Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XV

Le souvenir du Docteur Barnardo

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Ce qui frappe, dans le cours de l'histoire, c'est combien les pionniers et les prophètes, méprisés et persécutés par les puissants de leur siècle, se sont élevés dans la mémoire des hommes, honorés comme conducteurs spirituels, émancipateurs, tandis que ces mêmes puissants personnages orgueilleux de leur pouvoir, ont pris dans le souvenir de l'humanité une taille de pygmées.

Jésus-Christ fut d'abord crucifié et ensuite proclamé « Le Sauveur du Monde ». Quant aux hommes puissants de son époque, on n'a gardé le souvenir que de leur faiblesse, de leur arrogance, de leur manque de vision et de foi. Toutes les civilisations connues jusqu'ici ont commencé par lapider d'abord leurs prophètes et ont fini par élever plus tard des monuments à leur mémoire.
Et l'histoire moderne n'a guère contredit à ce principe antique. Nombreuses sont les célébrités d'une époque dont la vie, en trois, quatre ou cinq volumes, était à la place d'honneur dans les bibliothèques de nos grands-pères, qui ne sont pas même nommées de nos jours, complètement tombées dans l'oubli.
Mais tandis qu'ils s'effaçaient peu à peu de nos mémoires, voici qu'un petit groupe de leurs contemporains s'est élevé à la stature des géants et il est étrange que ces derniers aient été traités avec mépris par les premiers. Ceux-ci étaient principalement des chefs militaires et politiques, enivrés par les viles flatteries des flagorneurs, ou obsédés par l'idée qu'ils étaient nés pour gouverner. Ceux-là étaient avant tout des chefs de croisade et des pionniers qui, regardant par la foi vers un âge meilleur, mirent au coeur de leurs contemporains de travailler pour hâter son aurore.

Peu de noms aujourd'hui enflammeraient autant notre imagination que ceux de William Wilberforce, Lord Shaftesbury et Abraham Lincoln. Ils étaient les héros des croisades libératrices, tous inspirés par un idéalisme qui les conduisit à consacrer tous leurs talents, non pas à une carrière, mais à une cause. Tous endurèrent avec courage les moqueries les plus cruelles. Ils devinrent les cibles de la malice et du ridicule, ils furent l'objet des satires et du mépris des « grands et des sages ». Mais, tandis que leurs diffamateurs ont disparu de la scène de l'histoire, où se sont ratatinés jusqu'à devenir des esprits à la voix faible et sépulcrale, ces pionniers sont encore debout plus fermes que jamais, véritables libérateurs de leur siècle.

Or, parmi ces pionniers et prophètes qui nous paraissent encore plus grands dans la perspective de l'éloignement, se trouve le docteur Thomas John Barnardo. Il est digne de prendre la première place devant les trois émancipateurs que nous avons nommés plus haut, comme « Émancipateur de l'Enfance abandonnée ». Mais son nom doit toujours être associé d'une façon particulière à celui de Shaftesbury : car, si la maxime suivante est exacte, « toute réforme durable doit commencer par l'enfant », Shaftesbury et Barnardo sont les deux réformateurs les plus sages de tous les temps. Ils consacrèrent tous deux leur vie au travail social parmi les malheureux, les enfants exploités ou indigents ; ils travaillèrent ensemble pour demain plutôt que pour aujourd'hui ; tous deux croyaient profondément que si un peuple voulait purifier les sources de sa vie nationale, il lui fallait commencer par le milieu où vit l'enfant et semer les graines de l'intégrité et de l'utilité dans le coeur et l'esprit des jeunes. Le sens de leurs efforts nous est révélé par un artisan, non moins honorable du bien-être de l'enfance, le pasteur Benjamin Vaugh, fondateur de la Société nationale pour la prévention de la cruauté envers les enfants. Il déclara : « En protégeant les jeunes contre le mal auquel ils sont exposés, Lord Shaftesbury et Barnardo furent nos devanciers ». Et Vaugh connaissait parfaitement ce dont il parlait, car grâce à l'héritage spirituel de l'École du dimanche et de « Ragged School », Shaftesbury et Barnardo avaient, par leurs efforts persistants, éveillé tout d'abord dans le public britannique, puis dans les peuples de langue anglaise et finalement dans la chrétienté en général, une nouvelle notion de la vie de l'enfant ; et par conséquent une action nouvelle et puissante en sa faveur.

Tout ce que nous venons de dire est jusqu'ici assez abstrait et le sujet de ce chapitre est, au contraire, très concret. Nous avons hâte maintenant de poser les questions suivantes : Comment Barnardo devint-il le grand pionnier de son époque ? Quels étaient les traits dominants de son caractère ? Et dans quelle mesure se sont-ils imprimés dans le caractère national du peuple qu'il a servi ? En résumé, quelle était la vie spirituelle et psychique de cet homme qui, avec la perspective de la distance, tient, au cours des années, une place de plus en plus grande parmi les pionniers et les prophètes e sa race ?

Au cours des chapitres précédents, certaines de ces questions ont reçu une réponse partielle. Maintenant le moment est venu d'examiner de plus près toutes ces questions.
La première et la plus importante des forces qui formèrent le caractère de Barnardo et firent de lui un homme remarquable, était sans aucun doute la religion, qui inspira ses premiers efforts et le soutint dans toutes les vicissitudes de sa vie. Pour lui, la religion était une partie plus intime de son être que l'air qu'il respirait ou la nourriture qu'il absorbait. C'était pour lui le centre et le but de la vie.

Depuis sa conversion et jusqu'à sa mort, Barnardo fut ouvertement un chrétien évangélique. Mais ceci ne veut pas dire que sa religion fut quelque chose de statique. Bien au contraire ! L'évolution de ses convictions religieuses est très nette. Dans sa jeunesse, sous l'influence des « Frères », il croyait qu'on ne devait admettre à la Table du Seigneur que les chrétiens baptisés par immersion. Vers le milieu de sa vie, devenu non-conformiste libéral, il était beaucoup moins intéressé par les doctrines et les dogmes, et pendant les douze dernières années de sa vie, lecteur laïque dans l'Eglise anglicane, il était prêt à coopérer avec tous, quelle que fût leur dénomination, si seulement ils « aimaient le Seigneur Jésus en esprit et en vérité ».

