et il fut très vite de retour ; néanmoins, il nous était encore impossible de satisfaire aux exigences des communistes.

De leur côté, le consul Burdett et M. Witt, ne cessaient, dans la capitale de la province, d'unir leurs efforts aux nôtres, par toutes sortes de démarches tentées auprès des fonctionnaires ; nous avons envers eux une grande dette de reconnaissance, comme aussi envers beaucoup d'autres personnes, membres d'autres missions protestantes, et même envers plusieurs représentants des missions catholiques dans les provinces de Hunan et de Kweichow. Tous ces amis nous ont aidé de leur sympathie et par toutes sortes d'autres moyens. À côté des secours financiers généreux, accordés par un monsieur chinois, beaucoup d'autres amis contribuèrent pour leur part, à couvrir les dépenses nécessitées par ces dix-huit mois d'efforts tentés en vue de l'élargissement de nos deux frères. La douleur crée de magnifiques liens ! L'ardeur avec laquelle chacun prit sa part du fardeau et voulut aider dans la mesure du possible, fut une des plus belles révélations de cette période de grande détresse. Ma longue absence de notre station missionnaire fut une très grande épreuve pour Mme Becker, mais elle se donna tout entière avec joie à sa double tâche.

Chaque fois que j'envoyais mes messagers, je devais leur remettre pour 200 dollars de médicaments, sans cela, ils n'auraient pas été reçus. M. Ting m'informa même qu'il n'aurait pas été possible d'échanger un mot avec les prisonniers, sans cet envoi. M. Koh désirait prêter aussi son concours, et il partit de Yuanling avec M. Ting. Ce dernier était le seul messager qui ne fût pas chrétien. Il fut impressionné par la fidélité avec laquelle M. Koh prêchait l'évangile dans le camp même des communistes. Pendant le courant de cet été brûlant, ils furent en mesure de me renseigner plusieurs fois sur la condition exacte de nos deux captifs. La plus grande partie de la littérature religieuse qui leur était envoyée avait été détruite par leurs ravisseurs ; ils n'avaient donc rien à lire jusqu'à ce qu'enfin un exemplaire des « Sources dans le Désert » leur fut remis. Le premier volume avait été confisqué par les brigands, mais ce second exemplaire leur apporta de grandes consolations.

À ce moment-là, le gouverneur de la province de Hunan m'engagea, par l'intermédiaire du consul britannique, à poursuivre les négociations, agissant en qualité de représentant non officiel du gouvernement de la province. Ni la mission intérieure de la Chine, ni le gouvernement chinois n'auraient consenti à payer une rançon aux communistes, car en le faisant, ils auraient créé un précédent et mis tous les européens en danger d'être faits prisonniers ; le zèle des rouges aurait été stimulé. Mais un monsieur chinois très connu avait pris un grand intérêt à ce cas particulier, et il me donna de son propre argent, plusieurs milliers de dollars pour me permettre de poursuivre ma tâche. Un jour, les négociateurs revinrent en disant que les deux prisonniers seraient libérés contre 3000 dollars chacun, sommes qui serviraient à couvrir les dépenses de leur pension et à indemniser les communistes pour toutes les difficultés qu'ils avaient eues avec eux. Cette dernière réserve faisait allusion aux 500 dollars payés comme prime à ceux qui avaient aidé à reprendre les prisonniers évadés, en décembre 1934.

