Ce qui frappe, dans le cours de l'histoire,
c'est combien les pionniers et les
prophètes, méprisés et
persécutés par les puissants de leur
siècle, se sont élevés dans la
mémoire des hommes, honorés comme
conducteurs spirituels, émancipateurs,
tandis que ces mêmes puissants personnages
orgueilleux de leur pouvoir, ont pris dans le
souvenir de l'humanité une taille de
pygmées.
Jésus-Christ fut d'abord
crucifié et ensuite proclamé
« Le Sauveur du Monde ». Quant
aux hommes puissants de son époque, on n'a
gardé le souvenir que de leur faiblesse, de
leur arrogance, de leur manque de vision et de foi.
Toutes les civilisations connues jusqu'ici ont
commencé par lapider d'abord leurs
prophètes et ont fini par élever plus
tard des monuments à leur
mémoire.
Et l'histoire moderne n'a guère
contredit à ce principe antique. Nombreuses
sont les célébrités d'une
époque dont la vie, en trois, quatre ou cinq
volumes, était à la place d'honneur
dans les bibliothèques de nos
grands-pères, qui ne sont pas même
nommées de nos jours, complètement
tombées dans l'oubli.
Mais tandis qu'ils s'effaçaient
peu à peu de nos mémoires, voici
qu'un petit groupe de leurs contemporains s'est
élevé à la stature des
géants et il est étrange que ces
derniers aient été traités
avec mépris par les premiers. Ceux-ci
étaient principalement des chefs militaires et
politiques,
enivrés par les viles flatteries des
flagorneurs, ou obsédés par
l'idée qu'ils étaient nés pour
gouverner. Ceux-là étaient avant tout
des chefs de croisade et des pionniers qui,
regardant par la foi vers un âge meilleur,
mirent au coeur de leurs contemporains de
travailler pour hâter son aurore.
Peu de noms aujourd'hui enflammeraient
autant notre imagination que ceux de William
Wilberforce, Lord Shaftesbury et Abraham Lincoln.
Ils étaient les héros des croisades
libératrices, tous inspirés par un
idéalisme qui les conduisit à
consacrer tous leurs talents, non pas à une
carrière, mais à une cause. Tous
endurèrent avec courage les moqueries les
plus cruelles. Ils devinrent les cibles de la
malice et du ridicule, ils furent l'objet des
satires et du mépris des « grands
et des sages ». Mais, tandis que leurs
diffamateurs ont disparu de la scène de
l'histoire, où se sont ratatinés
jusqu'à devenir des esprits à la voix
faible et sépulcrale, ces pionniers sont
encore debout plus fermes que jamais,
véritables libérateurs de leur
siècle.
Or, parmi ces pionniers et
prophètes qui nous paraissent encore plus
grands dans la perspective de l'éloignement,
se trouve le docteur Thomas John Barnardo. Il est
digne de prendre la première place devant
les trois émancipateurs que nous avons
nommés plus haut, comme
« Émancipateur de l'Enfance
abandonnée ». Mais son nom doit
toujours être associé d'une
façon particulière à celui de
Shaftesbury : car, si la maxime suivante est
exacte, « toute réforme durable
doit commencer par l'enfant »,
Shaftesbury et Barnardo sont les deux
réformateurs les plus sages de tous les
temps. Ils consacrèrent tous deux leur vie
au travail social parmi les malheureux, les enfants
exploités ou indigents ; ils
travaillèrent ensemble pour demain
plutôt que pour aujourd'hui ; tous deux
croyaient profondément que si un peuple
voulait purifier les sources de sa vie nationale,
il lui fallait commencer par le milieu où vit
l'enfant et semer
les graines de l'intégrité et de
l'utilité dans le coeur et l'esprit des
jeunes. Le sens de leurs efforts nous est
révélé par un artisan, non
moins honorable du bien-être de l'enfance, le
pasteur Benjamin Vaugh, fondateur de la
Société nationale pour la
prévention de la cruauté envers les
enfants. Il déclara : « En
protégeant les jeunes contre le mal auquel
ils sont exposés, Lord Shaftesbury et
Barnardo furent nos devanciers ». Et
Vaugh connaissait parfaitement ce dont il parlait,
car grâce à l'héritage
spirituel de l'École du dimanche et de
« Ragged School », Shaftesbury
et Barnardo avaient, par leurs efforts persistants,
éveillé tout d'abord dans le public
britannique, puis dans les peuples de langue
anglaise et finalement dans la
chrétienté en général,
une nouvelle notion de la vie de l'enfant ; et
par conséquent une action nouvelle et
puissante en sa faveur.
Tout ce que nous venons de dire est
jusqu'ici assez abstrait et le sujet de ce chapitre
est, au contraire, très concret. Nous avons
hâte maintenant de poser les questions
suivantes : Comment Barnardo devint-il le
grand pionnier de son époque ? Quels
étaient les traits dominants de son
caractère ? Et dans quelle mesure se
sont-ils imprimés dans le caractère
national du peuple qu'il a servi ? En
résumé, quelle était la vie
spirituelle et psychique de cet homme qui, avec la
perspective de la distance, tient, au cours des
années, une place de plus en plus grande
parmi les pionniers et les prophètes e sa
race ?
Au cours des chapitres
précédents, certaines de ces
questions ont reçu une réponse
partielle. Maintenant le moment est venu d'examiner
de plus près toutes ces questions.
La première et la plus importante
des forces qui formèrent le caractère
de Barnardo et firent de lui un homme remarquable,
était sans aucun doute la religion, qui
inspira ses premiers efforts et le soutint dans toutes
les vicissitudes de
sa
vie. Pour lui, la religion était une partie
plus intime de son être que l'air qu'il
respirait ou la nourriture qu'il absorbait.
C'était pour lui le centre et le but de la
vie.
Depuis sa conversion et jusqu'à
sa mort, Barnardo fut ouvertement un
chrétien évangélique. Mais
ceci ne veut pas dire que sa religion fut quelque
chose de statique. Bien au contraire !
L'évolution de ses convictions religieuses
est très nette. Dans sa jeunesse, sous
l'influence des
« Frères », il croyait
qu'on ne devait admettre à la Table du
Seigneur que les chrétiens baptisés
par immersion. Vers le milieu de sa vie, devenu
non-conformiste libéral, il était
beaucoup moins intéressé par les
doctrines et les dogmes, et pendant les douze
dernières années de sa vie, lecteur
laïque dans l'Eglise anglicane, il
était prêt à coopérer
avec tous, quelle que fût leur
dénomination, si seulement ils
« aimaient le Seigneur Jésus en
esprit et en
vérité ».