Les bases de la vie religieuse de Barnardo étaient les principales doctrines protestantes. La Bible tout entière dans la langue maternelle, le salut par la foi et le sacerdoce de tous les véritables croyants, étaient les principes qu'il aima de plus en plus, jusqu'à la fin Il croyait que sans la Bible entière, traduite dans la langue maternelle du peuple, la religion était susceptible de dégénérer en un système de rites à demi magiques. Il maintenait que les oeuvres chrétiennes étaient aussi bien le propre de la foi qui sauve, que la lumière est une propriété du soleil ; et il déclarait que tout croyant véritable est un sacrificateur car il doit s'occuper des choses sacrées.

Nous admettrons que l'anti-catholicisme de Barnardo était teinté de prévention ; mais si on se rappelle la façon dont l'avaient traité les agents de Manning, ceci était peut-être regrettable, mais bien naturel.
La cause principale de l'aversion de Barnardo pour le catholicisme se trouvait dans son attachement à un principe auquel s'opposait la hiérarchie papale : la liberté de conscience. L'idée d'un pape ou d'une Église infaillible l'écoeurait ; il abhorrait les dogmatismes d'une caste hiérarchique ; tandis que le souvenir de l'Inquisition était toujours pour lui le symbole d'une fausse puissance spirituelle.

Mais si Barnardo avait peu de sympathie pour l'interprétation du christianisme par les catholiques romains, il était néanmoins « catholique » dans le vrai sens du mot ; sa vision était universelle et il ne supportait pas le dénominationalisme exclusif. De plus, tout ce qui ressemblait à une arrogance de prêtre le choquait profondément, quelle que fut la dénomination religieuse. Une lettre écrite à un jeune prêtre anglican, dont la bigoterie dépassait de beaucoup le savoir, nous montre les sentiments les plus profonds de Barnardo. Ce prêtre l'avait violemment accusé d'être, lui homme d'Eglise, avec une « chrétienté qui n'est pas dans l'Eglise », et Barnardo, voyant là une négation de la charité chrétienne, lui dit simplement sa pensée. Les parties les plus vives de cette réponse nous montrent bien l'homme tel qu'il est :

« ... Je suis épouvanté à la vue de la férocité d'un certain homme d'Eglise qui se prépare à vider les chaires des Dissidents d'un seul coup et à rétablir les « décrets d'uniformité ». Que le ciel nous en préserve ! Et la prochaine fois que j'entrerai dans une chapelle et non dans une église, puissiez-vous être là pour le voir !

« Je m'accorde humblement avec le docteur Johnson pour aimer celui qui hait véritablement. Mais ce qui fait franchement dresser les cheveux sur ma tête, c'est de vous entendre vitupérer contre les Dissidents.

« Mon cher ami, vous êtes atteint de la fièvre ecclésiastique et vous « voyez rouge », quand vous apercevez les murs du Petit Béthel ! Mais vous savez qu'il est nécessaire d'escamoter quelques pages d'histoire, quelques chapitres de littérature, un mouvement qui a de l'influence au point de vue moral ou social et plusieurs faits désagréables avant de pouvoir nier que la moitié de notre population est satisfaite de se donner le nom de Dissidente ou de non-conformiste. Faites-le donc !

« ... Je suis là pour rendre ce témoignage que le non-conformiste moyen a accompli autant, si ce n'est plus, que nous, hommes d'Eglise, pour soutenir fermentent les bases de l'orthodoxie et maintenir agréable la vie de l'Angleterre. Vous trouverez les pasteurs dissidents au chevet des malades et des mourants, au plus fort de la lutte pour la pureté et la bonté, aussi prompts et en aussi grand nombre que les évêques, les vicaires, les recteurs et même les curés. Je dis ce que je sais. Je vous confesse que des hommes tels que Horton, Archibald Brown, le docteur Whyte, Spurgeon et Fairbairn (pour ne pas aller plus loin, et je ne prétends pas connaître la dissidence aussi bien que je le voudrais) suffisent à pulvériser, quant à moi, toute accusation contre les Dissidents, comme celle que vous faites. Et je dois reconnaître, humblement que nos libertés civiles et religieuses doivent quelque peu aux quakers. Nous avons tous entendu parler d'Elizabeth Fry, de John Howard, de John Bunyan et d'autres noms également célèbres ! Et de nos jours je crois que nous devons beaucoup, quant au problème social, à Cadbury et aux frères Lever ; aux Chiveres, aux Frys et aux Colmans.

« Non, Monsieur ! Ils nous ont montré la voie dans plus d'un domaine, ces mêmes non-conformistes abhorrés et toutes les classes de notre vieille Angleterre leur doivent une grande reconnaissance et un non moins grand respect. Mais chez vous, toute votre belle connaissance est étouffée sous la haine. Dans ces conditions, je ne pense pas qu'il puisse avoir quelque valeur. Et après ce dernier coup de pioche à votre omniscience, tout en implorant la permission de rester encore un Dissident, par rapport à vos conclusions aveugles, je souscris en toute humilité.

Votre T.-J. BARNARDO. »


On n'a trouvé aucune réponse du pasteur dans les papiers privés de Barnardo.
Nous avons de nombreux exemples de la catholicité, la tolérance, la charité et la largeur des vues religieuses de Barnardo. Toutes les chapelles des « Homes », par exemple, ont été dédicacées, mais aucune d'elles n'a été consacrée. Si elles avaient été consacrées, chacune d'entre elles serait sous le contrôle de l'évêque du diocèse, et deviendrait ainsi, plus ou moins distinctement, anglicane. Comme elles sont dédicacées, leur chaire est ouverte à tout pasteur ou laïque possédant un vrai message. Grâce à cela, bien qu'aujourd'hui la plupart des chapelains des « Homes » soient des pasteurs anglicans, ils peuvent être aussi, comme Barnardo, des évangéliques larges qui coopèrent librement avec les non-conformistes.

La religion de Barnardo n'a 'aucun rapport avec la piété des longs visages moroses ou la tristesse qui affecte des airs de sainteté. Un jour, il railla un pasteur austère en lui disant qu'il semblait « ne pas être d'accord avec la religion qu'il professait » ; et ses milliers de sermons sont remplis des promesses de Dieu, de foi, d'espérance, d'amour et de joie. Il insistait continuellement sur l' « iniquité du péché » et la folie dévastatrice de la vie impie ; mais il présentait toujours l'Évangile comme la Bonne Nouvelle et Christ comme l'ami personnel de l'homme, aussi bien que son Sauveur. En résumé, l'amour était l'Alpha et l'Oméga de sa religion, et si jamais homme enseigna le christocentrisme c'était bien le docteur Barnardo. Son dernier message, délivré à un groupe de jeunes garçons, sur le point d'émigrer, montre bien cette vérité. Parlant sur ce verset, Actes XXVII, v. 29 :
« Ils jetèrent les quatre ancres de la poupe et attendirent le jour avec impatience », il prit comme sujet les « Ancres de l'Âme ». En parlant des quatre sources de la vie Spirituelle, il engagea ces jeunes gens et ces jeunes filles à « tenir ferme », lorsqu'ils travailleraient dans le Nouveau Monde, par : 1° La lecture de la Bible ; 2° La prière ; 3° Une bonne conscience ; 4° Christ lui-même.
J'ai en ce moment sous les yeux les notes relatives à ce dernier discours, écrites de sa propre main : a) Christ le meilleur ami, b) Il vous aime, c) Aimez-le, d) Choisissez Christ, e) Croyez en Lui, f) Luttez pour Lui.

