Au printemps de 1496, au jour dit des Rameaux,
Savonarole avait pu revivre l'heure triomphale de
Jésus faisant à dos d'âne son
entrée à Jérusalem. Deux ans
plus tard, dans la nuit qui suivit cette fête
chrétienne, commença pour lui, comme
elle avait commencé pour le Maître,
une marche au Calvaire.
L'arrestation.
En ce dimanche 8 avril 1498, un
frère dominicain s'apprête, suivant la
coutume, à gagner, dans l'après-midi,
la chaire du Duomo pour rappeler aux fidèles
le sens de cet anniversaire. Mais un parti de Compagnacci
entend lui en interdire
l'accès et se met à pourchasser la
foule. À vive allure, ces forcenés se
dirigent du côté de San Marco,
ébranlant de leurs pas
précipités le pavé de la Via
dei Servi et remplissant l'air de violentes
clameurs. Du couvent, les portes sont closes, car
les vêpres ont pris fin.
Aussitôt, sur l'église et les
cloîtres, va pleuvoir une grêle de
pierres.
Le frère Sylvestre, en
dépit de sa rusticité, s'est
montré clairvoyant ; il a prévu
cette attaque. À quelques moines, il
distribue des cuirasses et des casques ;
à des laïcs, il passe des armes,
pertuisanes, balestres, rondaches et boucliers. La
résistance est promptement organisée.
Mais Savonarole ne saurait l'admettre : il
sait son heure venue et, s'estimant seul
visé, réclame le droit d'attirer sur
lui tous les courroux.
- « Cette tempête est
à cause de moi ! »
s'écrie-t-il, en les arrêtant d'un
geste. Et, pour reprendre autorité sur tous,
il saisit le Saint Sacrement et conduit une
procession qui va se dérouler sous les
voûtes du cloître. Dans le choeur de la
chapelle, hostie en main, il rappellera aux
religieux agenouillés que leur seul moyen de
défense doit être la
prière.
L'accalmie n'est que momentanée.
Sur la place, la foule gronde et s'agite.
La Seigneurie, émue par
l'assassinat de Francesco Valori, grand partisan du Frate, et
décidément acquise
au parti opposé, fait annoncer qu'elle donne
douze heures au Prieur pour quitter à jamais
Florence. Du même coup, elle enjoint aux
frères et à leurs défenseurs
de se disperser sur-le-champ. Bonne occasion pour
les timorés : quelques-uns s'empressent
de détaler. Mais d'autres reprennent piques
et glaives et s'emparent de torches. Tandis que, du
dehors, on cherche à mettre le feu au
couvent, eux, groupés sur les toits, font
rouler sur les assaillants des centaines de tuiles.
À l'intérieur de l'église,
où les fumées d'encens se
mêlent aux premières flammes de
l'incendie, Heinrich, un jeune moine allemand,
installé dans la chaire, saisit une
arbalète - d'autres disent une arquebuse -
et la décharge en chantant. La grosse cloche
de
Saint-Marc, la Piagnona, s'est
ébranlée, mettant la ville au courant
du funeste combat.
Aux rebelles, de nouvelles injonctions
sont encore adressées de la part du
gouvernement. Mais en vain ! Comme, derechef,
une attaque se prépare pour ébranler
les portes, la résistance reprend du dedans
et ce n'est qu'à l'instant où le feu
dévore linteaux et chambranles que les plus
intrépides se retranchent dans le choeur.
L'Allemand, qui s'y est établi, continue de
bander son arme en l'appuyant sur un crucifix. Sans
aucun succès, le Prieur proteste contre
cette attitude qu'il juge sacrilège.
Pour la troisième fois,
l'autorité somme les moines de renoncer
à la lutte. Mais le frère Dominique
ne se contente pas de l'ordre verbal : il
réclame un écrit. Durant ce court
répit, Fra Girolamo va réunir les
religieux dans la bibliothèque et leur faire
ses adieux. Assurément, il s'attendait
à une attaque, mais il ne l'avait
prévue ni si prompte ni si brusque.