Les bases de la vie religieuse de
Barnardo étaient les principales doctrines
protestantes. La Bible tout entière dans la
langue maternelle, le salut par la foi et le
sacerdoce de tous les véritables croyants,
étaient les principes qu'il aima de plus en
plus, jusqu'à la fin Il croyait que sans la
Bible entière, traduite dans la langue
maternelle du peuple, la religion était
susceptible de dégénérer en un
système de rites à demi magiques. Il
maintenait que les oeuvres chrétiennes
étaient aussi bien le propre de la foi qui
sauve, que la lumière est une
propriété du soleil ; et il
déclarait que tout croyant véritable
est un sacrificateur car il doit s'occuper des
choses sacrées.
Nous admettrons que l'anti-catholicisme
de Barnardo était teinté de
prévention ; mais si on se rappelle la
façon dont l'avaient traité les
agents de Manning, ceci était
peut-être regrettable, mais bien
naturel.
La cause principale de l'aversion de
Barnardo pour le catholicisme se trouvait dans son
attachement à un principe
auquel s'opposait la hiérarchie
papale : la liberté de conscience.
L'idée d'un pape ou d'une Église
infaillible l'écoeurait ; il abhorrait
les dogmatismes d'une caste
hiérarchique ; tandis que le souvenir
de l'Inquisition était toujours pour lui le
symbole d'une fausse puissance spirituelle.
Mais si Barnardo avait peu de sympathie
pour l'interprétation du christianisme par
les catholiques romains, il était
néanmoins « catholique »
dans le vrai sens du mot ; sa vision
était universelle et il ne supportait pas le
dénominationalisme exclusif. De plus, tout
ce qui ressemblait à une arrogance de
prêtre le choquait profondément,
quelle que fut la dénomination religieuse.
Une lettre écrite à un jeune
prêtre anglican, dont la bigoterie
dépassait de beaucoup le savoir, nous montre
les sentiments les plus profonds de Barnardo. Ce
prêtre l'avait violemment accusé
d'être, lui homme d'Eglise, avec une
« chrétienté qui n'est pas
dans l'Eglise », et Barnardo, voyant
là une négation de la charité
chrétienne, lui dit simplement sa
pensée. Les parties les plus vives de cette
réponse nous montrent bien l'homme tel qu'il
est :
« ... Je suis
épouvanté à la vue de la
férocité d'un certain homme d'Eglise
qui se prépare à vider les chaires
des Dissidents d'un seul coup et à
rétablir les « décrets
d'uniformité ». Que le ciel nous
en préserve ! Et la prochaine fois que
j'entrerai dans une chapelle et non dans une
église, puissiez-vous être là
pour le voir !
« Je m'accorde humblement avec
le docteur Johnson pour aimer celui qui hait
véritablement. Mais ce qui fait franchement
dresser les cheveux sur ma tête, c'est de
vous entendre vitupérer contre les
Dissidents.
« Mon cher ami, vous
êtes atteint de la fièvre
ecclésiastique et vous « voyez
rouge », quand vous apercevez les murs du
Petit Béthel ! Mais vous savez qu'il
est nécessaire d'escamoter quelques pages
d'histoire, quelques chapitres
de littérature, un mouvement qui a de
l'influence au point de vue moral ou social et
plusieurs faits désagréables avant de
pouvoir nier que la moitié de notre
population est satisfaite de se donner le nom de
Dissidente ou de non-conformiste. Faites-le
donc !
« ... Je suis là pour
rendre ce témoignage que le non-conformiste
moyen a accompli autant, si ce n'est plus, que
nous, hommes d'Eglise, pour soutenir fermentent les
bases de l'orthodoxie et maintenir agréable
la vie de l'Angleterre. Vous trouverez les pasteurs
dissidents au chevet des malades et des mourants,
au plus fort de la lutte pour la pureté et
la bonté, aussi prompts et en aussi grand
nombre que les évêques, les vicaires,
les recteurs et même les curés. Je dis
ce que je sais. Je vous confesse que des hommes
tels que Horton, Archibald Brown, le docteur Whyte,
Spurgeon et Fairbairn (pour ne pas aller plus loin,
et je ne prétends pas connaître la
dissidence aussi bien que je le voudrais) suffisent
à pulvériser, quant à moi,
toute accusation contre les Dissidents, comme celle
que vous faites. Et je dois reconnaître,
humblement que nos libertés civiles et
religieuses doivent quelque peu aux quakers. Nous
avons tous entendu parler d'Elizabeth Fry, de John
Howard, de John Bunyan et d'autres noms
également célèbres ! Et
de nos jours je crois que nous devons beaucoup,
quant au problème social, à Cadbury
et aux frères Lever ; aux Chiveres, aux
Frys et aux Colmans.
« Non, Monsieur ! Ils
nous ont montré la voie dans plus d'un
domaine, ces mêmes non-conformistes
abhorrés et toutes les classes de notre
vieille Angleterre leur doivent une grande
reconnaissance et un non moins grand
respect. Mais chez vous,
toute votre belle
connaissance est étouffée sous la
haine. Dans ces conditions, je ne pense pas qu'il
puisse avoir quelque valeur. Et après ce
dernier coup de pioche à votre omniscience,
tout en implorant la permission
de rester encore un Dissident, par rapport à
vos conclusions aveugles, je souscris en toute
humilité.
Votre T.-J. BARNARDO. »
On n'a trouvé aucune réponse du
pasteur dans les papiers privés de
Barnardo.
Nous avons de nombreux exemples de la
catholicité, la tolérance, la
charité et la largeur des vues religieuses
de Barnardo. Toutes les chapelles des
« Homes », par exemple, ont
été dédicacées, mais
aucune d'elles n'a été
consacrée. Si elles avaient
été consacrées, chacune
d'entre elles serait sous le contrôle de
l'évêque du diocèse, et
deviendrait ainsi, plus ou moins distinctement,
anglicane. Comme elles sont
dédicacées, leur chaire est ouverte
à tout pasteur ou laïque
possédant un vrai message. Grâce
à cela, bien qu'aujourd'hui la plupart des
chapelains des « Homes » soient
des pasteurs anglicans, ils peuvent être
aussi, comme Barnardo, des
évangéliques larges qui
coopèrent librement avec les
non-conformistes.
La religion de Barnardo n'a 'aucun
rapport avec la piété des longs
visages moroses ou la tristesse qui affecte des
airs de sainteté. Un jour, il railla un
pasteur austère en lui disant qu'il semblait
« ne pas être d'accord avec la
religion qu'il professait » ; et ses
milliers de sermons sont remplis des promesses de
Dieu, de foi, d'espérance, d'amour et de
joie. Il insistait continuellement sur l'
« iniquité du
péché » et la folie
dévastatrice de la vie impie ; mais il
présentait toujours l'Évangile comme
la Bonne Nouvelle et Christ comme l'ami personnel
de l'homme, aussi bien que son Sauveur. En
résumé, l'amour était l'Alpha
et l'Oméga de sa religion, et si jamais
homme enseigna le christocentrisme c'était
bien le docteur Barnardo. Son dernier message,
délivré à un groupe de jeunes
garçons, sur le point
d'émigrer, montre bien cette
vérité. Parlant sur ce verset, Actes
XXVII, v. 29 :
« Ils jetèrent les
quatre ancres de la poupe et attendirent le jour
avec impatience », il prit comme sujet
les « Ancres de l'Âme ».