Cet appel est caractéristique de beaucoup d'autres. Mais ce n'est ni dans ses sermons, ni dans ses appels que nous pouvons le mieux juger de la largeur et de la profondeur de la foi de Barnardo. Ce sont les dépouillements accablants de sa vie qui éprouvèrent le plus son âme, et dans ce domaine-là, Barnardo eut sa part. Trois de ses cinq fils le précédèrent dans la tombe ; cependant sa foi ne chancela point. Dans Night and Day, répondant aux centaines de messages de sympathie reçus à l'occasion de la mort de son fils Herbert, un jeune garçon de neuf ans qui promettait beaucoup, emporté rapidement par la diphtérie, il écrivit :
« ... Cette perte douloureuse ne fait qu'intensifier mon désir de poursuivre... l'oeuvre de sauvetage de l'enfance qui m'a été imposée. Tandis que mon cher enfant respirait péniblement dans mes bras et que je contemplais son petit visage contracté, déjà à demi-refroidi, des centaines d'autres visages d'enfants m'apparurent, et d'autres yeux attentifs me regardaient à travers ses yeux qui s'éteignaient. Je ne pus que prendre à nouveau, par la grâce de Dieu, la décision de me consacrer plus entièrement à la tâche bénie du sauvetage de ces petits abandonnés, pour les retirer de la misère et du péché. Maintenant je sais que les voeux de Dieu sont sur moi. Je n'ose pas me dérober à cette tâche. Par Sa grâce j'y demeurerai ! Les petits enfants sont siens ; oui, assurément les enfants appartiennent à Jésus-Christ. Que ce soit véritablement la tâche de toute ma vie de les garder et de les paître pour Lui ».

Les qualités de coeur et d'esprit de Barnardo étaient profondément influencées par la foi qui apportait l'harmonie et l'équilibre nécessaires à une carrière si remplie ; cependant elles méritent une attention particulière. Le docteur Graham Guinness disait un jour en parlant de Barnardo : « Son visage rayonnant, sa voix chaude, son large front, son cerveau puissant, son coeur compatissant, son courage indomptable, sa profonde sympathie, son intense philanthropie, son activité infatigable et sa merveilleuse habileté ». Cet éloge peut paraître exagéré, mais l'auteur de ce portrait connaissait Barnardo mieux qu'aucun autre et après un examen de ce portrait nous voyons que si une seule de ces caractéristiques était omise, il y manquerait quelque chose d'essentiel. Car j'ai reçu, de sources bien différentes, le témoignage que chacun des traits exprimés ici fut tissé dans la chaîne et la trame de son être.

Barnardo avait un esprit logique, scientifique et bien meublé. Sa bibliothèque privée contenait plus de 4.000 volumes ; il savait « quelque chose de chacun d'eux » et « en connaissait parfaitement quelques-uns ». Ceci n'a rien d'étonnant, car entre minuit et trois heures du matin, il passait en général une heure ou deux parmi ses livres, la seule récréation qu'il se permit pendant toute sa vie. Et il savait si bien ordonner ses connaissances, qu'il put être son propre avocat à la cour.

Mais malgré l'étendue de ses connaissances il n'était pas prétentieux. Personne n'excusait plus généreusement que lui ; et il disait toujours que « ceux qui ne modifient aucune opinion ne savent corriger aucune faute ». Il savait qu'aucun homme et aucune institution ne peuvent « monopoliser » la vérité et il aurait été pleinement en accord avec ces paroles de Tagore, : « Si vous fermez la porte à toutes les erreurs, vous empêcherez la vérité d'entrer ! ».

Toutefois, Barnardo ne devait pas uniquement sa puissance extraordinaire à sa pénétration d'esprit, à sa mémoire tenace et à son intelligence bien meublée ; mais bien plutôt à l'unité de son dessein, servi par une ardeur extrême et à la véhémence de son âme. Son esprit et son coeur travaillaient dans la plus étroite communion ; et c'est son coeur qui l'amena d'abord à être le champion de l'Enfance abandonnée. Sa conversion signifiait la consécration de tous ses talents à l'avancement du Royaume de Christ : aussi ne pouvait-il tolérer aucun compromis avec sa conscience et mille incidents nous montrent qu'il était incapable de choisir simplement le moyen le plus facile. Pour lui tous les problèmes étaient essentiellement moraux « Ce procédé est-il bien ou mal ? ».

Par nature, Barnardo possédait un prompt discernement, de l'imagination, de l'originalité et du courage ; il avait une personnalité marquée, une nature affectueuse et un esprit systématique peu ordinaire. Par des efforts concentrés, il développa en lui une grande clairvoyance, l'art de la netteté, de l'expression forte, une méticuleuse notion du détail, une puissante faculté d'organisation, un sens rare pour « placer » les ouvriers et une audace d'action qui laissait souvent ses collaborateurs tout pantois. Sa voiture était connue dans tout l' « East-End » sous le nom de « l'Écossais volant », nom symbolique se rapportant plutôt à sa personne qu'à sa voiture.

Néanmoins, ce serait folie que de croire que Barnardo n'avait pas les défauts de ses qualités. Il était autoritaire, violent, très sensible, incapable de se contenir, même devant son Comité ; et comme il était un Titan de travail, il attendait des collaborateurs beaucoup plus qu'on ne pouvait raisonnablement leur demander. Mais ceci admis, c'était une grande âme ! Son audace lui valut naturellement ses pires ennemis ; cependant il n'entretenait ni haine, ni esprit de vengeance. Comme Lincoln, à qui il ressemblait à bien des égards, il ne montrait « aucune méchanceté envers qui que ce fut, et de la charité envers tous ». Cette charité, à la fin, porta beaucoup de fruits, car pendant les dernières années de sa vie, des centaines de personnes qui, autrefois s'irritaient contre lui, en étaient venues à l'admirer.

