Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AUX JEUNES

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On nous a demandé d'écrire ce petit livre pour vous.
Il y a longtemps que nous pensons à vous, et que nous notons, au cours de nos lectures, les pages les mieux faites pour vous intéresser, et vous aider à franchir les caps de la jeunesse.
Nous avons rassemblé un certain nombre de ces « Paroles d'amis », choisissant celles qui nous semblaient avoir fait leurs preuves. Ici et là, nous avons aussi apporté notre témoignage personnel.

Ce livre n'est pas fait pour être parcouru à la course, et une fois pour toutes. C'est un compagnon de route, à emmener avec soi. Vous l'associerez à vos joies et à vos peines. Lisez peu à peu, lentement, dans le calme. Reprenez certaines pages aux heures de plénitude et d'enthousiasme, comme aux heures de déception, de défaillance ou de doute.
Écoutez ces voix, auxquelles répondra la voix intérieure qui vous appelle au bien.

Notre désir, c'est de vous placer, confiants et résolus, devant la vie, de vous désaltérer aux sources les Plus pures, de vous faire cueillir.
« les biens que Dieu sème partout sur notre chemin » et de vous conduire ainsi toujours plus près du Vivant.

LES AUTEURS.

Lausanne, septembre 1927.



I

DEVANT LA VIE

Que vaut un homme ?

Au point de vue chimique, un homme vaut quarante francs, (en 1927) en chaux, albuminoïde, fer, sucre, magnésium, potasse, soufre et phosphore, plus douze francs de graisse ! Ce n'est pas cher, un homme !

AU point de vue commercial, les sociétés d'assurance, m'a-t-on dit, comptent un capital moyen de vingt mille francs pour une vie humaine. Ce n'est encore pas cher, dans le roulement des milliards sur notre globe.

J'ai lu une anecdote atroce, et j'espère légendaire, pour montrer à quel point était poussé dans certains pays le mépris de la vie humaine provoqué par la guerre : Un automobiliste écrase un piéton ; il descend de sa machine et demande : « Que vaut cet homme ? » On évalue le mort selon son apparence, on paye, et on repart... Vous ne croyez pas que l'histoire soit vraie ? Tant mieux ! Vous sentez qu'on ne peut pas payer ainsi une vie, qu'il n'y a pas de contre-valeur à un être humain, que nous valons quelque chose de tout autre que de l'argent.

Et pourtant, quelle importance a ta vie dans le monde ? Il n'a pas été bouleversé par ta naissance, il le sera encore moins par ta mort. Il y en a, comme toi, un milliard à la surface du globe ! Est-ce que ça changera quoi que ce soit, que tu sois bon ou mauvais ?

Je veux essayer de te montrer ce que tu vaux, pour te donner confiance en toi-même, et en la vie.
Tu vaux la joie qui a salué ta naissance. Georges Duhamel a décrit l'arrivée de l'enfant au foyer : « La main porteuse d'aliments a pris spontanément le chemin d'une autre bouche que la vôtre. Une bouche toute petite, béante, avide. Ce que la main saisit de meilleur, c'est à cette autre bouche qu'elle le porte ! » Est-ce qu'on t'a jamais présenté la note de ce que tu as coûté depuis le jour où ta bouche s'est ouverte ? Non, n'est-ce pas ! On t'a aimé, gratuitement. Mais tu n'as pas le droit de dire que tu ne vaux rien.

S'il y a des hommes qui sont excusables d'être devenus des vauriens, ce sont ceux qui n'ont pas eu de visage maternel penché sur leur berceau, ceux qui ont pu dire un jour tristement comme un petit innocent : « Moi, quand je suis né, ma mère n'était pas là ! »

Tu vaux encore tout l'effort des siècles qui t'ont précédé : les livres que nous lisons, la lumière qui nous éclaire, les trains qui nous transportent, le droit de penser librement et de le dire, tout cela a été produit par un dur labeur mêlé de larmes et de sang.

Tu vaux surtout le sacrifice qui a été autrefois consenti par Jésus-Christ ; il a cru qu'il valait la peine de vivre et de mourir pour essayer de faire de toi quelqu'un.

