Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

TROISIÈME PARTIE

LA SYNTHÈSE - 1921-1934..

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 Henri Junod était revenu en Europe. Il devait y passer la fin de sa vie. Peu d'hommes ont eu le rare privilège qui lui fut accordé de rassembler tous les matériaux accumulés pendant l'enfance, l'adolescence et la maturité, pour leur donner une forme sinon définitive, du moins aussi complète que possible. Les années qui vinrent furent remplies par une activité ininterrompue, aussi considérable à bien des égards que celle qui la précéda, une activité toujours organisatrice, plus réfléchie encore. L'ascension ne fut jamais arrêtée. Nous aurons ici l'occasion d'insister un peu plus longuement sur les idées et les ouvrages de Henri-A. Junod.

Le 15 juillet Henri Junod quitte la maison missionnaire d'Auvernier et son cher pays de Neuchâtel. Après un été à Champéry, où il fut appelé à faire les cultes de la communauté protestante en villégiature là-haut, et où il apprit à connaître et à aimer sa future belle-fille, Mlle Idelette Schnetzler, Henri Junod fut appelé par la Mission à prendre le poste d'agent à Genève. Il vint s'établir dans la maison Sautter, cette dépendance de la vieille maison de Saussure, dans la campagne Frommel, où tant d'amis vinrent le voir. C'était une de ces maisons de l'ancien temps, mais une maison pleine de charme et de cachet qu'Henri Junod avait tout de suite découverts. Car, malgré son esprit toujours ouvert, il était extrêmement attaché à tout ce qui avait une histoire, à tout ce qui rappelait un passé un peu désuet mais empreint de poésie. Chère vieille maison... où il installa peu à peu ses collections : ses deux grandes armoires de papillons et de coléoptères africains, deux beaux meubles sur lesquels était gravée la parole du psalmiste : « La terre est pleine de tes richesses », sa collection ethnographique, avec le précieux sachet d'osselets de Spoon-Elias, et mille objets divers récoltés au cours de ses longues campagnes africaines, tous soigneusement étiquetés et classés ; sa bibliothèque bien fournie, surtout en ouvrages sur l'Afrique. Chère vieille demeure... coins et recoins, escaliers en colimaçon à casse-cou, réduits borgnes ou aveugles ! C'est là qu'Henri Junod s'établit.




Il était bien l'homme nécessaire à la Mission à Genève, siège de la Société des Nations, centre de propagande missionnaire, où les diverses sociétés à l'oeuvre en terre païenne doivent user d'un tact infini et de beaucoup de charité et d'amour chrétiens pour ne pas froisser les susceptibilités naturelles et les positions acquises. Comme Henri-A. Junod avait à un haut degré le respect de la personnalité d'autrui (il la respectait même chez ses enfants), il sut vite se faire sa place dans la Genève ecclésiastique. Indépendant par sa naissance, j'entends dire indépendant neuchâtelois, attaché à l'idée de l'Eglise séparée de l'État, il avait assez de largeur d'esprit pour comprendre le point de vue de ceux qui se rattachaient à un autre type d'Eglise. Il fut inscrit sur le registre des pasteurs auxiliaires de l'Église nationale de Genève, tout en demeurant attaché à l'Église libre de l'Oratoire.



École d'Évangélistes de Rikatla.

M. H.-A. Junod et les cinq pasteurs
formés par lui à Rikatla.

 

En septembre 1921, il eut la joie de bénir le mariage de son fils aîné avec Mlle Idelette Schnetzler, peu avant leur départ pour cette Afrique à laquelle l'attachait tout son passé.
Ce départ fut une joie, malgré ce qu'avait d'étreignant pour nous tous le retour du père au pays, juste au moment du départ du fils.

Sa fille Anne-Marie fonde à ce moment le groupe missionnaire des Unions chrétiennes de jeunes filles et commence une activité féconde au sein des Sociétés missionnaires de jeunesse. Henri Junod donna beaucoup de son temps et de son expérience à ce milieu missionnaire, plein d'entrain et de vie. Il commença aussi à ce moment un cours de science missionnaire dans les Facultés libres de Lausanne et de Neuchâtel.

Son principal travail fut toutefois celui de l'Agence. Il réorganisa le groupe de ses collecteurs et collectrices, reprit la direction des comptes, et s'efforça de créer un centre d'intérêt missionnaire vivant dans son propre foyer. Il reprit aussi ses conférences et prédications missionnaires dans les diverses Églises du canton, et suivit, en l'encourageant de tout son pouvoir, l'extension de la base de notre Mission dans la Suisse alémanique.



Maison missionnaire de Rikatla

Tombe de Mme H. Junod-Kern à Rikatla,
toute proche de celle de M. Paul Berthoud.
Ici reposent aussi les cendres de M. H.-A. Junod.


À cette époque, en 1922, après un séjour à Chaumont, il retrouva son ami, M. A. Freire d'Andrade, délégué du Portugal à la Société des Nations. Celui-ci témoigna à Henri Junod sa réelle amitié et son estime, en venant souvent dans la vieille maison de Grange-Canal, surtout quand fut publié le fameux rapport de l'Américain Ross, sur le travail forcé dans les colonies portugaises. Le vieil administrateur colonial et l'ancien missionnaire s'efforcèrent d'atténuer l'impression extrêmement fâcheuse produite par ce rapport. Ils avaient sans doute des idées bien différentes et des buts aussi différents : Henri Junod avait connu dans les détails le problème indigène dans les colonies, et le but de M. Freire d'Andrade était avant tout de modifier l'impression dans les milieux politiques. Mais tout en restant dans la vérité, Henri Junod savait aussi comprendre et soutenir le Portugal. Il s'efforça toujours de faire abolir le système du « chibalou » ou travail forcé. Mais, ceci dit, il s'efforça aussi de faire comprendre à Genève les droits imprescriptibles du Portugal sur ses colonies. Il suivit avec un grand intérêt le fonctionnement de la Commission des Mandats et me disait souvent que le simple fait de son existence et de ses droits de contrôle créait peu à peu une mentalité toute différente en matière coloniale.

En 1923, Henri Junod publiait une saynète africaine, intitulée « La jeteuse de sorts ». Il avait déjà écrit précédemment « L'homme au grand coutelas » et « Les perplexités du vieux Nkolélé ». On peut voir dans ces petits drames qu'Henri Junod avait non seulement de réels dons d'observation, mais qu'il savait créer ad usum Delphini un vrai théâtre africain. Il y a dans « La jeteuse de sorts », par exemple, une adaptation dés faits de la vie et de la mentalité indigène pleine de charme et d'imagination artistique et bien propre à faire comprendre le milieu bantou. Ces petites saynètes ravirent les milieux de la jeunesse missionnaire, et contribuèrent à faire comprendre l'Africain et sa mentalité jusque dans les villages reculés de nos campagnes.

