Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIV

EN PLEINE LUMIÈRE.

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 Nous nous regardâmes avec épouvante.
- Le revoir ? Mais où, mon père ?
- Où ? Où est-il sinon là où il a voulu aller ? À la mort !

Il dit ces derniers mots avec accablement.
- S'il avait voulu, il aurait gouverné le monde ! Nous pensions qu'il était le Messie promis, celui qui nous sauverait, qui rétablirait toutes choses ! Il est rejeté des hommes, abandonné de Dieu !
Pourtant...

Jonathan se leva.
- Pourtant la gloire de Dieu était sur son visage, tout à l'heure, quand il se baissa vers moi...
- Comme lorsqu'il se baissa vers moi et m'ouvrit les yeux.
- C'est vrai, dit Jonathan, pensif.

Et il attira contre lui sa fille qu'il chérissait plus que s'on âme.
- C'est vrai, la gloire de l'amour divin...
- Mon père, il était le sauveur promis. Il a amené l'amour divin tout près de nous.

Jonathan ne répondit pas ; mais ses lèvres tremblaient.
C'est à ce moment que Tsadok entra.
Oh ! Nous vîmes tous sur son visage que l'agonie avait commencé. Il souffrait lui aussi, en son âme, une atroce torture. Il se tordait les mains de désespoir, d'impuissance. Nous ne pûmes rien obtenir de lui, d'abord. Pauvre Tsadok ! Les larmes coulaient sur son visage. J'étais épouvanté de voir ce colosse pleurer.
Il me dit soudain :
- J'ai demandé aux soldats de me clouer à sa place, ils m'ont ri au nez !
- Où est-ce ? lui demandai-je.
- Où ?

Il me regarda d'abord, hébété. Puis, de son pouce, il me montra vaguement une direction.
- Par là, hors de la ville.

Puis il ajouta : « Ils en ont crucifié deux autres avec lui, deux brigands ».
- Au rang des brigands ! éclata Jonathan avec colère.

Puis il dit :
- En châtiment de quoi ? Pourquoi Dieu l'écrase-t-il ainsi ? Dites-moi ?

Nous nous regardions terrifiés. La colère grondait en Jonathan.
- Père, dit Joanna.... est-ce bien Dieu qui l'accable ? N'est-ce pas plutôt nous ?
- Tu as raison, ma fille, c'est moi. C'est moi qui l'ai tué. C'est ma folie, ma haine de jadis. Ah ! Te souviens-tu, me dit-il soudain, Elias, te souviens-tu à Nazareth ? J 'ai voulu le tuer !

Ce souvenir lui était revenu, dans une vision d'horreur !
- Aujourd'hui, ajouta-t-il tout bas, J'y suis arrivé !
- Père, tais-toi, interrompit Joanna en lui mettant sa main sur la bouche. Tais-toi, tu nous fais mal à tous, et plus encore à toi-même.
- À moi ? Il sourit tristement. Moi. je n'ai pas encore souffert assez. Et pourtant, pourtant... - sa voix s'étrangla dans sa gorge - pourtant, ce fut terrible !
Mais pas assez.
- Pourquoi, pas assez ? Ne t'a-t-il pas pardonné ?
- Il ne m'a pas condamné, Joanna, il ne m'a pas condamné ! Mais il souffre en ce moment les plus affreuses tortures. Il continue le supplice que je n'ai fait qu'effleurer tout à l'heure, dans lequel je n'ai fait que quelques pas ! Joanna, il continue, il achève mon châtiment. Oh, lui épargner cela !
- C'est impossible, mon père. Tu sais bien qu'il a voulu prendre tout sur lui ! Il s'est chargé de nos maladies... N'est-ce pas, Tsadok ?

Tsadok ferma ses yeux d'où coulaient deux larmes silencieuses.
- il s'est chargé aussi de nos péchés. Qu'aurions-nous pu faire pour l'en empêcher ? C'était une nécessité de son amour.
- Où as-tu appris tout cela, mon enfant ? demanda Jonathan.
- Ce sont ses paroles qu'on m'a rapportées et qu'ensuite j'ai renouées ensemble dans mon esprit. Elles forment un fil d'argent qui me conduit dans la vie, et fait clairs, pour mon âme, les mystères les plus sombres. 0 mon père, là où il est tu ne peux aller, ni aucun d'entre nous ; ce n'est pas souffrance humaine qu'il souffre, c'est souffrance divine. C'est l'agonie de l'esprit qu'il souffre, l'agonie de l'amour saint, c'est l'agonie de Dieu !
- Dieu souffre ! Comment peux-tu dire, mon enfant ?
- Dieu souffre ! Tu l'as vu sur le visage de Jésus, mon père, dans son regard et dans son sourire.
- Et maintenant, dit Tsadok, sur la croix ! Tous l'insultent.
- Et que fait-il ?
- Je sais, dit Tsadok humblement. Il prie pour eux, il pardonne. Il ne peut faire autrement.
- Comme le ciel est devenu sombre tout d'un coup, dis-je. On dirait qu'il fait nuit, et il n'est encore que la sixième heure.
- C'est la colère de Dieu qui se montre, dit Jonathan dans un frisson.
- Peut-être est-ce sa tristesse, dit Joanna, pensive. Les choses parfois interprètent la pensée et le coeur de Dieu.
Tu te souviens, Elias, les fleurs de la colline ?