Voilà ce que tu vaux. Tu laisseras à ta mort le monde meilleur ou pire que tu l'as trouvé. Un peu plus de joie, ou un peu plus de peine... Ne pense jamais, qu'un être qui porte en lui pour d'autres êtres des sourires ou des larmes, n'a pas d'importance.

Une fable de La Fontaine commence par ces mots

Un bloc de marbre était si beau
Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Le bloc de marbre, c'est toi. Tu vaux très cher. À toi de savoir si, dans ce bloc, tu permettras à Dieu de tailler un homme.

P. Vz.


 
« Je ne suis qu'un
jeune homme ! »

Ne vous fâchez pas, les jeunes ! C'est un des vôtres qui a dit cela. Et pas le premier venu : Salomon. Un jour, au début de son règne, effrayé des responsabilités qui venaient, il s'est écrié : « je ne suis qu'un jeune homme ! »
Avouez qu'il avait raison : un jeune homme, une jeune fille, ce n'est pas encore beaucoup : c'est un caractère encore mal défini, comme ces statues de Michel-Ange, à Florence, qui ne sont pas encore dégagées de leur bloc de marbre, et dont on ne discerne que l'attitude générale. On peut seulement deviner ce qu'elles deviendront, et qu'elles sont l'oeuvre d'un grand artiste.

Ce n'est pas encore beaucoup, parce que vous êtes inexpérimentés. On ne vous en veut pas ; vous n'en pouvez rien, mais c'est ainsi : vous êtes des apprentis ; vous n'avez pas encore fait vos preuves. On vous attend à l'oeuvre !... Ah ! c'est que, autre chose est de regarder ceux qui travaillent, de leur marquer des points, de montrer leurs fautes : autre chose, d'avoir soi-même la truelle en main, et de construire son mur !
Donc : ne vous vantez pas, ne jugez pas si sommairement, ne prononcez pas des sentences.

Mais ne vous découragez pas non plus ! Je pense surtout à ceux qui croient qu'ils n'arriveront jamais à rien, qu'ils sont au-dessous de tous leurs camarades. Ne vous découragez pas : un jeune homme, une jeune fille, c'est beaucoup, c'est immense, c'est incalculable.

Déjà tout simplement parce que vous êtes jeunes. Être jeune ! Quel trésor, et quel ornement ! Regardez tous ceux qui, ne l'étant plus, s'efforcent de le paraître et de « réparer des ans l'irréparable outrage » ; tous ceux qui s'habillent et qui s'amusent comme s'ils l'étaient ! Certes l'âge mûr a sa poésie, et la vieillesse aussi ; mais ni la fortune, ni les honneurs ne remplaceront jamais l'inestimable richesse qui est celle de la fraîcheur des impressions, de l'exubérance, des forces toutes neuves du matin.

C'est vrai, la plupart d'entre vous n'ont encore presque rien fait qui compte. Mais toutes les possibilités sont là, et toutes les raisons d'espérer, même contre toutes les apparences. Qui sait ? On en a tant vu dont on n'attendait pas grand'chose et qui ont donné beaucoup !
D'ailleurs il n'est pas nécessaire d'avoir une vie brillante pour avoir une vie utile. Tout le monde ne peut pas devenir célèbre, mais tout le monde peut faire du bien.

E. F.


 
Pour un jeune qui serait
découragé.

Mon cher Pierre,

Tu m'avais promis une lettre lors de ta dernière visite et tu as tenu parole ; mieux que cela, au lieu de m'écrire une de ces lettres vides d'intérêt qui sont pleines de récits de courses, de matchs et du temps qu'il fait, tu m'as parlé de toi. Ta lettre m'a profondément ému ; tu es si près de moi dans ma pensée qu'il me semble que je n'aurais qu'à me retourner pour te voir là, en chair et en os.

À l'heure qu'il est, tu es probablement seul dans ta chambre, tu as peut-être de nouveau fait une sottise dans la journée, il y a de nouveau du tirage et tu rumines des pensées tristes ; peut-être pleures-tu : j'aimerais pouvoir te serrer les mains.