Barnardo avait soumis toute la puissance de son esprit et de son coeur au service de l'enfance. On lui demanda un jour pourquoi il paraissait tellement plus jeune que son âge. Il répondit : « Eh ! bien, le secret de la jeunesse perpétuelle est de vivre avec les enfants, et pour eux ! ». Il déclara souvent aussi qu'il n'avait jamais vu d'enfant laid. Il maintenait que chaque enfant avait sa beauté propre, surtout les bébés ; et il acceptait pleinement la parole d'Emerson : « L'enfance est le Messie perpétuel qui revient entre les bras des hommes et plaide avec eux afin qu'ils retournent à Dieu ». En consacrant tous ses talents au service de l'enfant, il croyait faire « le plus pour la grande cause ». Et qui oserait penser qu'il avait tort ? « L'Émancipateur de l'Enfance abandonnée » avait pénétré l'esprit du Christ à un degré unique ; et pour lui, l'innocence du « petit enfant » était le symbole de l'état céleste.

Barnardo fut toujours un véritable camarade pour les garçons et les filles ; et on trouve de nombreux récits de la joie de ses enfants lorsqu'il apparaissait. Personne ne jouait avec autant de spontanéité avec les petits enfants ; puis, le jeu terminé, il pouvait les amener à prier spontanément avec un même zèle, car la prière était pour lui aussi naturelle que le jeu. Mais les relations les plus émouvantes de Barnardo avec « ses enfants » se montrent dans des lettres adressées à sa femme, après certaines visites aux « Homes » des incurables. Il raconte comment les visages souffrants des enfants « rayonnaient soudain de joie à son approche ; et comment il les embrassait, leur parlait, jouait et priait avec eux, les prenait dans ses bras, les promenait et caressait leur « petit visage pâle ». Il raconte aussi que souvent, après avoir passé une heure avec ces « pauvres petits affligés », lorsqu'il « devait enfin partir », il ne pouvait retenir ses larmes à la vue des « chers petits » qui tiraillaient ses vêtements en le suppliant de rester « juste cinq minutes encore ».

Il n'est donc pas étonnant qu'avec un tel amour pour les enfants, Barnardo eut une vive admiration pour tous ceux qui travaillaient d'une façon désintéressée à la « Cause des Enfants » ; et le fait que lui-même et ses méthodes étaient parfois incompris par de tels travailleurs, ne diminuait en rien cette admiration. Un jour, William Quarrier, le fondateur des « Homes » écossais qui portent son nom, agissant sous l'impulsion d'une information de second ordre, publia une critique préjudiciable aux « Homes » de Barnardo. Les amis du Docteur, piqués au vif, lui conseillèrent aussitôt de publier une réponse. Mais il préféra attendre que l'orage eut passé. Puis connaissant bien l'oeuvre excellente que faisait Quarrier, il publia la photographie de ce bon écossais dans son journal, avec une appréciation généreuse de ses « Homes ».

Spurgeon disait un jour : « J'aime Barnardo pour sa bonté et sa gaieté ». Un autre ami intime déclarait qu'il était plein comme un oeuf d'humour, de gaieté et de plaisanterie. Ces observations vont très loin. Arrivant un jour à un dîner qui réunissait des ouvriers, il prit un air d'enterrement et dit, d'un ton triste et plaintif, qu'il venait de perdre un de ses plus vieux amis. Tout le groupe lui exprima sa profonde sympathie. Alors, avec un sourire timide, Barnardo leur raconta qu'il revenait de chez le dentiste et leur demanda de deviner l'identité de son « cher vieil ami ». Au cours d'une de ses visites au Canada, il quitta un jour le Quartier Général pour aller « faire des courses ». À son retour, il s'approcha d'un de ses parents - membre de son groupe - et, d'un air nonchalant, s'écria : « Mon ami, j'ai oublié un petit paquet à la boutique du coin. Ne voudrais-tu pas aller me le chercher ? ». Quand son parent revint en transpirant, tout le groupe éclata de rire. Le « petit paquet » était un énorme melon d'eau qu'il avait dû porter un mille !

Ces saillies enjouées furent particulières à Barnardo jusqu'à la fin. La dernière année de sa vie nous offre des exemples de son indomptable humour. Au début de l'année 1905, relevant d'une grave maladie, il répondit à une dame qu'il connaissait bien et qui lui avait écrit pour lui demander de parler à une réunion le 24 mars. Il expliquait que sa femme l'avait pris en mains, d'après le conseil du médecin, et écrivait : « Je ne suis pas libre, je suis sous une autorité despotique de la pire forme, le Gouvernement féminin ». Puis il ajoute : « J'ai engagé une assez rude bataille pour vaincre le Gouvernement. J'emploie de la dynamite et des bombes ; je crois avoir à l'heure actuelle, renversé quelques-uns des principaux monuments et ébranlé l'autocratie ; aussi est-il possible que je vous écrive un mot le mercredi 1er mars ou que je vous envoie le télégramme suivant : « L'ennemi est parti. Je suis à votre disposition ». Mais, si à ce moment-là, le Gouvernement est renforcé par Borée, je crains d'être obligé de me rendre sans condition. J'ose dire que votre mari sait, le pauvre homme, ce qu'implique une telle capitulation ! ».

Le 27 juillet 1903, huit semaines à peine avant sa mort, Barnardo écrivit une longue lettre à son fils aîné Stuart, alors dans l'Île de la Trinité, l'appelant « mon cher vieux camarade », il lui parla des activités des « Homes » pour le jour anniversaire de la Fondation et de la réunion présidée par le Lord Maire de Londres, à l'Hôtel-de-Ville, pour la célébration de son soixantième anniversaire. Des messages de félicitations étaient venus de toutes les parties du monde, parmi lesquels se trouvait un « télégramme très joyeux » de la Reine. Les orateurs principaux étaient le duc d'Argyll, Lord Brassey et Lord Reay, des évêques et de nombreux pasteurs et théologiens non conformistes. Après un court récit de cette réunion, Barnardo poursuit dans un style tout à fait personnel : « D'après eux, je suis un ange en lunettes et en pantalons, et depuis, je me suis regardé dans une glace pour voir si mes ailes commençaient à pousser, mais je n'ai pu discerner aucun signe de plumage sur mes épaules : j'en conclue donc qu'on a un peu exagéré le travail angélique ».