Je désirais quitter Yuanling pour me rapprocher de la base des communistes, et leur apporter moi-même l'argent, mais à la veille du départ, je fus pris subitement de violentes douleurs dans le côté droit. Le docteur chinois conseilla l'opération immédiate de l'appendice. Des messages télégraphiques furent échangés et toutes les mesures furent prises pour que je sois opéré par un docteur européen à Changteh ou Changsha. Les coolies vinrent même pour m'emporter avec mes bagages jusqu'à la rivière où je devais prendre le petit bateau. Mais avant toute autre chose, je proposai de faire venir quatre chrétiens chinois pour prier avec moi ; après cela j'ai voulu attendre pendant une heure, avant de partir. Au bout des soixante minutes, la douleur qui m'avait torturé pendant une nuit et presque deux jours, avait presque disparu. J'appelai de nouveau le docteur, mais il ne trouva pas la moindre trace d'appendicite. Le lendemain matin, j'étais de nouveau en bonne santé et je m'apprêtais à partir comme j'en avais eu l'intention, quand l'autorité militaire m'avisa que des communistes se trouvaient sur la route que je devais suivre. Quelques jours après, j'appris que trois cents rouges m'attendaient sur le chemin pour me faire prisonnier. Cette maladie subite m'avait empêché de partir. Il était évident que le Seigneur m'avait protégé, qu'Il en soit glorifié !

Les camarades furent amèrement déçus de ne pas pouvoir s'emparer de ma personne et ils accusèrent nos deux frères de m'avoir prévenu secrètement. Ils furent cruellement battus en présence des deux messagers que j'avais renvoyés ; le fait que les rouges avaient si facilement abaissé leurs exigences à 6000 dollars, me faisait craindre une nouvelle tromperie. Je voulais une promesse claire que nos deux missionnaires seraient relâchés contre ce montant, mais ils gardèrent exprès mes deux négociateurs pour les empêcher de m'avertir. Les communistes étaient furieux et ils se montrèrent plus exigeants en fixant la rançon à 20.000 dollars. Je leur écrivis que je refusais de continuer les pourparlers puis, qu'ils avaient usé de tant de tromperie avec moi.

Quand ils apprirent que j'avais quitté Yuanling, ils reprirent les négociations et me firent savoir qu'ils n'exigeaient pas de rançon, mais que les deux captifs étaient condamnés à payer une amende de 10.000 dollars pour s'être livrés à l'espionnage au profit de leurs pays respectifs. Pour une partie de cette somme, ils demandaient des médicaments, et ils me créditeraient du montant de tous ceux que j'avais déjà livrés précédemment par mes messagers ; du reste, n'avaient-ils pas agi chaque fois en honnêtes gens, en donnant un reçu de tout ce que j'avais envoyé ? De nouveau, ce monsieur chinois me vint en aide en me donnant plusieurs milliers de dollars, et, le 29 octobre, je repartis de Chihkiang pour Yuanling, et, de là, je me rendis à Yungshun. je n'avais pas moins de treize coolies pour transporter les dollars d'argent et les médicaments. Pendant cinq jours, nous avons voyagé sous une pluie torrentielle, traversant des rivières enflées par les eaux, escaladant et dégringolant des collines escarpées où nous ne trouvions parfois pas même un sentier. La famine régnait dans les régions où les rouges avaient passé et il m'était difficile de me procurer du riz pour ma caravane. Mes porteurs souffrirent vraiment de la faim, mais ils poursuivirent vaillamment leur chemin sous une pluie diluvienne et courbés par leurs lourds fardeaux. Par deux fois, nous avons rencontré des gens blessés ou tués, gisant au bord du chemin. Ce fut le plus terrible voyage que j'eusse jamais fait pendant les vingt-cinq années de mon séjour en Chine.

En arrivant à Yungshun, où se trouve la Mission finlandaise saccagée, j'envoyai immédiatement M. Ting et M. Koh aux renseignements ; ils devaient m'apporter l'assurance que les communistes avaient dit vrai et qu'ils relâcheraient les deux prisonniers à raison de 5000 dollars chacun. Cinq jours après, ils revinrent. M. Hayman, dirent-ils, était très malade ; il fallait envoyer l'argent tout de suite, car la libération des deux captifs était nettement promise. La date et le lieu, tout était fixé avec précision, et, pourtant, je n'étais pas encore satisfait des déclarations faites dans la lettre des communistes, car, en chinois, les termes étaient ambigus et pouvaient signifier aussi bien un seul prisonnier que tous les deux. Je craignais un nouveau piège, mais les deux Chinois eux-mêmes pensaient que la lettre était suffisamment claire, et ils prétendirent que les expressions employées signifiaient tous les deux. Je devais agir, et agir promptement.

