Le 13 juin 1899, M. et Mme Junod quittent
Lourenço Marques, et après quelques
jours d'arrêt à Prétoria, ils
arrivent à Shilouvane le 25 du même
mois. Le voyage en wagon à boeufs se passe
bien :
« J'aime ce mode de voyager.
On va lentement, on a le temps d'étudier le
pays. La flore n'était pas abondante, car
c'est l'hiver. Néanmoins je trouvai deux
charmantes tulipes violettes, absolument acaules,
très originales, et plus loin les
aloès se mirent à pulluler. Il y en
avait de cinq ou six espèces, l'une surtout
monumentale. »
Hélas ! la
tranquillité momentanée fut vite
troublée par une grave maladie
d'Henri-Philippe :
« Nous étions
arrivés plus loin qu'Haenertsburg, sur le
sommet du Drakensberg, immédiatement avant
la grande et affreuse descente de la Tabie :
un endroit admirable, d'où tout le bas-pays
apparaissait comme une immense succession de
chaînes descendant par degrés vers la
plaine. Ce coin du Woodbush demeurera gravé
dans notre souvenir à jamais. Rentrés
pour la nuit dans notre demi-tente, je
m'efforçais de rassurer ma femme qui
trouvait l'état de l'enfant grave. La
fièvre montait, les intestins paraissaient
se prendre. Soudain vers cinq heures du matin, il
pousse un cri de terreur ; nous allumons en
hâte notre lanterne, une convulsion l'avait
pris : il écumait, il serrait ses dents
avec force, ses yeux étaient fixes... Nous
manquions du nécessaire pour rétablir
l'équilibre dans le système nerveux
dérangé de l'enfant, et alors nous
pensions à cette autre nuit, à La
Roche, où nous avons livré la
même lutte, en prières et par tous les
moyens possibles, pour retenir notre petite Betty
que Dieu a reprise à Lui dans les
circonstances que vous savez. Devrions-nous arriver
de nouveau à notre
destination, à Shilouvane, avec un petit
cadavre, comme lorsque nous sommes rentrés
en Suisse ? Vous comprenez notre
angoisse... »
« La convulsion prit fin...
Après une fin de voyage pleine
d'émotions, nous atteignîmes
Shilouvane le dimanche 25 au soir. La maladie se
prolongea durant quelques jours encore, mais,
grâce à Dieu, elle céda devant
les soins entendus et le repos que notre enfant
trouva à Shilouvane. »
Les nouveaux missionnaires furent
reçus par l'Eglise de Shilouvane le 2
juillet : journée mémorable
qu'il faudrait pouvoir raconter, elle aussi, avec
détail.
L'École
d'évangélistes allait s'ouvrir avec
18 élèves. Et presque en même
temps éclatait la guerre entre les Boers et
les Anglais.
« La guerre, nous dit-on, fait
rage à Natal, à Mafeking, à
Kimberley, au nord. Ici nous vivons dans la plus
grande tranquillité et nul ne se douterait
que des événements si graves se
perpètrent au sud de l'Afrique. »
(14 novembre 1899.)
Pendant les grandes chaleurs le couple
missionnaire monte au sanatorium, une installation
sur la montagne à 400 mètres
au-dessus de Shilouvane. Ils en redescendirent le
29 janvier 1900.
« Nous avions dit adieu au
joli petit bois rond où la
température est si bonne (5 degrés
au-dessous de celle de la station), adieu aux
rochers humides où croissent des Drosera
roses, curieuses plantes insectivores, tout
à fait semblables aux nôtres, des
fougères minuscules, des clochettes de
Raymundia se balançant dans les couloirs
frais, adieu à la cascade qu'on voit tomber
là-bas dans un gouffre rempli de sombres
forêts, adieu surtout au Mamotsuiri, à
ce grand dôme que nous avons escaladé
par une pluie torrentielle... La plaine c'est le
devoir et la chaleur. Il faut y retourner, et je
songe au temps où, après les grandes
vacances d'été et les longs loisirs
dans les forêts de Chaumont, je redescendais
à Neuchâtel pour rentrer au
collège ! Ici l'école m'attend
aussi, non plus une école où l'on va s'asseoir pour
apprendre,
mais une école où l'on va se tenir
debout pour enseigner. À choix, j'aime mieux
être assis, car c'est une grosse
responsabilité que de commencer cette oeuvre
nouvelle, fonder de toutes pièces une
institution où entreront toutes sortes
d'éléments. »
L'école commence à
fonctionner :
« Hier je leur annonçai
qu'après avoir étudié la
terre, nous causerions de son père.