En parlant des quatre sources de la vie
Spirituelle, il engagea ces jeunes gens et ces
jeunes filles à « tenir
ferme », lorsqu'ils travailleraient dans
le Nouveau Monde, par : 1° La lecture de
la Bible ; 2° La prière ;
3° Une bonne conscience ; 4° Christ
lui-même.
J'ai en ce moment sous les yeux les
notes relatives à ce dernier discours,
écrites de sa propre main : a) Christ
le meilleur ami, b) Il vous aime, c) Aimez-le, d)
Choisissez Christ, e) Croyez en Lui, f) Luttez pour
Lui.
Cet appel est caractéristique de
beaucoup d'autres. Mais ce n'est ni dans ses
sermons, ni dans ses appels que nous pouvons le
mieux juger de la largeur et de la profondeur de la
foi de Barnardo. Ce sont les dépouillements
accablants de sa vie qui éprouvèrent
le plus son âme, et dans ce
domaine-là, Barnardo eut sa part. Trois de
ses cinq fils le précédèrent
dans la tombe ; cependant sa foi ne chancela
point. Dans Night and Day, répondant aux
centaines de messages de sympathie reçus
à l'occasion de la mort de son fils Herbert,
un jeune garçon de neuf ans qui promettait
beaucoup, emporté rapidement par la
diphtérie, il écrivit :
« ... Cette perte douloureuse
ne fait qu'intensifier mon désir de
poursuivre... l'oeuvre de sauvetage de l'enfance
qui m'a été imposée. Tandis
que mon cher enfant respirait péniblement
dans mes bras et que je contemplais son petit
visage contracté, déjà
à demi-refroidi, des centaines d'autres
visages d'enfants m'apparurent, et d'autres yeux
attentifs me regardaient à travers ses yeux
qui s'éteignaient. Je ne pus que prendre
à nouveau, par la grâce de Dieu, la
décision de me consacrer plus
entièrement à la tâche
bénie du sauvetage de ces petits
abandonnés, pour les retirer de la
misère et du péché. Maintenant
je sais que les voeux de Dieu
sont sur moi. Je n'ose pas me dérober
à cette tâche. Par Sa grâce j'y
demeurerai ! Les petits enfants sont
siens ; oui, assurément les enfants
appartiennent à Jésus-Christ. Que ce
soit véritablement la tâche de toute
ma vie de les garder et de les paître pour
Lui ».
Les qualités de coeur et d'esprit
de Barnardo étaient profondément
influencées par la foi qui apportait
l'harmonie et l'équilibre nécessaires
à une carrière si remplie ;
cependant elles méritent une attention
particulière. Le docteur Graham Guinness
disait un jour en parlant de Barnardo :
« Son visage rayonnant, sa voix chaude,
son large front, son cerveau puissant, son coeur
compatissant, son courage indomptable, sa profonde
sympathie, son intense philanthropie, son
activité infatigable et sa merveilleuse
habileté ». Cet éloge peut
paraître exagéré, mais l'auteur
de ce portrait connaissait Barnardo mieux qu'aucun
autre et après un examen de ce portrait nous
voyons que si une seule de ces
caractéristiques était omise, il y
manquerait quelque chose d'essentiel. Car j'ai
reçu, de sources bien différentes, le
témoignage que chacun des traits
exprimés ici fut tissé dans la
chaîne et la trame de son être.
Barnardo avait un esprit logique,
scientifique et bien meublé. Sa
bibliothèque privée contenait plus de
4.000 volumes ; il savait « quelque
chose de chacun d'eux » et « en
connaissait parfaitement quelques-uns ».
Ceci n'a rien d'étonnant, car entre minuit
et trois heures du matin, il passait en
général une heure ou deux parmi ses
livres, la seule récréation qu'il se
permit pendant toute sa vie. Et il savait si bien
ordonner ses connaissances, qu'il put être
son propre avocat à la cour.
Mais malgré l'étendue de
ses connaissances il n'était pas
prétentieux. Personne n'excusait plus
généreusement que lui ; et il
disait toujours que « ceux qui ne
modifient aucune opinion ne savent corriger aucune faute ».
Il savait
qu'aucun homme et aucune institution ne peuvent
« monopoliser » la
vérité et il aurait été
pleinement en accord avec ces paroles de
Tagore, : « Si vous fermez la porte
à toutes les erreurs, vous empêcherez
la vérité
d'entrer ! ».
Toutefois, Barnardo ne devait pas
uniquement sa puissance extraordinaire à sa
pénétration d'esprit, à sa
mémoire tenace et à son intelligence
bien meublée ; mais bien plutôt
à l'unité de son dessein, servi par
une ardeur extrême et à la
véhémence de son âme. Son
esprit et son coeur travaillaient dans la plus
étroite communion ; et c'est son coeur
qui l'amena d'abord à être le champion
de l'Enfance abandonnée. Sa conversion
signifiait la consécration de tous ses
talents à l'avancement du Royaume de
Christ : aussi ne pouvait-il tolérer
aucun compromis avec sa conscience et mille
incidents nous montrent qu'il était
incapable de choisir simplement le moyen le plus
facile. Pour lui tous les problèmes
étaient essentiellement moraux
« Ce procédé est-il bien ou
mal ? ».
Par nature, Barnardo possédait un
prompt discernement, de l'imagination, de
l'originalité et du courage ; il avait
une personnalité marquée, une nature
affectueuse et un esprit systématique peu
ordinaire. Par des efforts concentrés, il
développa en lui une grande clairvoyance,
l'art de la netteté, de l'expression forte,
une méticuleuse notion du détail, une
puissante faculté d'organisation, un sens
rare pour « placer » les
ouvriers et une audace d'action qui laissait
souvent ses collaborateurs tout pantois. Sa voiture
était connue dans tout l'
« East-End » sous le nom de
« l'Écossais volant »,
nom symbolique se rapportant plutôt à
sa personne qu'à sa voiture.
Néanmoins, ce serait folie que de
croire que Barnardo n'avait pas les défauts
de ses qualités. Il était
autoritaire, violent, très sensible,
incapable de se contenir, même devant son
Comité ; et comme il était un
Titan de travail, il attendait
des collaborateurs beaucoup plus qu'on ne pouvait
raisonnablement leur demander. Mais ceci admis,
c'était une grande âme ! Son
audace lui valut naturellement ses pires
ennemis ; cependant il n'entretenait ni haine,
ni esprit de vengeance. Comme Lincoln, à qui
il ressemblait à bien des égards, il
ne montrait « aucune
méchanceté envers qui que ce fut, et
de la charité envers tous ». Cette
charité, à la fin, porta beaucoup de
fruits, car pendant les dernières
années de sa vie, des centaines de personnes
qui, autrefois s'irritaient contre lui, en
étaient venues à l'admirer.
