Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Séjour en Suisse.

Juillet 1909 mars 1913.

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 Henri-A. Junod était revenu en Suisse décidé à y passer un temps prolongé pour s'occuper de ses enfants, en particulier d'Henri-Philippe. Cette nouvelle période de sa vie fut l'occasion d'un travail intense. Il avait atteint la pleine maturité de ses facultés. Il avait en réserve beaucoup de notes inédites. Aussi se mit-il à rédiger avec persévérance le grand ouvrage de sa vie, en anglais : « The Life of a South African Tribe ». Je le vois encore à cette époque, travaillant à son bureau, dans le chalet que nous habitions. Il était là debout, devant un pupitre très élevé, car il aimait à travailler debout, sa plume à la main, son encrier rempli d'encre violette ; il était si absorbé par sa rédaction qu'il oubliait ses cheveux maintenant entièrement blancs, et y essuyait par inadvertance sa plume chargée d'encre violette, au grand désespoir de sa compagne. Quand la fatigue le prenait, que ses migraines ophtalmiques se faisaient plus fréquentes (un mal dont il souffrit toute sa vie et qui fut une véritable écharde dans sa chair), il s'en allait « tourner un carreau » dans son jardin... car il était fils des paysans de Lignières. Ses mains noueuses, qu'il légua à ses enfants, portaient les traces héréditaires du travail de ses ancêtres et il eut toujours un goût prononcé pour son jardin potager. Il se demandait à cette époque ce que deviendrait son fils aimé. Fallait-il le vouer à la terre de ses ancêtres ? Fallait-il le laisser continuer des études pour lesquelles il semblait avoir certaines aptitudes ? Après réflexion, Henri-A. Junod se décida à laisser le temps agir. L'enfant, qui devenait un adolescent, avait toujours vécu dans des familles amies ou chez des parents. Mais il avait souffert de l'absence de sa propre famille. Peut-être l'influence du home, de ce home qui fait la vraie base du caractère de tout individu, peut-être l'affection des parents, la douceur de cette seconde maman, si profondément une mère pour Henri-Philippe, arriveraient-ils à canaliser ses instincts multiples.

En 1910, Henri-A. Junod reprit ses conférences dans les Églises du pays. Son bagage de connaissances s'était accru encore. Aussi chacun se disputait-il le privilège de l'entendre. Son esprit méthodique donnait à tous ses discours une forme, et son sens des valeurs du coeur leur donnait une âme. Ses prédications missionnaires portaient la marque de cette piété profonde et sérieuse, de ce sentiment tragique du péché, de cette joie de la grâce, qui avaient marqué si fort celles de son père.

Au milieu de l'année, il se décida à partir avec son fils aîné pour une grande course dans les Alpes. De Maracon ils gravirent la Dent de Lys, passèrent dans la vallée pour remonter sur le pic Chaussy... Et je me souviens de cet endroit du chemin qui monte vers le lac Lioson, où, avec un tact infini et se penchant sur les fleurs des prés, en magnifique floraison, il se mit à me parler de ces questions graves qui troublent si fort les adolescents. Il savait que ce domaine ne doit pas être abordé sèchement, avec une froideur scientifique, une erreur que beaucoup commettent aujourd'hui. Il savait d'autre part qu'il ne devait pas être abordé non plus avec passion. Et je me souviendrai toujours de cette conversation, qui commençait à équilibrer une âme en friche. Nous fîmes ensuite l'ascension des Diablerets, une révélation pour moi, le point magnifique d'où date ma réelle passion pour les Alpes. Il y avait dans cette recherche de l'effort physique, dans cette grimpée sur la montagne, un réel symbole. Le père voulait entraîner son fils à la vision de ce qu'il appelait « les principes plus grands encore qui régissent les enfants de Dieu ». Pour tout Suisse, l'ascension est liée intimement à l'effort moral. C'est là que réside la vertu de « notre alpinisme », et les étrangers, si habiles grimpeurs qu'ils soient, ont rarement surpris notre secret. J'aime à penser que c'est à mon père que je dois les premières intuitions des expériences magnifiques que je fis plus tard.




Henri-A. Junod fut envoyé comme délégué de la Mission Romande, avec son ami Arthur Grandjean, au Congrès missionnaire universel d'Edimbourg : une expérience unique. On sait, en effet, tout ce que le monde missionnaire doit à cette merveilleuse rencontre de 1200 délégués, qui inaugura une ère nouvelle dans l'histoire des Missions. « Les événements prouveront, dit A. Grandjean, que ce moment a été fructueux pour le monde entier ». Ils l'ont prouvé.

C'est à ce moment aussi que se créa en Suisse romande le faisceau des Sociétés missionnaires de Jeunesse. Dans ce milieu, qui lui était particulièrement cher, Henri-A. Junod exerça une influence profonde.

