La dernière
prédication.
Abandonné des autorités
sur lesquelles il s'était fondé
jusqu'alors, Savonarole vit clairement le danger de
sa position et voulut, dans un dernier discours -
le 18 mars 1498 - la préciser
nettement.
Sous une forme dialoguée qui
l'aidait à maintenir éveillé
l'intérêt de son auditoire, il exposa
les troubles de conscience autant que les
inquiétudes qui le hantaient. D'un
côté, ses goûts le portaient
à la retraite ; de l'autre, un
« démon »
intérieur, au sens platonicien du mot,
l'obligeait à parler. N'en fut-il pas
toujours ainsi des grands
inspirés ?
- « O Père »,
faisait-il dire à ses auditeurs,
« nous sommes un peu scandalisés
de vous voir soumettre votre décision aux
hommes : si prédication ou retraite
dépendent de Dieu, pourquoi leur
céder ?
« Réponse : - Je
vous ai dit que Dieu m'avait commandé de
prêcher et de persévérer, mais
non pas de vous accorder le salut contre votre
volonté.
- « O Père, vous disiez
que vous ne vous reposeriez jamais et que,
même la tête sur le billot, vous
continueriez à prêcher
... »
Insistant alors sur le fait qu'on lui
fermait brutalement la bouche, l'orateur laissait
entrevoir que d'autres continueraient à sa
place et que, quant à lui, s'il pouvait
suivre son inclination, il retournerait avec
bonheur à ses chères études,
quoique sa tâche fût loin d'être
achevée :
« O Rome »,
s'écriait-il, « tu verras qu'il
sera difficile de détruire cet aiguillon!...
O Florence, arme-toi tant que tu voudras, tu n'en
seras pas moins renversée, car le Seigneur
est avec moi... Ceux qui me persécutent
seront détruits, les uns par
l'épée, les autres par la peste. Ils
seront abattus et, semblables à des fourmis,
Ils seront confondus... »
Ainsi qu'on le voit, elle n'était
point éteinte, cette flamme dévorante
qui le consuma dès l'origine, et si l'on a
pu parler à ce propos de sa
« vieille fureur
prophétique », il faut admettre
non seulement qu'elle s'appuyait sur un
incontestable courage, mais qu'elle était la
source d'une chaude éloquence.
Toujours poussé par le
daïmon intérieur, il s'exclamait, comme
pour s'en excuser :
« O Esprit, tu excites les
orages et les tribulations contre moi, tu
déchaînes les tempêtes,
arrête-toi !
« Mais, a répondu
l'Esprit, il n'en peut être autrement...
C'est pourquoi, ajoutait-il, dardant ses
regards de feu sur le vaste auditoire :
« Il faut que je le dise, je
me sens enflammé de l'Esprit de Dieu. Le
verbe du Seigneur est devenu, en ce lieu, comme une
flamme qui consume.
De cette obligation, à laquelle
on ne résiste pas, il ne pouvait se
dissimuler les périls :
« Le Maître manie le
marteau et, quand il en a usé pour ses fins,
il ne le replace pas dans le coffre, mais il le
jette au loin. C'est ainsi qu'il fit de
Jérémie. Quand il l'eut
employé comme il lui convenait, il le
repoussa pour être
lapidé... »
Ainsi, avec une clairvoyance qui rend
d'autant plus grand son sacrifice, le moine qu'il
entendait rester ne voyait que trop lucidement
à quoi aboutirait la lutte engagée
par lui :
« ... O Florence »,
s'écria-t-il une dernière fois,
« fais contre moi ce que tu voudras. Je
suis monté aujourd'hui dans cette chaire
pour te dire que tu ne peux point détruire
mon oeuvre, car c'est l'oeuvre du Christ. Que je
vive ou que je meure, la semence que J'ai
répandue dans les coeurs du peuple n'en
produira pas moins son fruit. Si mes ennemis sont
assez puissants pour me chasser de ces murs, je
n'en serai pas abattu, car je trouverai bien
quelque lieu désert où me
réfugier avec ma Bible et jouir d'un repos
qu'il ne sera pas au pouvoir de tes citoyens de
venir troubler...