- Tu te souviens, Joanna, les passereaux qui volaient autour de lui et qui ne semblaient pas connaître la peur ?
- Ah, dit Jonathan, infiniment triste, le fou que j'étais ! Je ne suis jamais allé l'entendre ! Ou alors, c'était pour le maudire !
Joanna, enseigne-moi.
- Mon père, que dis-tu là ? je ne suis qu'une enfant !
- Jonathan, interrompit Tsadok, interroge-la. Elle sait tout ce qu'il faut savoir. Dieu parle aux coeurs purs et par eux apprend aux sages et aux intelligents la sagesse qui ne s'enseigne pas dans les écoles.
- Tais-toi, mon bon Tsadok, fit-elle tristement. O mon père, je ne sais pas grand'chose, mais j'avais deviné qu'il mourrait. Il l'avait dit, pourtant personne ne le croyait. Mais je sentais qu'il ne pouvait en être autrement. Qui aime ne peut faire que se donner, et qui aime comme Dieu a besoin de donner sa vie pour donner la vie. C'est par ses blessures que nous avons la vie.
- Il l'a dit, interrompit Tsadok. Je l'ai entendu il y a à peine quelques jours : « Si le grain de froment ne meurt, comment la moisson pourrait-elle naître de lui ? »
- Et je l'ai entendu dire, intervins-je à mon tour, qu'il lui fallait donner sa vie pour être une rançon pour plusieurs.
- Et moi, dit Jonathan soudain, j'ai entendu une bouche maudite me raconter qu'hier il rompit le pain au repas du soir, et en donna à chacun un morceau en disant : « Prenez, ceci est mon corps qui est rompu pour vous ... »
- Mon Père, ne vois-tu pas qu'il accomplit en ce moment son oeuvre de Messie divin ? Il donne la vie au monde, il donne sa vie au monde ! C'est le don de son amour, c'est le don de l'amour de Dieu !
Et Jonathan dit tout bas : « Pour moi, pour moi ! »

Nos coeurs étaient en tumulte. Et pourtant à peine quelques instants auparavant, nous nous sentions au fond de l'abîme. Une sorte d'espérance folle fermentait en nous !
- Et si soudain, cria Tsadok, il allait descendre de sa croix et frapper d'épouvante ses bourreaux !
- Ne dis pas cela, Tsadok, cria Joanna. Ne dis pas cela ! Cela ferait de son sacrifice une mise en scène, de sa souffrance une hypocrisie !
- Et pendant ce temps, dit Jonathan avec accablement, il souffre.
- il souffre seul, dit Tsadok. Tous ses disciples ont fui.

Jonathan s'était levé.
- Tous ont fui ! Tu dis que tu l'aimes, et tu es ici !
- Mais...
- Ah ! J'y vais je serai avec lui jusqu'à la fin ! Je serai dans son regard jusqu'à la fin ! Je serai dans son amour jusqu'à la fin ! Il est seul et tu ne me le disais pas !

Ainsi était Jonathan. Il ne pouvait être autrement que violent. Déjà il était dans la cour, dans la rue, hors de portée de nos voix.
Nous nous regardions en silence.
Puis Tsadok dit :
- Il a raison, j'y vais.

Joanna se leva, pâle.
- Non, lui dis-je, tu ne peux pas y aller !
- Elias, il souffre tout cela pour moi et je ne saurais faire ceci pour lui ?
Mon père a raison, il faut aller où il souffre seul.

Oh, cette vision, Joanna ! Nous qui l'avions vu rayonnant de lumière et de joie, sur la colline qui est au-dessus de Capernaüm ! Oh, maintenant, la tache blanche de son corps sur le ciel sombre ! Oh, cette épouvante qui nous écrasait et nous empêcha de faire un pas de plus, de dire un mot de plus !

