Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Deuxième campagne d'Afrique.

Mai 1899 - avril 1903.

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Le 13 juin 1899, M. et Mme Junod quittent Lourenço Marques, et après quelques jours d'arrêt à Prétoria, ils arrivent à Shilouvane le 25 du même mois. Le voyage en wagon à boeufs se passe bien :
« J'aime ce mode de voyager. On va lentement, on a le temps d'étudier le pays. La flore n'était pas abondante, car c'est l'hiver. Néanmoins je trouvai deux charmantes tulipes violettes, absolument acaules, très originales, et plus loin les aloès se mirent à pulluler. Il y en avait de cinq ou six espèces, l'une surtout monumentale. »

Hélas ! la tranquillité momentanée fut vite troublée par une grave maladie d'Henri-Philippe :
« Nous étions arrivés plus loin qu'Haenertsburg, sur le sommet du Drakensberg, immédiatement avant la grande et affreuse descente de la Tabie : un endroit admirable, d'où tout le bas-pays apparaissait comme une immense succession de chaînes descendant par degrés vers la plaine. Ce coin du Woodbush demeurera gravé dans notre souvenir à jamais. Rentrés pour la nuit dans notre demi-tente, je m'efforçais de rassurer ma femme qui trouvait l'état de l'enfant grave. La fièvre montait, les intestins paraissaient se prendre. Soudain vers cinq heures du matin, il pousse un cri de terreur ; nous allumons en hâte notre lanterne, une convulsion l'avait pris : il écumait, il serrait ses dents avec force, ses yeux étaient fixes... Nous manquions du nécessaire pour rétablir l'équilibre dans le système nerveux dérangé de l'enfant, et alors nous pensions à cette autre nuit, à La Roche, où nous avons livré la même lutte, en prières et par tous les moyens possibles, pour retenir notre petite Betty que Dieu a reprise à Lui dans les circonstances que vous savez. Devrions-nous arriver de nouveau à notre destination, à Shilouvane, avec un petit cadavre, comme lorsque nous sommes rentrés en Suisse ? Vous comprenez notre angoisse... »

« La convulsion prit fin... Après une fin de voyage pleine d'émotions, nous atteignîmes Shilouvane le dimanche 25 au soir. La maladie se prolongea durant quelques jours encore, mais, grâce à Dieu, elle céda devant les soins entendus et le repos que notre enfant trouva à Shilouvane. »

Les nouveaux missionnaires furent reçus par l'Eglise de Shilouvane le 2 juillet : journée mémorable qu'il faudrait pouvoir raconter, elle aussi, avec détail.
L'École d'évangélistes allait s'ouvrir avec 18 élèves. Et presque en même temps éclatait la guerre entre les Boers et les Anglais.
« La guerre, nous dit-on, fait rage à Natal, à Mafeking, à Kimberley, au nord. Ici nous vivons dans la plus grande tranquillité et nul ne se douterait que des événements si graves se perpètrent au sud de l'Afrique. » (14 novembre 1899.)

Pendant les grandes chaleurs le couple missionnaire monte au sanatorium, une installation sur la montagne à 400 mètres au-dessus de Shilouvane. Ils en redescendirent le 29 janvier 1900.
« Nous avions dit adieu au joli petit bois rond où la température est si bonne (5 degrés au-dessous de celle de la station), adieu aux rochers humides où croissent des Drosera roses, curieuses plantes insectivores, tout à fait semblables aux nôtres, des fougères minuscules, des clochettes de Raymundia se balançant dans les couloirs frais, adieu à la cascade qu'on voit tomber là-bas dans un gouffre rempli de sombres forêts, adieu surtout au Mamotsuiri, à ce grand dôme que nous avons escaladé par une pluie torrentielle... La plaine c'est le devoir et la chaleur. Il faut y retourner, et je songe au temps où, après les grandes vacances d'été et les longs loisirs dans les forêts de Chaumont, je redescendais à Neuchâtel pour rentrer au collège ! Ici l'école m'attend aussi, non plus une école où l'on va s'asseoir pour apprendre, mais une école où l'on va se tenir debout pour enseigner. À choix, j'aime mieux être assis, car c'est une grosse responsabilité que de commencer cette oeuvre nouvelle, fonder de toutes pièces une institution où entreront toutes sortes d'éléments. » L'école commence à fonctionner :
« Hier je leur annonçai qu'après avoir étudié la terre, nous causerions de son père.
- Qui est-ce le père de la terre ? - C'est Dieu. - Sans doute, mais je parle de son père matériel ? - C'est Satan - Un troisième : C'est l'homme ! - Un quatrième, Mbiquet Ce sont les chefs. - Enfin Fifitine, l'illettré, mais garçon intelligent, s'écrie : « C'est le soleil » (17 février 1900.)