En novembre 1910 paraissait, à Saint-Blaise, un roman d'Henri-A. Junod intitulé : « Zidji. » Il est intéressant de noter ici qu'il le publia au Foyer Solidariste. Il s'était lié avec James de Meuron, et les idées de solidarité qui étaient à la base de cette entreprise eurent toujours pour Henri Junod un grand attrait. je me souviens d'avoir eu, alors qu'il était déjà fort avancé en âge, une conversation avec lui sur le communisme. Et j'avais été frappé de son entière liberté d'esprit. Il exécrait sans doute les méthodes bolchévistes et leur mépris du spirituel. Mais il voyait clairement la déroute du capitalisme et comprenait les erreurs fondamentales de ce système économique. Il ne croyait pas aux extrêmes qui répugnaient à ses idées d'équilibre. Il était entièrement « disponible », comme dit Gide.

« Zidji » est un livre du plus haut intérêt et qui mériterait d'être mieux connu. Henri Junod y fait preuve d'un don d'exposition remarquable, et j'aime à voir, dans le Bulletin missionnaire qui en donne le compte rendu, cette conclusion : « Aucun livre, à notre connaissance, n'est capable de donner une idée aussi complète du milieu dans lequel travaille la Mission et de tous les problèmes auxquels elle touche. »




En décembre mourait à Chézard Anna Biolley, la mère de la première femme d'Henri Junod. Elle aussi exerça sur tout son entourage une influence profonde, et H. -A. Junod lui fut toujours extrêmement attaché.

Le travail de rédaction du « Life », comme il l'appelait, continua pendant toute l'année 1911. Au cours de l'été nous fîmes un séjour à Chaumont, dans la pittoresque demeure des « Trois Cheminées ». Peu après, la paroisse indépendante de Rochefort adressait un appel à H. -A. Junod. Il l'accepta d'emblée et fut nommé pasteur de cette Église le 1er octobre 1911. Dans la Bible de famille, il écrit : « Collaboration avec M. Mouchet. Activité bienfaisante durant quinze mois. »



Mme H. Junod-Kern et son fils Blaise.

M. et Mme H.-A. Junod-Kern.


L'activité d'Henri Junod comme pasteur de Rochefort laissa une trace lumineuse dans la paroisse. Il fit pendant l'été un cours d'instruction religieuse de six semaines, l'occasion pour lui de donner à son fils l'essentiel de son expérience religieuse, et l'occasion pour ce dernier d'une conversion claire et nette, de son baptême et d'une vocation missionnaire précise, rattachée directement à la parole léguée par Émilie Junod à ses enfants, sur son lit de mort, à Shilouvane, en juillet 1901.

Le premier volume du « Life of a South African Tribe » parut à cette époque. Hélène Junod avait consacré des semaines, des mois à la correction des épreuves. Elle seconda son mari avec une patience inlassable et avec une intelligence parfaite. Sa connaissance approfondie de l'anglais, en particulier, fut très précieuse à son mari.

À la fin de 1912, Henri Junod quitte sa paroisse de Rochefort, cette paroisse où son père avait été pasteur avant lui, et se prépare à retourner en Afrique. Il devait laisser ses enfants derrière lui « Il n'y a pas de solution à ce problème, dit-il, ou plutôt il n'y en a qu'une possible : l'obéissance à notre devoir religieux. La Mission, comme disait le pasteur Schroeder, c'est le service militaire de l'Eglise ; il faut obéir pour conquérir. » (Bulletin missionnaire, décembre 1912.)

Avant de partir, Henri Junod mit la dernière main au second volume du « Life ». Ce bel ouvrage paraissait dans son entier, avant son quatrième départ pour l'Afrique.
Ce départ fut particulièrement émouvant. Je revois le quai de la gare, et ressens encore le déchirement de cette heure. Pendant longtemps j'errai dans notre chère ville natale comme désemparé, jusqu'au moment où les deux mains tendues de Soeur Elisabeth, directrice de l'Hôpital Pourtalès, m'accueillirent. Henri et Hélène Junod allaient au-devant d'un plus granddéchirement encore. À Paris, ils laissaient leur petit Blaise, âgé de quatre ans, dans la famille de leurs amis Allégret. Puis, en Angleterre, ils prenaient congé d'Anne-Marie, à Yeovil.



Chapelle-école de Rikatla, 

et bâtiments de l'École d'Évangélistes.


École pastorale de Rikatla.




Quatrième campagne d'Afrique.
Juin 1913 - octobre 1920.

Ils arrivèrent à la fin de juin à Lourenço Marques et furent reçus à bras ouverts à Rikatla : « Tous nos vieux amis étaient là - sauf ceux qui ont disparu et il en manque beaucoup - et il y en avait bien des nouveaux : l'oeuvre que nous fondions à Manyiça, il y a cinq ans, a pris un grand développement. il était venu près de 150 personnes de ce district éloigné, une belle jeunesse qui faisait plaisir à voir, conduite par les évangélistes Daboula et Manuel. » (17 juillet 1913.)

