En arrivant dans son
district
Dao y avait trouvé des oeuvres de jeunesse
déjà constituées ; il y
avait presque dans chaque église une union
chrétienne. Mais ces unions n'étaient
guère fréquentées que par des
jeunes gens et des jeunes filles hovas, qui
n'avaient d'autre but que de s'amuser de compagnie,
et qui passaient leur temps a préparer et
à jouer des pièces de
théâtre. Dao commença par
supprimer les pièces de
théâtre, et quelques jeunes gens
abandonnèrent les unions. Mais au fur et
à mesure des progrès obtenus, les
jeunes Antankaranas entraient eux aussi dans les
unions, si bien qu'elles prirent une importance
qu'elles n'avaient jamais connue.
Périodiquement les unions de quelques
églises se donnaient rendez-vous chez l'une
on l'autre d'entre elles, et
célébraient une petite fête.
Chaque union y apportait sa contribution ;
l'une chantait un choeur, les membres d'une autre
se succédaient et récitaient par
coeur certaines portions des
Écritures ; il y avait aussi de
nombreux cantiques et quelques allocutions.
Les programmes de ces
fêtes auraient paru bien pauvres aux
églises des Hauts-Plateaux, mais ils
répondaient parfaitement aux besoins de la
jeunesse à laquelle ils s'adressaient.
Celle-ci sortait à peine du paganisme ;
elle avait tout à apprendre ; et elle
acceptait avec joie, avec zèle, les
occasions mises à sa
portée d'affirmer sa foi et, en quelque
sorte, de s'en convaincre aux veux de tous. Parmi
les jeunes gens de ces unions, Dao ne tarda pas
à en distinguer quelques-uns, plus
doués que la moyenne, plus
éveillés aussi, et qui faisaient les
efforts les plus persévérants pour
s'instruire. Il créa à leur intention
des cours bibliques. Il réunissait ces
jeunes gens tous les deux mois pendant une semaine
chez lui. Au début, il leur apprit à
lire et à écrire ; puis il leur
fit une instruction religieuse supérieure.
Les cours bibliques étaient très
goûtés, et le nombre des assistants
allait toujours en augmentant. Le but que Dao se
proposait était de former de bons moniteurs,
qui pourraient dans leurs villages, s'occuper des
oeuvres de jeunesse, et des écoles du
dimanche, et qui plus tard seraient susceptibles
d'être choisis comme prédicateurs
laïques et comme pasteurs qualifiés.
Entre les cours, Dao prit aussi l'habitude de
prendre avec lui deux ou trois de ces jeunes et de
faire avec eux des tournées
d'évangélisation dans des villages
encore entièrement païens. Ils
restaient parfois quinze jours en route, parcourant
des contrées peu connues, à la limite
de la civilisation. Ils apprenaient à se
remettre dans les mains de Dieu et s'habituaient
à compter sur sa protection, là
où tout secours humain leur était
interdit ; ils étaient en
général bien reçus ; mais
leur prédication était trop nouvelle
pour les populations primitives auxquelles ils
l'adressaient et ne faisait guère devant
elles que poser le problème religieux.
C'était toutefois une première prise
de contact, et Dao ne
désespérait pas en revenant à
la charge, de créer des églises
même dans ces villages encore si fortement
attachés au paganisme.
Un soir, il arriva
avec quatre
autres jeunes gens, dans un village au bord de la
mer. Des cocotiers poussaient jusque dans le sable
de la plage, et entre leurs troncs des cases
s'éparpillaient. C'était un village
perdu à l'extrémité d'une
presqu'île ; l'administration
l'ignorait, et ses habitants étaient bien
décidés à ne rien faire qui
pût signaler leur présence. Ils
vivaient de la pêche, et de la culture du
riz. Les nouveaux venus provoquèrent une
panique. À peine leur arrivée
fut-elle connue que des hommes, en cherchant
à se dissimuler, gagnèrent la
brousse ; depuis plusieurs années, ils
avaient négligé de payer leurs
impôts, et étaient dépourvus de
la quittance administrative qu'on appelle
là-bas « la
carte » ; ils prenaient Dao et ses
compagnons pour des fonctionnaires chargés
de faire rentrer les impôts.
La fuite était leur
seule
chance d'éviter la prison.