Le dernier article qu'écrivit Barnardo peut rivaliser d'humour avec les passages les plus vivants d'Oliver Twist. Il est intitulé. Quelques enfants bizarres. Il l'écrivit peu de temps avant sa mort, et ne fut jamais complété ni révisé : il est plein de gaîté. Les caractères parfaitement croqués sont extrêmement vivants. « Jack et Jill » étaient absolument impossibles à réprimer. Par un jour brûlant d'été, la « mère de famille » découvrit « ces deux joyeux lutins en train de prendre leur bain de midi dans la citerne d'eau potable de la maison ». C'était plus vaste que le prosaïque tub dans lequel on les baignait d'ordinaire.

Mary Smith était une petite bohémienne, née dans une roulotte. Au début, elle était aussi difficile à apprivoiser qu'un chat sauvage ; et ses yeux brillants, ses cheveux ébouriffés et son air sauvage, lui donnaient un air félin. De plus, « Mary pouvait battre, mordre et griffer - et elle le faisait ». Pendant plusieurs jours, elle fut la terreur des « Homes ». Puis il y eut un miracle. La « mère de famille » vidait un jour un vieux buffet lorsqu'apparut, au milieu des trésors, une poupée cassée et tout abîmée.
Mary la saisit aussitôt :
- Oh ! la chère poupée vivante ! Est-ce que je peux la garder ? Est-ce que je peux la garder ?
- Ce n'est pas une poupée vivante, dit l'une des fillettes...
- Elle est vivante répondit Mary, et elle se mit à souffler et à cracher sur la petite fille. Elle l'est ! Elle l'est ! C'est une vraie poupée vivante ! et elle se mit à trépigner de rage.

La « mère de famille » intervint :
- Non, ma chérie, la poupée n'est pas vivante. Que veux-tu dire ?

Avec difficulté, Mary expliqua que la poupée avait deux yeux, un nez, quelques boucles de cheveux sur sa tête prématurément chauve et quelques vêtements qu'on pouvait enlever et remettre. Si ce n'était pas une poupée vivante que pouvait-elle donc être ? Elle n'en n'avait jamais vu de semblable auparavant.
- Quoi ! n'as-tu jamais eu de poupée ?
- Oh ! oui Madame.
- Eh ! bien, comment était-elle ?

Mary expliqua alors que sa poupée était un morceau de bois, ramassé dans une haie, autour duquel elle avait attaché un morceau de chiffon. C'était la seule poupée que Mary eut jamais possédée ! ».
Maintenant la « mère de famille » avait un « levier » pour agir. Mary pouvait garder la poupée vivante, à condition d'être sage. Ce fut le début de la transformation de cette petite bohémienne. Sur le champ elle accepta, sans mordre ni se débattre, de se laisser coiffer, baigner et même mettre au lit.

« Sammy et Smut » est la plus belle histoire du groupe. Sammy était un personnage qui aurait plu à Dickens. Ce petit gamin qui pleurnichait, reniflait, louchait et dont le visage et les mains étaient « constellés de verrues », avait été recueilli une nuit par Barnardo, au marché de Covent Garden ; tandis que Smut, le complice de tous ses exploits, était un fox-terrier sans queue avec des oreilles tailladées, que « dans un moment de faiblesse » le Docteur avait permis à Sammy d'amener avec lui au « Home ». Les escapades et le vacarme de ce gamin et du chien son complice ne peuvent être racontées ici. Il nous suffit de savoir que les maîtres, les « mères de famille » et les moniteurs, ainsi que Barnardo lui-même, « perdirent presque la tête pour venir à bout des innombrables et quotidiennes ruses de Sammy et Smut ».

Le sens profond de la gaieté chez Barnardo, l'aida dans une grande mesure, à rendre ses relations avec son personnel à la fois humaines et cordiales. L'auteur a eu le privilège, d'avoir des entrevues prolongées avec plusieurs de ceux qui ont travaillé avec Barnardo pendant de longues années ; et si jamais un personnel fut unanime pour louer son chef, c'était bien le sien. Un vieillard disait : « L'esprit que le Docteur inspirait à tous ses collaborateurs peut s'exprimer en un mot : « Venez » et non « Allez ». Nous sentions tous, quelle que fût la difficulté de notre tâche, que notre Chef était pour nous un exemple qui nous laissait loin en arrière ! ». Écoutons les remarques d'un autre vieux travailleur : « Je doute qu'un homme possédât jamais un génie supérieur pour inspirer à ses collaborateurs le désir de faire uniquement de leur mieux ». On peut recueillir de toute part de semblables témoignages. Peu de chefs ont attendu de leurs lieutenants autant que Barnardo, et il en est peu dont les espérances se sont si merveilleusement réalisées. Un collègue n'était pour lui d'aucune utilité s'il n'avait pas mis tout son coeur dans « la cause des enfants » ; et attirant auprès de lui des hommes consacrés à cette tâche, il possédait un pouvoir particulier pour les placer. Il dit un jour : « J'aimerais mieux avoir une entrevue de cinq minutes avec un homme, qu'une pile d'attestations. Et les résultats justifiaient sa revendication. Il était doué d'une rare faculté de pénétration de l'âme humaine.

Cependant, malgré l'importance qu'il donnait aux entrevues personnelles, il lui arriva d'être déçu quelquefois. Dans sa correspondance privée, je trouve une lettre qu'il écrivait à sa femme, en visitant un centre de traitement spéciaux, en 1889. Après une description de ses « petits chéris » et de leur maladie, il conclue : « Soeur M., qui travaille ici, ne s'occupe pas d'eux le moins du monde. Elle n'a jamais embrassé un seul enfant depuis son arrivée ! Elle n'a pas de coeur envers ces pauvres chéris qui ont plus besoin d'affection que de médecine. Elle doit quitter le 18 ! ».

Barnardo s'écria souvent : « L'amour est la puissance qui règne sur ces « Homes ». Le monument de l'oeuvre de sa vie, ne peut être décrit comme une institution : c'est une série de « Homes » dans lesquels domine l'esprit de famille. Personne ne comprit mieux que Barnardo que l'ultime succès de sa Mission dépendait des hommes et des femmes dont il s'entourait. Et son personnel était véritablement consacré. Il louait souvent leur fidélité, leur habileté et leur zèle, car certains d'entre eux n'avaient pas manqué un seul jour à leur travail pendant vingt-cinq ans, si ce n'est pour leur congé annuel. Mais sa gratitude ne s'exprima peut-être jamais d'une manière aussi nette que le jour de son cinquantième anniversaire, lorsque son personnel lui offrit un beau carillon. Reconnaissant sa « grande dette » envers ses « fidèles compagnons d'oeuvre... dont le succès, accordé par Dieu à leur travail persévérant, est une juste récompense ». Il continue : « On m'accorde souvent l'honneur qui leur est dû... Je suis souvent confus de la grande place que l'on donne à ma personne dans une entreprise dont les fardeaux ont été réellement, silencieusement et héroïquement portés par un groupe magnifique de travailleurs, hommes et femmes, dont nos souscripteurs ignorent même les noms ».
Cette appréciation s'exprima bientôt d'une manière plus tangible. Le jour de son soixantième anniversaire, il reçut de quelques amis un don personnel de 100 livres. Mais il ne garda rien pour lui. Cette somme entière fut versée à un fond spécial qu'il avait créé, au bénéfice de son personnel.