« Tout ce que je vous ai
dit », répète-t-il à
son troupeau fidèle, « Je le
tenais de Dieu. Il m'est témoin que je ne
mens pas. Voici mon dernier message : que la
foi, la patience, la prière soient vos
armes ! Je vous quitte, avec douleur et
angoisse, pour tomber entre les mains de mes
ennemis. Je sais qu'ils veulent me faire
disparaître, mais je suis sûr de
ceci : c'est que je puis mieux vous servir
dans la mort que dans la vie. Prenez courage et
embrassez la Croix... »
Puis, ayant communié, il va se
recueillir.
Encore à l'exemple du
Maître, Savonarole devra passer par la
suprême tentation :
« Mon Père, s'il est
possible que cette coupe s'éloigne de
moi !... »
Elle viendra sous la forme d'une offre
insidieuse : l'évasion que lui
proposent quelques-uns. Un trouble le saisit ;
quelques instants il hésite ; mais la
voix d'un religieux, dont on
peut à bon droit suspecter la
sincérité, s'élève
doucereuse :
- « Le pasteur »,
demande le Fra Malatesta, « ne doit-il
pas donner sa vie pour le
troupeau ? »
Ému, et surtout abusé, le
Prieur presse le faux frère sur son coeur
et, passant devant le front de ses religieux, les
étreint l'un après l'autre.
La nuit s'avance. Trois heures ont
déjà sonné.
Au dehors, les clameurs ne cessent de
monter toujours plus violentes. On réclame
à grands cris le Frate ; mais,
aujourd'hui, ce n'est plus pour exalter son nom. De
ces coeurs inconstants, la tourmente a
balayé tout sentiment
généreux.
Une nouvelle poussée s'est
produite et voici Fra Girolamo dans la rue. Au
milieu d'un peuple en furie, il est
bousculé, soumis à d'odieuses
violences ; on lui tord les bras ; au
moyen d'une torche ardente, on lui brûle les
doigts ; on cherche, par la flamme, à
aveugler ses yeux. Et quand, enfin
délivré par la garde, il est, avec
Sylvestre et Dominique, entraîné vers
le palais du gouvernement, la racaille, qui
s'acharne après lui, mêle à ses
cris les injures et les
obscénités
C'est, toujours à l'exemple du
Maître, la nuit du prétoire et les
outrages de la foule...
Vilenies et tortures.
Lorsque parvint là-bas le bruit
de ces désordres, grande à Milan
comme à Rome fut la joie des Ligueurs :
à Milan, parce que Ludovic voyait
disparaître en Savonarole le patriote
obstiné qui toujours avait
empêché Florence d'entrer dans sa
coalition ; à Rome, parce que le
Saint-Siège voulait participer à la
curée et déléguer au procès deux de ses
représentants. Et, pendant que triomphaient
les ennemis mortels du Frate, son ami, ou
tout au moins son allié lointain, Charles
VIII, ayant heurté du front un linteau de
porte basse au château d'Amboise,
était mort - coïncidence étrange
- le jour même de l'épreuve du
feu.
Dans la ville du Lys, le gouvernement
dont Fra Girolamo a longtemps été
l'inspirateur écouté veut, dès
la nuit de l'arrestation, faire comparaître
celui qu'il traite en coupable. On lui demande
d'abord les bases de l'inspiration divine à
laquelle il n'a cessé de prétendre
et, comme les réponses ne suffisent pas
à soutenir l'accusation, on engage de suite
un procès.
Un procès ! On se demande si
c'est bien le nom qu'il faut appliquer à
l'étrange amalgame d'interrogatoires,
d'intimidations, de menaces, de faux
témoignages et de savantes tortures auxquels
va recourir le pouvoir séculier. Sous
l'influence de Doffo Spini, chef des Compagnacci,
devenu membre du Tribunal des Huit, tout sera
tenté pour le convaincre de
culpabilité à l'égard de
l'État. Haineux et rageur, le procureur
s'acharne. Ne trouvant d'autres griefs que le
goût du Frate pour les
déclarations prophétiques, il essaie
vainement d'en tirer un motif de condamnation.