Tu es de ces malheureux garçons qui ne vont pas bien, ni à l'école, ni à la maison. Oh ! tu n'es pas le seul, j'en ai connu beaucoup, même parmi mes éclaireurs. Ils travaillent mal, ils rapportent de mauvaises notes, ils n'osent pas les montrer, ils les cachent, ils disent des mensonges, s'enferrent toujours plus profond dans leurs mensonges jusqu'à ne plus pouvoir s'en sortir. On les soupçonne toujours, on les gronde, on les punit.

Tu crois qu'on te déteste, que personne n'a plus confiance en toi. Tu as essayé dix fois de faire mieux, dix fois tu as pris de bonnes résolutions définitives et tu as toujours recommencé. On ne croit plus à ta bonne volonté, on croit que tu n'as pas d'honneur à coeur, que tu te moques de tout ; on te menace de la Suisse allemande, et ce qu'il y a de pire, c'est que toi aussi tu commences à perdre confiance en toi.

Mon pauvre ami, tu ne sais pas à quel point je puis me mettre à ta place. Je te le dis dans le creux de l'oreille : j'ai été exactement comme toi quand j'avais ton âge ; j'ai manqué une classe, j'ai failli en manquer une seconde ; pendant deux ou trois ans j'ai été un cancre ; on ne pouvait rien faire de moi ; j'avais l'air de me moquer de tout, j'étais grognon, j'étais pénible, on me croyait sans coeur et on criait tout cela à tout venant devant moi ; on ne pouvait pas me parler d'un camarade ou d'un cousin sans me le donner en exemple, ils étaient tous parfaits et je ne valais rien - j'étais tout seul, j'étais désespéré et personne ne s'en doutait. Personne à qui me confier, on ne m'aurait pas cru ou on m'aurait dit : «Tu n'as qu'à vouloir » ; et je ne pouvais pas.
Et pourtant j'en suis sorti.

Puisque je t'ai confié que j'ai été comme toi, je puis bien te dire aussi comment je m'en suis tiré : eh bien, tout simplement, dans ma solitude et dans mon désespoir j ai prié, j'ai beaucoup prié. Et peu à peu je me suis senti moins seul ; j'ai repris courage et confiance. Le bon Dieu que je retrouvais d'abord le soir, quand je fermais les yeux et le matin avant de les ouvrir, j'ai senti qu'il était près de moi toute la journée, que je pouvais l'appeler à l'aide. Grâce à lui, je suis sorti de peine, personne d'autre ne m'a aidé. ça a été une expérience vivante de l'amour de Dieu dont je me suis souvenu toute ma vie ; elle m'a permis de franchir sans trop de difficultés bien des obstacles plus tard et peut-être aussi d'accepter cette maladie qui a détruit tous mes projets.

Tu m'as bien lu : j'en suis sorti tout seul avec l'aide de Dieu; personne sans cela ne m'a aidé. Je crois que, quand on est aussi découragé à juste titre que le l'ai été jadis et que tu l'es aujourd'hui, que l'on ne peut pas en prendre son parti, que l'on veut en sortir et que l'on appelle Dieu à son secours, on en sort toujours.

Je vais plus loin encore : on en sort plus fort que ceux qui n'ont pas passé par là. Ceux qui ont été de mauvais élèves, des paresseux, des lâches, des menteurs et des voleurs entre dix et quinze, même dix-huit ans, et qui dégoûtés de cet état, ont eu l'énergie de donner un coup de reins pour s'en sortir, sont peut-être plus forts en face de la vie que bien des braves garçons qui n'ont eu aucune peine à être de braves garçons.

Aussi, mon cher Pierre, j'ai grand espoir pour toi et grande confiance : tu sortiras du sombre tunnel dans lequel tu te trouves aujourd'hui et tu en sortiras un homme fort. Ce combat-là, il faut le combattre seul, c'est ce qui lui donne sa valeur. Sois certain que je penserai à toi avec mon ardente sympathie. Si tu te sens par trop découragé, écris-moi encore.

Bien affectueusement à toi.

Louis VUILLEUMIER, professeur.


 
L'âge
ingrat.