Joanna s'affaissa en sanglotant, et ne put plus tourner les regards vers celui qui était pendu à la croix du milieu. Les deux autres nous importaient peu. Pour moi, j'eus peur, la première fois. Puis, je m'enhardis. Puis, il me fut impossible de détacher mon regard de Jésus, qui ne bougeait plus. Pourtant, parfois, sa tête se levait vers le ciel, et parfois se laissait retomber sur la poitrine.
Nous demeurâmes là un moment qui fut une éternité. Des hommes passaient à nos côtés, qui parlaient, mais que nous n'entendions pas. Seul parlait notre coeur, notre coeur qui montait tumultueusement vers le solitaire sur qui reposait toute la souffrance de Dieu.

Était-il donc possible que le coeur de Dieu fût tout entier là, en ce corps souillé de sang et de boue et qui était suspendu à la croix que Jonathan avait façonnée ce matin, sous le fouet de ses tourmenteurs ? Ah, pensée obsédante ! Le coeur de Dieu ! La présence de Dieu !
Ici ! Était-ce possible ! Oui, Joanna me l'avait montré. Dieu est ici où s'accumulent toutes les hideurs de l'homme. Tout cela le broie effroyablement. Mais il aime quand même ! Il s'obstine à aimer !
Oh ! Joanna, tu m'enseigneras ? Car je ne suis qu'un pauvre garçon qui ne peut croire encore, et qui ne voit que le ciel vide, désespérément vide, et les hommes méchants, désespérément méchants, et lâches, et perdus.

Joanna était toujours affaissée à mes pieds, sur l'herbe brûlée par le soleil, ou par la malédiction attachée à cet endroit. Elle avait ramené son voile sur son visage.
- Joanna, dis-je tout bas, tout doit être fini ! Regarde, tout le monde s'en va.
- Alors, partons, me dit-elle.

Oh, comme elle était blanche et chancelante. Pauvre enfant !
- Elias, dit-elle, as-tu vu mon père ?

Je regardai avec attention, mais je ne dis pas à Joanna que je venais de voir un soldat romain faire lever à grands coups de pied un homme étendu de tout son long sur le sol, à quelques pas de la croix.
- Partons, Joanna, dis-je. Ton père nous retrouvera à la maison.

Il était environ la neuvième heure du jour. Encore quelques heures et le sabbat allait commencer.
Nous ne pouvions plus rester à Jérusalem après ces événements. Pourtant, Jonathan ne voulut pas partir avant que le sabbat fût fini. Il passa toute la journée dans la chambre haute de la maison de Simon, son frère. Nous sûmes qu'il avait voulu s'enfermer dans ses souvenirs et dans la prière.
Puis, le lendemain, à l'heure où le coq chante et où la nuit qui tient encore la ville et les champs, les hommes et les bêtes, en son pouvoir, les cède pourtant peu à peu au jour qui se lève triomphant, nous nous mîmes en route.
Et lorsque nous fûmes sortis de la ville aux remparts sombres et orgueilleux, nous nous sentîmes hors de prison. Nous passâmes près du jardin. Jonathan me regarda avec un regard indéfinissable ; je détournai la tête. Quelques pas plus loin, Joanna me dit :
- N'est-ce pas ici que nous le vîmes, au moment où il se disposait à entrer dans sa ville ?

Je lui montrai un tas de branches et de palmes desséchées, mises en tas au bord de la route.
- Le reste de la fête, dis-je.

Quelques jours après, nous étions à Capernaüm, harassés, le coeur vide.
Capernaüm, ville de nos jeunes années, lieu des révélations ineffables, dont la colline et le lac ont été visités par Dieu même, ville de misère et de gloire ! Capernaüm, ton jour le plus beau n'était pas encore levé !

Ah, ce lendemain de sabbat! Nous avions commencé notre travail et tout nous semblait pesant. Nous n'avions pu encore nous habituer à la terre sans Jésus. Son pas ne foulait plus notre sol, sa bouche ne respirait plus l'air qui nous remplissait et nous donnait la vie. Le ciel était sans soleil. Pourtant, disait Joanna, il nous faut vivre et travailler comme s'il était encore là ! C'est la loi de Dieu !
C'est à ce moment que Tsadok parut, couvert de poussière, mais porté par une force surhumaine, une force de triomphe et de joie, et de folie irrésistible.
- Jonathan, Joanna, il vit. Elias, il vit ! Il est ressuscité'
- Tsadok, lui dit mon maître avec sévérité, es-tu fou ? Que dis-tu là ?
- Je dis qu'il est vivant !
- Jésus vivant ! C'est impossible ! Tu l'as vu ?
- Moi, non ! Mais Pierre l'a vu, Jean l'a vu, les Onze l'ont vu et lui ont parlé !
- Ils lui ont parlé !
- Oui ! Vivant, il est vivant ! Et il vient à Capernaüm !
- Que dis-tu ? s'écria Jonathan. Il vient à Capernaüm ?
- Il a prévenu ses disciples qu'il les verrait en Galilée ; où cela peut-il être, sinon ici ?
- Sur la colline ! criai-je ; où donc, sinon sur la colline où croissent les lis des champs !