L'École d'évangélistes continue son cours normal. L'évangélisation reprend aussi... et les travaux manuels multiples : « Maintenant je vous quitte, écrit-il dans une de ses lettres, la plume doit céder la place au marteau. »
« Nous sommes en plein dans notre travail de Rikatla, c'est une chasse du matin au soir. Que de cloches qui sonnent ! Il n'y en a à vrai dire qu'une, mais elle est tout le temps en mouvement : à six heures elle sonne pour le réveil ; à 6 1/2 h. pour la prière que les élèves font entre eux ; à 7 h. c'est le commencement des leçons : la gymnastique en portugais que je donne le mardi ou l'exercice de la fanfare sur les instruments bien gâtés et sur les nouveaux qui nous ont été donnés et dont l'éclat contraste avec la couleur fanée et la condition cabossée de ceux que j'avais reçus, il y a tantôt quinze ans, de la Shilouvane de Genève. À 7 1/2 h. M. Galley, en habit blanc, et Mlle Sandoz apparaissent sur la place et donnent leur leçon de portugais. Nouvelle cloche à 8 3/4 pour annoncer l'arithmétique ou la géographie. De 9 3/4 h. à 10 1/2 h., c'est le déjeuner des élèves annoncés par une autre cloche. À 10 1/2 h. une nouvelle volée m'appelle et je vais donner mes leçons bibliques et le petit cours de science ou de pédagogie ou le chant jusqu'à midi et demi. Ici repos de trois quarts d'heure ; mais à 1 3/4 h. la cloche impitoyable sonne la répétition où les élèves apprennent leurs cours bibliques. Ils y resteront jusqu'à 2 1/2 h., moment auquel la cloche les expédiera aux travaux manuels jusqu'à 5 1/2 h. Mais j'en oublie de ces malheureuses cloches ! Il y a celle de midi et demi pour l'école du village, avertissement, et celle de 1 h. pour l'entrée. Elle sert en même temps à annoncer un catéchisme, celui du mardi, présidé par Mme Junod, celui du vendredi pour les baptisés, que je donne, etc.

» A 7 h. retentit celle de la prière du soir, à laquelle nous nous rendons un quart d'heure plus tard, ainsi que les gens des villages environnants... Ainsi nous ne mangeons pas le pain de la paresse ; nous n'avons du reste aucun goût pour ce pain-là. » (Bulletin missionnaire, décembre 1913.)

Henri Junod va visiter la Mission berlinoise de Botchabélo. Il note en passant : « Ce dont nous nous réjouissons c'est d'être encore dans une Mission de début, où l'on vit près des noirs, et où les noirs sentent qu'ils ont besoin de vous. »
Les missionnaires réunis en Synode au Tembé apprennent la déclaration de guerre ; M. Galley, ayant reçu son ordre de marche, S'embarque le 11 août pour la France.

À Rikatla, Henri Junod achète et met en valeur un terrain, appelé « terrain du Libombo », pour permettre aux noirs de garder leurs champs et stabiliser ainsi une partie de la population indigène encerclée par les blancs.

Le 9 octobre naît Etienne-Alexandre. Blaise, en France, doit se réfugier à La Baule, pendant le bombardement de Paris. Anne-Marie avait gagné Couvet par le dernier train avant les hostilités.
H. -A. Junod note ce que les noirs pensent de la guerre>:
« Dans leurs réponses (à nos questions) il faut distinguer celles des païens qui ne savent presque rien des blancs, et celles des chrétiens.
» Pour sûr, disent les premiers, c'est à cause de nous que les blancs se battent. Il y en a qui veulent nous prendre à nos maîtres actuels. Gare à ce qui va arriver. Car certainement nos chefs blancs nous armeront pour les défendre.
» D'autres sages, accroupis autour du feu, sur la place publique du village, déclarent sentencieusement que, si les blancs se battent, c'est qu'ils sont beaucoup trop nombreux ; ils ont vu eux-mêmes que le temps était venu de diminuer un peu cette multitude. Voilà pourquoi ils se tuent. (Il y a peut-être plus de philosophie dans cette opinion qu'il n'y parait au premier abord.)
» Chez les chrétiens, c'est différent : « Nous sommes dans les larmes. Nous ne trouvons pas une parole à dire... »
» Charly ajoute : « Nous ne savons que dire parce que nous ne voyons pas quelle est l'affaire qui cause cette guerre ; on dirait qu'il n'y en a point. On ne voit pas non plus à quoi cela tend. Quel est donc le but de ces massacres ? Ce qui navre par-dessus tout, c'est de penser à ces foules de misérables qui sont appelés sous les drapeaux, qui doivent quitter femmes et enfants, abandonner leurs villages dont plus personne ne prendra soin.
» - Et nous croyions que tuer son prochain c'était tabou ! »
» Filipi ajoute : « Pour moi, ce qui m'épouvante, c'est de penser à tous ces justes, à ces chrétiens d'Europe qui sont tellement meilleurs que moi et qui meurent dans ces trous qu'ils ont creusés pour s'y cacher durant le combat. je pleure ! Les chrétiens meurent en foule, comme l'eau s'écoule et se perd dans le sol ! »