(68) »
Fort jusqu'au bout de la vocation qui
lui a été adressée, il
attestera, dans ses ultimes paroles,
l'infrangibilité de sa foi :
- « Si je me trompe, ô
Christ, c'est que tu m'as trompé !
Saints du Paradis, saints innombrables, si je me
trompe, c'est que vous m'avez
trompé !...
Et, sur cette poignante apostrophe, se
tut la noble voix qui, si longtemps et si
profondément, avait remué les foules
et fait vibrer Florence.
Fait à noter, parmi ses auditeurs
était un étudiant en droit,
Niccolò Machiavelli, dont l'esprit subtil et
l'absence de scrupules devait faire plus tard le
théoricien de toutes les ruses et de toutes
les violences. Que pouvait-il, en dépit de
son ironie, discerner en la personne du grand
Dominicain ? Il vit en lui un profeta
disarmato, l'un de ces prophètes
désarmés que le monde accable de ses mépris. En
face
d'une conscience intransigeante, l'homme le plus
intelligent ne saisira jamais qu'à
l'intérêt certains
préfèrent la
vérité : c'est pourquoi
Machiavel ne comprit point Savonarole. Pourtant, au
sein d'une jeune république livrée
à mille passions ardentes, il a pu voir
l'ascendant spirituel d'un pauvre moine provoquer
quasiment des miracles : la restitution des
biens mal acquis, la réconciliation des
ennemis jurés, et, chez nombre de citoyens,
un amour immense pour leur patrie. En
vérité, parmi les Italiens illustres,
lequel des deux demeure le plus grand, Machiavel ou
Savonarole ?
Le recours aux souverains.
Si déférentes qu'elles
fussent en apparence, les déclarations du Frate ne pouvaient
suffire à apaiser
le Saint-Siège, car silence
n'équivalait pas à soumission, et
Rome avait saisi la nuance. D'autant qu'avec le
caractère indécis et versatile qu'on
lui connaît, le pontife passait par des
alternatives d'indulgence et de colère dont
beaucoup savaient se servir.
Au moment où la prudence aurait
voulu qu'on n'appuyât pas, une lettre, que
plusieurs déclarent terrible, à la
fois plainte et menace, partit de
Saint-Marc :
« Saint
Père », écrivait le Prieur,
« j'ai toujours cru qu'il était du
devoir d'un bon chrétien de défendre
la foi et de corriger les moeurs, mais, dans ce
labeur, je n'ai encouru qu'épreuves et
tribulations : nul n'a voulu m'aider. J'ai
espéré en Votre Sainteté, mais
elle a préféré se joindre
à mes ennemis et permettre à des
loups féroces de me persécuter
cruellement. Aucune attention n'a été
accordée aux raisons que j'ai mis en avant,
non pour excuser mon erreur mais pour prouver la
vérité de ma doctrine, mon innocence
et ma soumission à l'Eglise. Je ne puis plus
espérer en Votre Sainteté. il faut
donc m'en remettre à Celui qui choisit les
choses faibles du monde pour confondre les lions
méchants... »
Exprimant alors son espoir dans la vertu
de son oeuvre et dans le châtiment de ses
persécuteurs, mais cédant à
son tempérament naturel, l'auteur achevait
sa missive sur cette cinglante allusion :
« Je supplie Votre
Sainteté de ne pas tarder davantage à
pourvoir à sa
santé... »
On se représente aisément
ce que put, à cette lecture, ressentir
Alexandre VI guetté par l'apoplexie et ne
faisant rien pour l'éviter !...
Les défenseurs de l'Eglise ont
souvent reproché à Savonarole ce
qu'ils appelaient son manque de mesure et donnent
en exemple ce passage bien
caractéristique : « Quand le
pouvoir ecclésiastique est corrompu tout
entier, on doit s'adresser au Christ, qui est la
cause première, et dire : - Tu es mon
confesseur, mon évêque et mon
pape... »
Rien n'est plus cruellement
démontré que l'incapacité des
chefs de l'Eglise à réformer celle-ci
et à se réformer eux-mêmes. Or,
rien aussi n'est plus conforme à l'esprit de
l'Évangile que d'implorer le Chef
suprême et surnaturel de l'Eglise, lorsque
son « vicaire » et ses
représentants attitrés ont perdu
jusqu'à la notion de leurs devoirs.