Tandis que, sur la place,
s'entrechoquent les prétentions des partis
politiques et que volent les imprécations,
l'abjecte rancune va s'exaspérant de tous
ceux auxquels le Frère a quelque temps
imposé le joug de l'austérité.
C'est à qui jettera sa pierre au malheureux
dont on va cesser d'ouïr le verbe
redoutable.
Outré comme à
l'accoutumée, le peuple a fait pression sur
le gouvernement pour qu'il active l'instruction.
Les Arrabbiati, qui forment la
majorité, ne sont que trop d'accord. Seul résiste
le
Conseil des Dix chargé d'exercer la justice.
Aussi va-t-on le congédier sans
délai : ne risquerait-il pas de se
montrer impartial ?
Pour donner à cette
procédure - inaugurée, ô ironie
des choses, le premier jour de la Semaine sainte -
au moins l'apparence d'un procès judiciaire,
il faudra faire intervenir un falsificateur
officiel : c'est Ser Ceccone, greffier du
tribunal, qui, dans la haute salle du Bargello,
où siège l'étrange tribunal,
n' hésite pas à déclarer
cyniquement :
- « Quand il n'existe pas de
preuves, eh bien ! on les
fabrique... »
Dès son premier interrogatoire au
cours de la nuit du 8 mai - cette nuit qui fait
évoquer celle où Caïphe et le
Sanhédrin interrogeaient Jésus -
devant une commission hâtivement
formée et dans laquelle siégeaient
deux chanoines officiellement mandatés,
l'accusé n'avait fait que confirmer sa
doctrine en tous points. À ceux qui le
pressaient de faire d'autres réponses, il se
bornait a répéter : -
« Vous tentez le
Seigneur ! »
Et comme on lui avait fait écrire
de sa main toutes ses déclarations, crainte
sans doute qu'elles n'attestassent son innocence
elles furent intentionnellement détruites.
Aucun historien, jusqu'à ce jour, n'en a
retrouvé trace.
On voulait faire vite afin
d'éviter tout retour du peuple en faveur du Frate.
Dans ce but, on n'aura même pas la
patience d'attendre de Rome la pièce
nécessaire au jugement d'un homme
d'église par un tribunal civil. Alexandre
VI, trop heureux d'être au plus tôt
débarrassé de son implacable
accusateur, n'a-t-il pas félicité la
Seigneurie ? La capture de « ce fils
d'iniquité qui a résisté aux
ordres par la force des armes » est pour
lui un triomphe.
Aussi bien, toujours selon la doctrine
que la fin justifie les moyens, voit-on le chef de
l'Eglise autoriser l'ouverture de l'enquête,
« même »,
déclare-t-il, « par la
torture ». Dès lors, les
Florentins n'auront plus à se gêner.
Pour arracher des aveux, on emploiera ce
procédé atroce, à la fois
savant et raffiné, que le moyen âge a
porté à sa plus haute
expression.
Par infortune, insuffisamment remis du
mal qui l'avait naguère affecté,
épuisé par sa vie de soucis et
d'incessants labeurs, le Frate était,
physiquement en état de moindre
résistance. Appliquées à un
corps débile, les pratiques dont
l'inquisition avait fait un art démoniaque
devaient infliger à la chair meurtrie un
passager triomphe. Ni l'âge,
hélas ! ni le rang ne
protégeaient contre la
« question » qu'on pratiquait
en Italie sous forme de l'estrapade. À
plusieurs reprises, défaillant sous la corde
brusquement tendue et détendue, puis
tenaillé sans répit par les menottes,
le Prieur se laissa arracher des aveux que,
l'instant d'après, sa conscience l'obligeait
à rétracter.
Accusé d'être
séducteur du peuple et d'avoir faussement
prétendu à l'inspiration divine, il
en vint, sous l'empire de la souffrance, à
admettre, devant ceux qui le harcelaient, qu'il
n'avait effectivement recouru qu'aux
lumières de la raison naturelle et que son
seul motif avait été sa propre
gloire !... Affirmations aussi pénibles
qu'insensées ! Mais on s'en emparait
aussitôt pour présenter comme
imposteur celui qui, de la foule naguère
conquise, s'était fait le guide
inspiré.