Dans son livre Souvenirs de mon enfance, Albert Schweitzer, aujourd'hui connu comme médecin-missionnaire, et comme organiste de marque, a raconté ce qui suit :

Entre quatorze et seize ans, je passai par une phase pénible. Je me rendis insupportable à tout le monde, et spécialement à mon père, par ma manie de discuter. Je ne pouvais rencontrer quelqu'un sans traiter avec lui les questions du jour en un examen approfondi et raisonné... La joie de rechercher la vérité et la raison me tournait la tête.

Sortant de la réserve où je m'étais jusqu'alors confiné, je devins le trouble-fête de toute conversation où l'on ne cherchait que délassement. Que de fois l'entretien a pris, à table, par ma faute, une tournure fâcheuse ! Ma tante me taxait d'irrévérence, parce que je prétendais discuter avec les adultes comme avec des camarades. Quand nous allions en visite, mon père me faisait promettre de ne pas lui gâter sa journée par quelque sotte intervention dans la conversation.

En réalité, j'étais aussi insupportable que peu l'être un jeune homme à peu près bien élevé. Ce n'était pas simple manie d'ergoter. J'étais dominé par le besoin passionné de réfléchir, et de rechercher par la discussion la vérité... en toutes choses. L'esprit rationaliste de mon grand-père s'était réveillé. La conviction que le progrès n'est possible qu'en substituant la raison aux opinions reçues et aux idées creuses, s'était emparée de mon esprit, et se manifestait de turbulente et désagréable façon.

Après cette fermentation tumultueuse, le vin se clarifia. Je suis resté ce qu'alors je devins... Je suis encore le raisonneur intraitable d'autrefois, à cette différence près que je cherche, dans la mesure du possible, à concilier ma passion avec les égards dus aux autres. Je me suis plié à prendre part à des conversations qui ne sont que bavardages, et à écouter, sans m'insurger, débiter des idées creuses...

Mais que de fois je sens gronder une révolte intérieure ! Combien je souffre de nous voir, nous autres hommes, perdre notre temps en propos futiles, au lieu de nous entretenir sérieusement de choses sérieuses, et de nous montrer ce que nous sommes : des êtres pleins d'aspirations, de douleurs, d 'espoirs et de foi !...

Lorsque je rencontre des hommes auxquels je puis dévoiler le fond de ma pensée, j'éprouve une joie indicible : je me crois revenu au beau temps de ma jeunesse. Si mon interlocuteur est un jeune esprit sérieux, je me prête avec joie à une passe d'armes, faisant peu de cas de la différence d'âge.



Lettre à un jeune homme de vingt ans.

Ne croyez point ceux qui vous diront que la jeunesse est faite pour s'amuser : la jeunesse n'est point faite pour le plaisir, elle est faite pour l'héroïsme. C'est vrai, il faut de l'héroïsme à un jeune homme pour résister aux tentations qui l'entourent, pour croire tout seul à une doctrine méprisée, pour oser faire face sans reculer d'un pouce à l'argument, au blasphème, à la raillerie qui remplissent les livres, les rues et les journaux, pour résister à sa famille et à ses amis, pour être seul contre tous, pour être fidèle contre tous.

Mais « prenez courage, j'ai vaincu le monde ». Ne croyez pas que vous serez diminué, vous aurez au contraire merveilleusement augmenté. C'est par la vertu que l'on est un homme. La chasteté vous rendra vigoureux, prompt, alerte, pénétrant, clair comme un coup de trompette et tout splendide comme le soleil du matin. La vie vous paraîtra pleine de saveur et de sérieux, le monde de sens et de beauté. À mesure que vous avancerez, les choses vous paraîtront plus faciles, les obstacles qui étaient formidables vous feront maintenant sourire... vous verrez tout à coup... le pur néant de la pensée anti-chrétienne...

Et puis vous n'êtes pas seul, songez à l'immense foule des pauvres, des misérables... qui vivent et meurent dans les ténèbres et l'infection. Vous avez le loisir, vous avez l'intelligence, vous avez l'instruction, vous êtes le délégué à la lumière de tous ces abîmés. Que leur répondrez-vous devant Dieu quand ils vous accuseront et vous demanderont : Qu'avez-vous fait de tous ces dons ? Malheur à vous si vous n'en avez usé que pour épaissir encore ce Tartare (1) par un accroissement de la nuit et de la confusion...