Henri Junod ne découvre un jugement que dans l'opinion du pasteur indigène Calvin Mapopé : « C'est comme si Dieu avait vu qu'il y a quelque chose qui n'est pas tout à fait en règle dans le pays des blancs, et alors il les punit, il les bat parce que ce quelque chose doit être changé »




Les missionnaires de Rikatla firent un séjour chez le Dr Hertig, à Morija. Puis au retour, H. Junod continue ses travaux entomologiques et prépare une collection complète pour le Musée de Lourenço Marques. Il fait un voyage au Nord jusqu'à Chikhoumbane à l'occasion de la Conférence des missionnaires du Littoral.

À l'École d'évangélistes, des détails matériels peu à peu provoquent un mécontentement des élèves. Une crise assez grave suivit, une sorte de conflit entre le devoir moral des élèves et leur esprit de corps. Henri Junod montra alors la connaissance approfondie qu'il avait du coeur humain. Il vaudrait la peine de reproduire en entier le récit qu'il fit de toute cette tentative de grève. Avec une patience inlassable, il laissait les plaignants parler, puis il leur montrait la pauvreté de leurs arguments. Tout finit bien. Et l'école reprit. L'autorité de son directeur en était accrue.




À ce moment, l'Eglise indigène était assez développée pour que l'on pût songer à créer une École pastorale. Cette création fut décidée. On se mit à construire les habitations nécessaires et l'ouverture en fut fixée pour avril 1917, sous la direction d'Henri Junod. Ce choix fut une nouvelle preuve pour lui de l'estime de ses collègues européens et de l'Eglise indigène, une preuve aussi de la confiance des directeurs de l'oeuvre en Suisse.

En juillet 1916, il se rendit à Lovedale, où il visita ce qui devint l'université indigène de l'Afrique du Sud. Lovedale et Fort Hare sont le centre d'éducation le plus important du pays en ce qui concerne les noirs. Lovedale fêtait alors son jubilé de 75 ans. Henri Junod note ses impressions sur le système ecclésiastique de nos frères presbytériens d'Écosse :
« J'ai eu l'impression que ce système a été un peu trop appliqué de toutes pièces à la Mission et qu'il n'y a pas eu, dans cette Église déjà si ancienne, l'évolution lente, mais consciente, vers l'indépendance que nous cherchons à favoriser chez nous. En un sens, les pasteurs et anciens ont des droits très étendus. D'autre part, plusieurs paraissent mécontents, voulant réclamer plus de pouvoir dans l'administration de l'Eglise. L'un d'eux, Mama, qui semblait un peu bouffi de sa propre importance, parlait sur un ton combatif qui m'a surpris. J'ai eu le sentiment très clair qu'il faut être bien sur ses gardes quant au type d'indigènes que l'on admet dans le gouvernement de l'Eglise. Quand les noirs semblent dire : « Le moment est venu. Nous pouvons faire seuls. Vous pouvez partir... », que d'autre part les missionnaires répondent : « Le moment est encore éloigné. Restez tranquilles et soyez soumis... » la situation devient dangereuse. Il faut beaucoup de doigté dans ces discussions-là et surtout des relations personnelles amicales, intimes, entre blancs et noirs, pour conjurer le danger. » (25 juillet 1916.)
Cette page donne une idée très claire de l'attitude d'Henri Junod dans la politique à suivre vis-à-vis de l'Eglise indigène. Là, comme ailleurs, un équilibre entier des intuitions du coeur et des directions de la raison.




Les travaux manuels accaparaient passablement le directeur de l'École d'évangélistes. De graves préoccupations l'assaillirent également au sujet de la santé de sa compagne. Elle s'écoutait si peu, et son mari était si occupé par sa tâche considérable, que peu à peu sa santé baissa sans que son entourage s'en rendit suffisamment compte. Elle souffrait sans rien dire et s'efforçait de toujours paraître gaie et souriante à tous pour ne pas apporter au personnel de Rikatla d'autres soucis. Henri et Hélène Junod partirent en vacances et firent un séjour à Middlebourg, puis à Aberfeldy dans l'État libre d'Orange. Ils revenaient à Rikatla quand, l'état d'Hélène Junod s'aggravant, elle fut conduite à Lourenço Marques, où elle mourut subitement, le 30 mars, des suites d'une opération.