Barnardo avait soumis toute la puissance
de son esprit et de son coeur au service de
l'enfance. On lui demanda un jour pourquoi il
paraissait tellement plus jeune que son âge.
Il répondit : « Eh !
bien, le secret de la jeunesse perpétuelle
est de vivre avec les enfants, et pour
eux ! ». Il déclara souvent
aussi qu'il n'avait jamais vu d'enfant laid. Il
maintenait que chaque enfant avait sa beauté
propre, surtout les bébés ; et
il acceptait pleinement la parole d'Emerson :
« L'enfance est le Messie
perpétuel qui revient entre les bras des
hommes et plaide avec eux afin qu'ils retournent
à Dieu ». En consacrant tous ses
talents au service de l'enfant, il croyait faire
« le plus pour la grande
cause ». Et qui oserait penser qu'il
avait tort ? « L'Émancipateur
de l'Enfance abandonnée » avait
pénétré l'esprit du Christ
à un degré unique ; et pour lui,
l'innocence du « petit enfant »
était le symbole de l'état
céleste.
Barnardo fut toujours un
véritable camarade pour les garçons
et les filles ; et on trouve de nombreux
récits de la joie de ses enfants lorsqu'il
apparaissait. Personne ne jouait avec autant de
spontanéité avec les petits
enfants ; puis, le jeu terminé, il
pouvait les amener à prier
spontanément avec un même zèle,
car la prière était pour lui aussi
naturelle que le jeu. Mais les relations les plus
émouvantes de Barnardo avec « ses
enfants » se montrent dans des lettres
adressées à sa femme, après certaines
visites aux « Homes » des
incurables. Il raconte comment les visages
souffrants des enfants « rayonnaient
soudain de joie à son approche ; et
comment il les embrassait, leur parlait, jouait et
priait avec eux, les prenait dans ses bras, les
promenait et caressait leur « petit
visage pâle ». Il raconte aussi que
souvent, après avoir passé une heure
avec ces « pauvres petits
affligés », lorsqu'il
« devait enfin partir », il ne
pouvait retenir ses larmes à la vue des
« chers petits » qui
tiraillaient ses vêtements en le suppliant de
rester « juste cinq minutes
encore ».
Il n'est donc pas étonnant
qu'avec un tel amour pour les enfants, Barnardo eut
une vive admiration pour tous ceux qui
travaillaient d'une façon
désintéressée à la
« Cause des Enfants » ; et
le fait que lui-même et ses méthodes
étaient parfois incompris par de tels
travailleurs, ne diminuait en rien cette
admiration. Un jour, William Quarrier, le fondateur
des « Homes » écossais
qui portent son nom, agissant sous l'impulsion
d'une information de second ordre, publia une
critique préjudiciable aux
« Homes » de Barnardo. Les amis
du Docteur, piqués au vif, lui
conseillèrent aussitôt de publier une
réponse. Mais il préféra
attendre que l'orage eut passé. Puis
connaissant bien l'oeuvre excellente que faisait
Quarrier, il publia la photographie de ce bon
écossais dans son journal, avec une
appréciation généreuse de ses
« Homes ».
Spurgeon disait un jour :
« J'aime Barnardo pour sa bonté et
sa gaieté ». Un autre ami intime
déclarait qu'il était plein comme un
oeuf d'humour, de gaieté et de plaisanterie.
Ces observations vont très loin. Arrivant un
jour à un dîner qui réunissait
des ouvriers, il prit un air d'enterrement et dit,
d'un ton triste et plaintif, qu'il venait de perdre
un de ses plus vieux amis. Tout le groupe lui
exprima sa profonde sympathie. Alors, avec un
sourire timide, Barnardo leur raconta qu'il
revenait de chez le dentiste et leur demanda de
deviner l'identité de son
« cher vieil ami ». Au cours
d'une de ses visites au Canada, il quitta un jour
le Quartier Général pour aller
« faire des courses ». À
son retour, il s'approcha d'un de ses parents -
membre de son groupe - et, d'un air nonchalant,
s'écria : « Mon ami, j'ai
oublié un petit paquet à la boutique
du coin. Ne voudrais-tu pas aller me le
chercher ? ». Quand son parent
revint en transpirant, tout le groupe éclata
de rire. Le « petit paquet »
était un énorme melon d'eau qu'il
avait dû porter un mille !
Ces saillies enjouées furent
particulières à Barnardo
jusqu'à la fin. La dernière
année de sa vie nous offre des exemples de
son indomptable humour. Au début de
l'année 1905, relevant d'une grave maladie,
il répondit à une dame qu'il
connaissait bien et qui lui avait écrit pour
lui demander de parler à une réunion
le 24 mars. Il expliquait que sa femme l'avait pris
en mains, d'après le conseil du
médecin, et écrivait :
« Je ne suis pas libre, je suis sous une
autorité despotique de la pire forme, le
Gouvernement féminin ». Puis il
ajoute : « J'ai engagé une
assez rude bataille pour vaincre le Gouvernement.
J'emploie de la dynamite et des bombes ; je
crois avoir à l'heure actuelle,
renversé quelques-uns des principaux
monuments et ébranlé
l'autocratie ; aussi est-il possible que je
vous écrive un mot le mercredi 1er mars ou
que je vous envoie le télégramme
suivant : « L'ennemi est parti. Je
suis à votre disposition ». Mais,
si à ce moment-là, le Gouvernement
est renforcé par Borée, je crains
d'être obligé de me rendre sans
condition. J'ose dire que votre mari sait, le
pauvre homme, ce qu'implique une telle
capitulation ! ».
Le 27 juillet 1903, huit semaines
à peine avant sa mort, Barnardo
écrivit une longue lettre à son fils
aîné Stuart, alors dans l'Île de
la Trinité, l'appelant « mon cher
vieux camarade », il lui parla des
activités des « Homes »
pour le jour anniversaire de la Fondation et de la
réunion
présidée par le Lord Maire de
Londres, à l'Hôtel-de-Ville, pour la
célébration de son soixantième
anniversaire. Des messages de félicitations
étaient venus de toutes les parties du
monde, parmi lesquels se trouvait un
« télégramme très
joyeux » de la Reine. Les orateurs
principaux étaient le duc d'Argyll, Lord
Brassey et Lord Reay, des évêques et
de nombreux pasteurs et théologiens non
conformistes. Après un court récit de
cette réunion, Barnardo poursuit dans un
style tout à fait personnel :
« D'après eux, je suis un ange en
lunettes et en pantalons, et depuis, je me suis
regardé dans une glace pour voir si mes
ailes commençaient à pousser, mais je
n'ai pu discerner aucun signe de plumage sur mes
épaules : j'en conclue donc qu'on a un
peu exagéré le travail
angélique ».