Le 11 mai 1923, H. Junod apprit avec grande joie la naissance de sa première petite-fille Violaîne-Idelette, née à Lourenço Marques. Le télégramme l'apprenait au grand-père deux jours plus tôt qu'au propre père de l'enfant, perdu au fond de la brousse...




Henri Junod professa un cours à l'Université de Lausanne sur la mentalité bantou et la science missionnaire. Il était entièrement maître de son sujet et restait au courant des nouvelles publications ethnographiques et anthropologiques. Collaborateur de plusieurs revues scientifiques, comme Folklore, Man, Africa, Anthropos, où il publia un intéressant article sur « Deux enterrements à 20 000 ans de distance » (une comparaison entre l'ensevelissement thonga et la sépulture de l'homme moustiérien préhistorique), il mit tout son effort à expliquer la mentalité bantou aux Européens civilisés. Il eut plusieurs occasions de contact prolongé avec M. Raoul Allier, qui préparait ses livres sur les non-civilisés, et aussi avec M. Lucien Lévy-Brühl, qui l'admirait beaucoup. Il me racontait, entre autres, une conversation où le grand savant de Paris, le protagoniste de la mentalité prélogique chez les primitifs, lui avait demandé ce qu'il pensait de sa théorie sur les « participations ». Comme Henri Junod croyait à des faits plus complexes que M. Lévy-Brühl ne les représentait, il s'efforça, avec sa politesse coutumière, de ne pas contredire, tout en faisant des réserves.

En 1924, il fit un séjour en Normandie, visita l'Exposition de Wembley et donna des cours à l'Université de Londres. Revenu à Genève, il prépara une intéressante étude sur « Le mouvement de Mourimi », qui fut publiée dans le journal de Psychologie de Paris. Il y note certains caractères de l'Africain en transition, constate la pérennité de la séquelle des rites anciens et la tendance nettement monothéiste plus moderne. il y ajoute cette intuition si juste, si élevée, des phénomènes religieux, qui est un des caractères distinctifs de toute sa production ethnographique. Évolutionniste, sans pousser à l'excès la théorie déterministe darwinienne, et conscent de tous les phénomènes qui semblent contredire cette théorie dans la réalité (régressions, etc.), il avait compris que la vie sous toutes ses formes est mouvement et énergie, mais il ne demeurait pas prisonnier des mots.
Il commença aussi un cours de trois ans à la Faculté de théologie de l'Université de Genève.




L'année 1925 fut une des belles années de la vie d'Henri-A. Junod. La synthèse qui, peu à peu, s'opérait dans son oeuvre scientifique, voyait aussi le jour dans le domaine missionnaire. Ce fut l'année du jubilé cinquantenaire de la Mission Suisse Romande, et l'occasion de la visite du pasteur Calvin Mapopé en Suisse. À la Cathédrale de Lausanne, Henri-A. Junod, debout dans la chaire de la vieille église, à côté de Calvin Mapopé, lui tout blanc, à côté de son collègue noir, introduit ce dernier :
« C'est avec une surprise profonde, émue et joyeuse que je me trouve dans cette chaire avec le pasteur C. Mapopé. Le réformateur Viret, installant la Réforme dans cette cathédrale, n'avait pas prévu alors qu'un noir y prêcherait. Il me semble que sa présence dans cet endroit est une illustration admirable de la beauté de cette journée, parce qu'elle nous montre la puissance extraordinaire de l'Évangile de Jésus-Christ. Lorsque, il y a trente-cinq ans, j'ai rencontré le pasteur Mapopé pour la première fois, il était alors instituteur. C'est lui qui m'aida dans mes premières traductions dans la langue indigène, il a été mon maître et je ne pensais pas que je lui rendrais ce service dans la cathédrale de Lausanne... »

« Calvin Mapopé avait, dans le temple de Saint-François, remercié les gouvernements anglais et, portugais pour ce qu'ils font en faveur de son peuple. Puis avec infiniment de tact et de précautions oratoires nuancées, il fit respectueusement entendre quelques-unes des revendications de ses compatriotes ; il laissa percer quelque chose de l'angoisse qui est celle de milliers d'Africains en songeant à l'occupation, par les Européens, du pays de ses pères. Dès ses premières paroles, il avait conquis la sympathie de l'auditoire, et termina son exposé en exprimant sa confiance dans l'action combinée des gouvernements et des Missions. » (Bulletin missionnaire, supplément mai-juin 1925.)

Henri Junod accompagna le pasteur indigène dans plusieurs Églises de la Suisse romande. Et c'est une vision qui reste dans beaucoup de mémoires comme le symbole de ce jubilé cinquantenaire : celle du vieux missionnaire, blanchi par l'âge, avec son collègue indigène : une sorte de réponse chrétienne et vivante à la politique de la séparation des races. Car Henri Junod désirait la collaboration et non la fusion des races. En vrai anthropologue, il ne voyait que des désavantages à la fusion des noirs et des blancs, et il savait que l'intuition profonde des premiers, comme celle des seconds, s'affirme contre ces mélanges. Mais il savait aussi que le seul chemin est celui de la collaboration, de la compréhension mutuelle et du respect réciproque.

Le 6 mars, une nouvelle naissance en Afrique, celle de Mireille-Anne-Marie, venait réjouir le coeur du grand-père, en Suisse.

À l'occasion du jubilé cinquantenaire de la Mission, l'Université de Lausanne décerna à Henri-A. Junod le diplôme de docteur ès lettres, honoris causa. MM. les professeurs G. Bonnard, doyen de la Faculté des lettres, G. Chamorel, doyen de la Faculté de théologie, et F. Olivier, chancelier de l'Université de Lausanne, vinrent à Genève dans la vieille maison de Grange-Canal, et, dans une cérémonie tout intime, proclamèrent H. Junod docteur, « en reconnaissance de ses beaux travaux dans le domaine de la linguistique, du folklore et de l'ethnographie du Sud de l'Afrique ».

Peu après, Henri Junod avait la joie de voir son second fils Blaise baptisé à la Chapelle de l'Oratoire. Il avait commencé par baptiser sa fille Anne-Marie, comme enfant. Mais ensuite, sous l'influence de ce qu'il vit au sein de l'Eglise indigène, et aussi en meilleure connaissance de cause, il se décida à présenter ses autres enfants, convaincu que la vraie signification du baptême chrétien n'est complète que pour un adulte. Il est possible qu'un jour la Mission fasse ressaisir à l'Eglise cette vérité essentielle.