Instantanément, tous les enfants nus qui
jouaient devant les cases disparurent et les portes
se fermèrent. Dao eut beau y frapper et
essayer de parlementer, ses discours ne
réussirent pas à dissiper la
méfiance dont il était l'objet. En
désespoir de cause, ses compagnons et lui
pénétrèrent dans une case
abandonnée et déjà à
moitié en ruines, et ils
l'aménagèrent sommairement pour y
passer la nuit. Le soleil se couchait et la nuit
n'allait pas tarder à tomber. Sans le
vouloir, ils s'étaient installés
à proximité de la rivière
où les habitants du
village allaient puiser leur eau. Et force fut
à ceux-ci de se décider à
sortir de leurs cases et d'aller à la source
pour y puiser l'eau nécessaire au repas du
soir.
Dao et ses camarades
virent tout
d'abord une vieille femme, la plus vieille du
village certainement, qu'on avait forcée
à sortir, parce qu'elle courait moins de
risques qu'aucune autre, protégée
comme elle l'était par son âge. Elle
était munie d'un de ces énormes
bambous dont les indigènes enlèvent
tous les noeuds, sauf le dernier, et qui servent de
cruches. La vieille passa devant les nouveaux venus
en tournant la tête ; elle ne
répondit rien aux salutations qui lui furent
prodiguées, et elle se hâta de remplir
le bambou ; il lui suffisait de le plonger
dans l'eau ; mais quand elle voulut le charger
sur une de ses épaules, ses forces la
trahirent, et elle ne put le soulever. Dao se
précipita pour l'aider :
« Nous sommes des Antankaranas comme
vous, et vous avez, tort de vous défier de
nous, dit-il ; conduis-moi, je porterai la
cruche. » La vieille, cette fois, prit
confiance. « Merci, ô toi qui
respectes les vieillards, et que Dieu te
bénisse », répondit-elle
à Dao, et elle le conduisit à sa
case. Ce fut un jeu pour Dao que d'y porter
l'eau ; les habitants du village avaient suivi
la scène par les interstices des cloisons,
et l'attitude de Dao avait suffi pour provoquer un
revirement subit : toutes les portes
s'étaient ouvertes, les enfants couraient
à nouveau devant les cases et les habitants
vaquaient à leurs occupations habituelles.
On vint même offrir aux nouveaux venus des
poissons qu'ils furent
reconnaissants d'acheter, car leurs provisions
étaient épuisées et ils
avaient faim.
Quand ils eurent
achevé
leur repas, il faisait nuit, et ils entreprirent la
visite méthodique des cases du village. Ils
entraient, expliquaient ce qu'ils étaient,
et demandaient la permission de faire le
culte ; on la leur refusait bien rarement. Ils
chantaient alors un cantique, puis Dao lisait et
expliquait une parabole ; et un de ses
compagnons terminait par la prière. En
général on était très
frappé par leurs paroles et ou les priait de
revenir bientôt.
Quand Dao et ses
compagnons
eurent terminé leur visite, ils se
disposèrent à rejoindre leur abri
pour y prendre un repos bien gagné. Mais la
vieille femme que Dao avait aidée à
la rivière lui dit : « Il y a
encore tout près d'ici dans une case
isolée deux vieillards étrangers au
pays qui sont arrivés il y a quelques mois
seulement, et l'homme est malade. Pourquoi
n'iriez-vous pas les visiter ? »
Malgré sa fatigue, Dao n'hésita pas
une seconde. Jamais il ne refusait de se rendre
à un appel. Il pria un jeune garçon
de les conduire, et quelques instants après,
ses compagnons et lui arrivaient à une case
délabrée enfouie dans des buissons,
dont ils n'auraient pas trouvé
l'accès sans guide. La femme était en
train de cuire avec précaution deux cruches
de terre sous un feu de bois de palmier ;
l'homme, un vieillard décharné,
était assis sur une natte à
proximité du feu ; et malgré la
température accablante, il paraissait
chercher un peu de chaleur près du foyer.
L'homme et la femme étaient bien
éclairés par la lumière qui
s'en dégageait ; et au fur et à
mesure que Dao se rapprochait, il sentait son coeur
se serrer d'une émotion inexprimable ;
il arriva un moment où il n'y eu plus de
place pour aucun doute dans son esprit ; les
vieillards vers lesquels il s'avançait
étaient ses parents. Ceux-ci ne
s'inquiétaient pas de l'arrivée de la
petite troupe, elle était encore dans la
nuit, et ils pensaient recevoir la visite de
quelques-uns des habitants du village. Mais tout
d'un coup, sous leurs yeux attentifs, Dao, qui
marchait le premier se détacha en pleine
lumière. L'homme blêmit ; la
femme n'eut qu'un mot :
« Dao », puis elle resta
figée dans l'angoisse de ce qui allait
arriver.