Le dernier article qu'écrivit
Barnardo peut rivaliser d'humour avec les passages
les plus vivants d'Oliver Twist. Il est
intitulé. Quelques enfants bizarres. Il
l'écrivit peu de temps avant sa mort, et ne
fut jamais complété ni
révisé : il est plein de
gaîté. Les caractères
parfaitement croqués sont extrêmement
vivants. « Jack et Jill »
étaient absolument impossibles à
réprimer. Par un jour brûlant
d'été, la « mère de
famille » découvrit
« ces deux joyeux lutins en train de
prendre leur bain de midi dans la citerne d'eau
potable de la maison ». C'était
plus vaste que le prosaïque tub dans lequel on
les baignait d'ordinaire.
Mary Smith était une petite
bohémienne, née dans une roulotte. Au
début, elle était aussi difficile
à apprivoiser qu'un chat sauvage ; et
ses yeux brillants, ses cheveux
ébouriffés et son air sauvage, lui
donnaient un air félin. De plus,
« Mary pouvait battre, mordre et griffer
- et elle le faisait ». Pendant plusieurs
jours, elle fut la terreur des
« Homes ». Puis il y eut un
miracle. La « mère de
famille » vidait un jour un vieux buffet
lorsqu'apparut, au milieu des trésors, une
poupée cassée et tout
abîmée.
Mary la saisit
aussitôt :
- Oh ! la chère
poupée vivante ! Est-ce que je peux la
garder ? Est-ce que je peux la
garder ?
- Ce n'est pas une poupée
vivante, dit l'une des fillettes...
- Elle est vivante répondit Mary,
et elle se mit à souffler et à
cracher sur la petite fille. Elle l'est ! Elle
l'est ! C'est une vraie poupée
vivante ! et elle se mit à
trépigner de rage.
La « mère de
famille » intervint :
- Non, ma chérie, la
poupée n'est pas vivante. Que veux-tu
dire ?
Avec difficulté, Mary expliqua
que la poupée avait deux yeux, un nez,
quelques boucles de cheveux sur sa tête
prématurément chauve et quelques
vêtements qu'on pouvait enlever et remettre.
Si ce n'était pas une poupée vivante
que pouvait-elle donc être ? Elle n'en
n'avait jamais vu de semblable auparavant.
- Quoi ! n'as-tu jamais eu de
poupée ?
- Oh ! oui Madame.
- Eh ! bien, comment
était-elle ?
Mary expliqua alors que sa poupée
était un morceau de bois, ramassé
dans une haie, autour duquel elle avait
attaché un morceau de chiffon.
C'était la seule poupée que Mary eut
jamais
possédée ! ».
Maintenant la « mère de
famille » avait un
« levier » pour agir. Mary
pouvait garder la poupée vivante, à
condition d'être sage. Ce fut le début
de la transformation de cette petite
bohémienne. Sur le champ elle accepta, sans
mordre ni se débattre, de se laisser
coiffer, baigner et même mettre au
lit.
« Sammy et Smut »
est la plus belle histoire du groupe. Sammy
était un personnage qui aurait plu à
Dickens. Ce petit gamin qui pleurnichait,
reniflait, louchait et dont le visage et les mains
étaient « constellés de
verrues », avait été
recueilli une nuit par Barnardo,
au marché de Covent Garden ; tandis que
Smut, le complice de tous ses exploits,
était un fox-terrier sans queue avec des
oreilles tailladées, que « dans un
moment de faiblesse » le Docteur avait
permis à Sammy d'amener avec lui au
« Home ». Les escapades et le
vacarme de ce gamin et du chien son complice ne
peuvent être racontées ici. Il nous
suffit de savoir que les maîtres, les
« mères de famille » et
les moniteurs, ainsi que Barnardo lui-même,
« perdirent presque la tête pour
venir à bout des innombrables et
quotidiennes ruses de Sammy et
Smut ».
Le sens profond de la gaieté chez
Barnardo, l'aida dans une grande mesure, à
rendre ses relations avec son personnel à la
fois humaines et cordiales. L'auteur a eu le
privilège, d'avoir des entrevues
prolongées avec plusieurs de ceux qui ont
travaillé avec Barnardo pendant de longues
années ; et si jamais un personnel fut
unanime pour louer son chef, c'était bien le
sien. Un vieillard disait :
« L'esprit que le Docteur inspirait
à tous ses collaborateurs peut s'exprimer en
un mot : « Venez » et non
« Allez ». Nous sentions tous,
quelle que fût la difficulté de notre
tâche, que notre Chef était pour nous
un exemple qui nous laissait loin en
arrière ! ». Écoutons
les remarques d'un autre vieux travailleur :
« Je doute qu'un homme
possédât jamais un génie
supérieur pour inspirer à ses
collaborateurs le désir de faire uniquement
de leur mieux ». On peut recueillir de
toute part de semblables témoignages. Peu de
chefs ont attendu de leurs lieutenants autant que
Barnardo, et il en est peu dont les
espérances se sont si merveilleusement
réalisées. Un collègue
n'était pour lui d'aucune utilité
s'il n'avait pas mis tout son coeur dans
« la cause des enfants » ;
et attirant auprès de lui des hommes
consacrés à cette tâche, il
possédait un pouvoir particulier pour les
placer. Il dit un jour :
« J'aimerais mieux avoir une entrevue de
cinq minutes avec un homme, qu'une pile
d'attestations. Et les résultats
justifiaient sa revendication.
Il était doué d'une rare
faculté de pénétration de
l'âme humaine.
Cependant, malgré l'importance
qu'il donnait aux entrevues personnelles, il lui
arriva d'être déçu quelquefois.
Dans sa correspondance privée, je trouve une
lettre qu'il écrivait à sa femme, en
visitant un centre de traitement spéciaux,
en 1889. Après une description de ses
« petits chéris » et de
leur maladie, il conclue : « Soeur
M., qui travaille ici, ne s'occupe pas d'eux le
moins du monde. Elle n'a jamais embrassé un
seul enfant depuis son arrivée ! Elle
n'a pas de coeur envers ces pauvres chéris
qui ont plus besoin d'affection que de
médecine. Elle doit quitter le
18 ! ».
Barnardo s'écria souvent :
« L'amour est la puissance qui
règne sur ces « Homes ».
Le monument de l'oeuvre de sa vie, ne peut
être décrit comme une
institution : c'est une série de
« Homes » dans lesquels domine
l'esprit de famille. Personne ne comprit mieux que
Barnardo que l'ultime succès de sa Mission
dépendait des hommes et des femmes dont il
s'entourait. Et son personnel était
véritablement consacré. Il louait
souvent leur fidélité, leur
habileté et leur zèle, car certains
d'entre eux n'avaient pas manqué un seul
jour à leur travail pendant vingt-cinq ans,
si ce n'est pour leur congé annuel. Mais sa
gratitude ne s'exprima peut-être jamais d'une
manière aussi nette que le jour de son
cinquantième anniversaire, lorsque son
personnel lui offrit un beau carillon.