Après un séjour d'été à La Sage, H. Junod reprit le travail de l'Agence et commença à s'intéresser tout spécialement au Bureau international pour la Défense des indigènes (races de couleur), dont le siège était à Genève. Ce Bureau avait été fondé par un certain nombre de philanthropes qui virent la nécessité de lutter contre les injustices dont les races de couleur sont souvent victimes. Henri Junod s'intéressa vivement à ce Bureau, dont il accepta la présidence. Le caractère international de cette organisation lui conférait une parfaite impartialité, et plusieurs représentants de la race noire vinrent à Genève lui exposer leurs aspirations et cherchèrent à agir par ce moyen sur la Société des Nations. Avec beaucoup de tact, sous la direction d'Henri Junod, le B. I. D. I. éconduisit les éléments extrémistes et s'efforça de faire certaines représentations quand cela fut jugé nécessaire.

Dans la maison de Grange-Canal arrive un jour un homme qui avait fait la guerre, un chrétien au service des Unions chrétiennes de jeunes gens, Thomas Haslett. Il avait perdu sa femme dans des circonstances douloureuses, avait été grièvement blessé ; mais à la fin de la guerre il avait repris son activité parmi les jeunes et venait à Genève pour un temps. Il s'entendit si bien avec les habitants de la vieille maison qu'il vint y habiter. En 1926, il se fiançait à Anne-Marie Junod... Qu'allait devenir le vieux ménage ?





« La vie d'une Tribu sud-africaine. »

En 1926, Henri Junod avait rassemblé de nombreux matériaux nouveaux et se mit à reprendre son grand ouvrage : « The Life of a South African Tribe », pour en publier une seconde édition considérablement revue et augmentée. Il est temps maintenant de parler de ce travail, si important qu'il valut à son auteur une renommée universelle. L'un des anthropologues les plus connus du monde scientifique actuel n'hésitait pas à dire qu'il s'agit d'un ouvrage unique. En effet, M. Malinowsky, lors de la récente Conférence sur l'Éducation, réunie à Johannesbourg, me disait, sans ombre de flatterie, que cette oeuvre monumentale était le seul ouvrage synthétique, embrassant toutes les manifestations de la vie dans une tribu, qui donnât entière satisfaction. La raison de ce succès est la personnalité même de l'auteur, à la fois savant, missionnaire, éducateur et homme religieux. Mais ce résultat ne fut pas obtenu d'emblée. Henri Junod fut à la fois gardé du danger de publier trop vite, et de celui, non moins grand, de ne publier jamais, par souci de perfection. On peut suivre le développement de sa méthode et de sa documentation depuis son étude encore rudimentaire du folklore « Les Chants et les Contes », en passant par sa première grande étude ethnographique « Les Ba-Ronga » et son intéressant roman « Zidji », jusqu'à la première édition du « Life », et surtout jusqu'au résultat final de l'enquête, la seconde édition de cette Somme ethnographique et missionnaire.

Déjà en 1908, H. -A. Junod avait fait un exposé complet de sa méthode dans un article du Journal de la Société pour l'avancement de la science de l'Afrique du Sud, intitulé « The best means of preserving the traditions and customs of the various South African Native Races » (Les meilleurs moyens de conserver les traditions et coutumes des différentes tribus indigènes de l'Afrique du Sud).

Les deux grands volumes du « Life » comprennent plus de 1200 pages. Le premier volume traite de la vie sociale de la tribu. Après un chapitre préliminaire sur la distribution géographique et l'histoire, la première partie traite de la vie individuelle (le premier chapitre : évolution de l'homme ; le second : celle de la femme). La seconde partie expose la vie de la famille et du village. La troisième, la vie nationale.

Le second volume est consacré à la vie mentale. La quatrième partie s'occupe de la vie des champs et de la vie industrielle, la cinquième traite de la vie littéraire et artistique, la sixième de la vie religieuse et des superstitions. Quelques chapitres en guise de compléments d'information, puis les conclusions pratiques et la conclusion finale. Un index permet de se retrouver dans le dédale d'informations de tout genre qui abondent dans cet ouvrage.

Henri Junod ne croyait pas que le dernier mot de la science anthropologique résidât dans les ipsissima verba des indigènes, comme semblent le croire un trop grand nombre de savants de nos jours. Quand il décrit une coutume, il le fait avec toute sa conscience et son intelligence. Mais il ne se borne pas à décrire : il rassemble, compare. Son ouvrage n'est pas statique, immobile. Il décrit la vie dans le mouvement de la vie, et s'efforce toujours de discerner les tendances de celle-ci.
En ce sens, il était bien un Latin. Il gardait la conviction que le vrai travail scientifique n'est pas purement descriptif, mais qu'il reste en éveil de toutes parts et peut formuler des hypothèses, tout en se rendant compte que ce sont des hypothèses. Aussi son livre est-il vraiment une Somme missionnaire et anthropologique. Il prouve combien sont arbitraires et injustifiées les attaques que certains esprits, soi-disant avancés, lancent contre les Missions. Récemment, un des hommes d'État les plus en vue de l'Afrique du Sud osait affirmer, à propos de la Conférence sur l'éducation, que les Missions ont eu une influence « disruptive » sur la mentalité indigène, par quoi il voulait exprimer que l'influence missionnaire avait introduit dans la vie indigène, un élément de désintégration. Que reste-t-il d'accusations pareilles en face de l'oeuvre d'Henri Junod ? Sans doute il est arrivé à certains missionnaires de sous-estimer la valeur réelle des bases de la mentalité indigène. Mais qu'est-ce que cela en face de l'action dissolvante de la Civilisation, sinon une bagatelle ? On peut, en réponse à de pareilles accusations, donner la conclusion du « Life ». Elle fera peut-être réfléchir ceux qui la considéreront avec soin :
« La population africander (les Boers et les Anglais fixés dans l'Afrique du Sud), formée par l'amalgame de certaines des meilleures souches de la race aryenne, a devant elle, à coup sûr, un brillant avenir. Puisse-t-elle être bénie sur les rivages ensoleillés et sur les hauts plateaux de l'Afrique du Sud. Puisse-t-elle s'enrichir, et enrichir l'humanité, en amenant à la lumière le merveilleux minerai caché dans les rochers de cette ancienne terre. Mais si l'expansion de la race africander devait être obtenue au prix de la ruine des premiers occupants du pays, ce serait un immense malheur et une flétrissure indéniable. Car, si brillant que l'avenir des Africanders puisse être, l'Afrique ne serait plus l'Afrique, s'il n'y avait plus d'Africains !... Que Dieu préserve la vie de la tribu sud-africaine ! (« Life », vol. II, p. 663.)

C'est là le testament scientifique d'Henri Junod. Puissent ceux qui maintenant tiennent en main le pouvoir, s'inspirer de ces paroles, et leur influence sera aussi peu « disruptive » que celle de ces hommes intègres qui ont planté en Afrique le drapeau du Christ ! Car l'avantage du missionnaire sur l'anthropologue est clair et net. Il vient avec un message, une force de vie positive et constructive. Il peut admirer les vieilles coutumes, mais la poésie du passé ne lui cache pas les devoirs du présent. Et il sait que seul son message peut redonner une vie nouvelle au coeur de l'indigène africain désemparé dont l'équilibre moral, social et religieux a été détruit par la civilisation matérialiste de l'Occident.