Satisfaits d'avoir ainsi
déconsidéré un si grand
caractère, vivant reproche pour leur propre
bassesse, pis que cela, ravis de faire - ils le
croyaient du moins - de ce saint un vulgaire
charlatan, ses juges (on ferait mieux de dire ses
bourreaux) l'obligèrent à signer le
texte des prétendus
aveux, encore qu'il eût maintes fois
protesté contre des interprétations
ou des formules perfidement manipulées.
Vilenie nouvelle : ce texte, lu devant le
Grand Conseil, fut signé par cinq
Dominicains, qui, consternés des paroles
ainsi rapportées, ne surent pas en discerner
la fausseté et répudièrent
ouvertement leur maître... Il est vrai que
parmi eux se trouvait le
« frère » Malatesta
Sacromore, qui, lors de l'assaut de Saint-Marc,
avait donné, comme on sait, les preuves de
sa duplicité.
À tout cela, comme avait fait son
Maître, Jérôme n'opposait qu'une
prière :
- Seigneur, pardonne-leur, ils ne savent
ce qu'ils font ! ...
Après chaque séance de
l'instruction, après chaque opération
de torture, le Frate, logé dans l'Alberghettino, la
plus haute cellule du
Palais Vieux, devait gravir péniblement les
trois cents marches du beffroi. C'est le coeur
serré que l'on suit encore aujourd'hui cet
étroit escalier doté de soupiraux par
où pénètre un jour incertain.
Dans la cellule voûtée, à la
porte doublement ferrée, une fenêtre -
presque une meurtrière - donne sur l'Arno et
permet d'entrevoir, au delà du fleuve, la
colline ensoleillée de San Miniato. On
aperçoit de là un coin de la Piazza et, plus loin, la terrasse
et le
beffroi du Bargello, tribunal et prison où
l'on appliquait la torture. Lorsqu'il put, en se
penchant, contempler l'ingrate cité, de
quelle indicible douleur l'homme ainsi
déchiré dans son âme et dans sa
chair ne dut-il pas sentir le poids ?...
Après une première
quinzaine où s'étaient
succédé interrogatoires, tortures et
un second procès abandonné trois
jours plus tard, le malheureux demeura
confiné près d'un
mois dans sa froide cellule. Couché sur le
sol dur, sans paille, les ceps aux pieds, les
chaînes aux mains, il avait le bras gauche
brisé. Sa faiblesse était telle qu'on
devait le nourrir comme un enfant.
Réagissant sur le moral, cette
débilité physique le laissait
profondément accablé.
C'est cependant au cours de ces
souffrances - ces trente jours, trente nuits au
désert - qu'il eut encore le courage
d'affirmer sa foi dans un commentaire du psaume
Miserere (A). La
douleur du psalmiste était sienne, mais ses
accents d'indicible espérance demeuraient le
réconfort suprême. On ne peut relire
cette paraphrase du texte sacré sans
être saisi d'admiration pour la profondeur,
l'humilité, la foi triomphante de
l'être qui l'a tracée d'une main
fiévreuse et tremblante. À l'exemple
de Luther - qui le fit en allemand, en 1523 -,
l'abbé Charles Journet l'a récemment
traduite en une langue ferme et précise que
l'on est heureux de faire entendre ici. Dès
le verset 13, ainsi rendu dans nos versions :
« Ne me rejette pas loin de ta
face », on voit ce texte prendre un
accent si direct que tout le drame de Florence
semble calqué sur celui qu'a vécu
l'auteur du psaume :
« ... Malheureux que je suis,
abandonné de tous, ayant offensé le
ciel et la terre, où irai-je ?
Où me tourner ? Vers qui me
réfugier ? Qui me prendra en
pitié ? Lever les yeux vers le ciel, je
n'ose, car j'ai péché gravement
contre lui. De refuge sur la terre, je n'en trouve
pas car je suis pour elle un scandale. Que ferai-je
donc ? je désespérerai ?
Oh ! non. La miséricorde est en Dieu,
la pitié est dans mon Sauveur. Dieu seul est
mon refuge, il ne méprisera pas l'oeuvre de
ses mains, il ne repoussera pas son image...