Il y a un passage de votre lettre qui m'a fait rire. C'est celui où vous me dites que vous craignez de trouver dans la religion la fin de la recherche et de la lutte. Ah ! cher ami, le jour où vous aurez reçu Dieu en vous, vous aurez l'hôte qui ne vous laissera point de repos.

« Je ne suis point venu apporter la paix mais le glaive. » Ce sera le grand ferment qui fait éclater tous les vases, ce sera la lutte contre les passions, la lutte contre les ténèbres de l'esprit, non point celle où l'on est vaincu, mais celle où l'on est vainqueur.

Allons, cher enfant, prenez courage...

PAUL CLAUDEL.


 
Le
rêve d'un jeune.

Dans un livre admirable, Les Sources, le père Gratry a raconté le moment qui décida de sa destinée ; voici quelques fragments de son récit.

Écoutez, je vous prie, cette histoire de l'heure la meilleure de ma vie.
J'étais alors un écolier de dix-sept ans, qui venais d'obtenir, en mon collège, beaucoup d'honneurs, et j'en étais ravi de joie. Plein d'espérance, libre de toute souffrance et de toute peine, et d'ailleurs très ami du travail, j'étais heureux de vivre. Et c'est pourquoi un soir, au lieu de m'endormir, - je vois encore cette cellule du dortoir, - voici que je me mis à méditer sur mon bonheur.
Or, cette rêverie fut, sous une forme très simple, presque banale, le plus grand événement de ma vie. Je n'étais qu'un enfant. Une heure après, j'étais un homme.

Je récapitulais mes succès récents, et j'en méditais de plus grands pour l'année où j'entrais et pour celle qui suivait...
Je sortais du collège et commençais, toujours dans ma vision, - d'autres études qui préparaient ma carrière supposée. Dans ces études et cette carrière, j'espérais parvenir aux succès les plus éclatants.
La fortune venait par surcroît, solide, surabondante, tout honorable, fruit du travail et de la gloire.

Puis se déroulait un tableau d'une grande beauté.
Je voyais une splendide demeure, au milieu d'une splendide nature ; mon père et ma mère bien-aimés y vivaient près de moi.

Puis la grande lumière du tableau... l'être idéal, rêvé depuis la première heure de l'adolescence, apparaissait dans la splendeur de sa beauté, dans la surnaturelle puissance de l'amour le plus pur, le plus fort et le plus religieux qui fût jamais.

Tous ces tableaux vivaient devant mes yeux. Dieu même, je crois, donnait en ce moment à mon esprit une force créatrice. Je sentais et palpais la vie. Je résumais des jours et des années en un instant. Je vis ainsi se dérouler, jour par jour, année par année, une vie comblée de tous les biens dont l'homme peut jouir sur la terre. Et la vie avançait, toujours plus belle et plus remplie, à mesure que mes années se déroulaient et se comptaient.




Tout à coup j'aperçus, avec une vive tristesse, qu'à l'âge où je me voyais parvenu, mon père dépassait de bien loin les limites ordinaires de la vie. Mon père mourait, et j'étais à son lit de mort.
Ma mère, ma mère presque adorée, survivait jusqu'à l'âge le plus avancé. Mais enfin, elle aussi mourait. Abreuvé de douleur, je lui fermais les yeux.
Ma soeur et mes amis, peu à peu, suivaient la voie commune et me quittaient.

Mais voici qu'à son tour, la noble et belle compagne de ma jeunesse, l'âme de ma vie, entrait dans son hiver, recueillait ses rayons et se préparait au départ. Lui survivrais-je aussi ? Oui, elle aussi mourait. La voilà froide et morte sous mes yeux.

Épouvanté et brisé de douleur, je serrais mes fils dans mes bras. Ils étaient hommes depuis longtemps. J'étais moi-même fort avancé dans la vieillesse. Leur survivrais-je encore ? Hélas ! ma vie est inépuisable ! Je m'endurcis et je me dessèche sans mourir. Comme le tronc vidé d'un vieil arbre, je dure par mon écorce, et je vois, en effet, mourir mes fils.
Me voilà seul, sans branches ni rejetons, mais je végète encore un peu. Enfin mon heure arrive, et je suis sur mon lit de mort.
Oui, le moment viendra où je serai étendu sur un lit, je m'y débattrai pour mourir, et je mourrai...