Le 13 novembre, J'envoyai les treize ballots, deux chaises à porteurs munies de chaudes couvertures pour les missionnaires, et les deux négociateurs ; la rencontre devait avoir lieu dans un endroit désigné d'avance. Les rouges envoyèrent deux mille hommes pour prendre livraison de l'argent. Ils arrivèrent deux jours trop tôt et, comme l'autorité militaire n'avait pas été avertie de leur présence dans cette région, il s'en suivit un combat dans lequel les rouges eurent quatre morts et huit blessés.

Au soir du 19 novembre, je fus avisé par téléphone que l'argent avait été remis et qu'un seul missionnaire avait été relâché, le second était encore détenu. Il me fut impossible de dormir de toute la nuit, ma déception était trop grande. J'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir, j'avais pris toutes les précautions possibles ; malgré cela, les communistes avaient violé leurs promesses et nous avaient joués. Le 20, je partis monté sur une mule pour aller à la rencontre du missionnaire, ignorant encore lequel des deux je retrouverais. Après avoir parcouru six à sept kilomètres, je vis arriver M. Hayman et, près de lui, la chaise inoccupée. J'en prenais difficilement mon parti ; lui aussi, du reste, car il ne put retenir ses larmes et ses premières paroles furent celles-ci : « Bosshardt est un saint ! »

Le lendemain, nous sommes partis de bonne heure et nous avons parcouru une cinquantaine de kilomètres, car je voulais atteindre Yuanling en deux jours. M. Hayman était dans sa chaise et moi sur ma mule. Le second jour, nous avons pris un petit bateau pour descendre la rivière afin d'éviter le terrible chemin que nous avions pris pour venir. En arrivant à Yuanling au soir du 22 novembre, grand émoi de tous côtés ; les rouges menaçaient la ville et on les attendait dans la nuit. Je compris que M. Hayman n'était pas en sûreté et je me mis immédiatement en quête d'une automobile afin de partir pour Changteh le lendemain matin.

Le 23 novembre, vers huit heures, M. Hayman, M. Tsai et moi, nous quittions la ville pour arriver vers deux heures de l'après-midi à Changteh. Les missionnaires de plusieurs stations nous restauraient au passage, nous offrant qui du chocolat, qui de la soupe, qui des sandwichs ou des biscuits. Partout nous trouvions une chaude réception. Le Dr Eitel était venu au-devant de nous avec une automobile et il nous conduisit immédiatement à l'hôpital Hudson Taylor à Changsha.

Nous avons appris plus tard que l'armée rouge avait traversé la rivière et envahi la chaussée pour autos très peu de temps après notre passage. Toute l'armée avait reçu des instructions précises à notre sujet et l'ordre de nous faire prisonniers tous les deux. Un petit retard à Yuanling aurait suffi à nous faire tomber entre leurs mains. Notre auto fut la dernière qui put passer avant l'arrivée des communistes dans la région. Quand M. Tsai repassa par là, un peu plus tard, pour chercher à obtenir des nouvelles de M. Bosshardt, il apprit que partout les rouges s'étaient informés à notre sujet, afin de savoir si notre auto avait passé par là. Ils jubilaient en criant « Nous les avons ! Nous les avons ! » car ils ne pouvaient pas croire qu'en si peu de temps il nous eût été possible de gagner Yuanling et de continuer le voyage dans la direction de Changteh. Mais ils avaient fait leur compte sans Dieu. Nous n'avions pas de peine à croire que Dieu avait prévu ce moment de grand danger et permis que justement en ce jour-là, des réunions spéciales fussent organisées pour intercéder en faveur de l'un de ses enfants s'enfuyant dans cette voiture. C'était le jour de mon cinquante et unième anniversaire. Les rouges avaient déclaré à mes négociateurs qu'ils m'écorcheraient tout vif le jour où je leur tomberais sous la main. Ce jour-là aurait pu être le moment propice. Nul autre que Dieu n'aurait pu fixer notre arrivée en cet endroit dangereux et nous en délivrer à temps.