Reconnaissant sa « grande
dette » envers ses
« fidèles compagnons d'oeuvre...
dont le succès, accordé par Dieu
à leur travail persévérant,
est une juste récompense ». Il
continue : « On m'accorde souvent
l'honneur qui leur est dû... Je suis souvent
confus de la grande place que l'on donne à
ma personne dans une entreprise dont les fardeaux
ont été réellement,
silencieusement et héroïquement
portés par un groupe magnifique de
travailleurs, hommes et femmes, dont nos
souscripteurs ignorent même les
noms ».
Cette appréciation s'exprima
bientôt d'une manière plus tangible.
Le jour de son soixantième anniversaire, il
reçut de quelques amis un don personnel de
100 livres. Mais il ne garda rien pour lui. Cette
somme entière fut versée à un
fond spécial qu'il avait créé,
au bénéfice de son personnel.
Barnardo disait souvent :
« Je ne voudrais pas changer ma vie et
mon travail pour ceux de tout homme de ma
connaissance. Si je devais recommencer ma vie,
j'agirais absolument de la même façon,
mais... avec moins de fautes ». Cet
enthousiasme pour la cause des enfants créa
dans une large mesure, dans le coeur de ses aides,
une véritable dévotion pour lui. Tous
savaient qu'il avait mis tout son coeur dans son
oeuvre, et son exemple était pour eux
lumineux.
Mais ses encouragements affectueux
affermissaient aussi leurs résolutions et
les incitaient à continuer. Voici une lettre
caractéristique qu'il écrivait
à un ouvrier éprouvé :
« Je ne veux pas laisser passer cette
époque de fêtes sans vous envoyer un
message cordial de remerciements pour les grands
services que vous avez rendus à notre oeuvre
l'année dernière. Je suis de plus en
plus sensible à votre grande aptitude et
plus reconnaissant d'avoir un collaborateur si
loyal et si infatigable. Que Dieu vous
bénisse, mon cher compagnon d'oeuvre et
puissions-nous travailler longtemps ensemble. Ce
petit chèque que je vous demande d'accepter,
comme cadeau de Noël, n'est qu'une chose
vulgaire à vous offrir, mais à vrai
dire, je ne savais absolument pas qu'acheter et
vous ai laissé ce soin ; vous choisirez
quelque chose dont vous avez besoin et qui vous
rappellera votre ancien camarade.
« Tous mes voeux de Noël
pour vous et les
vôtres ! »
Peu d'hommes ont été aussi
heureux que Barnardo dans leur vie de
famille ; mais il en est moins encore qui
aient eu si peu de temps pour en jouir. Ses
« Homes » l'appelaient
constamment loin de son propre
foyer : car l'adoption de « la Plus
Grande Famille du Monde » le privait de
la plus grande partie du temps qu'il aurait
naturellement dû passer avec ses propres
enfants. Dans la semaine, il ne prenait en
général aucun repas chez lui, si ce
n'est le petit-déjeuner, et le dimanche il
partait souvent pour aller parler « en
faveur des enfants ». Toutefois, le
petit-déjeuner était une heure de
véritable fraternité, car il
commençait par le culte de famille : le
Docteur en était le « Grand
Prêtre ».
Les vacances étaient
également attendues joyeusement et on en
gardait un souvenir sacré, car sa famille le
réclamait pour elle seule. Et ils jouaient
bruyamment tous ensemble comme des écoliers
de la vie en vacance. Mais si Barnardo était
un grand frère parmi ses propres enfants, il
pouvait aussi les conseiller comme le plus sage des
pères. Quel père a jamais
écrit une lettre plus compréhensive
à son fils adolescent que Barnardo à
son plus jeune fils, Cyril, alors à
l'école :
MON CHER ENFANT,
J'espère que tu travailleras très
bien ce trimestre. Le mieux est de mettre tout ton
coeur dans tout ce que tu fais, au jeu, comme au
travail. Certains jeunes gens sont très
enthousiastes du foot-ball, du criket et de la
bicyclette, mais ils ne s'intéressent pas du
tout à leurs leçons, n'y mettent
jamais leur coeur et n'avancent jamais.
J'espère maintenant que tu ne voudras pas
leur ressembler, mais que tu travailleras dur et
ferme, aussi bien en classe qu'au jeu. Par-dessus
tout, mon cher enfant, ne fais jamais rien de
méprisable. Il est méprisable de
mentir, de laisser accuser un autre à sa
place, de prendre un avantage sur un camarade qui
ne sait pas les choses aussi bien que toi, de
prendre quelque chose qui ne t'appartient pas,
même s'il s'agit d'un
timbre-poste, d'un crayon ou d'un bouton.
Demeure honnête, Cyril, et
parfaitement droit en toutes choses.
Dis toujours la vérité, et
uniquement la vérité, en toute
occasion.
Garde ton esprit et tes pensées
dans la pureté. N'écoute jamais
lorsqu'un de tes camarades voudra te dire des
choses grossières. Ne regarde pas si un de
tes camarades fait le mal. Ne souille jamais, avec
des paroles impures, tes lèvres que ta
mère a baisées.
Souviens-toi que tu es mon enfant, le
fils du Docteur Barnardo ; et
éloigne-toi de tout ce qui est mal et
déshonorant à cause de ta mère
et de moi-même.
N'oublie pas de prier chaque jour. Si
nous demandons à Dieu de nous garder et si
nous le voulons vraiment, Il le fera. Et si nous
sommes tentés, alors nous serons forts pour
résister à Satan.
Ne déchire pas cette lettre, mais
garde-la soigneusement jusqu'à ce que je te
revoie. Lis-la, deux ou trois fois tout seul et
demande à Maman de te l'expliquer
entièrement.
Au revoir, mon enfant chéri, que
Dieu te garde et te bénisse.
Ton père qui t'aime.
Thomas J. BARNARDO.
Les relations intimes de la vie de famille de Barnardo, dans la joie ou la peine, l'aidèrent dans une large mesure à mieux comprendre tout le problème de l'enfance. Une mère n'aurait pas eu un coeur plus tendre et plus compréhensif, ni autant de tact devant les profonds chagrins. Son fils Kennie, remarquablement doué, était son idole. Pourtant il fut frappé par la mort, à l'heure où il promettait tant. La coupe de douleur de Barnardo était pleine jusqu'au bord. Néanmoins, à Bow Cemetery, le cercueil de Kennie, tout chargé de couronnes, vint à passer devant la tombe d'un enfant de l' « East-End » qu'on allait enterrer sans une fleur. Barnardo prit deux couronnes et, s'approchant des parents désolés : « Ces fleurs - dit-il - sont de mon enfant pour le vôtre ».