Hélène Junod s'était intéressée aux Missions dès son enfance. Pendant un séjour qu'elle fit en Angleterre, sa vocation missionnaire s'était affirmée. Elle partit pour le Congo et revint avec une santé si diminuée qu'il fut impossible de l'y renvoyer, après son second séjour à Talagouga. En 1904, elle épousait Henri Junod et se donnait à la tâche à laquelle il avait lui-même voué sa vie entièrement. je cite ici le Bulletin de, la Mission :
« Hélène Junod était une personnalité singulièrement attachante. Ce qui dominait en elle, c'était la joie sereine, un optimisme de bon aloi. Heureuse d'être en Afrique, elle considérait toujours sa vocation sous l'angle du privilège. D'une humilité extrême, elle trouvait tout trop bon pour elle. « je me suis permis un accès de fièvre, écrivait-elle un jour, et j'ai été soignée comme une princesse. » Son éducation raffinée ne l'empêchait pas, en effet, de se contenter de peu, de voir le beau côté des choses et des gens, de se plier avec grâce à toutes les situations. Aussi transformait-elle tout ce qu'elle touchait. Son intérieur, si rustique fût-il par la force des choses, révélait sa nature artiste ; elle n'était pas de ceux qui estiment que le bien doit fuir le beau, et dans les solitudes africaines elle savait apporter la fleur et son parfum. Sa correspondance, toujours intéressante, révélait cette sensibilité, ces dons de l'imagination qui lui prêtaient un si grand charme.

» Dans ses relations avec le personnel missionnaire, Mme Junod mettait une délicatesse exquise. Elle était l'harmonie et le tact personnifiés ; autour d'elle se répandait une atmosphère de contentement. Pour qui sait que les missionnaires n'ont pas tous des caractères parfaits, cette qualité est une des plus hautes que l'on puisse apporter en Mission. Ayant souffert, elle savait aider à souffrir. Vivant dans les autres, et ne se recherchant pas elle-même, elle mettait constamment en pratique cette devise : faire valoir.

» Et de quelle sollicitude elle entourait les élèves évangélistes, les gens de la station ! (Les élèves l'avaient nommée Tintîaiu, un nom magnifique qui peut se traduire par « grâces », mais qui se rattache au verbe « kou tsala », « mettre au monde » et semble exprimer cette nature spéciale de la grâce qui caractérise l'amour maternel. - Réd.). Avec quelle compréhension elle collaborait aux travaux de son mari, à son activité pastorale ! Son profond sérieux, son amour des âmes étaient puisés à la source pure de ses relations avec Jésus-Christ. Il est bien difficile de s'imaginer sans elle l'École pastorale de Rikatla, qui est en voie de fondation. Soit en Afrique, soit à Rochefort, nombreux sont les paroissiens qui pourraient témoigner de ce qu'ils ont reçu d 'elle, sans qu'elle s'en doutât. » (Mai 1917.)

« C'est dans ces moments-là, dit Mme Paul Berthoud, que le pauvre mari fut vraiment admirable : veillant à tout, jusqu'aux plus petits détails, s'occupant de son petit garçon qui n'avait pas encore trois ans et qui avait naturellement besoin des soins d'une maman. Son père s'en chargea entièrement. Il ne voulait pas se séparer de l'enfant, bien que celui-ci le dérangeât dans son repos. Il voulait l'avoir auprès de lui et remplacer sa mère autant que possible... »

Voici le récit qu'Henri Junod fit lui-même de ces temps tragiques :
Après l'opération, « à son réveil, la malade souffrit énormément... Déjà alors le docteur remarqua que le pouls était anormalement faible. Cela força à être très prudent dans l'administration de la nourriture le mercredi... Mais ce coeur si faible toujours ! Oh ! pourvu qu'il tienne encore deux jours ! J'étais chargé de la soigner de jour ; je lui lavais fréquemment les mains et le visage et elle était si reconnaissante pour tout, si obéissante et patiente... une malade idéale ! Nous parlions peu, elle était trop faible. « Le jeudi matin, elle avait les mains froides et pourtant de la fièvre et des transpirations. Le pouls était plus faible, on arrivait à peine à le trouver. Le docteur fut inquiet... Le soir vient. Elle n'est pas plus mal, mais le pouls, qui avait un peu repris à certains moments, est très faible. Je me décide à passer la nuit dans le bureau de Paul Berthoud et à laisser le petit aux soins de Ernesto (leur domestique noir) pour aujourd'hui. Hélène trouve que c'est bien et je vais me coucher à neuf heures, tandis que Mlle Wyss vient veiller. Impossible de dormir. Je vois qu'on n'éteint pas la lampe du corridor à 11 heures. Enfin, vers minuit, retentit le coup fatal à ma porte. Mlle Wyss vient m'appeler ! Mon Dieu !