Dao aurait voulu se
précipiter vers ses parents, mais un
sentiment instinctif l'empêcha de faire les
quelques pas qui l'en séparaient. Il resta
planté en pleine lumière devant son
père. Celui-ci gardait les yeux fixés
sur son fils, des yeux pleins de terreur ; son
visage perdit presqu'instantanément son
expression humaine, et en proie à des
convulsions violentes, il se roula avec de grands
cris sur le sol. Dao avec sa mère, se
précipita à son secours ; les
jeunes gens qui le suivaient, d'abord interdits,
s'approchèrent aussi ; entre eux tous,
ils parvinrent à maîtriser le malade,
et ils le portèrent dans la case. Là,
la crise parut redoubler d'intensité ;
le père de Dao poussait des cris de plus en
plus violents ; à la fin ces cris
devinrent des mots, débités avec une
volubilité extraordinaire ; mais ils
étaient parfaitement compréhensibles
pour les spectateurs de cette
scène : « Je suis
Andriamisara (nom d'un roi sakalava mort depuis
longtemps ; c'est lui qui parlait par
l'intermédiaire du malade), et je suis chez
moi dans le corps de cet homme. Il
m'appartient ; pourquoi venez-vous m'y
tourmenter ? Toi, Dao, tu m'appartenais aussi
autrefois, mais tu m'a abandonné pour prier
avec les chrétiens ; eh bien, va lire
ta bible avec les chrétiens dans leurs
maisons de prière, mais laisse-moi dans le
corps de cet homme, il est à
moi. »
Et le malade
répétait indéfiniment ce
discours, en s'exaltant de plus en plus. À
la fin il parvint au paroxysme de la
colère ; il ponctuait ses phrases de
grands coups de poing contre le sol, et la case en
était ébranlée.
« N'es-tu donc revenu, cria tout à
coup la mère, que pour le tourmenter
davantage ; ah, comme il a eu raison de te
maudire ! » Les élèves
des cours bibliques étaient
terrorisés ; l'un d'eux finit par dire
à Dao : « C'est le
démon qui blasphème ainsi ; ne
lui imposeras-tu pas silence ? » Dao
restait immobile, aux côtés de son
père, et il était au comble de la
détresse. Il aurait donné sa vie pour
mettre fin à une scène aussi
pénible ; les paroles du démon
retentissaient douloureusement dans son coeur.
À la fin, poussé par une force
irraisonnée, il étendit les mains sur
le malade et il s'écria :
« Non, tu n'es pas le maître de mon
père, pas plus que tu n'es mon maître.
Nous sommes tous à Jésus, et au nom
de Jésus je t'ordonne de quitter mon
père et de le laisser en paix. »
Immédiatement il se produisit un change ment dans
l'état du
malade ; il essayait de lutter, de
répéter son discours ; mais il
ne proférait plus que des mots
incohérents, et des cris inarticulés.
Encouragé, Dao reprit de plus belle :
« C'est Jésus qui est le
Tout-Puissant, au nom de Jésus je t'ordonne
de quitter mon père, va-t-en. »
À la fin le malade se tut ; il eut
encore quelques sanglots, puis il demanda de
l'eau ; il était délivré
de son démon, rendu à lui-même.
Après avoir bu, il regarda autour de lui,
avec des yeux hagards ; Dao tremblait qu'il ne
fût repris par une crise ; mais cette
fois, les pauvres yeux du malade se remplirent de
tendresse : « Dao, il n'y a plus de
malédiction, comme tu as mis longtemps
à revenir »
Ainsi le voeu le plus
cher de
Dao se trouvait comblé : son
père était guéri, et il
était revenu sur sa malédiction. Dao
se sentait le coeur débordant de
reconnaissance, et c'est encore avec plus de joie
et de flamme qu'il se remit au travail. Il
commença par ramener son père
à Ampondrakely ; curieux retour,
où c'était le père qui faisait
figure de fils prodigue ! Quand un matin dans
le village, on vit arriver Dao et ses parents, le
père portant la bible de son fils, et la
mère son livre de cantiques, ce fut une joie
générale ; la famille, un temps
menacée, se trouvait reconstituée ; les
nouveaux arrivants furent aussitôt
entourés par les frères et soeurs de
Dao, et leurs enfants, et on ne vit jamais
cortège plus bruyant que le leur. On
commentait avec passion les
événements. Les vieux parents
pénétrèrent avec une
émotion non dissimulée dans leur case
si longtemps abandonnée. Et Dao ne put
reprendre le chemin d'Antanilava qu'après
avoir fait un culte d'actions de grâce dans
le temple d'Ampondrakely, auquel il eut la joie de
voir toute sa famille en même temps que
presque tous les habitants du village
s'associer.