Barnardo disait souvent : « Je ne voudrais pas changer ma vie et mon travail pour ceux de tout homme de ma connaissance. Si je devais recommencer ma vie, j'agirais absolument de la même façon, mais... avec moins de fautes ». Cet enthousiasme pour la cause des enfants créa dans une large mesure, dans le coeur de ses aides, une véritable dévotion pour lui. Tous savaient qu'il avait mis tout son coeur dans son oeuvre, et son exemple était pour eux lumineux.

Mais ses encouragements affectueux affermissaient aussi leurs résolutions et les incitaient à continuer. Voici une lettre caractéristique qu'il écrivait à un ouvrier éprouvé : « Je ne veux pas laisser passer cette époque de fêtes sans vous envoyer un message cordial de remerciements pour les grands services que vous avez rendus à notre oeuvre l'année dernière. Je suis de plus en plus sensible à votre grande aptitude et plus reconnaissant d'avoir un collaborateur si loyal et si infatigable. Que Dieu vous bénisse, mon cher compagnon d'oeuvre et puissions-nous travailler longtemps ensemble. Ce petit chèque que je vous demande d'accepter, comme cadeau de Noël, n'est qu'une chose vulgaire à vous offrir, mais à vrai dire, je ne savais absolument pas qu'acheter et vous ai laissé ce soin ; vous choisirez quelque chose dont vous avez besoin et qui vous rappellera votre ancien camarade.
« Tous mes voeux de Noël pour vous et les vôtres ! »

Peu d'hommes ont été aussi heureux que Barnardo dans leur vie de famille ; mais il en est moins encore qui aient eu si peu de temps pour en jouir. Ses « Homes » l'appelaient constamment loin de son propre foyer : car l'adoption de « la Plus Grande Famille du Monde » le privait de la plus grande partie du temps qu'il aurait naturellement dû passer avec ses propres enfants. Dans la semaine, il ne prenait en général aucun repas chez lui, si ce n'est le petit-déjeuner, et le dimanche il partait souvent pour aller parler « en faveur des enfants ». Toutefois, le petit-déjeuner était une heure de véritable fraternité, car il commençait par le culte de famille : le Docteur en était le « Grand Prêtre ».

Les vacances étaient également attendues joyeusement et on en gardait un souvenir sacré, car sa famille le réclamait pour elle seule. Et ils jouaient bruyamment tous ensemble comme des écoliers de la vie en vacance. Mais si Barnardo était un grand frère parmi ses propres enfants, il pouvait aussi les conseiller comme le plus sage des pères. Quel père a jamais écrit une lettre plus compréhensive à son fils adolescent que Barnardo à son plus jeune fils, Cyril, alors à l'école :


MON CHER ENFANT,

J'espère que tu travailleras très bien ce trimestre. Le mieux est de mettre tout ton coeur dans tout ce que tu fais, au jeu, comme au travail. Certains jeunes gens sont très enthousiastes du foot-ball, du criket et de la bicyclette, mais ils ne s'intéressent pas du tout à leurs leçons, n'y mettent jamais leur coeur et n'avancent jamais. J'espère maintenant que tu ne voudras pas leur ressembler, mais que tu travailleras dur et ferme, aussi bien en classe qu'au jeu. Par-dessus tout, mon cher enfant, ne fais jamais rien de méprisable. Il est méprisable de mentir, de laisser accuser un autre à sa place, de prendre un avantage sur un camarade qui ne sait pas les choses aussi bien que toi, de prendre quelque chose qui ne t'appartient pas, même s'il s'agit d'un timbre-poste, d'un crayon ou d'un bouton.
Demeure honnête, Cyril, et parfaitement droit en toutes choses.
Dis toujours la vérité, et uniquement la vérité, en toute occasion.
Garde ton esprit et tes pensées dans la pureté. N'écoute jamais lorsqu'un de tes camarades voudra te dire des choses grossières. Ne regarde pas si un de tes camarades fait le mal. Ne souille jamais, avec des paroles impures, tes lèvres que ta mère a baisées.
Souviens-toi que tu es mon enfant, le fils du Docteur Barnardo ; et éloigne-toi de tout ce qui est mal et déshonorant à cause de ta mère et de moi-même.
N'oublie pas de prier chaque jour. Si nous demandons à Dieu de nous garder et si nous le voulons vraiment, Il le fera. Et si nous sommes tentés, alors nous serons forts pour résister à Satan.
Ne déchire pas cette lettre, mais garde-la soigneusement jusqu'à ce que je te revoie. Lis-la, deux ou trois fois tout seul et demande à Maman de te l'expliquer entièrement.
Au revoir, mon enfant chéri, que Dieu te garde et te bénisse.
Ton père qui t'aime.

Thomas J. BARNARDO.


Les relations intimes de la vie de famille de Barnardo, dans la joie ou la peine, l'aidèrent dans une large mesure à mieux comprendre tout le problème de l'enfance. Une mère n'aurait pas eu un coeur plus tendre et plus compréhensif, ni autant de tact devant les profonds chagrins. Son fils Kennie, remarquablement doué, était son idole. Pourtant il fut frappé par la mort, à l'heure où il promettait tant. La coupe de douleur de Barnardo était pleine jusqu'au bord. Néanmoins, à Bow Cemetery, le cercueil de Kennie, tout chargé de couronnes, vint à passer devant la tombe d'un enfant de l' « East-End » qu'on allait enterrer sans une fleur. Barnardo prit deux couronnes et, s'approchant des parents désolés : « Ces fleurs - dit-il - sont de mon enfant pour le vôtre ».