Il m'est impossible de dire avec quelle vérité je vis la mort. La mort me fut montrée, dévoilée et donnée. Je ne pense pas qu'à mon dernier moment je doive la voir et la sentir, comme je l'ai goûtée à cette heure.
Tout est fini ! m'écriai-je. Tout est anéanti ! Père, mère, soeur, amis, anéantis ! Bien-aimée de mon âme, compagne de ma vie heureuse, anéantie ! Êtres chéris, issus de mon sang et du sien, anéantis ! Moi-même, je disparais. Plus de soleil ! Plus de monde ! Plus d'hommes ! Plus rien !

J'ai passé dans la vie un instant. Je vois encore mes années d'enfance ! Mon berceau, je le touche de mon lit de mort.

Voilà la vie ! Tous les hommes naissent et meurent ainsi, depuis le commencement du monde jusqu'à la fin.
Et je voyais dans une lumière et sous des formes que rien n'effacera de ma mémoire, je voyais les innombrables multitudes, depuis le commencement des siècles jusqu'à la fin, passer, passer comme des troupeaux qui vont à la boucherie sans le savoir.
Et puis je les voyais couler comme les flots d'une rivière qui approche d'une grande cataracte et d'un abîme. Tous les flots y viennent à leur tour, ils tombent, mais pour rester sous terre et ne plus revoir le soleil.
Je voyais, dans ce fleuve, de petits flots surgir et jaillir un instant, et, pendant la durée d'un clin d'oeil, refléter un rayon de soleil, puis se ternir et s'enfoncer.
Ce flot, c'est moi. Ceux qui ont lui tout à côté, ce sont les êtres que j'ai aimés. Mais tous sont déjà sous la terre et dans l'ombre.

À cette vue, j'étais immobile et comme cloué par l'étonnement et la terreur.
Mais que signifie tout cela ? m'écriai-je.
Pourquoi les hommes ne font-ils pas une ligue pour chercher avant tout l'explication de cette affreuse énigme et pour transformer tout cela ? Personne ne s'en inquiète ? On passe sans s'informer de rien ? On vit comme les moucherons qui bourdonnent et qui dansent dans un rayon de soleil. À quoi servent ces apparitions d'un instant, au milieu de ce fleuve qui passe ? Pourquoi passe-t-on ? Pourquoi est-on venu ? À quoi bon tout ce qui existe ?...

Se peut-il que ce soit là tout ? Se peut-il que tout soit absurde, inutile et dénué de sens ? Les choses ont-elles une raison d'être, et quelle est-elle ? Si ce que je vois n'est pas tout, où est le reste ? Et à quoi sert ce que je vois ? Ne peut-on point briser ce rêve ?
Mais je n'aperçois aucune réponse à ces questions.

En ce temps-là je n'avais aucune religion. Je ne croyais à rien, sinon peut-être à Dieu .....
Je me mis à penser à Dieu. 0 mon Dieu, m'écriai-je, m'entendez-vous ? - Point de réponse. Le ciel est sourd et vide. - Et, toujours plus désespéré, j'essayai un nouvel effort.
Bientôt, sous cet effort vraiment immense, tout mon être éprouva comme une vigoureuse contraction, comme un reflux de la vie entière vers le centre.

Il me sembla que j'entrais dans mon âme et que je pénétrais en moi à des profondeurs insondables, que pour la première fois j'entrevoyais. Je crois voir encore aujourd'hui ces étranges profondeurs. Ce que je dis ici ne sont pas des paroles cherchées, vous devez le sentir. Ce sont des descriptions de faits, qui sont encore et seront toujours sous mes yeux, ineffaçablement.