- Qui est-ce le père de la
terre ? - C'est Dieu. - Sans doute, mais je
parle de son père matériel ? -
C'est Satan - Un troisième : C'est
l'homme ! - Un quatrième, Mbiquet Ce
sont les chefs. - Enfin Fifitine,
l'illettré, mais garçon intelligent,
s'écrie : « C'est le
soleil » (17 février
1900.)
Les expériences des professeurs
de l'École d'évangélistes
mériteraient d'être décrites
avec détail, telle cette description d'une
« première proposition »
(c'est ainsi que l'on appelle à
Neuchâtel le premier sermon d'épreuve
d'un jeune étudiant en théologie) que
l'on trouve dans le Bulletin de la Mission,
La guerre peu à peu se
rapprochait du Nord du Transvaal. Les tribus
indigènes étaient excitées, et
une véritable bataille entre les gens du
chef Sikororo et les gens de Mouhlaba et
Maaké, les chefs du pays de Shilouvane, se
déroula tout près de la station le 7
novembre 1900.
Le travail de l'École
d'évangélistes se poursuivait
cependant. Les vivres se faisaient rares.
« Plus rien pour nous éclairer le
soir ! Nous avons encore quelques bougies,
mais le pétrole est au
bout. »
23-25 novembre 1900. Une grave crise de
convulsions atteignait de nouveau l'enfant d'Henri
et Émilie Junod : « Notre
petit garçon, qui est notre joie et notre
rayon de soleil ici, a été à
deux doigts de la mort, ensuite de convulsions
terribles déterminées par une
entérite. Nous l'avions déjà
remis à Dieu, ... petite figure
convulsée, ravagée en bien peu
d'heures par cette maladie foudroyante, livide,
lèvres bleues, les yeux cerclés de
noir. Et pourtant il nous fut rendu... la conscience,
absente pendant
plus
de six heures, revint. » Et, pensant de
nouveau à la mort de leur petite
Elisabeth : « L'un fut pris, l'autre
laissé. »
Le 22 février 1901, la soeur d'Henri
Junod, Mme Ruth Berthoud, mourait à
Durban ; une femme d'élite, dont la
mort fut un coup terrible pour l'oeuvre du
Littoral. Elle avait été une vraie
mère pour beaucoup des jeunes missionnaires
de la Côte et son départ fut une
grande douleur pour son frère.
Un coup encore plus terrible devait le
frapper. Vers le 20 juin, sa femme, qui attendait
un enfant, fut atteinte de fièvre violente,
avec dysenterie et vomissements incoercibles. On
fit appeler le docteur Liengme qui, malade
lui-même, ne put lui porter secours. Mme
Junod se remit à peu près, mais des
symptômes alarmants s'étant produits,
on appela de nouveau le docteur, qui put enfin
arriver le 8 juillet. Il jugea qu'une
opération était absolument
nécessaire, et il la fit le 9 juillet. Elle
ne réussit pas complètement et dut
être répétée le
lendemain. Mais la malade était à
bout de forces et ne tarda pas à
succomber.
Le Seigneur la délivrait pour lui
donner la couronne de la vie
éternelle.
« Le petit garçon
était là, lui aussi. Il avait des
sanglots et disait : « je veux aller
vers maman ; je ne suis pas heureux ; je
ne suis pas content que maman est partie ; je
veux aller vers Jésus. » Il ne
réalisait pas dans cet instant que sa
mère lui avait légué, peu
avant les derniers instants, cette parole :
« La vie est inutile si elle n'est pas
consacrée au service du
Seigneur », et cette parole fut la raison
de sa vocation, par la grâce infinie de
Dieu.