Peu de temps après son cinquantième anniversaire, Barnardo ressentit les premiers symptômes d'une maladie de coeur qui, plus tard, l'affaiblit beaucoup. Tout enfant il avait été délicat, mais à dix ans il était devenu un garçon robuste et, pendant quarante années, il jouit d'une santé exceptionnelle. « Au cours de cette période - disait un de ses amis - il avait l'énergie d'un géant et il s'en servit comme tel. » Lorsqu'il commença son oeuvre, il parcourait souvent les rues de l' « East-End » jusqu'aux premières heures du matin et comme à cette époque il avait des pied-à-terre, en différents endroits de ces quartiers mal famés, il allait dormir dans la chambre la plus proche de ses derniers exploits. S'il n'employait pas toujours son temps ainsi, il se couchait néanmoins très tard, car il lui arriva de lire plus d'un livre après minuit. Plusieurs de ses collaborateurs des premières années avaient remarqué qu'il se retirait souvent à trois heures du matin pour se lever à huit heures. Et jusqu'à la fin, il sacrifia son sommeil d'une manière étonnante. Au moment du procès Roddy à la Cour d'Appel, un soir, il ne se coucha pas du tout, mais passa toute la nuit à préparer son dossier. Puis, une heure avant l'audience, par un matin de janvier, il prit un bain rapide dans une piscine d'eau froide à Stepney Causeway et continua, tout à fait éveillé, à plaider sa propre cause. Il n'est pas certain qu'il ait dormi en moyenne six heures par nuit, au cours des quarante années de son oeuvre de sauvetage, et il lui arriva de travailler seize à dix-huit heures par jour, pendant plusieurs mois.

L'origine de la maladie de coeur qui le frappa de temps en temps, pendant les dernières années de sa vie, n'est donc pas difficile à retrouver. S'il avait ménagé ses forces après la première attaque, il aurait pu vivre encore vingt ans. Mais le repos et le loisir lui étaient étrangers. Si jamais homme fut prédestiné à s'user complètement et non à se rouiller, c'était bien lui. Une oisiveté forcée pendant un certain temps aurait consumé son âme. Il n'est donc pas surprenant que ses docteurs trouvassent qu'il était un malade difficile. Aussitôt après sa première maladie, en 1895, il avait pris de bonnes résolutions pour abréger ses heures de travail. Mais les nécessités de la cause étaient pressantes, et il devait dépenser ses forces aussi longtemps qu'il en aurait. De plus, tout docteur en médecine qu'il fut, il chérissait une idée profondément enracinée, à savoir que le travail n'a jamais tué personne ; alors, si ses jours étaient comptés, pourquoi ne pas les utiliser pour le mieux ?

Il eut six ou sept attaques si violentes que les docteurs l'envoyèrent aux Bains de Nauheim pour un traitement spécial qui lui fit certainement beaucoup de bien. Mais c'était un malade vraiment incorrigible. Il admit une fois ceci « Je n'obéis à mon docteur que si cela me convient ». Et il ne resta jamais assez longtemps à Nauheim pour que le traitement fut efficace. Et même pendant ces cours voyages obligatoires pour sa santé, son coeur était dans l' « East-End ». Après trois jours passés sur la Riviera, il écrivait : « Je commence à être vraiment confus de m'attarder parmi les oisifs qui se chauffent au soleil avec luxe, sur la côte méditerranéenne... Malgré la magnificence des environs, les paysages éclatants, l'exubérance presque tropicale du feuillage et des fruits, je sens que j'étais mille fois mieux là-bas et que rien ne pourrait m'amener à échanger les lieux familiers de l' « East-End » et tous leurs inconvénients pour un séjour prolongé dans le « Midi ensoleillé ».

La dernière maladie de Barnardo survint au cours de l'été 1905. Le 31 août les docteurs lui ordonnèrent un séjour au Bains de Nauheim. En voyage, à Cologne, il fut gravement atteint d'un lumbago, et à Nauheim la maladie ne céda pas au traitement comme précédemment. Il sentit comme par un pressentiment qu'il lui faudrait être chez lui, auprès de sa femme. Aussi se remit-il en route pour l'Angleterre. Mais le 9 septembre, Madame Barnardo reçut un télégramme de Paris disant qu'il était atteint d'une crise très grave d'angine de poitrine. Madame Barnardo, Cyril et le docteur Frederick Barnardo, se rendirent en toute hâte auprès de lui et le trouvèrent dans un état si critique, que les spécialistes français n'en répondaient plus. Cependant les soins de sa femme firent merveille ; le 14 septembre elle put le ramener chez elle à Londres. Pendant deux jours il eut des hauts et des bas.

Le troisième jour il était assez remis pour lire une pile de lettres importantes ; le lendemain il fit venir son secrétaire et lui dicta pendant plusieurs heures des réponses urgentes. Le 19 septembre fut occupé de la même manière. De dix heures du matin à quatre heures de l'après-midi la correspondance remplit tout son temps. Puis, ayant dit au revoir à son secrétaire pour ce jour-là et, se sentant fatigué, il se reposa dans un fauteuil et dormit paisiblement. À six heures moins le quart il s'éveilla et le thé fut servi aussitôt. Il paraissait en jouir réellement, lorsque se tournant vers sa femme, il s'écria : « Oh ! Syrie, ma tête est si lourde ! ». Il inclina sa tête sur l'épaule de sa femme ; il respirait péniblement. Un instant plus tard, à six heures exactement, son esprit passa dans le grand Au-delà.
Thomas John Barnardo mourut à soixante ans. Il avait adopté soixante mille enfants indigents.


Le Grand Moissonneur trouva la maison de Barnardo en ordre. Le docteur savait, d'après la nature de sa maladie, que sa mort serait prompte et c'était son désir. Il ne craignait pas la mort. Il avait été deux fois dans des accidents de chemin de fer où plusieurs de ses compagnons de voyage avaient été tués dans le compartiment où il était, et pendant certaines de ses crises cardiaques, l'ombre de la mort planait au-dessus de lui. Il écrivait, dans une de ses dernières lettres, à une amie qui venait de perdre son mari : « J'ai vu la mort face à face. Trois fois, la vie m'a été rendue... Mais. Oh ! je puis vous dire que pour le chrétien, la mort n'est pas aussi sombre qu'on l'a dit. Je me sentais dans les bras d'un ami... ». Il avait fait aussi son testament, et s'il laissait peu de biens terrestres, il léguait à ses successeurs une glorieuse Déclaration de Foi. Le premier article de son testament est le suivant : « La mort et le tombeau ne sont que des liens temporaires ; Christ a triomphé d'eux ! J'espère mourir, comme j'ai vécu, dans la foi humble et assurée en Jésus-Christ que j'ai servi si imparfaitement et que je reconnais pour mon Sauveur, mon Maître et mon Roi ».