« O Dieu ! ô Dieu ! criai-je, expliquez-moi l'énigme. Mon Dieu, je le promets et je le jure, faites moi connaître la vérité ; je lui consacrerai ma vie. »

Aussitôt je compris que cet immense effort et ce grand cri de l'homme entier n'avaient pas été vains. Je sentis qu'une réponse me viendrait ; mais je ne voyais pas de quel côté.
Pourtant cela seul me calma. La vérité doit exister. La vérité existe. Elle est belle, elle répond à tout. Oui, je la chercherai, et je la connaîtrai et lui consacrerai ma vie.

Alors je m'aperçus que j'étais encore au collège dans ma cellule. Mais je n'étais plus un enfant.



Guerre civile.

Avec cette rage d'aventures, ce besoin d'émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vent, comment se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n'eut jamais quitté Tarascon ?

... C'est qu'il faut bien vous l'avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes... Le grand Tarasconnais portait en lui l'âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose. Mais malheureusement il n'avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps sur lequel la vie matérielle avait si peu de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse, et quarante-huit heures avec une poignée de riz... Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geigneux, plein d'appétits bourgeois et d'exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l'immortel Sancho Pança.

Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme ! Vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire ! quels combats ! quels déchirements !
Tartarin Quichotte, s'exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : « Je pars ! » Tartarin Sancho ne pensant qu'aux rhumatismes et disant : « je reste ! »
Tartarin Quichotte, très exalté : « Couvre-toi de gloire, Tartarin. »
Tartarin Sancho, très calme : « Tartarin, couvre-toi de flanelle. »
Tartarin Quichotte, de plus en plus exalté « 0 les bons rifles à deux coups ! ô les dagues, les lazzos, les mocassins ! »
Tartarin Sancho, de plus en plus calme « 0 les bons gilets tricotés ! les bonnes genouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes à oreillettes ! »
Tartarin Quichotte, hors de lui : « Une hache ! qu'on me donne une hache ! »
Tartarin Sancho, sonnant la bonne : « Jeannette, mon chocolat ! »

Là-dessus Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l'anis, qui font rire Tartarin Sancho en étouffant les cris de Tartarin Quichotte.
Et voilà comment il se trouvait que Tartarin de Tarascon n'eut jamais quitté Tarascon.

ALPHONSE DAUDET.



« Champions du monde. »

Toute vie est un duel à mort. Sur le champ de course, il y a deux adversaires en présence.

Il y a toi... et puis encore toi, un autre toi, que tu connais fort bien, celui que la Bible appelle « le vieil homme » (bien qu'il soit souvent jeune et fort) ou « l'être extérieur » (bien qu'il se dissimule souvent sous une apparence spirituelle). L'histoire de Tartarin est l'illustration plaisante de ce conflit. L'apôtre l'a exprimé en termes précis : « Je trouve deux hommes en moi », et Jean Racine a écrit :

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi.
L'un veut que, plein d'amour pour toi
Mon coeur te soit toujours fidèle.
L'autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.
 
Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux, et n'accomplis jamais.
Je veux, mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j'aime,
Et je fais le mal que le hais.

Lutte passionnante, émouvante. Il suffit d'un moment de relâchement d'un des deux champions, pour que l'autre prenne l'avance. Un bon mouvement, un effort vers le bien, et ton âme a le dessus. Une minute d'égarement, une promesse violée, une heure de négligence, et le bénéfice de la course revient à « l'autre ».

Le mauvais concurrent qui est en nous ne se donne aucun repos : il court jour et nuit, et souvent profite de l'obscurité ; il court jour et dimanche, et sait utiliser à ses fins le jour qui devrait être le plus beau. Il a pour lui une forte avance : quand l'âme s'éveille, il y a déjà si longtemps que les habitudes sont prises.

Et il a un avantage immense dans tous les matchs l'approbation des spectateurs. Pour quelques-uns qui croient au succès du bien en nous, combien, parmi ceux qui nous regardent vivre, sont certains que nos efforts ne sauraient aboutir !

Nous voulons leur donner tort. Semblables à l'athlète que les oppositions galvanisent, nous voulons rester maîtres du champ de bataille, champions de notre propre vie. S'il y a des défaites, si nous devons vérifier la réalité de cette plaisanterie : « J'ai voulu noyer mon vieil homme, mais je me suis aperçu que le bougre savait nager ! », nous arriverons quand même.