Peu de temps après son
cinquantième anniversaire, Barnardo
ressentit les premiers symptômes d'une
maladie de coeur qui, plus tard, l'affaiblit
beaucoup. Tout enfant il avait été
délicat, mais à dix ans il
était devenu un garçon robuste et,
pendant quarante années, il jouit d'une
santé exceptionnelle. « Au cours
de cette période - disait un de ses amis -
il avait l'énergie d'un géant et il
s'en servit comme tel. » Lorsqu'il
commença son oeuvre, il parcourait souvent
les rues de l' « East-End »
jusqu'aux premières heures du matin et comme
à cette époque il avait des
pied-à-terre, en différents endroits
de ces quartiers mal famés, il allait dormir
dans la chambre la plus proche de ses derniers
exploits. S'il n'employait pas toujours son temps
ainsi, il se couchait néanmoins très
tard, car il lui arriva de lire plus d'un livre
après minuit. Plusieurs de ses
collaborateurs des premières années
avaient remarqué qu'il se retirait souvent
à trois heures du matin pour se lever
à huit heures. Et jusqu'à la fin, il
sacrifia son sommeil d'une manière
étonnante. Au moment du procès Roddy
à la Cour d'Appel, un soir, il ne se coucha
pas du tout, mais passa toute la nuit à
préparer son dossier. Puis, une heure avant
l'audience, par un matin de janvier, il prit un
bain rapide dans une piscine d'eau froide à
Stepney Causeway et continua, tout à fait
éveillé, à plaider sa propre
cause. Il n'est pas certain qu'il ait dormi en
moyenne six heures par nuit, au cours des quarante
années de son oeuvre de sauvetage, et il lui
arriva de travailler seize à dix-huit heures
par jour, pendant plusieurs mois.
L'origine de la maladie de coeur qui le
frappa de temps en temps, pendant les
dernières années de sa vie, n'est
donc pas difficile à retrouver. S'il avait
ménagé ses forces
après la première attaque, il aurait
pu vivre encore vingt ans. Mais le repos et le
loisir lui étaient étrangers. Si
jamais homme fut prédestiné à
s'user complètement et non à se
rouiller, c'était bien lui. Une
oisiveté forcée pendant un certain
temps aurait consumé son âme. Il n'est
donc pas surprenant que ses docteurs trouvassent
qu'il était un malade difficile.
Aussitôt après sa première
maladie, en 1895, il avait pris de bonnes
résolutions pour abréger ses heures
de travail. Mais les nécessités de la
cause étaient pressantes, et il devait
dépenser ses forces aussi longtemps qu'il en
aurait. De plus, tout docteur en médecine
qu'il fut, il chérissait une idée
profondément enracinée, à
savoir que le travail n'a jamais tué
personne ; alors, si ses jours étaient
comptés, pourquoi ne pas les utiliser pour
le mieux ?
Il eut six ou sept attaques si violentes
que les docteurs l'envoyèrent aux Bains de
Nauheim pour un traitement spécial qui lui
fit certainement beaucoup de bien. Mais
c'était un malade vraiment incorrigible. Il
admit une fois ceci « Je n'obéis
à mon docteur que si cela me
convient ». Et il ne resta jamais assez
longtemps à Nauheim pour que le traitement
fut efficace. Et même pendant ces cours
voyages obligatoires pour sa santé, son
coeur était dans l'
« East-End ». Après
trois jours passés sur la Riviera, il
écrivait : « Je commence à
être vraiment confus de m'attarder parmi les
oisifs qui se chauffent au soleil avec luxe, sur la
côte méditerranéenne...
Malgré la magnificence des environs, les
paysages éclatants, l'exubérance
presque tropicale du feuillage et des fruits, je
sens que j'étais mille fois mieux
là-bas et que rien ne pourrait m'amener
à échanger les lieux familiers de l'
« East-End » et tous leurs
inconvénients pour un séjour
prolongé dans le « Midi
ensoleillé ».
La dernière maladie de Barnardo
survint au cours de l'été 1905. Le 31
août les docteurs lui ordonnèrent un séjour au
Bains de
Nauheim. En voyage, à Cologne, il fut
gravement atteint d'un lumbago, et à Nauheim
la maladie ne céda pas au traitement comme
précédemment. Il sentit comme par un
pressentiment qu'il lui faudrait être chez
lui, auprès de sa femme. Aussi se remit-il
en route pour l'Angleterre. Mais le 9 septembre,
Madame Barnardo reçut un
télégramme de Paris disant qu'il
était atteint d'une crise très grave
d'angine de poitrine. Madame Barnardo, Cyril et le
docteur Frederick Barnardo, se rendirent en toute
hâte auprès de lui et le
trouvèrent dans un état si critique,
que les spécialistes français n'en
répondaient plus. Cependant les soins de sa
femme firent merveille ; le 14 septembre elle
put le ramener chez elle à Londres. Pendant
deux jours il eut des hauts et des bas.
Le troisième jour il était
assez remis pour lire une pile de lettres
importantes ; le lendemain il fit venir son
secrétaire et lui dicta pendant plusieurs
heures des réponses urgentes. Le 19
septembre fut occupé de la même
manière. De dix heures du matin à
quatre heures de l'après-midi la
correspondance remplit tout son temps. Puis, ayant
dit au revoir à son secrétaire pour
ce jour-là et, se sentant fatigué, il
se reposa dans un fauteuil et dormit paisiblement.
À six heures moins le quart il
s'éveilla et le thé fut servi
aussitôt. Il paraissait en jouir
réellement, lorsque se tournant vers sa
femme, il s'écria :
« Oh ! Syrie, ma tête est si
lourde ! ». Il inclina sa tête
sur l'épaule de sa femme ; il respirait
péniblement. Un instant plus tard, à
six heures exactement, son esprit passa dans le
grand Au-delà.
Thomas John Barnardo mourut à
soixante ans. Il avait adopté soixante mille
enfants indigents.
Le Grand Moissonneur trouva la maison de
Barnardo en ordre. Le docteur savait,
d'après la nature de sa maladie, que sa mort
serait prompte et c'était son désir.
Il ne craignait pas la mort. Il avait
été deux fois dans
des accidents de chemin de fer où plusieurs
de ses compagnons de voyage avaient
été tués dans le compartiment
où il était, et pendant certaines de
ses crises cardiaques, l'ombre de la mort planait
au-dessus de lui. Il écrivait, dans une de
ses dernières lettres, à une amie qui
venait de perdre son mari : « J'ai
vu la mort face à face. Trois fois, la vie
m'a été rendue... Mais. Oh ! je
puis vous dire que pour le chrétien, la mort
n'est pas aussi sombre qu'on l'a dit. Je me sentais
dans les bras d'un ami... ». Il avait
fait aussi son testament, et s'il laissait peu de
biens terrestres, il léguait à ses
successeurs une glorieuse Déclaration de
Foi. Le premier article de son testament est le
suivant : « La mort et le tombeau ne
sont que des liens temporaires ; Christ a
triomphé d'eux ! J'espère
mourir, comme j'ai vécu, dans la foi humble
et assurée en Jésus-Christ que j'ai
servi si imparfaitement et que je reconnais pour
mon Sauveur, mon Maître et mon
Roi ».