Les expériences des professeurs de l'École d'évangélistes mériteraient d'être décrites avec détail, telle cette description d'une « première proposition » (c'est ainsi que l'on appelle à Neuchâtel le premier sermon d'épreuve d'un jeune étudiant en théologie) que l'on trouve dans le Bulletin de la Mission,

La guerre peu à peu se rapprochait du Nord du Transvaal. Les tribus indigènes étaient excitées, et une véritable bataille entre les gens du chef Sikororo et les gens de Mouhlaba et Maaké, les chefs du pays de Shilouvane, se déroula tout près de la station le 7 novembre 1900.

Le travail de l'École d'évangélistes se poursuivait cependant. Les vivres se faisaient rares. « Plus rien pour nous éclairer le soir ! Nous avons encore quelques bougies, mais le pétrole est au bout. »

23-25 novembre 1900. Une grave crise de convulsions atteignait de nouveau l'enfant d'Henri et Émilie Junod : « Notre petit garçon, qui est notre joie et notre rayon de soleil ici, a été à deux doigts de la mort, ensuite de convulsions terribles déterminées par une entérite. Nous l'avions déjà remis à Dieu, ... petite figure convulsée, ravagée en bien peu d'heures par cette maladie foudroyante, livide, lèvres bleues, les yeux cerclés de noir. Et pourtant il nous fut rendu... la conscience, absente pendant plus de six heures, revint. » Et, pensant de nouveau à la mort de leur petite Elisabeth : « L'un fut pris, l'autre laissé. »




Le 22 février 1901, la soeur d'Henri Junod, Mme Ruth Berthoud, mourait à Durban ; une femme d'élite, dont la mort fut un coup terrible pour l'oeuvre du Littoral. Elle avait été une vraie mère pour beaucoup des jeunes missionnaires de la Côte et son départ fut une grande douleur pour son frère.

Un coup encore plus terrible devait le frapper. Vers le 20 juin, sa femme, qui attendait un enfant, fut atteinte de fièvre violente, avec dysenterie et vomissements incoercibles. On fit appeler le docteur Liengme qui, malade lui-même, ne put lui porter secours. Mme Junod se remit à peu près, mais des symptômes alarmants s'étant produits, on appela de nouveau le docteur, qui put enfin arriver le 8 juillet. Il jugea qu'une opération était absolument nécessaire, et il la fit le 9 juillet. Elle ne réussit pas complètement et dut être répétée le lendemain. Mais la malade était à bout de forces et ne tarda pas à succomber.
Le Seigneur la délivrait pour lui donner la couronne de la vie éternelle.
« Le petit garçon était là, lui aussi. Il avait des sanglots et disait : « je veux aller vers maman ; je ne suis pas heureux ; je ne suis pas content que maman est partie ; je veux aller vers Jésus. » Il ne réalisait pas dans cet instant que sa mère lui avait légué, peu avant les derniers instants, cette parole : « La vie est inutile si elle n'est pas consacrée au service du Seigneur », et cette parole fut la raison de sa vocation, par la grâce infinie de Dieu.