La santé d'Henri Junod fut bien vacillante dès 1926. Il voyait son travail intellectuel devenir de plus en plus difficile. Ses migraines ophtalmiques le faisaient souffrir. Il était sans cesse ébloui. Sa fille s'était fiancée et l'avenir n'était pas clair. Mais jamais il ne s'opposa aux désirs légitimes de ses enfants. Sa foi lui permettait de se reposer entièrement sur les directions du Père. À cette époque, il donna de nouveau un cours à la Faculté indépendante de Neuchâtel.

Le 9 janvier 1927, Mme Edouard Kern - de Schulthess mourait à Zurich. Henri Junod sentit douloureusement ce départ. Maman Kern était une de ces âmes qui embellissent la vie de ceux qui les entourent et vivent près d'elles. En été, la famille fit un séjour de montagne à Kiental avec M. Gustave Kern et les siens et, le 14 septembre, le mariage d'Anne-Marie Junod et Thom Haslett était célébré à Genève. Henri Junod reprit son cours à la Faculté de théologie de Lausanne.

En avril et mai 1928, Henri Junod fit un voyage en Palestine.
Il donna ensuite plusieurs conférences sur le sionisme. Il rédigea un mémoire intéressant pour le B. I. D. I. sur le mécontentement dans les colonies et fit des conférences au Comité d'études nationales à Paris. Il en profita pour ébaucher un contrat avec une librairie pour la publication du « Life » en français. Le 10 avril était né son premier petit-fils, Henri-François. Il en eut une grande joie. Il avait assez vécu en Afrique pour y fortifier son amour du clan... et la naissance de son premier petit-fils lui donna une légitime satisfaction. En novembre, nous arrivions à Genève pour un séjour en Suisse, après notre première campagne d'Afrique. Toute notre famille s'installa dans la maison grand-paternelle. Peu après, Thom Haslett et sa femme nous quittaient. Ce fut un grand déchirement pour Henri Junod. Sa fille aînée avait su, avec son intuition et le charme de sa nature, recréer pour son père le milieu « congenial », comme disent les Anglais. Elle avait su l'entourer de cette atmosphère qu'il aimait. Car la présence de la grâce féminine fut toujours d'un prix inestimable pour Henri Junod. Heureusement sa belle-fille arrivait, et elle put prendre en main la direction de la vieille maison. Elle fut malheureusement atteinte d'une grave maladie, qui fit craindre pour sa vie, mais au bout de longues semaines d'angoisse, elle se remit, et le vieux ménage reprit son cours normal.

Thom et Anne-Marie Haslett avaient gagné la Chine, Shanghaï, où ils se consacrèrent à l'oeuvre de l'Union chrétienne de Jeunes Gens. Henri Junod prit grand intérêt à leurs récits. Il s'intéressait à tout l'homme et à tout homme ; aussi les nouvelles qui lui arrivaient de Chine lui apportaient-elles des foules de renseignements nouveaux, et il se plaisait à les comparer avec ses expériences d'Afrique. Il semble qu'il ne puisse y avoir aucune comparaison possible entre le Chinois et le Bantou, entre l'homme de la vieille civilisation et celui qu'on appelle primitif. Et pourtant, sur bien des points, il y a similitude : la politesse d'Extrême-Orient, par exemple, est très près de l'étiquette compliquée des indigènes sud-africains.

Nous fîmes, en été 1929, un séjour délicieux au Col des Montets. On peut comprendre combien ces moments nous furent précieux, car, pour la première fois de ma vie, nous nous trouvions ensemble pour une période vraiment prolongée. Nous avions la même vocation et les mêmes goûts. Soeur Elisabeth Junod, la directrice de l'Hôpital Pourtalès, soeur d'Henri Junod, était avec nous. C'était un spectacle charmant que le bonnet blanc de la diaconesse à côté de la tête blanche de son frère, leur admiration devant les merveilles de la flore alpestre qu'ils connaissaient si bien, et cette remarquable vivacité d'esprit qu'ils avaient gardée, cette nécessité d 'action si étonnante qui vient, dit-on, du côté Dubied de la famille.

De retour à Genève, Henri Junod reprit la présidence du B. I. D. I. et ses cours à l'Université.

En 1930, petite Violaine était atteinte d'un mal grave qui la força à une immobilité complète pendant une année. Henri Junod prit part à nos souffrances à ce moment-là, et sa sérénité, cette tranquillité qui n'avait rien de l'apathie d'un vieillard, mais qui venait de sa longue expérience de la direction de Dieu dans les vies qui Lui sont données, cette paix profonde nous furent d'un grand secours. Au mois d'août, alors que nous étions aux Ormonts, Henri Junod rédigea une conférence des plus intéressantes sur : « Le sacrifice dans l'ancestrolâtrie africaine ». Il y reprenait ses observations sur les diverses « timhamba » ou sacrifices des Ba-Thonga, pour en analyser l'essence et faire, à cette lumière, l'examen des théories présentées par les savants pour l'explication des rites sacrificiels. Ce travail était préparé pour un Congrès des langues et civilisations africaines, qui devait se tenir à Paris, en octobre 1931. « Au point de vue du développement de la religion, comment faut-il les juger (ces rites) ?

» Dans la conclusion de son grand ouvrage « Essai historique sur le sacrifice », M. Loisy déclare ne reconnaître aucune valeur objective au sacrifice, à tous les sacrifices. « L'action sacrée, dit-il, se perd dans le vide. Son histoire apparaît comme celle de l'illusion la plus tenace dont ait été possédée l'humanité. Action magique à son point de départ, le sacrifice n'a jamais cessé de l'être. » M. Loisy ne fait pas de distinction entre le « mouri » (remède) et la « mhamba » (sacrifice). Pourquoi ? Parce que, à son point de vue, le monde divin n'existe pas.