(70) »
Cette longue et pénétrante
méditation montre à quel point celui
qui avait inauguré son apostolat comme lecteur des
novices était
un familier des Écritures et combien son
ministère en fut toujours
pénétré.
« ... Ne me rejetez donc pas
loin de votre face, Seigneur, alors que le suis
jour et nuit devant vous en pleurs et en sanglots,
pour demander, non que vous délivriez mon
corps de l'oppression du démon, mais que
vous arrachiez mon âme à son emprise
spirituelle. Ne me confondez pas, ô bon
Jésus, car j'espère en vous
seul ; il n'y a pour moi de salut qu'en vous.
Tous m'ont abandonné : mes
frères me renient, mes fils me maudissent.
Je n'ai d'autre secours que vous-même. Ne me
rejetez donc pas loin de votre face... Ne m'enlevez
donc pas votre Esprit saint ; qu'il m'enseigne
à prier, qu'il me secoure dans mes
épreuves, qu'il me fasse persister dans mes
supplications et mes larmes, pour qu'enfin je
trouve grâce devant vous et vous serve tous
les jours de ma vie...
(71) »
Puis, le regard du condamné se
porte de son propre état de détresse
à celui de l'Eglise, mais pour saluer un
renouveau prochain :
« Alors l'Eglise refleurira,
elle dilatera ses frontières, votre louange
résonnera jusqu'aux extrémités
de la terre, votre joie et votre allégresse
rempliront l'univers ; les saints exulteront
dans la gloire, ils tressailleront de joie sur leur
couche, en nous attendant dans la terre des
vivants. O Seigneur, je vous supplie, que cet alors
devienne pour moi un maintenant !...
(72),
À peine achevée la
paraphrase du Miserere (c'était le 8 mai),
l'opiniâtre commentateur s'attaqua au psaume
XXXe, In Te Domine speravi, avec une ardeur
d'autant plus émouvante qu'il ne pouvait
nourrir aucun espoir sur l'issue du procès.
Ainsi que précédemment, la
tonalité du début est sombre :
comment pourrait-il en être
autrement ?
« La tristesse m'entoure, elle
m'assiège de sa vaste et puissante
armée, elle occupe mon coeur, elle ne cesse
de lever jour et nuit contre moi ses clameurs et
ses machines (sic). Mes amis ont passé dans
son camp, ils sont devenus mes ennemis. Tout ce
que je
vois,
tout ce que j'entends m'arrive sous la
bannière de la tristesse. Le nom de mes amis
m'assombrit, la pensée de mes fils me
désole, l'image de mon cloître et de
ma cellule m'oppresse, le souvenir de mes
occupations me blesse, la mémoire de mes
péchés m'écrase. Comme les
choses douces paraissent amères à qui
a la fièvre, ainsi tout se change en
amertume et en tristesse, quel lourd fardeau sur
mon coeur ! ... »
Mais, comme chez l'Augustin d'Erfurt
quelques années plus tard, ce qui
écrase ce moine assoiffé de
perfection, ce n'est pas l'effroi de la souffrance,
c'est le sentiment du
péché :
« ... Ma plus grande
tribulation, ce sont mes péchés, et
devant elle tous les autres disparaissent.
Ôtez-moi mes péchés, Seigneur,
et me voilà exempt de toute
tribulation... »
Or, chose admirable, après bien
des angoisses que motive l'entrée prochaine
dans la sombre vallée, c'est encore un cri
d'espoir qui retentit ici :
« ... Alors, me souvenant des
recommandations de ma mère, et bien
qu'ébranlé dans mon coeur, je me mis
debout sur mes pieds et je levai les yeux vers le
ciel, pour que vint le secours. Et voici que, le
visage souriant, environnée de splendeurs
célestes, l'espérance descendit des
hauteurs... - N'as-tu pas, dit-elle, entendu la
parole du Seigneur : « Au jour
où le pécheur se repentira, de toutes
les transgressions qu'il aura commises je ne me
souviendrai plus... »
Puis la vision prend fin sur cette ferme
assurance :
« ... À ces mots, mon
coeur fut tellement consolé que, ne pouvant
plus retenir ma joie, le commençai de
chanter : - Le Seigneur est ma lumière
et mon salut, qui craindrais-je ? Le Seigneur
est le protecteur de ma vie, de qui aurais-je
peur ? Et, me jetant en larmes à ses
pieds, j'ajoutai : O Seigneur, quand ils
dresseraient contre moi leurs camps, mon coeur ne
serait pas ébranlé, car vous
êtes ma force et mon refuge, et, à
cause de votre nom, vous me conduirez et me
nourrirez... »
Les envoyés de Rome.