Henri-A. Junod fut comme terrassé
par cette mort. Mais c'est là que l'on
retrouve la vraie grandeur de cette nature, que
Dieu lui-même lui avait donnée. Il fut
toujours silencieux dans les grandes douleurs. Il
écrit :
« Lors de sa maladie de
mi-juin, lorsque l'accès de fièvre
eut un peu baissé, Émilie me demanda
de la consacrer au Seigneur par l'imposition des
mains. Nous étions pleinement d'accord sur
ce point : consécration pour la vie et
pour la mort, pour déclarer à notre
Maître et Sauveur que, quelle que fût
sa volonté à l'égard de sa
servante, elle fût encore plus sienne
désormais qu'auparavant, soit qu'elle se
remit et qu'alors elle reprit sa tâche dans
l'oeuvre du royaume avec un redoublement de
zèle, soit qu'elle mourût et qu'alors
elle appartint davantage encore à son
Rédempteur. Et je le fis, vous comprenez
avec quelle émotion, mais aussi avec quelle
paix ! Lorsque le 10 juillet au matin,
brisée, anéantie par la terrible
opération de la veille, elle sentit
l'horrible fièvre malarienne revenir, la
secouer de frissons, puis la brûler d'un feu
consumant, elle me dit : « Henri, je
vois que nous devons nous
séparer ! » Et elle me
demanda de renouveler l'acte de
consécration. Et le Seigneur accepta ma
compagne bien-aimée pour la prendre à
lui et il ne me la rendit plus cette fois comme
tant d'autres ! Qu'ai-je à dire ?
Je ne peux que lui répéter, comme
auprès du lit de mort :
« Éternel, je m'incline et
t'adore ! »
» Je n'ajouterai que deux
réflexions : Les Latins disaient: Dulce
et decorum pro patria mori ! À combien
plus forte raison pouvons-nous dire : Il est
doux et honorable de mourir pour Christ !...
je ne doute pas que, restée en Europe, elle
eût vécu plus longtemps, eût
rencontré beaucoup moins de souffrances sur
sa voie. Elle a accepté ces douleurs et
cette mort pour l'oeuvre du Seigneur et je m'en
glorifie, car cela augmente la gloire de mon
Maître.
» Puis une autre consolation, c'est
qu'il résultera de ce deuil, ... une
bénédiction. Nous en avons eu
l'impression bien nette dans les premiers
jours.
» Sa tombe a été
creusée à l'ombre d'un grand arbre
toujours vert, au tournant de la colline de
Shilouvane, dans un endroit où, maintes
fois, nous nous sommes rendus ensemble, le soir,
pour trouver le calme de la grande nature et le
silence de Dieu, après une
journée fatigante. Elle aimait cette
place... Et ce jour-là, lorsque la fosse fut
comblée, je regardai cette belle montagne
qui montre le ciel et demandai à Dieu de
vivre le regard fixé sur cette
éternité sereine qui est plus
près de nous que nous ne le croyons. En
même temps je lui demandai d'être un
meilleur moissonneur dans son champ, car le temps
est court ! » (Bulletin
missionnaire septembre 1901.)
Dans la Bible de Collégiale 10,
la vieille main fidèle écrit:
« Quelques jours après
ce départ si douloureux, Henri conduit son
petit Henri aux missionnaires Rosset qui partent
pour l'Europe. Séparation douloureuse s'il
en fût, mais la force d'en haut l'a rendu
capable de l'accepter. » L'enfant devait
aller à Couvet chez sa grand-mère
maternelle et y retrouver sa soeur
Anne-Marie.
Ce fut à Prétoria que le
père quitta son petit garçon.
Celui-ci sentait confusément ce qui se
passait. Il ne voulait pas lâcher son papa,
et quand Henri Junod monta en chaire, dans
l'église de Prétoria, pour
prêcher, l'enfant monta avec lui et le tint
fortement serré, agrippé à sa
jambe pendant tout le sermon. Hélas !
la séparation était
inéluctable. Et Henri-A. Junod reprit
solitaire le chemin de Shilouvane vers la fin
d'août. Il me racontait que, dans son wagon,
au moment d'arriver dans le bas-pays, alors que le
soir tombait, il eut la vision des anges de la mort
qui descendaient du ciel empourpré à
sa rencontre et qu'il dut rassembler toutes ses
forces pour ne pas défaillir.
Il était brisé,
épuisé par les luttes morales, et sa
santé elle. même était
gravement ébranlée. Le Conseil de la
Mission s'en rendit compte et commença
à songer à le rapatrier pour un
temps. La guerre qui avait sévi dans le
Transvaal pendant toute la première partie
de l'année 1902 fut enfin terminée le
31 mai. La paix était signée. Une
période plus calme s'ouvrait.
C'est alors, au mois de juin 1902, qu'un
appel fut adressé à Henri-A. Junod
par l'Eglise de Neuchâtel, sa ville, à
venir la servir comme quatrième pasteur.