M. Hayman était en de bonnes mains à l'hôpital, et avec des soins, du repos et une nourriture appropriée, il fit de rapides progrès, quoique pendant longtemps encore, il fut l'image vivante d'une victime de la faim, n'ayant plus que la peau et les os. Il ne pesait guère que quarante-cinq kilos.

L'ennemi redoublait de fureur, maintenant qu'un captif avait échappé à ses griffes. Bientôt, des dépêches de Chihkiang annoncèrent que les communistes menaçaient l'ouest de la province de Hunan, et qu'il n'y avait pas moyen d'échapper. je désirais rentrer avant l'arrivée des rouges, mais il était impossible de trouver un autobus ; ils avaient été réquisitionnés pour transporter des soldats dans le centre de la province de Hunan qui avait été envahie précédemment par les communistes ; le seul moyen de rentrer était de louer une auto privée. Le 23 novembre, M. Tsai et moi, nous étions en route dans une magnifique « Chevrolet ». Le chauffeur faisait du quatre-vingts à l'heure, ce qui est beaucoup trop pour les routes chinoises. Plus nous avancions, plus les bruits étaient alarmants, et notre conducteur perdit un peu la tête.

Nous étions tout près d'atteindre le but quand, à un tournant de la route glissante, le chauffeur ne fut plus maître de sa machine et nous fûmes presque jetés pardessus un talus élevé ; mais, à la dernière seconde, le véhicule vint s'écraser contre le parapet de pierre d'un pont. Pendant quelques secondes, nous restâmes tous les trois étourdis sur le sol. M. Tsai n'avait que des égratignures ; le chauffeur était blessé au visage, moi, je croyais n'avoir que l'épaule droite disloquée. J'avais perdu mes lunettes, car j'avais donné de la tête à travers la vitre de la voiture, mais je n'avais pas la moindre coupure. Il y eut quelques dégâts, mais Dieu nous protégeait, et je savais que rien ne peut arriver à ses enfants sans sa permission. Peu après notre chute, le dernier autobus de la journée passa près de nous, venant d'une autre direction ; il était rempli de riches Chinois s'enfuyant vers des lieux moins dangereux. Ils consentirent à nous prendre, M. Tsai et moi, pour nous conduire à Changsah. Nous avons voyagé pendant onze heures et nous sommes arrivés à l'hôpital Hudson Taylor à trois heures du matin, le jour suivant. Le Dr Eitel avait été prévenu par téléphone et il m'attendait. Il me radiographia et découvrit, à ma grande surprise, que j'avais le bras cassé juste au-dessous de la dislocation de l'épaule. « C'est pour le moins six semaines d'hôpital », déclara-t-il. Mais j'espérais bien passer Noël avec ma famille, et quand je le lui dis, il se contenta de sourire. J'avais grand besoin de prendre du repos, après les vigoureux efforts qu'il avait fallu faire au moment de la libération de M. Hayman, néanmoins, je renvoyai M. Tsai à la recherche de M. Bosshardt. M. Koh et M. Ting s'étaient déjà remis en campagne. Au bout de vingt jours, le docteur me permit de quitter l'hôpital, quoique mon bras fût encore dans un châssis métallique pour une nouvelle période de vingt jours. Le dimanche 22 décembre, J'arrivai sain et sauf à la maison, non sans avoir entendu parler d'émeutes et de combats. J'étais là depuis une semaine, quand les communistes arrivèrent et nous assiégèrent pendant cinq jours. Nous étions au nombre de vingt et un missionnaires et cinq petits enfants venus de trois stations pour chercher un refuge auprès de nous. Malgré le danger que nous courions, Dieu nous a merveilleusement délivrés tous.