Aussi bien, en même temps qu'il
morigénait vertement le souverain pontife,
Savonarole crut-il pouvoir faire agir quelques-uns
de ses fidèles amis et se tourner
directement du côté des souverains des
cinq puissances principales de l'Europe. Il leur
demandait de convoquer d'urgence un concile
général chargé de
réformer la Catholicité.
Qu'on ne crie pas à la
mégalomanie ! Ce n'était point
le moine voulant jouer au réformateur, mais
simplement un grand caractère qui jugeait
venue l'heure d'un recours à la conscience
universelle. Tous ne l'ont pas ainsi compris. Mais
fut-on toujours juste à son
endroit ?
À la vérité,
réunir un concile était une
entreprise énorme, impliquant le
consentement, au moins tacite, du gouvernement de
l'Eglise. Bien que rongée par les
désordres, ébranlée par les
scandales, gangrenée par le trafic des
choses saintes, son armature séculaire
paraissait encore solide. Pour obtenir un
redressement quelconque, il fallait frapper
haut.
C'est pourquoi la lettre aux souverains
de France, d'Angleterre, d'Espagne, d'Autriche et
de Hongrie contenait des accusations d'une
extrême gravité et, plutôt que
d'un avertissement respectueux, prenait la forme
d'un réquisitoire implacable. D'ailleurs,
s'adressant à des puissances de ce monde
plus sensibles aux incertitudes qu'amène
avec soi l'athéisme qu'aux désordres
issus d'une inconduite avérée, le
Prieur dirigeait ses foudres moins sur la vie
privée du Pape que sur l'insuffisance de sa
foi :
« J'atteste, in verbo
Domini », écrivait-il,
« que cet Alexandre n'est pas le Pape et
ne peut être considéré comme
tel, puisque, mettant à part son très
grand péché de simonie (par lequel il
a acheté le trône pontifical et vend
journellement des bénéfices
ecclésiastiques aux plus offrants) ainsi que
ses autres vices manifestes, j'affirme qu'il n'est
pas chrétien et qu'il ne croit pas en Dieu,
ce qui met le comble à son
infidélité. »
À chacun des monarques, dont il
connaissait la dévotion aux règles et
lois de l'Eglise, le champion d'une reconstruction
totale voulut présenter des arguments
propres à les toucher... et peut-être
à les heurter.
À Charles VIII, il sut rappeler
ses responsabilités de roi très
chrétien :
« C'est le Seigneur qui t'a
élu ; c'est à toi qu'il a
confié l'épée de sa vengeance.
Veux-tu consentir à la ruine de la
Chrétienté ?... »
À Ferdinand et Isabelle - los
Reyes catolicos -, tout entiers à leur
croisade pour chasser de l'Andalousie les derniers
tenants de l'Islam, il déclarait
nettement :
« Qu'importe vos victoires
contre les infidèles ! vous construisez
à l'extérieur tandis que les
fondements de l'Eglise sont sapés au
dedans !... »
Mais la première de ces Lettres aux Princes,
partie à fin
mars à l'adresse de Charles VIII, fut saisie
à la frontière par les
émissaires de Ludovic le More. Elle prit
aussitôt le chemin de Rome et non celui de
Paris, de Vienne ou de Grenade.
En possession d'un tel document,
Alexandre bondit de colère.
L'épreuve du feu.
Cependant, fait étrange et
particulièrement décevant, le coup le
plus dur, celui qui devait être
décisif, ne fut pas porté au moine
intrépide par ses supérieurs mais
bien par ses pairs : les Franciscains.
On connaît les rivalités
des deux Ordres, souvent causées par des
questions de prestige ou de
préséance. Jaloux de la
renommée du Frate, un frère
mendiant, Francesco da Piaga (ou di Puglia), qui
avait déjà discuté avec le
frère Dominique sur des points de doctrine,
le mit un jour au défi de rendre
témoignage à la foi de son chef en se
soumettant à l'épreuve du feu.