Henri-A. Junod fut comme terrassé par cette mort. Mais c'est là que l'on retrouve la vraie grandeur de cette nature, que Dieu lui-même lui avait donnée. Il fut toujours silencieux dans les grandes douleurs. Il écrit :
« Lors de sa maladie de mi-juin, lorsque l'accès de fièvre eut un peu baissé, Émilie me demanda de la consacrer au Seigneur par l'imposition des mains. Nous étions pleinement d'accord sur ce point : consécration pour la vie et pour la mort, pour déclarer à notre Maître et Sauveur que, quelle que fût sa volonté à l'égard de sa servante, elle fût encore plus sienne désormais qu'auparavant, soit qu'elle se remit et qu'alors elle reprit sa tâche dans l'oeuvre du royaume avec un redoublement de zèle, soit qu'elle mourût et qu'alors elle appartint davantage encore à son Rédempteur. Et je le fis, vous comprenez avec quelle émotion, mais aussi avec quelle paix ! Lorsque le 10 juillet au matin, brisée, anéantie par la terrible opération de la veille, elle sentit l'horrible fièvre malarienne revenir, la secouer de frissons, puis la brûler d'un feu consumant, elle me dit : « Henri, je vois que nous devons nous séparer ! » Et elle me demanda de renouveler l'acte de consécration. Et le Seigneur accepta ma compagne bien-aimée pour la prendre à lui et il ne me la rendit plus cette fois comme tant d'autres ! Qu'ai-je à dire ? Je ne peux que lui répéter, comme auprès du lit de mort : « Éternel, je m'incline et t'adore ! »

» Je n'ajouterai que deux réflexions : Les Latins disaient: Dulce et decorum pro patria mori ! À combien plus forte raison pouvons-nous dire : Il est doux et honorable de mourir pour Christ !... je ne doute pas que, restée en Europe, elle eût vécu plus longtemps, eût rencontré beaucoup moins de souffrances sur sa voie. Elle a accepté ces douleurs et cette mort pour l'oeuvre du Seigneur et je m'en glorifie, car cela augmente la gloire de mon Maître.

» Puis une autre consolation, c'est qu'il résultera de ce deuil, ... une bénédiction. Nous en avons eu l'impression bien nette dans les premiers jours.

» Sa tombe a été creusée à l'ombre d'un grand arbre toujours vert, au tournant de la colline de Shilouvane, dans un endroit où, maintes fois, nous nous sommes rendus ensemble, le soir, pour trouver le calme de la grande nature et le silence de Dieu, après une journée fatigante. Elle aimait cette place... Et ce jour-là, lorsque la fosse fut comblée, je regardai cette belle montagne qui montre le ciel et demandai à Dieu de vivre le regard fixé sur cette éternité sereine qui est plus près de nous que nous ne le croyons. En même temps je lui demandai d'être un meilleur moissonneur dans son champ, car le temps est court !  » (Bulletin missionnaire septembre 1901.)

Dans la Bible de Collégiale 10, la vieille main fidèle écrit:
« Quelques jours après ce départ si douloureux, Henri conduit son petit Henri aux missionnaires Rosset qui partent pour l'Europe. Séparation douloureuse s'il en fût, mais la force d'en haut l'a rendu capable de l'accepter. » L'enfant devait aller à Couvet chez sa grand-mère maternelle et y retrouver sa soeur Anne-Marie.

Ce fut à Prétoria que le père quitta son petit garçon. Celui-ci sentait confusément ce qui se passait. Il ne voulait pas lâcher son papa, et quand Henri Junod monta en chaire, dans l'église de Prétoria, pour prêcher, l'enfant monta avec lui et le tint fortement serré, agrippé à sa jambe pendant tout le sermon. Hélas ! la séparation était inéluctable. Et Henri-A. Junod reprit solitaire le chemin de Shilouvane vers la fin d'août. Il me racontait que, dans son wagon, au moment d'arriver dans le bas-pays, alors que le soir tombait, il eut la vision des anges de la mort qui descendaient du ciel empourpré à sa rencontre et qu'il dut rassembler toutes ses forces pour ne pas défaillir.

Il était brisé, épuisé par les luttes morales, et sa santé elle. même était gravement ébranlée. Le Conseil de la Mission s'en rendit compte et commença à songer à le rapatrier pour un temps. La guerre qui avait sévi dans le Transvaal pendant toute la première partie de l'année 1902 fut enfin terminée le 31 mai. La paix était signée. Une période plus calme s'ouvrait.

C'est alors, au mois de juin 1902, qu'un appel fut adressé à Henri-A. Junod par l'Eglise de Neuchâtel, sa ville, à venir la servir comme quatrième pasteur. Henri Junod était en voyage. Il allait à Lourenço Marques voir son beau-frère Paul Berthoud. Voici sa réponse, un des documents essentiels à qui veut saisir le secret de sa personnalité.


« Lourenço Marques, 6 août 1902.