Avant l'arrivée des rouges à Chihkiang, le 26 décembre 1935, j'avais envoyé M. Liang, un de nos chrétiens, à la recherche de M. Bosshardt. Les combats qui se livraient l'empêchèrent d'arriver jusqu'aux communistes. Tandis que nous étions tous enfermés dans la ville assiégée, M. Bosshardt était juste en face de nous, de l'autre côte de la rivière ; il logea pendant une nuit dans une maison habitée par des chrétiens de notre église. Ils nous dirent plus tard, qu'il était très fatigué, qu'il était chaussé de sandales de paille, par-dessus de vieux chiffons dont ses pieds étaient enveloppés ; nul ne reçut la permission de lui parler, mais on l'avait vu prier le soir et le matin.

Dès que les rouges furent partis, J'envoyai de nouveau M. Yang et M. Wu qui est, lui aussi, un de nos anciens orphelins, devenu prédicateur dans la brigade d'évangélisation. Je leur remis 200 dollars et comme ils tardaient à revenir, j'envoyai après eux M. Liang et son frère, un candidat au baptême. Ils rentrèrent sans avoir trouvé M. Bosshardt. Cependant, le 26 janvier, M. Yang et M. Wu le virent dans la province de Kweichow, mais nous n'en avons pas été avertis, car ils n'avaient aucun moyen de nous prévenir. Ils furent absents pendant un mois et le bruit courut même qu'ils avaient été tués tous les deux. Ces rumeurs nous attristaient beaucoup car M. Yu avait laissé sa jeune femme, elle aussi orpheline élevée dans notre mission, le lendemain de la naissance de leur premier bébé. M. Yang avait aussi dans la ville même une femme et deux petits enfants attendant anxieusement son retour.

Comme les rouges se trouvaient dans le voisinage de Kweiyang, je priai le pasteur J. H. Robinson d'entreprendre des négociations depuis là. Il dépêcha un messager chrétien, mais après une quinzaine de jours, il n'était pas encore de retour et on me demanda par dépêche d'envoyer quelqu'un et devenir si possible moi-même. M. Ting partit en avant et M. Yang et moi, nous le suivîmes quelques jours plus tard. Après nous être renseignés auprès de l'autorité militaire de Kweiyang, nous sommes partis pour Anshun. Les négociateurs partirent le lendemain, chargés d'un ballot de médicaments, etc.
Ils furent retenus pendant cinq jours à Pichieh, car on ne pouvait pas décider des soldats à les escorter dans une contrée où des milliers de bandits opéraient continuellement.

Le 1er avril les hommes quittèrent de nouveau Anshun ; comme ils étaient maintenant munis de passeports, l'autorité militaire mit tout en oeuvre pour leur faciliter un prompt départ. Mais les rouées se déplaçaient toutes les nuits, parcourant chaque fois de trente à cinquante kilomètres, et il était extrêmement difficile de les atteindre. Quand les négociateurs arrivèrent à Kunmind, province de Yunnan, ils étaient à la veille d'aborder le camp communiste après deux mois d'efforts périlleux. En arrivant dans la ville, ils s'adressèrent à un général de la province de Hunan pour demander une escorte, espérant ainsi voir M. Bosshardt dans un jour ou deux. Le général leur apprit alors que le missionnaire avait été relâché la veille. Nous ne pouvons assez bénir Dieu de ce que sa main ait protégé les messagers, en leur faisant apprendre la nouvelle avant d'aller plus loin. Les négociateurs se précipitèrent chez les missionnaires pour leur annoncer l'heureuse nouvelle, et cette après-midi-là, ils se trouvèrent au nombre de ceux qui souhaitaient la bienvenue au prisonnier de retour.