Qu'attendait-on encore pour prononcer un
jugement ? Tout simplement l'arrivée
des commissaires pontificaux, car les griefs
d'ordre politique et moral ne justifiaient pas une
condamnation. Or, cette condamnation sans appel,
c'était sur le terrain religieux que Rome
avait à l'établir.
Le 19 mai, on vit arriver à
cheval le général des Dominicains,
Gioacchino Turriano, qui, jadis ami du Prieur,
devait couvrir, de ce qu'on appelle son
autorité, le messager du pape. Celui-ci,
François Romolino, évêque
d'Herda, Espagnol implacable, savait pertinemment
en quoi consistait sa mission.
Aux cris de la foule massée aux
portes de Florence pour les accueillir tous
deux :
- « Mort au Frate ! » Romolino
répondit avec une joie
féroce :
- « Il
mourra ! »
Et, d'un geste, il montrait sa
poche :
- « Ici est la
sentence !
Nous aurons un magnifique
bûcher !... »
Telle était la justice des
clercs : attaquer Rome, autant dire adieu
à la vie !
Dès le lendemain, devant
l'envoyé du Pape, reprirent toutes les
opérations de torture. Sur la roue où
on le suppliciait, Savonarole fut sommé
d'avouer ses relations avec le cardinal de Naples
et d'autres dignitaires influents que le
Saint-Siège entendait compromettre.
L'aveu fut obtenu d'une chair
pantelante. Mais ensuite, les yeux pleins de larmes
et dans l'humiliation la plus grande, Fra Girolamo
se rétracta. Le nouveau procès dura
trois jours et n'aboutit à rien.
Moins affaibli que son supérieur,
le frère Dominique, également mis
à la torture, refusa d'avouer quoi que ce soit. Le
frère Sylvestre,
au contraire, ne put résister et renia son
maître. D'ailleurs, quel que dût
être le résultat de ces pressions,
leur affaire était claire : tous trois
devaient être condamnés.
Bientôt, ils entendirent de la bouche de
Romolino l'inexorable verdict :
- « À tous, la
potence ! »
Sylvestre se répandit en
protestations d'innocence. Dominique
témoigna de l'ardeur du martyre. Savonarole
seul, tout brisé qu'il fût,
écouta le jugement sans mot dire. Jamais ne
fut plus vrai ce qu'a dit le poète :
Dans un dernier entretien, les deux compagnons
de misère (dont l'un, Dominique, avait
réclamé le bûcher pour que,
disait-il, « la gloire en fût plus
manifeste ») écoutèrent les
suprêmes recommandations de leur
chef :
- « Il ne nous appartient
pas », leur dit-il, « de
choisir la mort que nous désirons.
Savons-nous comment nous l'endurerons ? Cela
dépend de la grâce du
Seigneur. »
Et, se tournant vers Sylvestre, il
ajouta :
- « Suis l'exemple de
Jésus-Christ qui, même sur la croix,
ne voulut point défendre son
innocence. »
Puis il leur donna sa
bénédiction.
Derniers instants.
Un adoucissement toutefois devait
être accordé à la victime de
tant d'iniquités : il vint d'un homme
de coeur, Jacopo Niccolini, lequel, affectueux aux
heures paisibles, fut aussi l'un de ses rares
fidèles à l'instant de
l'épreuve.