Vas-y courageusement. Il en est un qui fut le grand champion et qui a pu dire : « Celui qui croit en moi vivra ! »



Le  
néant ne vaudrait-il pas mieux que l'existence ?

Quand cette question horrible surgira et te regardera en face, il faut te jeter à corps perdu, dans la grande mêlée du devoir, te cramponner à tout ce qui te reste pour te sauver, lutter, te secouer, tâcher d'arriver à la lumière à tout prix, briser les obstacles qui t'enchaînent, et respirer un peu d'air frais.

L'asphyxie morale a les mêmes symptômes que l'asphyxie physique. Après avoir respiré pendant un certain temps une atmosphère viciée tu languis, tu t'endors doucement, pareil à l'homme envahi par un sommeil de plomb. Rien ne t'est plus désirable que le grand assoupissement.

Brise les carreaux ! Démolis ta prison, les liens de tes défauts, les circonstances dans lesquelles tu es claquemuré, tes habitudes.
Abandonne tout pour sauver ton âme !

Puissé-je, ô Dieu, être un bon et brave laboureur, croyant en toi, en ton soleil, en l'espérance qui dort dans les sillons - un laboureur dur à la peine, et qui chante sous le vent même, et le temps gris...

Un laboureur qui aime son champ et se réjouit de ses progrès - un laboureur soigneux, et qui n'a pas l'échine raide, quand il s'agit de se baisser vers un épi oublié.
Un laboureur qui redresse ce qui est froissé. Un laboureur, surtout, qui sait attendre, et, mieux que cela : Recommencer.

CH. WAGNER.


 
Pour les heures de
doute.

C'est une heure terrible (celui-là seul qui l'a traversée en connaît l'amère tristesse), que celle où la vie a perdu sa signification et semble se réduire à rien, où la vertu n'est plus qu'un nom ; où la tombe nous apparaît comme la fin de toutes choses, et le ciel comme un espace vide et morne d'où Dieu lui-même a disparu.

Dans cette solitude effrayante de l'âme, quand ceux qui devraient être nos amis et nos conseillers n'ont pour nous que des paroles de blâme et nous donnent le profane conseil d'étouffer des doutes qui pourraient bien provenir de la source même de la vérité, et d'éteindre comme une suggestion infernale ce qui pourrait bien être une lumière venue du ciel ; quand tout est enveloppé d'une affreuse incertitude, je ne connais qu'un moyen de sortir sain et sauf de cette agonie, c'est de retenir fermement les points qu'il est impossible de contester, les grands et simples axiomes de la morale.

Dans l'heure la plus sombre par laquelle une âme d'homme puisse passer, quand tout le reste serait remis en question, une chose demeure certaine :
À supposer même qu'il n'y eût point de Dieu, et point de vie future, même alors, il vaut mieux être généreux qu'égoïste, il vaut mieux être chaste qu'impur, il vaut mieux être sincère que faux, il vaut mieux être courageux que lâche.

Heureux au delà de toute félicité terrestre, celui qui, dans les plus sombres tempêtes de l'âme, a su retenir fermement ces principes sacrés ! Trois fois heureux celui qui, alors que tout est sombre et désolé en lui et hors de lui, quand ses maîtres l'épouvantent et que ses amis l'abandonnent, s'attache obstinément au bien moral ! Trois fois heureux, car à la nuit qui l'enveloppe succédera la pure et brillante lumière du jour.

J'en appelle aux souvenirs de l'homme, quel qu'il soit, qui a traversé cette heure d'angoisse et qui finalement s'est retrouvé debout sur le roc, les flots apaisés au-dessous de lui, le dernier nuage balayé du ciel au-dessus de sa tête, en possession d'une foi, d'une espérance, d'une confiance, non plus traditionnelles, mais lui appartenant en propre ; une confiance que ni la terre, ni l'enfer ne pourront plus ébranler.

ROBERTSON.

 
(1. note de "Regard") - Tatare : Nom que les poètes donnent au lieu où les coupables sont tourmentés dans les enfers. Il fut précipité dans le Tartare. Dict. de l'Académie française.
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