La libération de M. Bosshardt fut le sujet d'un combat livré dans le monde invisible et chaque pouce de terrain fut conquis par la prière de la foi, comme ce fut aussi le cas pour l'élargissement de M. Hayman.

Pourquoi les communistes s'emparent-ils de la personne des missionnaires ? Ce n'est pas essentiellement pour obtenir une rançon, ils l'ont nettement déclaré aux négociateurs. L'argent n'est pas leur premier but, mais leur objectif est avant tout de montrer aux étrangers qu'ils ne veulent rien des doctrines chrétiennes pour la Chine. C'est de l'« opium » pour notre peuple, disent-ils. L'enseignement chrétien de la non-résistance, de la dépendance d'un Être supérieur est contraire aux doctrines communistes. Ils désirent montrer aux étrangers qu'ils ne supporteront pas dans leur pays un enseignement qui combat le leur en tous points.

Dieu veuille nous faire la grâce de comprendre que nous ne sommes pas capables par nous-mêmes de résister aux forces invisibles du mal, si clairement révélées par les événements des dix-huit derniers mois. Attendons-nous à Dieu et sachons que ce n'est ni par armée, ni par force, mais par la puissance de Son Esprit que nous partons en vainqueurs, pour remporter la victoire au nom de Jésus-Christ, lequel nous a établis prédicateurs de son Évangile.

 




ANNEXE


Ce qui arriva à Mme Bosshardt, ainsi qu'à Mme Hayman et à ses enfants

Pendant les longs mois de notre captivité, M. Hayman et moi remerciâmes sans cesse notre Père céleste de ce que nos épouses et les deux enfants de M. Hayman avaient été libérés dès le début. Car les souffrances qu'elles avaient en perspective auraient probablement causé leur mort.

Que leur arriva-t-il après qu'elles furent séparées de nous ? Mme Bosshardt le dira elle-même dans ce qui suit :
En nous libérant, le chef de la bande nous avait remis les lettres demandant une rançon, lettres qui avaient été écrites sous dictée. « C'est à vous, femmes », ajouta-t-il, « de les faire parvenir à destination. »

Heureusement, nous ne fûmes pas longtemps abandonnées à nous-mêmes. Dès que la troupe fut partie, un jeune chrétien du nom de Peng sortit d'une cachette pour nous porter secours. Mais, au bout de peu de minutes, le cri retentit : « Les soldats rouges reviennent ! » Et notre ami de disparaître à nouveau !

Nous étions au comble de la détresse. On nous avait enlevé nos maris et nous étions sans défense. Qu'allions-nous devenir ? Heureusement il ne s'agissait que de quelques retardataires de l'armée communiste, qui terminaient le pillage, ce qui coûta, du reste, la vie à plusieurs d'entre eux. Quel ne fut pas notre soulagement lorsque M. Peng revint nous annoncer que les troupes gouvernementales étaient arrivées et qu'elles avaient capturé plusieurs de ces pillards !
L'officier en charge promit de faire son possible pour délivrer les trois missionnaires captifs ; mais, hélas, tous les efforts furent vains.
La propriétaire de l'auberge où nous avions passé le jour et la nuit précédents eut pitié de nous. Elle nous invita à prendre un peu de macaronis que les rouges avaient volés dans la maison des Hayman et qu'ils avaient laissés chez elle.

L'après-midi, le calme étant quelque peu rétabli, nous retournâmes à la maison missionnaire. Mais quel spectacle nous y attendait ! Des soldats gouvernementaux occupaient les pièces près de l'entrée. Plusieurs fumaient l'opium et on avait allumé un grand feu de charbon au milieu d'une des chambres, simplement sur une plaque de tôle posée sur le plancher. C'est un vrai miracle qu'un incendie n'ait pas éclaté. Les occupants nous informèrent poliment qu'ils avaient ordonné au cuisinier de leur préparer un repas avec le restant de riz qui se trouvait dans la maison...