» En effet, le pouls avait encore baissé : la malade était très essoufflée. J'arrive, elle me reconnaît très bien ; j'entends sortir de sa bouche des paroles ineffables, qui résonnent encore dans mes oreilles , mais elle ne peut plus faire une phrase - et, pour moi, mon devoir est clair, je dois tourner ses yeux en haut, lui dire son espérance, lui montrer la vraie vie dans laquelle elle va entrer, l'amour du Père, l'amour du Christ... « Eveline ! » je lui rappelle notre fillette morte à Shilouvane ; elle répète « Eveline »... Mais déjà sa langue refuse son concours à sa pensée. Puis la pensée elle-même se trouble aussi. Le regard devient fixe, et maintenant c'est l'agonie. Le dernier combat pour la vie, un combat qu'on sait d'avance inutile et qu'on voudrait abréger. Chez elle il fut court : une heure et demie, sans efforts trop pénibles, et elle s'endormit à trois heures et demie du matin, ce 30 mars 1917.

» Pourquoi vous ai-je raconté tout cela, alors que mon coeur se brise pour la centième fois en revoyant ces moments affreux ? C'est que, d'autre part, cela me fait du bien que vous mêliez vos larmes aux miennes, et que vous sachiez comment a fini cette femme d'élite, toute rayonnante d'amour, de bonté, de sainteté, tellement femme, tellement humaine et si profondément chrétienne. Qu'elle était belle dans son grand cercueil doublé de blanc... toute blanche, mais avec une expression si paisible, au milieu des roses dont on l'avait entourée, dormant son dernier sommeil.

» Lugubre retour à Rikatla à travers la brousse d'Afrique. Combien différent de celui que nous espérions ! La lune parut bientôt... Nous rencontrâmes nos chars de Rikatla à l'endroit dit Contine, transbordâmes le précieux chargement... Et c'est ainsi que je ramenai ma bien-aimée à la maison. Les boeufs dociles allaient vite. La brousse était silencieuse, et dans ces circonstances solennelles, Dieu parlait.

» A Hangwane, nous croisons trois cavaliers, M. Cattaneo et les deux instituteurs qui viennent à notre rencontre. Plus loin, un groupe de femmes au bord du chemin. C'est Martha la lessiveuse et ses compagnes de notre village. Leurs cris de douleur éclatent quand nous nous arrêtons et qu'elles nous touchent la main. Mais nous partons et je vois Martha qui s'est laissée tomber dans les herbes en sanglotant... Plus loin c'est Elias et quelques autres hommes. Ils nous serrent la main silencieusement. Ainsi le cortège funèbre et nocturne croit et, à onze heures, nous atteignons la maison. Le cercueil n'entrera pas dans ma maison, sous mon toit. Elle n'est déjà plus à moi, elle est au Seigneur. Les boeufs continuent jusqu'à l'église où une place a été préparée pour le cercueil. Toute la congrégation est là.

» Le lendemain eut lieu l'enterrement, dans le cimetière abandonné où se trouve la tombe de mon petit Henri-Alexis, mort à sa naissance en 1893. Oh ! combien j'espérais qu'on n'aurait pas besoin de le rouvrir... mais la pensée m'avait traversé l'esprit déjà... Les hommes ont débroussé le champ du repos... C'est la vraie brousse du pays ronga, avec tous ses arbres caractéristiques. Elle reposera au milieu de ce qu'elle a aimé. Oh ! surtout pas le cimetière de la ville où l'on est enterré par des « coolies » aux cheveux frisés, qui s'insultent et jettent violemment la terre sur le cercueil ! Quel soulagement d'être ici entouré de notre famille noire ! - « Nous sommes revenus ! leur dis-je. Mais comment ? Quel mystère !... Je suis heureux qu'elle vienne reposer ici et non chez les blancs de la ville, car elle s'était donnée pour les noirs ; elle ne tenait nullement aux relations avec les blancs. C'est à vous qu'elle souriait et vous qu'elle aimait ! » N'allaient-ils pas sacrifier, eux aussi, quelque chose pour le Maître ? Renoncer à cette boisson qui ruine l'Eglise, se laisser conduire par l'Esprit d'amour qu'ils avaient vu à l'oeuvre chez elle ? Pour moi, j'étais comme un arbre battu une première fois par la foudre, lequel, grâce à elle, avait reverdi, retrouvé force et joie. Mais la foudre était tombée de nouveau, cassant le tronc et les branches. C'est bien mystérieux. Alors ce que je demandais à Dieu, c'était non de partir, mais d'aller de l'avant dans l'oeuvre d'amour, aimant les noirs comme elle l'avait fait, avec plus de douceur, de patience, de foi... » Les noirs, eux aussi, parlèrent. Et Henri Junod termine son message comme suit :

« La nuit est profonde. Cette douce lumière s'est évanouie. Mais au profond des coeurs elle brille encore, et elle restera suspendue, comme un précieux luminaire, sur notre école, notre station, notre Mission, et elle nous aidera à marcher dans la nuit ! À vous dans le Seigneur. - Henri-A. Junod. (31 mars 1917.)