» Remarquons qu'en disant cela, on sort des limites de la science. Ce n'est plus un jugement scientifique, c'est un jugement de valeur. La science ne tranche pas la question de la transcendance. Elle ne s'en occupe pas. Que M. Loisy prenne position à son égard en la niant, il en a parfaitement le droit. Mais nous avons le même droit à l'admettre. Et alors, combien tous ces efforts de l'homme primitif ou de l'homme civilisé à la recherche de Dieu dans le sacrifice prennent une autre valeur ! Si Dieu existe, s'il est le Père tout-puissant et plein d'amour vis-à-vis duquel l'homme éprouve ce sentiment d'absolue dépendance qui est son bonheur le plus noble, nous osons croire que Dieu s'est fait connaître. Cette connaissance a été progressive, car l'humanité a mis des siècles à accomplir son évolution religieuse. La phase de l'ancestrolâtrie n'a pas été inutile dans ce développement. La dépendance de l'enfant vis-à-vis de son père est un fait naturel. Ce sentiment se prolonge et s'amplifie dans le culte des descendants pour leurs ancêtres. Il ne peut pas encore être ce sentiment d'absolue dépendance de la religion parfaite, parce que la notion du dieu-ancêtre est encore bien inférieure, bien incomplète, bien peu morale. Le vrai Dieu ne s'est pas encore révélé dans sa plénitude. Ces dieux-là, les Thongas leur offrent leurs « timhamba ». Ils sentent que la vie pleine et heureuse n'est pas possible sans eux. Sans doute ce culte est-il bien intermittent on y recourt surtout quand on veut échapper au danger. Il proclame cependant la nécessité de partager avec les dieux les biens de la famille et de les faire participer à toutes les circonstances. C'est un avant-goût encore lointain de la communion divine qui illumine l'âme de celui qui se sent enfant de Dieu.

» Aussi, lorsque je vois le vieux chef de famille thonga assis au milieu des siens, mettant à la bouche une boulette d'herbe à demi digérée, prise dans les estomacs de la chèvre immolée, y joignant un peu de sa salive, et faisant « tsou » en invoquant Tlotlomane et ses autres ancêtres, il m'est impossible d'appeler cet acte-là une ineptie. Dans cette manifestation primitive de la vie religieuse, je crois apercevoir un bouton de fleur encore informe et fermé, mais un bouton de fleur qui s'épanouira magnifiquement lorsque apparaîtra le soleil radieux de la religion du Père céleste, le soleil de la religion de l'Esprit. »

J'ai cité cette page entière, parce qu'elle dessine la figure d'Henri Junod anthropologue, missionnaire et homme religieux, mieux que beaucoup d'autres. Surtout ce « sentiment d'absolue dépendance » fut le sentiment dominant de sa vie, et le ressort essentiel de sa piété. C'est aussi par là qu'elle donne un précieux enseignement.




Pendant quatre ans Henri Junod fut président de la Société évangélique de Genève. Il était très attaché à toutes les activités de l'Eglise, et prenait part aux délibérations de la Compagnie des pasteurs.

Un jeune collègue m'écrit :
« J'ai le souvenir d'une séance mensuelle de la Compagnie des pasteurs où M. Sauvin nous parla du Pentecôtisme, après la visite de l'évangéliste Scott. M. Junod prit alors la parole avec tant de sagesse et de discernement spirituel. »

À ce moment, en 1930, Étienne Junod fit son instruction religieuse ; Henri Junod suivit avec une sollicitude de tous les jours le développement religieux de son fils cadet.
Mais les propriétaires de la vieille maison, qui en avaient besoin eux-mêmes, ne pouvaient laisser Henri Junod en disposer plus longtemps. Après bien des hésitations, il se décida à acheter une très jolie campagne, au chemin de la Chevillarde, et la famille y déménagea le 27 avril 1931. Pendant tous ces mois, je m'étais mis au grand travail de traduire les deux tiers du « Life » en français ; le dernier tiers avait été traduit par Anne-Marie Haslett.

La santé de notre père commença à nous inquiéter beaucoup. L'artériosclérose l'avait peu à peu amoindri. Il eut une forte crise cardiaque et néphrétique et ne put venir avec nous à la montagne, à Lens. Il alla chez son vieil ami le docteur Liengme, puis à la clinique de La Lignière, près de Gland.




Henri Junod avait gardé une fraîcheur d'âme tout à fait exceptionnelle, dans sa vieillesse. Lors de la maladie de petite Violaine, il avait rassemblé avec Mireille, aux Ormonts, un herbier ; toute une collection de plantes des Alpes, aussi complète que possible, et plante après plante avait été séchée et soigneusement étiquetée auprès du lit de la petite malade. Alors que sa belle-fille était absente, le grand-papa se fit une règle de lire chaque soir à ses petites-filles un chapitre du célèbre livre de Mme de Ségur : « Les mémoires d'un âne », et il lut si bien qu'il leur fit penser qu'il était lui-même prodigieusement intéressé par les exploits de Cadichon !
Mais ce beau temps arrivait à sa fin. Il fallut se résoudre au départ. Henri Junod fut admirable en ces circonstances. Je n'oublierai jamais ses paroles lors de notre réunion d'adieux à la Salle Centrale. Il parla après nous et fit comprendre à son auditoire que la Mission était grande par le sacrifice accepté, volontairement consenti. Il parla avec un enthousiasme, une profondeur et une maîtrise de lui-même qui contribuèrent à nous donner les forces qui nous manquaient. Un ami très cher m'écrit à ce sujet : « Ce fut d'une grandeur chrétienne admirable, quand il dit sa joie, sa conviction missionnaire, et qu'il donnait à la cause missionnaire son enfant, acceptant sans phrases de ne plus le revoir peut-être sur la terre. » C'était en effet le sentiment que nous eûmes tous deux, sans nous le dire. Il était bien fragile, miné dans ses forces vives par une maladie qui ne pardonne pas, ou plutôt par une usure du corps qui ne peut plus être arrêtée. Toute notre vie, notre départ restera dans notre mémoire. Henri Junod était dans son grand lit italien, dans sa chambre, et nous vînmes nous grouper auprès de lui, pour recevoir sa bénédiction.

Quand nous eûmes prié tour à tour, je m'assis sur le bord de ce lit, et regardai cette chère tête blanche pour la graver pour toujours dans ma mémoire, et nous nous embrassâmes. Je n'oublierai pas cette étreinte, prémonition peut-être ? Qui pourrait le dire ? Ces expériences spirituelles n'ont pas le contour net des expériences scientifiques. Et nous nous arrachâmes l'un à l'autre.

Heureusement sa soeur Elisabeth, son aînée de deux ans, terminait ses cinquante années d'activité comme diaconesse, et elle vint auprès de son frère. Dieu miséricordieux permettait que nous laissions celui qui nous était le plus cher au monde aux bons soins de ma marraine. Il est précieux de pouvoir dire que l'ami le plus cher est un père. Nous pouvons le dire en toute vérité. De l'éducateur qu'il fut dans notre enfance et notre adolescence, il devint le conseiller des débuts en Mission, puis l'ami le plus cher, celui auquel on n'a rien à cacher, celui qui comprend et corrige par amour, celui qui conduit, conseille et console.

Étienne Junod était pour quelques mois à Glarisegg. Blaise terminait ses études à l'École Polytechnique de Zurich. Les deux frère et soeur âgés étaient seuls dans la maison de la Chevillarde. Mais une précieuse correspondance continuait entre Henri Junod et sa fille aînée alors en Chine. C'était la période de l'attaque de Shanghaï par les japonais, et Henri Junod suivit avec une indignation croissante le développement de la politique nipponne en Extrême-Orient.