Au dedans de la maison et dans la cour, le sol était jonché de lettres, de livres, d'évangiles et de traités dispersés pêle-mêle : toute notre provision de littérature pour le colportage ! C'était le chaos et la désolation. Il ne restait que les meubles et quelques tasses.
Cependant Dieu releva notre courage en nous envoyant des amis compatissants qui pourvurent à nos besoins les plus urgents en nous offrant du riz et des oeufs. Il nous prêtèrent même un peu d'argent, ce qui nous permit d'entreprendre des démarches pour trouver les porteurs dont nous avions besoin pour atteindre la capitale de la province.

La ville entière était dans la désolation, la tristesse et le deuil. De nombreuses personnes avaient succombé aux mauvais traitements, et à tout moment on voyait un groupe de gens qui accompagnaient un des leurs à sa dernière demeure. Les pauvres gens à qui les communistes avaient distribué ce qu'eux-mêmes n'avaient pas voulu emporter, ne profitèrent pas longtemps de ces biens. Le magistrat, qui s'était sauvé, revint et publia que tous ceux qui possédaient du butin devaient le déposer devant leur porte, afin que les propriétaires légitimes puissent retrouver et emporter ce qui leur avait été volé. C'est ainsi que Mme Hayman, en parcourant rue après rue, réussit à retrouver, un peu endommagée, la machine à écrire de son mari et quelques autres articles de moindre valeur.

Deux jours plus tard, nous pûmes envoyer un message au bureau des télégraphes le plus rapproché, situé à une distance d'un jour et demi de marche. Le bureau de poste de l'endroit avait été saccagé. Nous pûmes ainsi informer de notre situation nos collègues de la station missionnaire la plus proche.
Nous passâmes quatre jours à attendre l'arrivée de nos porteurs, et nous mîmes ce temps à profit en cherchant à mettre un peu d'ordre sur la station. Nous pensions à cette parole du Psaume 124:

« Notre âme s'est échappée comme l'oiseau du filet de l'oiseleur ;
Le filet s'est rompu et nous nous sommes échappés.
Notre secours est dans le nom de l'Éternel,
Qui a fait les cieux et la terre. »

Ces mots tintèrent comme des cloches d'espérance à mes oreilles, et nous les lûmes et relûmes bien souvent durant cette cruelle séparation.

Le 7 octobre, nous quittions notre cité, le coeur bien triste. Un fidèle chrétien nous accompagna jusqu'à la ville voisine, et le domestique de Mlle Emblen, un chrétien, nous accompagna jusqu'à la capitale de la province et nous fut d'un grand secours. À mi-chemin, un missionnaire vint à notre rencontre. Quel soulagement de le voir et de pouvoir partager notre douleur avec lui ! Nous pûmes franchir les trois dernières étapes dans une automobile que le Dr Fish nous avait envoyée.

Notre séjour à Kweiyang, la capitale, fut de courte durée ; car il fut jugé prudent d'évacuer au plus vite les dames et les enfants. D'autres amis nous emmenèrent donc au bout de deux jours dans la province de Kwangsi, d'où Mme Hayman se rendit avec ses deux enfants à Shanghai, tandis que moi-même je gagnai Hongkong, Un peu plus tard, nous nous retrouvâmes au quartier général de notre mission à Shanghai, où nous passâmes la plus grande partie du temps, jusqu'à la libération successive de nos maris.

Au moment de mettre ce livre sous presse, nous ignorons encore tout du sort du R.P. Kellner. Des lettres écrites à ses supérieurs sont malheureusement restées sans réponse.


1) Le récit suivant est le résumé d'un rapport de M. Hermann Becker, de la Mission de Liebenzell, une des branches allemandes de la Mission intérieure de la Chine. Les efforts inlassables et courageux qu'il a faite méritent notre admiration et notre reconnaissance.

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