Étranges coutumes, vraiment, que
ces épreuves ou ordalies du moyen âge,
où l'on jugeait de la force et de la
vérité d'une doctrine par la
résistance de leurs champions aux
éléments destructeurs,
l'« eau mouillante » ou le feu
ardent ! Encouragés d'abord, puis
combattus par l'Eglise
dès le XllIe siècle, ces
prétendus jugements de Dieu gardaient la
faveur populaire, en sorte que, deux siècles
plus tard, la superstitieuse Italie n'y avait point
encore renoncé.
Déjà l'année
précédente, à Prato, petite
ville sujette de Florence où subsistent
encore maints chefs-d'oeuvre du début de la
Renaissance, le frère mineur avait
attaqué avec violence la doctrine du Prieur
et Fra Domenico, qui s'en faisait le
défenseur, s'était interposé
en offrant à Di Puglia une discussion
publique. Mais celui-ci, prudemment, avait eu soin
de s'y dérober.
Prêchant tous deux à
Florence durant le carême de 1498, les
orateurs échangèrent à nouveau
de religieuses provocations, car, d'une part, le
Franciscain entendait atteindre ainsi la personne
même de Savonarole et, d'autre part, le
bouillant Dominicain déclarait vouloir
prendre à son compte tous les reproches
adressés au maître qu'il
vénérait. Ce dernier, toutefois,
manifestait son dédain pour de telles
invites.
- « J'ai »,
disait-il en pensant à sa convocation d'un
concile, « une trop grosse entreprise sur
les bras pour me perdre dans des disputes aussi
misérables... »
Sentant qu'ils l'atteindraient au
défaut de la cuirasse, ses ennemis
jurés, les Arrabbiati,
s'avisèrent d'intervenir en soutenant le
singulier disciple du Poverello et en
engageant son contradicteur à se mesurer
avec lui dans ce duel verbal.
Au cours d'un de leurs festins,
enflammés autant par la chaleur des vins que
par celle de leur haine, les Compagnacci
avaient en effet décidé de pousser
énergiquement à
l'épreuve.
- « Si Savonarole entre dans
le feu », déclaraient-ils,
« il y brûlera
sûrement ; s'il n'y entre pas, il perdra
son crédit et c'en sera fini de
lui... »
Plusieurs parlèrent même de
profiter de l'occasion pour le faire
disparaître.
Une fois l'imagination populaire en
branle, une fois les passions politiques
excitées par l'annonce de la lutte, il
devenait bien difficile de s'y soustraire. Ne
serait-ce point encourir le reproche de
lâcheté ? Savonarole blâma
vivement le frère Dominique pour son
imprudence mais ne put se dérober. Celui
qu'on visait n'était pas un de ses
lieutenants, c'était lui-même, le chef
d'un mouvement qu'à tout prix il fallait
abattre.
Certes, il avait de bonnes raisons pour,
écarter des propositions aussi
grossières :
« Que mes
adversaires », écrivait-il,
« ne s'attendent pas à ce que le
feu prouve la validité de l'excommunication,
mais qu'ils répondent à mes
arguments... Si l'épreuve a lieu, ceux qui
se sentent vraiment inspirés par Dieu
sortiront sans doute intacts des flammes. Quant
à moi, je me garde pour une tâche plus
grande, tâche à laquelle je serai
toujours prêt à donner ma
vie... »
Mais, pour que de telles
déclarations ne fussent pas
retournées contre lui et qu'on
n'insinuât pas - ce qui se produisait
déjà - que la rencontre opposant
Franciscains et Dominicains n'était qu'une
farce entre compères, tout à coup le Frate prit l'offensive et
demanda que le
bûcher fût dressé sans
délai. Pris à leur propre
piège, les Franciscains blêmirent et
le frère Dominique, ardemment soutenu par sa
communauté, insista pour subir
l'épreuve.
Outre les trois cents moines de
Saint-Marc, les laïcs eux-mêmes
voulurent s'y associer et les sympathies pour la
cause dominicaine tournèrent à
l'effervescence.