Madame Barnardo reçut d'innombrables messages de sympathie des admirateurs de son mari, du monde entier, parmi lesquels le Roi, la Reine, l'Archevêque de Cantorbéry, des Ministres d'État, des hommes politiques, des pasteurs, des missionnaires, des éducateurs et des directeurs d'oeuvres sociales, des « anciens et anciennes » et des pauvres de l' « East-End ». Vingt-quatre heures plus tard, il devint évident qu'il faudrait faire des funérailles nationales.

Le 22 septembre, le corps fut transféré de la maison du docteur, dans le quartier de Surbiton, à Edinburg Castle, quartier de Limehouse, où Barnardo avait si souvent prêché l'Évangile aux pauvres. Pendant cinq jours il fut exposé là, en grande cérémonie, et de l'aube au crépuscule, une foule immense défila devant le cercueil entouré de fleurs pour apercevoir une dernière fois, celui qui était maintenant universellement reconnu comme l' « émancipateur et l'ami de l'enfance indigente ». Le samedi, un service commémoratif eut lieu dans le « Castle », et une faible partie seulement de ceux qui demandaient à être admis purent arriver près de la porte. Mais l'affection du peuple se manifesta surtout le mercredi 27 septembre. Le cortège funèbre se rendant à la gare de Liverpool Street, traversa tout le centre de l' « East-End », et jamais le peuple de l' « East-End » n'avait témoigné et ne témoigna depuis une telle affection. Dans le cortège funèbre se trouvaient 1.500 « garçons Barnardo » représentant le passé et le présent ; il y avait aussi un grand nombre de représentants des centres philanthropiques, sociaux, religieux et d'éducation, ainsi que des fonctionnaires des « Homes » et une grande foule de toutes les classes de la société. Ceux qui tenaient le drap mortuaire étaient tous des compagnons d'oeuvre de Barnardo, et immédiatement derrière le char funèbre, « Peer », le cocher du docteur pendant vingt-cinq ans, conduisait son cheval qui tirait une voiture vide. On ne verrait plus l' « Écossais volant » se hâter sur sa route habituelle !

Cependant l'affection de l' « East-End » s'exprimait de la façon la plus touchante, dans les artères surpeuplées. Des milliers de personnes remplissaient les rues par lesquelles passait le cortège funèbre. La circulation avait été arrêtée tout le long du parcours. Les chrétiens et les juifs rendaient également hommage au plus grand ami de l'« East-End » et de l'enfance abandonnée que l'Angleterre eut jamais connu. La multitude se découvrait devant sa dépouille mortelle ; la plupart des gens s'inclinaient. Dans la foule se trouvaient des groupes de petits marchands de journaux qui avaient rassemblé leurs « pennies », afin d'acheter des couronnes pour orner la bière du docteur ; et des milliers de mères qui remerciaient Dieu parce que leurs enfants vivaient dans des conditions plus heureuses qu'il n'eut été possible si Barnardo n'avait pas commencé sa croisade du sauvetage de l'enfance. La circulation fut arrêtée sur un parcours de trois « miles » et partout la multitude exprima son hommage et sa vénération qu'elle n'accorde qu'à ceux qu'elle aime le plus profondément. Des hommes, des femmes et les enfants sanglotaient bruyamment. Une pauvre femme, incapable de contenir son émotion, exprima tout haut le sentiment de milliers d'autres : O Dieu rends-le nous ! O, rends-le, nous ! ».

À la gare de Liverpool Street, Madame Barnardo se joignit à la multitude affligée, et là, de nouveau, le trafic fut arrêté pendant quelques instants, tandis qu'au son des tambours voilés de crêpe, le cercueil était transporté jusqu'à un train spécial.
Sous le couvert d'une immense tente élevée sur les terrains du « Girls Village Home », le service funèbre fut présidé par l'évêque de Barking, assisté d'autres pasteurs. Et malgré la pluie qui tombait à torrent, l'immense tente était pleine à craquer, tandis que des centaines de personnes qui se tenaient hors de la tente, en particulier des jeunes filles du « Girls Village » sanglotaient amèrement.

Le sermon funèbre fut prêché par le Chanoine Fleming qui déclara : « Connaître le docteur Barnardo, c'était l'aimer, et travailler avec lui, c'était respirer l'esprit de Christ ». C'est pourquoi il prédit que Barnardo prendrait sa place parmi les amis et les grands émancipateurs des hommes, auprès de John Howard, Elizabeth Fry, William Wilberforce, Lord Shaftesbury et tous les autres saints qui ont été le sel de la terre.
Le service terminé, le corps fut placé dans l'église du « Village Home », où il fut exposé pendant plusieurs jours. Puis il fut incinéré, selon la volonté de Barnardo, et ses cendres furent placées le 4 octobre dans le plus beau site du village.

Deux ans et demi plus tard, le jour anniversaire de la fondation, fut inauguré un magnifique monument sur la tombe de Barnardo, la plus belle oeuvre assurément de l'éminent artiste, feu George Crampton R. A. Au sommet, se trouve une grande statue représentant la charité tenant deux bébés dans ses bras ; au centre est placé un médaillon du docteur Barnardo. Au-dessous, nous pouvons voir, juste au-dessus du socle, une magnifique sculpture représentant trois fillettes du « Village Home » dont une infirme. Autour du monument, se trouve un banc de pierre semi-circulaire, au sommet duquel est gravée l'inscription suivante : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez pas, car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent », et : « Toutes les fois que, vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites ». Au centre est gravé un extrait du premier article du Testament de Barnardo, cité plus haut.




Des prophètes s'élèvent de temps en temps, qui, particulièrement sensibles aux maux de leurs frères moins privilégiés, s'abaissent pour porter leur joug ; qui, déplorant « la cruauté des hommes entre eux », révèlent à nouveau l'amour et la miséricorde de Dieu ; qui, inspirés eux-mêmes par la vision d'un jour nouveau, ne cessent de travailler pour hâter son aurore.
Ces prophètes sont le sel de la terre et Barnardo était l'un d'entre eux. Le Royaume de l'Enfance, de par le monde, est devenu à jamais plus joyeux par la vie qu'il a vécue. Affrontant une époque dont l'évangile économique était la politique du « Laissez faire », il lui opposa une foi puissante et créatrice et, dans la vigueur de cette foi, il conduisit « la cause des enfants » à la victoire. Aussi longtemps qu'on entendra le rire joyeux des petits garçons et des petites filles, son oeuvre vivra...

MONUMENT DE BARNARDO AU MILIEU DE SES « HOMES »


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