À la fin de janvier 1932, Anne-Marie Haslett revenait ; ce fut une joie immense pour son père de l'avoir de nouveau pour, quelque temps auprès de lui.





A la Villa Rikatla, Chevillarde, Genève.
Soeur Elisabeth Junod, M. Henri-A. Junod, Etienne Junod.

Henri Junod continuait à produire. Deux intéressantes brochures des « Actualités missionnaires » paraissaient sous son nom. Dans l'une il examinait le Problème indigène dans l'Afrique du sud. Il y faisait l'histoire des relations interraciales, examinait la nature du problème présent. Dans une première partie il exposait le problème politique. On y retrouve l'esprit scientifique qui le gardait des exagérations et des passions qui faussent le jugement :
« Les indigènes sont maintenant des sujets, ils ont perdu leur indépendance politique. Je ne suis pas de ces idéalistes qui s'en indignent. C'était une nécessité pratique. Nul ne peut servir deux maîtres. L'Afrique du Sud, état moderne et civilisé, ne pouvait laisser leur entière souveraineté à des peuplades semi-primitives, incultes. » Il montre que cette privation de leurs droits civiques a pourtant eu pour les noirs de très graves résultats, en leur ôtant leur « sens de responsabilité ». Il examine la politique de Shepstone au Natal, puis celle des territoires du Transkei, enfin les lois du général Hertzog, proposées par lui au Parlement, mais encore à l'état de projets aujourd'hui. Il donne un sérieux avertissement en ce qui concerne la question des « passeports » que chaque indigène est contraint de porter avec lui, une mesure qui blesse leur dignité, et aussi en ce qui concerne l'administration de la justice. Puis il aborde le problème économique. il entame la question des protectorats, et montre le mauvais usage que les indigènes sont tentés de faire des possibilités que leur offre la civilisation, et la nécessité d'une surveillance beaucoup plus active de la part de la Couronne anglaise dans ces territoires. Il aborde ensuite la question économique dans l'Union. Il montre combien la loi agraire de 1913 rendue plus sévère encore par les amendements de 1927, a aggravé la position économique des noirs. Il passe au crible la situation faite aux noirs dans les « réserves » indigènes beaucoup trop exiguës, dans les fermes occupées par les blancs, puis dans les « locations » urbaines.



M. H.-A. Junod
à la chasse aux papillons,
à Shilouvane.

M. H.-A. Junod
et le pasteur Calvin Mapopé
à Genève, 1925.


Il se réjouit de la création des Conseils d'Européens et indigènes dans plusieurs centres, parle de la Conférence d'étudiants des deux races à Fort Hare en 1930, et conclut en montrant la tâche qui s'impose à la Mission :
« Je suis missionnaire. je le suis avec conviction et j'aurais bien voulu montrer en terminant ce que la Mission a fait dans le passé pour la solution de ce problème et la tâche qui se présente maintenant. Je n'en ai pas le temps. Qu'il me suffise d'affirmer qu'elle a été dès l'origine le bouclier des noirs et que si des institutions laïques s'organisent à côté d'elle, elle est à l'origine de presque tous ces mouvements. Son rôle aujourd'hui est d'une importance extrême. Elle doit non seulement appeler l'indigène à la vie spirituelle, former son caractère, l'instruire, le soigner dans ses hôpitaux et dispensaires, comme elle l'a toujours fait. Il faut qu'elle l'exhorte à la patience, qu'elle cherche les moyens de le sortir de sa misère, qu'elle le détourne des idées folles de révolution et de vengeance, qu'elle rende aux noirs la confiance en la race blanche que beaucoup ont perdue. Elle doit faire régner l'Esprit de Christ chez les blancs comme chez les noirs, esprit de sacrifice, d'amour, de mutuelle compréhension. Si elle y réussit, il y aura encore de beaux jours pour l'Afrique du Sud. Les blancs seront délivrés du cauchemar qui les hante et qui est le problème indigène, et les noirs marcheront avec joie vers la prospérité et vers une véritable civilisation. »

Dans l'autre brochure, publiée en 1931, Henri Junod parle du « Noir africain. Comment faut-il le juger ? »
Il entreprend de répondre à cette question en consultant l'anthropologie physique tout d'abord. « Qu'eût dit Gobineau, ce grand apôtre de l'inégalité des races, s'il avait su que les noirs partagent ce caractère physique (la dolichocéphalie) avec les nobles aryens ? Puis il montre que les données de la linguistique sont, elles, convaincantes : « Je ne puis m'empêcher d'éprouver un véritable agacement lorsque j'entends des coloniaux affirmer avec un suprême dédain que les langues africaines sont barbares, sans valeur, indignes d'être conservées, et qu'il faut les faire disparaître au plus vite. Si j'en avais le pouvoir, j'obligerais les auteurs de ces jugements superficiels et injustes à apprendre par coeur dix des plus jolis proverbes bantou, et à les répéter en expliquant leur signification, qui a souvent tant de profondeur et de finesse. Ils ne parleraient plus de la stupidité des langues africaines. »



La famille réunie, en décembre 1928.
Rang supérieur : Étienne Junod, Henri-Philippe Junod, Thom Haslett.
Rang inférieur : Mme H.-Ph. Junod-Schnetzler avec
Henri-François, M. Henri-A Junod, Viclaine Junod, Mme Anne-Marie Haslett-Junod,
Mireille Junod, Blaise Junod. (Manon Junod naquit plus tard.)


Il passe à l'examen du folklore, touche à l'histoire comparée de l'art, au système musical africain, à l'art sculptural, aux techniques. Il note la stagnation des Bantou, et donne, en explication de ce fait alarmant, les conditions climatériques et l'isolement.
Puis il examine la psychologie primitive. Il parle de la prétendue mentalité prélogique et magique. Ses remarques ici sont la conclusion et la synthèse de toutes ses études anthropologiques : équilibre des qualités du coeur, de celles de l'esprit et de celles de l'âme.
Sa conclusion est que l'indigène africain est un « attardé », et se basant sur des expériences récentes, il montre en terminant que cet attardé est parfaitement développable.

« 1° L'Africain est un homme. Il possède la dignité de l'être humain. Il a donc son but en lui-même et ne doit pas être envisagé par l'Européen comme un simple moyen, un moyen pour acquérir plus de richesse ou de gloire. Le colon attelle son cheval à sa voiture. Il en a le droit. Le cheval est un animal.
Mais il ne doit pas réduire le noir à une forme quelconque d'esclavage et le contraindre par le travail forcé à faire réussir ses entreprises personnelles. Que le noir travaille librement. Il travaillera. La collaboration des deux races est nécessaire à l'humanité. Elle est désirable. La colonisation n'est pas mauvaise en soi. Mais que la colonisation prenne garde à ses méthodes. Elle ne sera légitime qu'à cette condition : que le noir y trouve son avantage aussi bien que le blanc.