Bientôt, tout Florence fut en
ébullition. Dans chaque boutique, en chaque
ruelle et jusque dans les tavernes, de la Porta al
Prato à celle de San Miniato, des Cascine jusqu'à
Settignano, on ne
parlait que de la controverse. Certains raillaient,
d'autres s'indignaient. Un discoureur alla
jusqu'à offrir de remplacer le feu par un
baquet d'eau froide ou même d'eau
tiède, prétextant, assez
malicieusement, qu'un moine n'y toucherait jamais
qu'à contre-coeur !... Les partis s'en
mêlant, on vit les Arrabbiati
s'obstiner et les Frateschi mollir.
Derrière le conflit de doctrines et les
rivalités de couvents surgit, hideux
reptile, la discorde entre concitoyens.
Paradoxe étrange et qu'on a
justement souligné, Savonarole qui, de par
sa nature passionnée, avait toujours tenu
à s'appuyer sur les élans, pour ne
pas dire sur les passions de la foule, se voyait,
par une sorte d'ironie des choses, contraint de les
calmer. Il devait faire appel au bon sens
plutôt qu'à l'enthousiasme. Le
gouvernement lui échappait qu'il avait si
longtemps dominé par son ascendant, et la
masse de ses partisans, habilement
travaillée par ses ennemis, demeurait
hésitante. Ridiculisée d'avance par
les esprits forts, blâmée par les
hommes d'ordre, l'ordalie n'était
désirée que par la faction qui,
insidieusement, attendait d'elle, quelle qu'en
fût l'issue, la ruine morale du Frate.
Avec finesse, Roeder a senti la
nuance :
« Le symptôme vraiment
grave », écrit-il,
« c'était l'hostilité de
l'opinion modérée. Savonarole avait
toujours prévu que les tièdes
seraient sa perte ; toute sa vie, il redouta
les indifférents avec l'intuition d'une
nature chez qui l'emballement est instinctif et,
maintenant qu'il devait s'appuyer sur les
modérés et les raisonnables, ces
éléments l'abandonnaient. Ce
renversement d'attitude venait, en partie des
fautes de ses partisans, en partie de l'illusion
sur laquelle sa carrière avait
été fondée ; une violente
réaction se produisit. Florence,
accusée de se laisser mener par les moines,
s'en irritait depuis
longtemps... Le mépris inné de
l'Italien moyen pour le clergé
s'éveilla, et les Arrabbiati
réussirent à persuader aux neutres,
non seulement de se détacher du Frate, mais de le déclarer
responsable, en dernier ressort, des divisions de
la cité...
(69) »
Toutefois, Fra Girolamo n'était
point homme à se soustraire au danger. Le
braver était sa nature. Poussant donc aux
préparatifs les plus impressionnants, il
exigea une épreuve décisive.
La Seigneurie, qui craignait des
troubles, se plut à espérer que Rome
interviendrait. Mais Rome n'en fit rien : elle
trouvait son compte à un
événement où pouvait sombrer
la réputation de son redoutable
accusateur.
L'épreuve avait été
fixée au vendredi 7 avril, deux jours avant
les Rameaux. Dès l'aube, tout Florence fut
sur pied ; on affluait sur la vaste Piazza, à la fois forum
et
lieu de justice. Des hommes armés en
gardaient les abords ; d'autres étaient
tenus en réserve dans les cours
voûtées du Vieux Palais. Chacun
était fouillé et toute arme saisie.
Hors d'ici les femmes ! Au diable les
enfants ! Mais les expulsés prenaient
leur revanche en s'installant sur les toits
voisins, et l'on sait combien ceux-ci se
prêtent à cet emploi. Quant aux
gamins, juchés sur des statues de marbre
décorant la Loggia et l'entrée
du Palazzo, ou assis à l'ombre du Marzocco, ce lion de
Donatello qui sert
d'emblème à Florence, ils
étaient là quand même. Toute
une longue matinée, mangeant, buvant,
bavardant, lançant des brocards, cette
foule, mobile et vaine, savourait par anticipation
le douloureux régal.