C'est la tête appuyée sur
l'épaule de ce disciple que, dans la sombre
cellule du Palazzo, Savonarole, rompu de fatigue,
passa sa dernière nuit. De la Piazza toute
proche où aurait lieu le supplice, montait
le bruit des préparatifs :
coups
de maillet sur les planches de la plateforme
dressée non loin du palais, grincement des
chars apportant la paille et le bois du
bûcher, vociférations et clameurs de
la populace impatiente, tout donnait à cette
veille de martyre une indicible
cruauté.
Accablé sous le faix de tant
d'injustices, le condamné s'était
pourtant assoupi. Aux premières lueurs de
l'aube, qui, là-bas, vers le levant, dore la
crête des collines, le compagnon du
maître crut voir un léger sourire
passer sur son visage émacié :
c'était l'assurance du calme
retrouvé. Le clair matin, strié de
vols d'hirondelles et vibrant de leurs cris, se
levait sur Florence et lui versait sa paix.
C'était la grâce qu'il avait
sollicitée...
Après avoir prié et
communié avec son compagnon, Savonarole fut
réuni à Dominique et Sylvestre et,
dans la chapelle du Palazzo, éleva
son âme en confessant sa foi :
« Seigneur, je sais que vous
êtes ce vrai Dieu qui a créé le
monde et la nature humaine. Vous êtes cette
Trinité parfaite... Vous êtes ce Verbe
éternel, qui est descendu du ciel sur la
terre... Vous êtes monté sur le bois
de la croix afin de répandre votre
précieux sang pour nous, misérables
pécheurs.
Je vous supplie, ô mon
Consolateur, qu'un sang si précieux n'ait
pas été répandu pour moi en
vain : qu'il soit la rémission de tous
mes péchés dont je vous demande
pardon... Je vous demande aussi pardon de toutes
mes offenses contre cette cité et contre ce
peuple en matière spirituelle et
temporelle ; et encore de toutes les erreurs
que j'ai pu commettre sans, le savoir. Et
humblement, à toutes les personnes qui sont
ici présentes, je demande pardon ;
qu'elles veuillent bien prier Dieu pour moi, afin
qu'il me donne la force au dernier moment, et que,
sur moi, l'ennemi ne l'emporte
pas... »
La porte s'ouvrit. Des hommes d'armes
étaient là. Sans une parole,
Savonarole se leva et les suivit, plongé
dans ses pensées.
Le seuil du Palazzo
franchi, son
regard put s'étendre à la place de la
Seigneurie noire de monde. À toutes les
fenêtres d'alentour, sur tous les toits,
hommes et femmes se pressaient. En cette veille
d'Ascension, Florence, avide de spectacles,
entendait s'en offrir un qui fût de choix.
Tous les partisans des Médicis, tous les
proscrits rentrés à la faveur des
événements étaient là
pour applaudir à la fin du
prophète.
Son calme et sa ferme démarche
imposèrent à la foule. Un grand
silence se fit, solennel, effrayant. Sur le perron
élevé qu'encadraient des statues de
païenne apparence, un autel était
dressé. Près de lui, se tenaient
Pagagnotti, évêque de Vaison, et son
coadjuteur, tous deux récemment
arrivés de Rome. Lorsque approchèrent
Sylvestre, qui tremblait un peu, et Dominique, qui
semblait marcher à une fête, puis leur
chef, impressionnant de dignité, l'ordre fut
donné de leur enlever à tous trois
leurs blancs manteaux de Dominicains. Savonarole
pâlit un instant, mais, se rappelant le
maître auquel on avait aussi arraché
sa tunique, il laissa tomber la sienne en
prononçant ces mots :
- « Sainte robe, avec quel
bonheur je t'ai longtemps portée ! Tu
m'as été donnée par la
grâce de Dieu et je t'ai conservée
sans tache. À cette heure, ce n'est pas moi
qui t'abandonne : on me dépouille de
toi...