» 2° L'Africain est un homme, mais il n'est pas exactement semblable à l'Européen. Il représente un type d'humanité qui a le droit d'exister et de se maintenir. Sans doute il est appelé a se transformer beaucoup pour se civiliser véritablement, et c'est à nous de lui en donner les moyens. Mais il a ses dons particuliers, ses traditions, un génie qui est bien à lui. Respectons-les. Respectons sa langue. Ne cherchons pas, par une assimilation hâtive, à faire de lui une copie servile du blanc.
» Si ces principes sont loyalement observés, nous préparerons à l'Afrique un avenir lumineux. Sinon ce pourrait bien être la catastrophe. »

J'ai dit plus haut que cette dernière période de la vie d'Henri A. Junod fut celle de la synthèse. Il me semble que ces textes en donnent la preuve.
Il eut encore la satisfaction de voir son fils cadet faire profession de foi en acceptant le baptême, et le 6 juillet 1932, il se réjouissait de la naissance de sa dernière petite-fille, Manon, à Prétoria. Mais une nouvelle séparation lui fut imposée. Ses enfants Haslett repartaient, le 7 juillet, pour l'Australie.

La santé d'Henri Junod devenait très précaire. Mais sa soeur, fidèle et dévouée, prenait un soin jaloux de ses forces. Elle avait compris qu'elles étaient bien diminuées. Et nous, au loin, nous sentions que la flamme de cette grande lumière commençait à vaciller.
Il put pourtant encore se consacrer à un grand travail, un dernier hommage à sa vocation : la rédaction de la biographie des deux pionniers de la Mission Suisse. En 1933 paraissait ce beau volume de 247 pages intitulé : « Ernest Creux et Paul Berthoud ». Je n'ai pas ici à en faire l'examen. Il parle de lui-même. J'aime à penser, cependant, que la dernière oeuvre d'Henri Junod fut consacrée à la Mission qu'il aimait, à laquelle il avait donné sa vie, et pour laquelle, en dernière analyse, il publia toutes ses oeuvres, depuis les plus petits opuscules, si nombreux, jusqu'à l'exposé de toute la vie d'une tribu sud-africaine.

Et c'est en tremblant que j'écris ici la conclusion de son dernier ouvrage :
« Puissent les missionnaires actuels, par la grâce de Dieu, continuer l'oeuvre qu'ils leur ont laissée, avec le même désintéressement, la même énergie et aussi le même succès qu'Ernest Creux et Paul Berthoud. » Le moment est venu d'ajouter « et Henri-Alexandre Junod. »



La fin.

Quelques semaines avant sa mort Henri Junod rédigea une lettre qu'il envoya au président de la Conférence du Désarmement, pour demander que les grandes puissances suppriment l'aviation militaire. Lors de mon séjour en Suisse j'eus l'occasion d'étudier de près la question de la guerre chimique et j'en parlai souvent à mon père, que la question commença à troubler sérieusement. Il voyait bien cette sorte de fatalité qui conduit la science à un suicide universel inévitable, si toutes les consciences du monde ne se révoltent pas. Il continuait aussi à s'occuper de ses collections. Dans une lettre du 19 février 1934, il m'écrivait :
« J'ai constaté que ma vue se trouble passablement ; il faut renoncer le plus possible à employer mes yeux. J'ai eu beaucoup de peine à recoller une antenne de longicorne. »

Après bien des hésitations (j'avais compris que je ne reverrais pas mon père) je persuadai ma femme d'aller le voir avec notre petit Henri-François. Dans toutes ses dernières lettres, il attendait avec impatience leur arrivée. Il se réjouissait aussi de voir paraître une petite étude que je devais publier dans « Africa » sur les cas de possessions chez les Ba-Ndjaou. Hélas ! elle arriva trop tard.

Il écrit le 29 mars à sa fille aînée : « Je me suis mis au piano un petit moment et j'ai tâché de retrouver les notes de ce beau cantique : « Vois-tu, seul en Gethsémané... » C'est un cantique vraiment magnifique : « Dans les angoisses de la nuit, regarde à Lui ! » Puis nous avons pris le thé. Et alors tu ne sais pas ce que nous avons fait ? J'ai demandé à ta tante de m'accompagner le bel air de Bach de la Passion selon saint Matthieu : « Gerne will ich mich bequemen ». Elle ne s'en est pas mal tirée, et moi pas trop mal, quand même je me trouvais une voix cassée ; ainsi nous avons communié ensemble avec le Christ souffrant, avec le grand chrétien qu'était Bach et avec toi dont la pensée est si présente à notre souvenir. Oui, il fait beau pouvoir chanter l'air de Gethsémané en comprenant la douleur du Christ, et aussi sa victoire à laquelle il nous associe. Il faut remporter cette victoire toutes les fois que l'on se sent faiblie, et dans les mauvais moments, le long des nuits d'insomnie, jusqu'au moment où nous entrerons dans la Maison du Père. »

Sa dernière lettre du 15 avril est toute remplie de l'attente du revoir. Sa belle-fille et son petit-fils allaient arriver. Cette lettre est inachevée.

Ils arrivaient le vendredi 20 avril à onze heures et demie du soir... Ils se hâtèrent de gagner la maison paternelle et y trouvèrent mon cher père qui les attendait. On se précipite dans ses bras. Le lendemain, journée de joie intense. Le grand-père est enchanté de revoir son petit-fils, qui lui ressemble si fort. Il s'émerveille de voir ces petites mains qui arrachent les longues racines des mauvaises herbes : « Il me fera du bon travail ce petit bonhomme-là. » On parle de la petite Manon, grand-papa aurait bien aimé la voir, mais il ajoute : « Entre les deux tu as bien fait de choisir celui-là, Manon m'aurait quand même oublié. »