Henri Junod était en voyage. Il allait à
Lourenço Marques voir son beau-frère
Paul Berthoud. Voici sa réponse, un des
documents essentiels à qui veut saisir le
secret de sa personnalité.
« Lourenço Marques, 6
août 1902.
Messieurs les Membres du Conseil
d'Eglise,
Messieurs les électeurs de la
Paroisse indépendante de
Neuchâtel,
C'est au fond d'un ravin d'Afrique, sur
la route de Shilouvane à Lourenço
Marques, que la lettre de votre président
m'a trouvé. Cela vous explique pourquoi je
n'ai pas pu y répondre immédiatement.
J'avais à traverser, au pas lent des boeufs
de wagon, 250 kilomètres, avant d'arriver au
premier bureau postal. C'est vous dire aussi que,
au sein de ces solitudes grandioses,
éloigné de tous ceux auxquels
j'aurais pu parler de cette lettre, j'ai eu le
temps et le recueillement nécessaires pour
envisager, avec tout le sérieux qui
convient, l'appel que vous m'avez adressé de
devenir l'un de vos pasteurs. Messieurs, je dois
vous le dire tout d'abord, j'ai
éprouvé une profonde émotion
en apprenant votre décision. L'Eglise de
Neuchâtel est ma mère spirituelle,
j'ai senti en moi comme un tressaillement d'amour
filial en recevant son appel. Tout de suite aussi
s'est dressée devant moi la figure de mon
père bien-aimé, celui dont j'ai
hérité le nom et dont je voudrais
avoir hérité davantage la puissance
spirituelle et l'intense charité ; et
il m'a semblé que votre choix était
comme un hommage de reconnaissance à la
mémoire de celui qu'aucun de vous n'a
oublié. D'ailleurs je crois que Dieu
révèle aussi Sa volonté par le
verdict des membres de l'Eglise, lorsque leurs
délibérations ont été
poursuivies avec l'esprit de prière et la
dignité qui ont caractérisé
vos opérations électorales.
Que dire ? J'ai compris qu'en
tous
cas un pareil appel méritait de ma part la
plus sérieuse considération, et une
fois la première émotion
passée, je l'ai envisagé devant le
Seigneur, dans le silence du recueillement, en face
des grandes montagnes d'Afrique
et en face des principes plus grands encore qui
régissent les enfants de Dieu.
Voici le résultat de ces
méditations:
Nul de nous ne vit pour soi-même.
J'ai donc à considérer ici, non point
avant tout mon sentiment personnel, mais bien les
intérêts supérieurs du
règne de Dieu. Or, à ce point de vue,
le doute n'est pas possible.
Vous trouverez sans peine, Messieurs, un
candidat qualifié pour le poste nouveau que
vous avez si bien fait de créer, vous en
trouverez un plus qualifié que moi au sein
de notre corps pastoral. D'autre part, la
tâche que le Conseil de notre Mission m'a
confiée est d'une importance extrême.
Dans la situation nouvelle où le Sud de
l'Afrique vient d'entrer, les races
indigènes vont être sollicitées
plus puissamment que jamais à se civiliser
et à s'instruire. C'est le devoir de la
Mission de diriger l'évolution de ces tribus
de telle manière que l'instruction ne
devienne pas pour elles un instrument de mort, mais
un moyen de progrès réel dans la
moralité et la vie supérieure.
Voilà pourquoi, à notre école
d'évangélistes nous voulons adjoindre
une école d'instituteurs plus
développés lesquels seront capables,
dans l'Esprit de l'Évangile, de diriger
leurs compatriotes vers leurs destinées.
Nous sommes en train de poser les bases de ce
département nouveau et il faudra encore bien
quelques années pour donner à notre
institution sa forme définitive. Si je
quittais la Mission maintenant, cette oeuvre
serait, sinon compromise, du moins pour longtemps
retardée, ce qui serait grandement
regrettable. Voilà pourquoi, sans doute,
Dieu qui, dans Sa Volonté
mystérieuse, m'a appelé à la
Mission, ne me dit pas encore que je puis la
quitter pour servir l'Eglise, quelque désir
que j'en puisse avoir.
Ainsi tout en vous remerciant d'avoir
donné à un enfant de votre
Église ce témoignage de confiance et
d'affection qui le touche profondément, je
vous prie de considérer que je ne suis pas
disponible présentement, pour les raisons
que je viens d'exposer . »
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