Nous avions tous jeté nos outils. Pouvions-nous travailler encore ? Nous entourions Tsadok. Déjà plusieurs hommes de Capernaüm accouraient. Ils avaient été témoins de la mort de Jésus à Jérusalem, ou en avaient entendu parler. La nouvelle que nous apportait Tsadok les suffoquait : Ils ne pouvaient y croire.
Mais Tsadok nous raconta tout. Bientôt Simon serait là et les autres ; ils confirmeraient tout ce qu'il nous rapportait comment les femmes étaient allées au sépulcre le lendemain du sabbat, à l'aube, et avaient trouvé le tombeau vide. Il leur était apparu alors qu'elles étaient en angoisse profonde, se demandant où était le corps du Maître.
Puis il était apparu aux Onze, dans la chambre où ils se cachaient.
Tout cela était-il croyable ?
- Maintenant, disait Tsadok, je me souviens qu'à plusieurs reprises il nous en avait parlé. Mais comment pouvions-nous le comprendre ? Nous ne comprenions même pas qu'il fallait qu'il mourût.

Joanna rayonnait. Moi, je regardai Jonathan, et je vis qu'il ne croyait pas ce que rapportait Tsadok. Je comprenais mon maître. Moi-même, est-ce que vraiment je pouvais accepter ce qu'annonçait mon ami ? De toutes mes forces, je désirais être comme lui, comme Joanna, comme les onze, sans doute en l'esprit, convaincus, irrésistiblement convaincus !

J'étais trop bouleversé pour répondre. Pour le moment, Tsadok n'apportait d'autre preuve de sa nouvelle merveilleuse que son visage transfiguré, rayonnant de la joie la plus pure, sous la sueur et la poussière qui étaient collées en plaques sur son front et ses joues.

Pierre et son frère, les deux fils de Zébédée et les autres arrivèrent vers le milieu du jour. Tout Capernaüm se porta au-devant d'eux, en tout cas une bonne partie de la population. C'était jour de fête, presque. Pourtant, après avoir entendu leurs récits, beaucoup hochèrent la tête, comme déjà ils l'avaient fait lorsque, le matin, Tsadok avait répandu à travers la ville l'étonnante nouvelle.
Pierre nous avait entraînés vers la colline que nous aimions et qui domine le lac et d'où l'on a une vue immense sur le ciel. il parlait avec une grande force et une puissante conviction.
- Celui que vous avez connu, qu'ils ont crucifié - et sa main tendue était dirigée vers Jérusalem - c'est le Christ, le Fils de Dieu ! Nous en apportons le témoignage !

Tous s'émerveillaient à son récit. Nous étions plusieurs centaines, cinq cents, peut-être, assis autour de Pierre. Nous ne nous lassions pas de l'écouter. Les autres disciples, assis près de lui, acquiesçaient de la tête, et parfois l'interrompaient pour confirmer, par un détail plus précis ou par un témoignage personnel, ce qu'il racontait.

Tout à coup, Jean se dressa sur ses pieds en poussant un cri. Sa main frémissante montrait le sommet du mont. Son visage exprimait ce que sa bouche refusait de dire.
En un instant nous fûmes tous debout. Le silence d'une indicible épouvante était tombé sur nous. Sur le front de la colline, il était apparu.

Nous ne dîmes pas son nom, nous ne le chuchotâmes même pas. Nos genoux tremblaient. La lumière de sa présence remplissait d'une fièvre de joie nos regards à tous. D'un commun accord, nos âmes se fondirent en un seul élan d'adoration et de prière. Nous tombâmes à genoux.
Joanna prit ma main, comme en ce soir où Jésus nous était apparu, au même endroit, et nous avait bénis.
Nos coeurs dansants montaient vers lui. Ravissement de nos âmes absorbées dans la joie et la lumière!
Puis nous nous levâmes et lentement, au rythme de nos coeurs joyeux d'une joie grave, solennelle, encore lourde de douleurs mal oubliées, nous montâmes vers lui.

Un homme cependant courait, les bras étendus, le visage tourné vers la gloire de cet autre visage. Il nous laissa loin derrière lui. Il montait, il montait! Il semblait vouloir étreindre toute cette lumière, et recevoir à bras ouverts cette immense bonté que lui apportait le regard divin!
Puis, là-haut, il se prosterna.
Jonathan, le fils d'Ezra, avait rencontré son Seigneur.

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