À quelque temps de
là, Dao dut se rendre à Ampandrana,
un gros village sur le flanc est de la montagne
d'Ambre, pour assister au synode annuel des
églises se rattachant au district
missionnaire de Diego-Suarez. Comme il se sentait
fatigué par l'effort considérable
qu'il avait fourni dans ses églises, il se
laissa tenter par l'invitation de son
collègue de la région, et il y prit
un mois de vacances.
Il passait son temps à
se
promener. Son collègue lui prêta un
vieux fusil, et il eut quelquefois la satisfaction
de ramener des pintades. Avec des coqs de
bruyère, des sarcelles, et de rares
sangliers, c'était tout le gibier qui
peuplait les forêts du pays.
Un matin, Dao suivait
un sentier
au hasard dans un bois profond, quand il fut tout
surpris d'arriver au bord d'un précipice,
à moitié dissimulé par des
arbres. Très bas, de l'eau miroitait entre
les branches. Dao chercha un point de vue, mais
n'en trouvant pas tellement la forêt
était épaisse, il se décida à grimper sur un arbre,
et
du sommet il eut l'étonnement de
découvrir un lac circulaire entouré
sur sa circonférence tout entière par
une falaise à pic et boisée ; on
apercevait cependant très loin à
l'endroit où les eaux du lac
s'échappaient, une mince bande de sable. Des
espèces de troncs d'arbre paraissaient
flotter sur les eaux endormies ; mais ils
étaient en proie à des mouvements
inexplicables, et Dao, qui d'ailleurs était
averti, n'eut pas de peine à y
reconnaître des têtes de caïman..
Le site était si extraordinaire que Dao prit
l'habitude d'y revenir presque chaque jour, et il
rêvassait de longues heures en surveillant
les évolutions des caïmans. Son
collègue lui confia que ces affreuses
bêtes étaient
considérées comme sacrées,
dans la région, et qu'elles passaient pour
être les ancêtres des habitants du
pays. Dao ne fit que rire de cette
histoire.
Un jour, du sommet de
son arbre,
il assista à une scène
étrange. Avec ses yeux perçants
d'Antankarana, il vit qu'une animation
extraordinaire régnait sur la plage
située à l'extrémité du
lac. Il y avait là un grand nombre de
personnes ; elles étaient accroupies
sur le sol assez loin toutefois de la rive du
lac ; Dao voyait distinctement que ces gens
frappaient des mains en cadence et parfois les
bribes des mélopées qu'ils
psalmodiaient parvenaient jusqu'à lui. Dao
se demandait s'il allait assister à une
scène de tromba ; quand un redoublement
d'intensité dans les gesticulations et les
cris attira son attention ; à sa
stupéfaction, il vit d'énormes
caïmans sortir de l'eau et s'emparer d'amas de
viandes avariées
qu'on avait déposés pour eux sur le
bord, et que la distance l'avait
empêché de remarquer. Un sorcier
sortit du groupe et s'approcha des caïmans,
restant toutefois à distance respectueuse,
et il leur adressa un long discours, que ceux-ci
n'eurent pas l'air de goûter, car il
était loin d'être terminé que
tous les caïmans s'étaient
retirés dans les eaux. Dao était en
même temps stupéfait et
indigné, et sans prendre le temps de la
réflexion, il épaula et tira
plusieurs coups sur les têtes qui
émergeaient çà et là.
Mais les indigènes répondirent par
des menaces et par des cris à son
initiative. Tout ce bruit rendit Dao au sentiment
de la réalité. Il comprit qu'il
venait de se laisser aller à un geste
inconsidéré, et il revint en
hâte au village.