« Dimanche matin (1), le collier recommence à s'égrener, chaque minute passée près du grand-père est une perle bien rare, hélas ! et l'on n'en connaît pas assez la valeur. On déjeune en famille. Papa est animé. Il parle beaucoup de son fils aîné, de son travail à Prétoria, des condamnés, des Boers, du mouvement d'Oxford. Dehors, il pleut, le ciel est tout triste. Puis c'est la sieste. Nous allons prendre le thé au salon. Grand-père demande des nouvelles de ses petites-filles. Il aime la nature douce de Violaine, il admire, le caractère de Mireille, il croit au charme de petite Manon. Il se lève, s'assied au piano, égrène quelques accords, replace le feutre de travers sur les touches, et remonte au bureau, où tante Elisabeth lui aide à terminer un cadre de papillons qu'il destine au Secrétariat, et que le Dr Sechehaye doit emporter mercredi. La tâche est ardue ; le travail minutieux fatigue les yeux de grand-père. Nous causons. Il aimerait tant aller à Lausanne pour l'Assemblée des délégués, mais ses forces sont insuffisantes. Il se recouche. Après le dîner du soir, il téléphone, puis il s'étend et je descends auprès de lui. La petite lampe verte éclaire sa belle tête blanche, il a les mains jointes. Nous causons. Il parle surtout de ses deux jeunes fils. Le temps passe. À 9 heures et quart, il dit : « Je crois qu'il faut que j'essaye de dormir, je ne me sens pas très bien, j'ai un peu d'écoeurement, j'espère que cela va passer et que j'aurai de bonnes journées ». Sa soeur lui donne ses derniers remèdes. Nous nous installons de l'autre côté de la paroi. Il toussote. Il toussote encore. Soeur Elisabeth dit : « Pourvu qu'il ne fasse pas une pneumonie, ce serait la fin, je n'aime pas cette toux. » Nous allons auprès de lui. Il est 9 heures et demie. On lui donne de l'ammoniaque anisée, on prend son pouls, je vais appeler le médecin. Déjà il lutte contre la mort, le souffle ne veut pas venir. Vite deux injections. Sa soeur l'encourage : « Laisse aller ton serviteur en paix ». Papa reprend : « La paix du corps. » Encore quelques instants de lutte : « Ça se ferme ! » Il devient très blanc. L'âme s'est envolée...

» Une grande lumière s'est éteinte. Dieu soit béni qui l'a repris à Lui. Petit Henri-François a voulu revoir son grand-père. Il l'a trouvé si beau qu'il est retourné auprès de lui trois fois dans la journée du mardi... » (D'après une lettre de Mme H. -P. Junod).

Les télégrammes volent vers Wahroonga et vers Prétoria. « Papa endormi paisiblement. » Et l'on répond : « Plus que jamais : Sursum corda », et « Christ est ma vie et mourir m'est un gain. »




Ars longa, vita brevis. Dans la noble lignée des grands missionnaires, Henri-Alexandre Junod est venu prendre sa place. Si brève que soit l'existence d'un homme sur cette terre, si la charité la remplit, si toutes les facultés y sont mises à la disposition du Maître et au service des frères, l'influence d'un homme demeure ; longtemps encore, elle stimule et inspire. L'âme aux écoutes, sans cesse disponibles, prêts à suivre les directions divines, nous nous avançons paisibles et délivrés à jamais du pessimisme fondamental que les turpitudes humaines rendent inévitable pour quiconque réfléchit.

Dans la préparation de l'adolescence, dans l'épanouissement de la maturité, dans les belles moissons de la vieillesse, tout est harmonie. Nulle note discordante, même dans la douleur. Partout on sent la main du Père. Rien n'est fortuit. Rien ne conduit à la révolte ou au désespoir. L'homme peu à peu s'élève « les yeux fixés sur cette éternité sereine, qui est plus près de nous que nous ne le croyons. » Il grandit dans la connaissance des beautés de la vie humaine, dans la contemplation quotidienne des merveilles de la création et dans l'initiation progressive aux « principes plus grands encore qui régissent les enfants de Dieu. »

Si nous reprenons le serment de consécration, si nous en examinons les termes admirables, nous retrouvons l'harmonie complète. La vie s'est conformée à leurs sérieuses exigences ;
« Avancer l'honneur et la gloire de Dieu avant toutes choses, exposer sa vie, corps et biens, s'il est requis, renoncer à tout profit particulier pouvant nuire au saint ministère, être uni avec les frères, éviter toute secte et division dans l'Eglise. »

Si nous reprenons le mot d'ordre qui fut placé au point de départ : « Pais mes agneaux », nous voyons qu'elles sont nombreuses les brebis rassemblées dans le bercail du bon Berger par l'influence d'une telle vie. Ils sont nombreux maintenant les compatriotes de Zidji qui s'avancent les yeux fixés sur l'Étoile du matin.
Dans le travail pour le Maître, scientifique, manuel ou religieux : continuité. Effort pour ne rien laisser échapper dans tout l'horizon entrevu. Continuité encore.

Devant la mort, dans les heures les plus tragiques, l'âme se ressaisit, et lorsqu'elle défaille, dans un suprême effort, elle contemple l'invisible et, tranquille, présente aux âmes des bien-aimés qui s'en vont les certitudes éternelles. Elle n'oublie pas les détails de la vie matérielle de ceux qui restent. Elle va de l'avant dans l'oeuvre d'amour, avec plus de douceur, de patience et de foi. Elle remporte, après le Maître, la victoire de Gethsémané, elle la remporte toutes les fois que l'on se sent faible, jusqu'au moment où elle entrera dans la Maison du Père.
Attachée par les fibres les plus profondes de l'être au sol natal, elle accepte les déracinements douloureux sans jamais oublier la patrie bien-aimée.

Eugène Pittard a dit :
« La vie de Junod nous apparaît comme une belle harmonie. Scientifique et humaine, elle accorde la recherche désintéressée et les applications morales et sociales. L'objectivité de la science avait pénétré cette âme et avait aussi aidé à l'élever au-dessus de nos pauvres contingences journalières. Elle planait, dominant nos marécages, leurs pestilences et leurs fièvres. Magnifique vertu de la recherche libre, sans buts vulgaires, sans soucis de l'argent à acquérir, et si rare aujourd'hui ! Dans la ronde insensée autour du veau d'or qui caractérise notre époque, des existences de droiture, comme celle de Junod, où l'âme a la part principale, sont des bienfaits et des enseignements. Elles nous incitent à les imiter le mieux que nous pouvons.

» Comme je voudrais que les jeunes générations comprennent la beauté d'une telle vie ! Qu'elles comprennent ce que signifie ce mot sublime de liberté - la liberté de soi-même ! ... »

Sur la colline sablonneuse de Rikatla, dans le petit cimetière abandonné sous les arbres de la brousse qu'il a tant aimée, à côté des restes de Paul Berthoud, de la tombe de sa bien-aimée, les cendres d'Henri-Alexandre Junod reposeront. La grande parole de saint Paul planera sur eux tous : « Lirandu a li lahleki » (l'Amour ne périt jamais). Dernier témoignage de vies données, ces tombes proclament l'Évangile éternel de la charité. Dieu parle ! Les martyrs d'aujourd'hui unissent leurs voix aux martyrs d'autrefois. Puissent les jeunes générations entendre cet appel ! Le silence des espaces infinis est devenu la voix du Père ! Tenons ferme, nous aussi, comme voyant Celui qui est invisible.


1 C'était le 22 avril 1934.
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