Le saisissant par la main, mais
troublé par une telle fermeté,
l'évêque de Vaison s'empêtra
dans le texte rituel :
- « Separo te, je te
sépare », déclara-t-il,
emphatique, « de l'Église
militante et triomphante. »
Aussitôt, avec cette
autorité qui toujours fit trembler les
foules, la voix du Frate rectifia d'un
trait :
- « De l'Église
militante, soit, mais de l'Église
triomphante, non, cela n'est pas en ton
pouvoir ! Hoc enim tuum non est... »
L'évêque, debout devant cet
homme à genoux, eut conscience de sa
faiblesse :
- « Amen ! »
murmura-t-il, « et puisse Dieu te
conduire !... »
Suivant le cérémonial,
dont on ne connaissait que trop l'usage, la seconde
station de ce chemin de croix était une
comparution devant le tribunal
ecclésiastique présidé par les
envoyés de Rome.
Sec et tranchant tomba
l'arrêt :
- « Vous êtes
condamnés comme hérétiques,
schismatiques et contempteurs de la Sainte
Église. »
Puis, en vertu de cette autre fiction
suivant laquelle la dite Église a horreur du
sang, les condamnés furent, pour la
dernière étape, livrés au bras
séculier qui seul a droit de vie et de
mort.
À ce moment se relevèrent
les trois Dominicains auxquels on avait lié
les mains. On vit alors des moines portant cagoule
noire encadrer chacun d'eux et, après avoir
arraché leurs derniers vêtements, sauf
la chemise, les conduire par une passerelle de
planches jusqu'à la potence qui
précédait le bûcher
dressé au milieu de la place.
Dominique, d'une voix forte, qu'on
voulut aussitôt étouffer, entonna un Te Deum. Savonarole,
impassible,
avança d'un pas ferme. Un spectateur lui
murmura des paroles de sympathie :
- « Dieu seul »,
répondit gravement le Prieur,
« peut consoler un homme à son
heure dernière. »
Et, comme dans la foule, un autre lui
posait cette question :
- « Comment peux-tu supporter
ce martyre ? » la réponse fut
comme lointaine :
- « Le Christ a tant souffert
pour moi !... »
Sylvestre mourut le premier,
répétant la parole du
Crucifié :
- « Père, je remets mon
esprit entre tes mains. »
Dominique, n'ayant cessé de
chanter, passa dans l'autre vie, un cantique sur
les lèvres.
Au milieu d'un silence oppressant, vint
alors, suprême victime, celui qu'on avait
appelé jusqu'ici le Maître de
Florence. Au moment où le bourreau lui
passait le noeud fatal, une voix cruelle
s'éleva sur la place :
- « Hé,
prophète, voici le moment d'accomplir un
miracle !... »
Ce fut la dernière vilenie
qu'entendit le martyr. Hissé au sommet de la
potence qui, ô scandale, avait la forme d'une
croix, il fut précipité dans le vide.
Une secousse, la convulsion d'un corps rompu, et ce
fut tout...
Une âme immortelle venait de se
joindre aux célestes cohortes.
Après quoi, l'on put mettre le
feu au bûcher qui ne dévora plus que
des cadavres. On put, le soir venu, porter à
l'Arno les cendres des trois suppliciés,
pour effacer, croyait-on, jusqu'au souvenir d'un
être trop pur et trop grand pour son
siècle. On s'imagina qu'en
persécutant ses fidèles, en
interdisant ses écrits, en maudissant
jusqu'à son nom, on effacerait ses traces.
On eut l'illusion qu'ainsi l'Église, un
instant troublée par sa parole,
maintiendrait dans une absolue fixité sa
puissance immuable.
Illusions et funeste leurre !
Muette pour un temps, la grande voix du Frate n'a
cessé de retentir à
travers les siècles. Rayé des
registres officiels, son nom cependant est
gravé sur la plaque d'airain qui, au centre
de la Piazza, marque aujourd'hui
l'emplacement d'un bûcher d'injustice. Et
cette Église, qu'il
voulut forte et droite, a subi le châtiment
de sa résistance aux appels de ses meilleurs
enfants. Trente ans après le martyre du 23
mai 1498, elle a connu le schisme fatal ; la
tunique qu'on croyait sans couture s'est
brusquement déchirée. Et la
Chrétienté ne retrouvera son
unité perdue qu'en revenant, humble et
contrite, à la seule parole de Dieu
chère au prieur de Saint-Marc.
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