Le missionnaire s'y
trouvait
encore, et Dao lui raconta la scène à
laquelle il venait d'assister. Il n'omit aucun
détail, mais le missionnaire devint
extrêmement soucieux quand Dao parla des
coups de fusil : « Dieu veuille, lui
dit-il, que personne ne sache jamais que c'est toi
qui as tiré. »
Ses vacances
terminées,
Dao retourna à Antanilava et reprit avec
joie son ministère. Il commençait
à recueillir les résultats de ses
efforts et il faisait des projets d'avenir. Il
pensait sérieusement à se marier, et
il attendait que Dieu lui indiquât clairement
celle dont il ferait la compagne de sa vie. Mais il
ne met fait aucune hâte à presser
l'accomplissement de ses projets. Les enfants qu'il
avait pris en pension l'avaient quitté pour
entrer à l'internat de la mission à Diego-Suarez,
et
il se trouvait momentanément seul dans sa
case. La solitude ne lui pesait pas ; il en
profitait pour travailler davantage.
Il rentrait un soir
fort tard de
ses visites habituelles, quand il trouva un homme
couché devant sa porte. À
l'arrivée de Dao, l'homme fit quelques
mouvements, puis parut défaillir. Dao,
très alarmé, le porta dans la case,
et il essaya de le ranimer.
C'était un homme encore jeune, mais qui
paraissait être arrivé au dernier
degré de la misère. Dao lui
prépara vite une boisson chaude et il lui
fit manger un peu du riz qui lui restait depuis son
dernier repas. L'homme reprit quelques forces,
remercia, puis s'endormit. Dao se coucha dans la
pièce du fond, en laissant la porte ouverte, pour
être
réveillé au premier bruit. Mais le
lendemain, quand il se leva, son hôte avait
disparu. Fort étonné, Dao demanda des
renseignements à ses voisins ; mais
personne n'avait vu le vagabond. Dao finit par
penser qu'il avait donné,
l'hospitalité à un homme
recherché par la police, qui s'était
enfui avant l'aube pour éviter les questions
indiscrètes, et il ne pensa plus à
cette singulière histoire.
Cependant à partir de
ce
moment-là, il commença à ne
plus bien se porter. Au début il crut
être atteint de dysenterie, et il alla
chercher des médicaments à
l'hôpital d'Ambilobe. Il fut soulagé,
sans cependant être guéri. Mais de
retour chez lui, son état ne fit que
s'aggraver de jour en jour. Il en arriva à
ne plus supporter la moindre nourriture. Il ne
prenait plus guère que de l'eau qu'il
mettait dans une cruche en terre poreuse pour la
faire rafraîchir. Son état de
faiblesse devint tel que des fidèles durent
le veiller nuit et jour, et l'un d'eux prit sur lui
d'envoyer un télégramme au
missionnaire. Quand le lendemain, celui-ci arriva
avec un médecin, Dao était à
l'agonie. Le docteur se multiplia auprès du
malade. Mais sa faiblesse n'autorisait plus aucun
espoir. Il mourut dans une paix parfaite, et son
dernier mot à peine perceptible fut :
« Jésus. » Sur son
visage il y avait même plus que de la
paix ; c'était de la joie, et une joie
si profonde, une joie puisée de si
près à la seule source de la joie,
que tous ceux qui l'assistaient dans ses derniers
moments, les fidèles, le docteur, le
missionnaire, malgré leur
profonde tristesse, l'éprouvèrent
dans leur coeur. Il leur laissa sa joie comme
héritage.
Après
l'ensevelissement,
le missionnaire, dans l'humble case de Dao, se
demandait les causes d'une maladie aussi subite.
Tout d'un coup ses yeux tombèrent sur la
cruche de terre. « Ou je me trompe fort,
ou voici la clef du mystère »,
pensa-t-il. Il prit la cruche et la brisa sur la
table. Quand l'eau se fut écoulée, il
resta une poignée de grains de riz plus ou
moins germés. Le missionnaire tomba sur une
chaise, et se prit la tête entre les mains.
Il lui semblait perdre Dao une deuxième
fois. Un inconnu avait donc jeté ces grains
dans la cruche, sachant bien que l'eau dans
laquelle le riz germe est un poison lent, mais
sûr, un inconnu avait tué Dao, Dao, le
premier évangéliste antankarana, Dao,
le meilleur des
évangélistes !
Le missionnaire fit
une
enquête ; on lui signala le passage
étrange dans la case de Dao du vagabond
à demi-mort. Était-ce lui le
coupable ? Où le trouver ? Et
cette horrible et perfide vengeance avait-elle
quelque liaison avec les coups de fusil
tirés un jour sur des caïmans ? Le
mystère ne fut jamais éclairci. Et
longtemps les églises portèrent le
deuil de cet enfant du pays auquel Dieu avait
réservé une destinée aussi
étrange.
R. BECKER.
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