J'aime à ajouter ici ces mots de M. Cattaneo:
« Je ne puis penser à la vie de Mme Junod, à ce sacrifice consenti avec tant de joie, à cette mort une semaine avant la Pâque, sans me reporter au récit de Jésus, oint à Béthanie par Marie qui, ayant pris une livre de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus. Il y aura des gens pour dire : Pourquoi de tels sacrifices ? Ce sont des choses incommensurables que l'on comprend par la foi. Le moindre mouvement de charité vaut toute la science, toute la connaissance, il a des répercussions à l'infini. La maison est remplie de l'odeur du parfum. La voix du Sauveur dit : « Va et fais de même. »

Le jour où le télégramme annonçant cette nouvelle nous arrivait en Suisse, nous étions à Neuchâtel. Il restera gravé dans ma mémoire, car ce fut celui où Anne-Marie Junod résolut de partir immédiatement pour refaire à son père dans la détresse un nouveau foyer. Elle comprit d'emblée son devoir, et malgré les problèmes que posait son avenir, elle n'hésita que bien peu de temps. Elle se prépara pendant quelques semaines, et sur le quai de la gare d'Yverdon, où l'école de recrues m'avait appelé, je la serrai dans mes bras un instant, et elle disparut, entraînée, elle aussi, vers cette Afrique où elle était née, vers Rikatla où peu à peu s'accumulent pour nous les plus poignants souvenirs. Ce fut une joie immense pour son père : « Je lui en avais écrit dès la première heure, mais avant d'avoir reçu mon appel, elle avait décidé de venir. Cela m'est très doux. »

Le 28 septembre, Anne-Marie Junod débarquait à Lourenço Marques. Sur la tombe d'Hélène Junod, on avait écrit cette belle parole : « Lirandu a li lahleki » (l'Amour ne périt jamais).




On avait déjà inauguré l'École pastorale le 9 septembre 1917. L'allocution d'ouverture était sur ce texte : « Quand je suis faible, c'est alors que je suis fort ! » Malgré son deuil et grâce au ressort magnifique de sa foi, Henri Junod se remit à la tâche. C'est le lieu ici de montrer que le fond réel de la grandeur de cet homme n'est pas tant dans l'ampleur de son intelligence, dans le nombre et la diversité de ses dons, dans la pénétration et la perfection de ses ouvrages, que dans sa piété. Henri Junod était un homme foncièrement pieux, dans le sens le plus élevé du mot. Il n'aimait pas le jargon religieux ; il avait une horreur innée du patois de Canaan. Mais sa piété était toute simple. Elle ne s'étalait pas en phrases, et bien qu'il fût éloquent, il croyait au travail pour Dieu plus qu'à la parole. Le culte de famille était l'occasion pour lui d'une courte méditation pour ses enfants, très simple, mais aussi très profonde.
Je me souviens d'une étude qu'il fit avec nous de l'épître aux Hébreux ; il sut nous faire comprendre la réelle portée de ce livre sacré, où les détours de l'argumentation rabbinique sont souvent si obscurs. Il me parla un jour de la souffrance. Nous sortions d'un culte où le pasteur Albert Dartigue avait parlé dans le sens d'un vrai dualisme, montrant que Dieu n'envoie pas la souffrance... Et je revois Henri Junod, âgé, et pourtant encore ingambe, sur le chemin de Richemont, secouant sa tête blanche. « Non, il y a plus que cela dans la souffrance. Elle n'est pas si facilement expliquée. Il n'est pas si facile de la comprendre. Sans doute elle est souvent révoltante et inexplicable. Mais il y a plus en elle. Elle est intimement liée à l'ordre moral. » Car il remettait tout à Dieu, et il acceptait tout de la main de Dieu. Bien que son intelligence le portât fort loin, - il l'a prouvé, - il ne la croyait pas capable de résoudre entièrement les mystères et les contradictions apparentes du monde moral. La souffrance était peut-être un de ces postulats, « de ces principes plus grands encore qui régissent les enfants de Dieu. » Chez lui, en tout cas, peut-être à cause du fait qu'il était une nature forte, la souffrance se transforma, se sublimisa. Il en fit un moyen d'affinement, d'épuration intérieure, et cela à cause de cette piété toute simple et fondamentale » qui fut le secret de toutes ses victoires, piété qui réalisait simplement, jour après jour, que le Christ vivant se donne à ses disciples, et leur redit : « Ma grâce te suffit. »




En 1918, après un court séjour à Johannesbourg, avec sa fille et son petit Étienne, l'École pastorale l'occupa entièrement. Il fit un voyage au Nord pour le Synode de Chikhoumbane. En décembre, Anne-Marie Junod fut atteinte de la grippe et très gravement malade. Heureusement elle se remit et put reprendre sa place à la direction du ménage.