Madame Barnardo reçut
d'innombrables messages de sympathie des
admirateurs de son mari, du monde entier, parmi
lesquels le Roi, la Reine, l'Archevêque de
Cantorbéry, des Ministres d'État, des
hommes politiques, des pasteurs, des missionnaires,
des éducateurs et des directeurs d'oeuvres
sociales, des « anciens et
anciennes » et des pauvres de l'
« East-End ». Vingt-quatre
heures plus tard, il devint évident qu'il
faudrait faire des funérailles
nationales.
Le 22 septembre, le corps fut
transféré de la maison du docteur,
dans le quartier de Surbiton, à Edinburg
Castle, quartier de Limehouse, où Barnardo
avait si souvent prêché
l'Évangile aux pauvres. Pendant cinq jours
il fut exposé là, en grande
cérémonie, et de l'aube au
crépuscule, une foule immense défila
devant le cercueil entouré de fleurs pour
apercevoir une dernière fois, celui qui
était maintenant universellement reconnu
comme l' « émancipateur et l'ami
de l'enfance indigente ». Le samedi, un
service commémoratif eut lieu dans le
« Castle », et une faible
partie seulement de ceux qui demandaient à
être admis purent arriver près de la
porte. Mais l'affection du peuple se manifesta
surtout le mercredi 27 septembre. Le cortège
funèbre se rendant à la gare de
Liverpool Street, traversa tout le centre de l'
« East-End », et jamais le
peuple de l' « East-End »
n'avait témoigné et ne
témoigna depuis une telle affection. Dans le
cortège funèbre se trouvaient 1.500
« garçons Barnardo »
représentant le passé et le
présent ; il y avait aussi un grand
nombre de représentants des centres
philanthropiques, sociaux, religieux et
d'éducation, ainsi que des fonctionnaires
des « Homes » et une grande
foule de toutes les classes de la
société. Ceux qui tenaient le drap
mortuaire étaient tous des compagnons
d'oeuvre de Barnardo, et immédiatement
derrière le char funèbre,
« Peer », le cocher du docteur
pendant vingt-cinq ans, conduisait son cheval qui
tirait une voiture vide. On ne verrait plus l'
« Écossais volant » se
hâter sur sa route habituelle !
Cependant l'affection de l'
« East-End » s'exprimait de la
façon la plus touchante, dans les
artères surpeuplées. Des milliers de
personnes remplissaient les rues par lesquelles
passait le cortège funèbre. La
circulation avait été
arrêtée tout le long du parcours. Les
chrétiens et les juifs rendaient
également hommage au plus grand ami de
l'« East-End » et de l'enfance
abandonnée que l'Angleterre eut jamais
connu. La multitude se découvrait devant sa
dépouille mortelle ; la plupart des
gens s'inclinaient. Dans la foule se trouvaient des
groupes de petits marchands de journaux qui avaient
rassemblé leurs
« pennies », afin d'acheter des
couronnes pour orner la bière du
docteur ; et des milliers de mères qui
remerciaient Dieu parce que leurs enfants vivaient
dans des conditions plus heureuses qu'il n'eut
été possible si Barnardo n'avait pas
commencé sa croisade du sauvetage de
l'enfance. La circulation fut
arrêtée sur un parcours de trois
« miles » et partout la
multitude exprima son hommage et sa
vénération qu'elle n'accorde
qu'à ceux qu'elle aime le plus
profondément. Des hommes, des femmes et les
enfants sanglotaient bruyamment. Une pauvre femme,
incapable de contenir son émotion, exprima
tout haut le sentiment de milliers d'autres :
O Dieu rends-le nous ! O, rends-le,
nous ! ».
À la gare de Liverpool Street,
Madame Barnardo se joignit à la multitude
affligée, et là, de nouveau, le
trafic fut arrêté pendant quelques
instants, tandis qu'au son des tambours
voilés de crêpe, le cercueil
était transporté jusqu'à un
train spécial.
Sous le couvert d'une immense tente
élevée sur les terrains du
« Girls Village Home », le
service funèbre fut présidé
par l'évêque de Barking,
assisté d'autres pasteurs. Et malgré
la pluie qui tombait à torrent, l'immense
tente était pleine à craquer, tandis
que des centaines de personnes qui se tenaient hors
de la tente, en particulier des jeunes filles du
« Girls Village » sanglotaient
amèrement.
Le sermon funèbre fut
prêché par le Chanoine Fleming qui
déclara : « Connaître
le docteur Barnardo, c'était l'aimer, et
travailler avec lui, c'était respirer
l'esprit de Christ ». C'est pourquoi il
prédit que Barnardo prendrait sa place parmi
les amis et les grands émancipateurs des
hommes, auprès de John Howard, Elizabeth
Fry, William Wilberforce, Lord Shaftesbury et tous
les autres saints qui ont été le sel
de la terre.
Le service terminé, le corps fut
placé dans l'église du
« Village Home », où il
fut exposé pendant plusieurs jours. Puis il
fut incinéré, selon la volonté
de Barnardo, et ses cendres furent placées
le 4 octobre dans le plus beau site du
village.
Deux ans et demi plus tard, le jour
anniversaire de la fondation, fut inauguré
un magnifique monument sur la tombe de Barnardo, la
plus belle oeuvre assurément de
l'éminent artiste, feu George Crampton R. A.
Au sommet, se trouve une grande statue
représentant la charité tenant deux
bébés dans ses bras ; au centre
est placé un médaillon du docteur
Barnardo. Au-dessous, nous pouvons voir, juste
au-dessus du socle, une magnifique sculpture
représentant trois fillettes du
« Village Home » dont une
infirme. Autour du monument, se trouve un banc de
pierre semi-circulaire, au sommet duquel est
gravée l'inscription suivante :
« Laissez venir à moi les petits
enfants et ne les en empêchez pas, car le
royaume de Dieu est pour ceux qui leur
ressemblent », et :
« Toutes les fois que, vous avez fait ces
choses à l'un de ces plus petits de mes
frères, c'est à moi que vous les avez
faites ». Au centre est gravé un
extrait du premier article du Testament de
Barnardo, cité plus haut.
Des prophètes s'élèvent de
temps en temps, qui, particulièrement
sensibles aux maux de leurs frères moins
privilégiés, s'abaissent pour porter
leur joug ; qui, déplorant
« la cruauté des hommes entre
eux », révèlent à
nouveau l'amour et la miséricorde de
Dieu ; qui, inspirés eux-mêmes
par la vision d'un jour nouveau, ne cessent de
travailler pour hâter son aurore.
Ces prophètes sont le sel de la
terre et Barnardo était l'un d'entre eux. Le
Royaume de l'Enfance, de par le monde, est devenu
à jamais plus joyeux par la vie qu'il a
vécue. Affrontant une époque dont
l'évangile économique était la
politique du « Laissez faire »,
il lui opposa une foi puissante et créatrice
et, dans la vigueur de cette foi, il conduisit
« la cause des enfants »
à la victoire. Aussi longtemps qu'on
entendra le rire joyeux des petits garçons
et des petites filles, son oeuvre vivra...
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