Messieurs les Membres du Conseil d'Eglise,

Messieurs les électeurs de la Paroisse indépendante de Neuchâtel,
C'est au fond d'un ravin d'Afrique, sur la route de Shilouvane à Lourenço Marques, que la lettre de votre président m'a trouvé. Cela vous explique pourquoi je n'ai pas pu y répondre immédiatement. J'avais à traverser, au pas lent des boeufs de wagon, 250 kilomètres, avant d'arriver au premier bureau postal. C'est vous dire aussi que, au sein de ces solitudes grandioses, éloigné de tous ceux auxquels j'aurais pu parler de cette lettre, j'ai eu le temps et le recueillement nécessaires pour envisager, avec tout le sérieux qui convient, l'appel que vous m'avez adressé de devenir l'un de vos pasteurs. Messieurs, je dois vous le dire tout d'abord, j'ai éprouvé une profonde émotion en apprenant votre décision. L'Eglise de Neuchâtel est ma mère spirituelle, j'ai senti en moi comme un tressaillement d'amour filial en recevant son appel. Tout de suite aussi s'est dressée devant moi la figure de mon père bien-aimé, celui dont j'ai hérité le nom et dont je voudrais avoir hérité davantage la puissance spirituelle et l'intense charité ; et il m'a semblé que votre choix était comme un hommage de reconnaissance à la mémoire de celui qu'aucun de vous n'a oublié. D'ailleurs je crois que Dieu révèle aussi Sa volonté par le verdict des membres de l'Eglise, lorsque leurs délibérations ont été poursuivies avec l'esprit de prière et la dignité qui ont caractérisé vos opérations électorales.

Que dire ? J'ai compris qu'en tous cas un pareil appel méritait de ma part la plus sérieuse considération, et une fois la première émotion passée, je l'ai envisagé devant le Seigneur, dans le silence du recueillement, en face des grandes montagnes d'Afrique et en face des principes plus grands encore qui régissent les enfants de Dieu.

Voici le résultat de ces méditations:
Nul de nous ne vit pour soi-même. J'ai donc à considérer ici, non point avant tout mon sentiment personnel, mais bien les intérêts supérieurs du règne de Dieu. Or, à ce point de vue, le doute n'est pas possible.

Vous trouverez sans peine, Messieurs, un candidat qualifié pour le poste nouveau que vous avez si bien fait de créer, vous en trouverez un plus qualifié que moi au sein de notre corps pastoral. D'autre part, la tâche que le Conseil de notre Mission m'a confiée est d'une importance extrême. Dans la situation nouvelle où le Sud de l'Afrique vient d'entrer, les races indigènes vont être sollicitées plus puissamment que jamais à se civiliser et à s'instruire. C'est le devoir de la Mission de diriger l'évolution de ces tribus de telle manière que l'instruction ne devienne pas pour elles un instrument de mort, mais un moyen de progrès réel dans la moralité et la vie supérieure. Voilà pourquoi, à notre école d'évangélistes nous voulons adjoindre une école d'instituteurs plus développés lesquels seront capables, dans l'Esprit de l'Évangile, de diriger leurs compatriotes vers leurs destinées. Nous sommes en train de poser les bases de ce département nouveau et il faudra encore bien quelques années pour donner à notre institution sa forme définitive. Si je quittais la Mission maintenant, cette oeuvre serait, sinon compromise, du moins pour longtemps retardée, ce qui serait grandement regrettable. Voilà pourquoi, sans doute, Dieu qui, dans Sa Volonté mystérieuse, m'a appelé à la Mission, ne me dit pas encore que je puis la quitter pour servir l'Eglise, quelque désir que j'en puisse avoir.

Ainsi tout en vous remerciant d'avoir donné à un enfant de votre Église ce témoignage de confiance et d'affection qui le touche profondément, je vous prie de considérer que je ne suis pas disponible présentement, pour les raisons que je viens d'exposer . »



L'Ecole d'Evangélistes de Shilouvane.
M. H.-A. Junod, M. et Mme Lenoir, Mlle Thélin, Mlle Clara Jacot, M. Dentan, M. Jonas Mapopé.


Le Sanatorium de Shilouvane et le Mamoutsuiri.


Tombes de Mme E. Junod-Biolley et de Mlle Clara Jacot, à Shilouvane.

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