En 1919, la famille fit un séjour aux Downs près de Shilouvane. Henri Junod se remit avec passion à la botanique et compléta ses anciennes collections. Il fit quelques conférences ethnographiques à Prétoria. Revenu à la côte il continua son enseignement, fit un voyage à Makoulane, au sud de la province, en août, et étudia avec soin un mouvement de réveil, très intéressant, au sein de l'animisme thonga, le mouvement de Mourimi, qu'il eut, nous le verrons, l'occasion de décrire.

L'École pastorale arrivait à son terme. Une note d'un des élèves, envoyée après la mort d'Henri Junod, fera comprendre l'esprit qui animait son directeur :
« Le missionnaire H. Junod enseignait la parole de Dieu, mais il essayait de mettre en pratique ce qu'il enseignait. Quand nous étions à l'École pastorale, il nous expliquait les agapes (pourtant les riches mangent de bonnes choses, et les pauvres mangent de mauvaises choses). Un jour, il nous dit : « Allons nous récréer au Nkomati avec vos femmes. Nous, vos missionnaires, nous prendrons un jour de congé ». Nous entrâmes dans un bateau, fîmes un tour sur l'eau en chantant, puis nous allâmes nous reposer et manger. Nous et nos femmes, nous mangions les patates et la bouillie de maïs que nous avions préparées. Eux, ils mangeaient du pain et de la viande et buvaient du café. Alors nous le vîmes venir avec du pain et de la viande, et il se mit à nous en donner à tous, à nous, à nos femmes et à nos enfants. Il nous donnait les bonnes choses qu'ils mangeaient eux-mêmes. Alors nous, les hommes de l'École pastorale, nous comprimes d'emblée ce qu'il nous avait expliqué à l'École, à propos des agapes des Juifs... » (Article dans le « Nyéléti », de Ozias Magadzi.)

Le retour d'Henri Junod en Suisse était proche. Il fit encore une étude approfondie du système familial des Bantou sud-africains, étudiant non seulement les Thongas, mais les Pédis, les Soutos, les Vendas et les Chopis. On en peut voir le résultat dans la seconde édition du « Life ».

En juin 1920, avait lieu la consécration de quatre des nouveaux pasteurs indigènes à Rikatla. Mme Paul Berthoud écrit : « Cette fois encore le maître de Rikatla organisa et surveilla tout. Il était présent quand on tua le porc destiné aux repas des délégués du Synode et c'est lui-même qui passa en revue les tables mises en plein air pour les repas des délégués. Il s'informa auprès des invités pour savoir s'ils avaient des nattes et couvertures en suffisance. Et pourtant c'était lui qui devait présider à la consécration de ses élèves et à tout le Synode. Mais il trouvait le temps de tout faire, de penser à tout et de s'occuper de tout. Si sa bonté était grande, sa piété l'était tout autant. Il remettait tout à Dieu et acceptait tout de la main de Dieu. Il était un parfait gentleman, d'une politesse exquise vis-à-vis de tout le monde. Il ne voulait pas croire au mal chez les autres et ce n'était qu'après avoir eu des preuves tangibles qu'il se rendait à l'évidence. Parce qu'il croyait au bien dans les humains, il réussit à faire du bien à ses élèves et à ses paroissiens. »

La cérémonie de consécration fut très impressionnante :
« Quand les quatre pasteurs eurent fini de parler, ils durent répondre à un questionnaire serré, puis tous les missionnaires présents, blancs et noirs, leur imposèrent les mains. » (Bulletin missionnaire, novembre 1920.) Un cinquième candidat, qui appartenait à l'Eglise du Transvaal, fut consacré à Shilouvane, le 4 juillet suivant, par Henri-A. Junod également.

Le temps de la relâche était arrivé. Comme s'il avait clairement compris qu'il ne reviendrait pas en Afrique, Henri-A. Junod fit un séjour au pays des Ba-Venda. Il donna quelques conférences à l'Université de Johannesbourg, puis partit avec la Société des Sciences naturelles pour Boulawayo et le Zambèze. Le 9 septembre, il s'embarquait pour l'Europe, arrivait en Suisse le 15 octobre et s'installait à Auvernier dans la maison de la Mission. La famille était de nouveau réunie pour un temps, un temps très court, puisque peu après, accepté comme candidat de la Mission, et consacré par mon père le 27 octobre, je gagnais l'Angleterre pour y compléter ma préparation.

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