Il devait commencer au milieu de la
journée. Vers midi, on vit arriver, par
petits groupes bavards et nonchalants, les
Franciscains, dont le champion, le frère Giuliano
Rondinelli,
était attendu au Palais. Peu après,
du côté de la Badia et du Bargello, on
entendit des chants : c'était,
précédé d'une croix et conduit
par Savonarole en personne, le cortège des
deux cents moines de Saint-Marc qu'escortait une
foule portant des cierges allumés et
psalmodiant des hymnes.
Le Prieur était en chape
blanche.
Fra Domenico s'avançait entre ses
confrères Malatesta Sacromoro et Francesco
Salviati. Tous redisaient, d'une voix sonore, le
psaume Exsurgat Deus et dissipentur inimici
ejus.
Arrivés sur la Place, ils en
trouvèrent les abords fermés par des
barrières et gardés par des soldats.
Non sans peine, ils passèrent deux à
deux, chantant toujours plus fort et, parmi les
spectateurs, nombreux étaient ceux associant
leurs voix à celles des religieux.
Le frère Dominique, vêtu
d'une chasuble couleur de feu, se fraya avec peine
un passage jusqu'à la Loggia dei Lanzi,
où un autel avait été
élevé. Entre le Marzocco et le Tetto dei Pisani, se
dressait un
bûcher long d'une quarantaine de brasses. Le
bois était imprégné d'huile et
de matières résineuses.
On crut le moment venu.
Subitement, la foule s'apaisa. Or, chose
déconcertante, le Franciscain ne sortait
point du Palais pour affronter le Dominicain. Que
se passait-il ? Une rumeur parcourut la
foule :
- La robe rouge est
ensorcelée !...
Aussitôt, on vit le frère
Dominique quitter le portique aux grandes
voûtes, pénétrer dans le Palais
et en ressortir vêtu d'une simple blouse.
Où donc était la magie ?
En dépit de ce geste, rien ne se
produisait. Et controverses de s'engager entre
partisans des deux Ordres et quolibets de
s'entrecroiser sans fin.
Les moines veulent gagner du
temps ! grognaient les impatients.
- Ils cherchent un
prétexte ! murmuraient d'autres.
La fatigue du jour gagnait tout le
monde.
Dans la masse compacte, Arrabbiati et Compagnacci
répandaient les bruits les plus
fâcheux, tous défavorables à
l'objet de leur haine. L'un d'eux, monté sur
un cheval fougueux, bouscula les assistants et ne
put être contenu que par la force
armée.
Au lieu du brasier flambant, la
multitude impatiente vit tout à coup passer
des ombres dans le ciel. Un orage
s'annonçait et bientôt une pluie
torrentielle vint tremper tout le monde. Il en
aurait fallu davantage pour disperser les
impatients. Ils tinrent bon. Mais les
polémiques ne firent que redoubler.
La robe écarlate
abandonnée, les Franciscains exigeaient que
le frère Dominique se dessaisît de la
croix qu'il voulait porter sur le bûcher.
Savonarole insistait pour qu'il y joignît le
Saint-Sacrement.
Bon prétexte à palabres
nouvelles, cette prétention fut combattue
à grand renfort d'arguments
théologiques par des Franciscains
alangués. De plus en plus, on tournait
à la logomachie et la populace
désillusionnée exhalait sa mauvaise
humeur.
Tant et si bien que, la nuit venant, un
ordre de la Seigneurie fut proclamé par le
héraut :
- L'épreuve est
contremandée !
Déçue, la plèbe
cherche toujours à qui s'en prendre. Les
Franciscains, habilement dispersés, avaient
disparu jusqu'aux derniers, tandis que,
groupée, la phalange des Dominicains
demeurait la cible de tous les lazzi.
Sous la protection d'amis restés
fidèles, Savonarole et les siens purent
regagner Saint-Marc où les attendaient des
femmes en prières.
Mais sur Florence déconfite et
murmurante planaient de lourdes nuées :
dans son ciel assombri apparaissaient non seulement
des ombres mais les signes avant-coureurs de
l'ultime tourmente.
Rencontre
de St
Dominique et de St François d'Assise,
d'après A. della Robbia
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